Alain Lavigne
Université Laval, Québec
LA POLITISATION DE
L'INFORMATION DU SECTEUR
PUBLIC
Une proposition d'analyse
Malgré son importance sur la vie politique, la communication du secteur public demeure
largement ignorée par les chercheurs (Graber, 1992, p. 8). De fait, l'information gouverne-
mentale ressemble à un véritable casse-tête en raison de la variété des organisations impliquées et
de la multitude des objectifs visés1. Ses moyens privilégiés sont les relations publiques2 et, de plus
en plus, la publicité institutionnelle (Lendrevie, 1983; Bal, 1991) et la publicité de plaidoyer
(McDowall, 1982).
Bien sûr, la communication de secteur public implique le gouvernement dans son ensemble,
mais aussi les ministères, les sociétés d'État, les collectivités locales, etc. Selon Gerstlé (1992,
p.
91), la communication gouvernementale est marquée par la multiplicité des acteurs engagés.
Ainsi, il
s'agit
d'une communication politique travaillée par des forces centripètes et centrifuges
qui dépendent de l'organisation institutionnelle en vigueur, où une logique du contrôle s'impose
dans toute stratégie de communication. Dans pareille perspective, une telle logique réfère non
seulement au contrôle de la ressource « information gouvernementale », mais aussi aux rapports
entre les élus et les fonctionnaires dans la gestion de cette ressource.
Or, force nous est de reconnaître avec Loisier et Cossette (1993), que les services de com-
munication du secteur public sont, à divers degrés, en profonde mutation dans la plupart des
démocraties occidentales. «
Conçus
d'abord comme des
services
de production et de diffusion de
l'information et, dans certains cas limites, comme des services de propagande et d'intégration
sociale, ils tendent désormais à se doubler de fonctions d'analyse de l'environnement public et
HERMÈS
17-18,
1995 233
Alain Lavigne
d*aide
à la planification des actions
gouvernementales,
voire à la
décision
politique. » (Loisier et
Cossette, 1993, p. 263).
Notre contribution vise ici à mieux cerner une problématique particulière de la com-
munication du secteur public, soit celle de sa politisation potentielle. Souvent dénoncée et prin-
cipale cause de son manque de crédibilité (Raffarin, 1983
;
Zémor, 1992), l'appropriation parti-
sane de Finformation du secteur public par les élus fera ici l'objet d'une proposition d'analyse.
Pour ce faire, nous présentons un aperçu des écrits portant sur l'information gouverne-
mentale et sur le concept de politisation. La nature stratégique de l'information gouvernementale
fait ensuite l'objet d'une discussion. Celle-ci nous amène à identifier une théorisation de la politi-
sation de l'information du secteur public. Enfin, cette théorisation est illustrée par le cas d'une
collectivité locale, soit la ville de Québec au Canada.
L'information gouvernementale
La plupart des travaux qui abordent l'objet de l'information gouvernementale adoptent le
paradigme de la diffusion de l'information (Savage, 1981). Ces analyses portent essentiellement
sur la circulation de l'information3 dans les systèmes politiques.
A ce titre, selon Graber (1992, p. 16-23), les contributions de Karl Deutsch, The Nerves of
Government
:
Models of
Political
Communication and
Control,
et de Richard Fagen,
Politics
and
Communication
:
An Analytic Study, publiées toutes deux en 1966, demeurent les plus significa-
tives pour mieux comprendre la communication des organisations publiques.
Rappelons que l'étude de Deutsch assimile le système politique à la machine cybernétique
alimentée par l'information. Quant à l'étude de Fagen, elle évalue les différences (quantité et
qualité) qui existent entre certains Etats en ce qui a trait à la transmission de l'information gou-
vernementale. Dans le même ordre d'idées, les analyses politiques de Almond et Coleman (1960)
et de Easton (1965), qui accordent une large place à l'information, ont adopté respectivement
l'analyse fonctionnaliste et l'analyse systémique, mais la logique d'ensemble est identique. Sys-
tème, échange et équilibre sont ici les concepts-clés (Gerstlé, 1992, p. 25). Plus récemment, des
auteurs tels que Galnoor (1977, 1982), Hiebert (1981), Lemieux et Ledoux (1983) ont aussi
appliqué semblable démarche dans leurs travaux.
Par ailleurs, des auteurs tels que Mokwa et Permut (1981), Crompton et Lamb Jr (1986),
Bernier (1988), Loisier et Cossette (1993) ont jumelé les concepts du paradigme de la diffusion
de l'information à ceux du marketing commercial. Cette nouvelle approche du marketing gou-
vernemental s'articule à l'intérieur d'une communication systématique tributaire d'une rétro-
action avec la population où la dépendance des gouvernements à l'égard des appareils de com-
munication est constante, favorisant ainsi le développement et le contrôle de ces derniers par
l'exécutif gouvernemental (Bernier, 1988, p. 23). De la sorte, la fonction communication n'est
234
La politisation de l'information du
secteur
public
plus confinée à la diffusion de l'information mais s'étend à la collecte de données sur l'envi-
ronnement (Loisier et Cossette, 1993, p.275). Un tel angle d'analyse rejoint également l'approche
qualifiée de «communication sociale» (Antoine, 1972; Le Net, 1981, 1988, 1993), fondée sur
les changements d'attitudes par un plus grand usage de la communication et de la publicité.
Les approches du marketing gouvernemental et de la communication sociale, bien qu'inté-
ressante en raison de leur vision systémique de l'information gouvernementale sous-entendent
que toute information des organisations du secteur public est de nature persuasive en laissant
pour compte le droit du public à l'information (Trudel et al, 1984; Giroux, 1983, 1985).
Comme l'a démontré Giroux (1980, 1981) dans ses travaux en éthique, il existe deux types de
communication gouvernementale
:
l'informative (dans le sens du droit du public à l'information)
et la persuasive (l'État comme maître d'œuvre). En valorisant la communication « informative »,
on voit le citoyen comme responsable de sa destinée
;
en valorisant la communication « persua-
sive », on voit l'Etat comme responsable des citoyens, au détriment de leur liberté (1980, p. 65).
Dans cette optique, les travaux de Rivet
(1983,
1984) ont associé l'information gouvernementale
à une communication civique. Celle-ci découle de la naissance des lois d'accès à l'information
dans plusieurs pays, lesquelles doivent être servies par un nouvel agent de communication
médiateur et responsable de l'éducation populaire
:
le « civiste » (1984, p. 15).
Précisons aussi que les notions de droit et de secret entourant l'information gouvermentale
des démocraties occidentales ont donné lieu à plusieurs études de nature plutôt comparative
(Rowat, 1982; Robertson, 1982; Riley, 1986; Flaherty, 1989). Au Québec, par exemple, Bayle
(1989) et Bibeau (1989) ont analysé plus spécifiquement la loi sur
l'accès
aux documents des
orga-
nismes publics
et sur
la protection
des
renseignements
personnels,
alors que Ledoux (1982) a étu-
dié l'objet sur la base de la proposition de loi de la Commission d'étude sur
l'accès
du citoyen à
l'information
gouvernementale,
et sur la protection des
renseignements
personnels (Commission
Paré).
Une autre approche, celle de la communication administration-administrés traite plus spéci-
fiquement des mécanismes développés par les institutions administratives dans leurs rapports
avec les administrés. Plusieurs travaux français et québécois (Gilbert, 1971; Cotteret, 1973,
1991 ;
Lemieux, 1974, 1975a, 1975b
;
Noël, 1982
;
Dalphond, 1975, 1977
;
Quinty,
1981 ;
Cheval-
lier, 1988; C.U.R.A.P.P., Centre universitaire de recherches administratives et politiques de
Picardie, 1983, 1988, 1991; Sadrán, 1983
;
Fournier, 1986; Lasserre et al, 1987; Dion, 1987;
Lemieux et Picard, 1989; Rangeon, 1991) peuvent être associés à cette approche. Cette dernière
permet notamment de démystifier le discours sur la transparence administrative.
Comme le rappelle Chevallier (1988, p. 273), la politique dite de transparence a eu en fin de
compte une portée limitée
:
elle
s'est
attardée à remettre en cause la conception traditionnelle du
secret, en donnant à l'administré des possiblités nouvelles d'accès à l'information administrative;
en revanche, elle n'a pas touché aux principes d'organisation administrative, qui sont demeurés,
pour l'essentiel, inchangés. Des auteurs qui adoptent l'approche de l'économie politique dans
leur évaluation de l'information gouvernementale (de la Haye et Miège, 1983
;
Mattelart, 1989;
235
Alain Lavigne
Miège, 1989) ont aussi posé un diagnostic similaire
:
« La communication publique ne favorise
guère les
interactions
et les
échanges : sa
fonction est surtout de tenir à distance
les
sujets
citoyens,
en les
associant
par le
discours
et
Vimage
à la
modernisation
des
administrations.
» (de la Haye et
Miège, 1983).
En France, c'est d'ailleurs dans ce contexte de critiques que la communication des services
publics fait l'objet de propositions de réformes (Cotteret, 1991; Zémor, 1992).
De telles approches fondées sur la diffusion de l'information, le marketing gouvernemental,
la communication sociale, la communication civique, le droit à l'information, la communication
administration-administrés et l'économie politique sont très utiles pour cerner la complexité de
l'information gouvernementale et ses principaux acteurs. Néanmoins, celles-ci laissent pour
compte la problématique de sa politisation potentielle par les élus4. Pour mieux cerner ce
concept, nous devons nous référer aux travaux traitant plus spécifiquement des rapports entre
élus et fonctionnaires.
Le concept de politisation
Dans les écrits d'administration publique, le concept de politisation est associé de façon res-
trictive au contrôle du politique sur l'administratif5. Dans l'ensemble des démocraties libérales,
la dénonciation de la politisation de la fonction publique est devenue rituelle, tant dans la haute
fonction publique que dans les fonctions publiques locales. Le débat se déroule souvent de façon
engagée et affective, sur la base d'arguments avancés respectivement par les partis politiques au
pouvoir, par ceux qui se trouvent provisoirement dans l'opposition, par les fonctionnaires, par
l'opinion publique, par la presse ou par de simples citoyens (Meyers, 1985).
Selon Mény, le concept de politisation de l'administration recouvre diverses réalités qui ne
se situent pas au même niveau :
« La politisation peut être de nature idéologique, c
est-à-dire
qu'elle
renvoie
au système de
valeurs
auxquelles adhèrent
les fonctionnaires
comme
citoyens.
Cette
politisation est
peu visible et
rarement critiquée
si les fonctionnaires adhèrent au système de
valeurs
dominant ou si
la société est
profondément
consensuelle.
Seuls
les partis
ou
groupes
«
hors systèmes
» dénoncent la
collusion
de
Γ administratif et du politique.
La
politisation
peut être de nature partisane, c
est-à-dire
quelle se
marque
essentiellement
par ΐadhésion explicite ou implicite
des fonctionnaires
à un parti politique.
La politisation peut être enfin structurelle. Dans ce cas de figure la politisation résulte
moins des choix
effectués
par les hommes que de l'agencement même des
organisations.
Il est illu-
soire de penser que les
organisations
(et les hommes qui les gèrent) soient
dépolitisées
et «
asepti-
sées» lorsque leur structure même et/ou leurs missions participent du politique. » (Mény, 1985,
p.
20-21).
236
La politisation de l'information du
secteur
public
Cet analyste ajoute que c'est la politisation de type partisan qui donne lieu aux plus vives
critiques tandis que les autres formes sont souvent passées sous silence : « La neutralité de
l'administration
face au pouvoir politique participe
des mythes fondateurs de la
démocratie
libérale.
Ces mythes ont leur
grandeur,
car
ils ont permis de limiter le pouvoir du prince et de
garantir
au
citoyen un traitement aussi
impartial
et
égalitaire
que
possible grâce
à la
dissociation progressive
et
à l'indépendance relative des deux
sphères.
» (Mény, 1985, p. 22).
De leur côté, Timsit et Letowski (1986) constatent à travers leur étude des fonctions
publiques locales dans le monde occidental que cette fonction publique est très vulnérable au
pouvoir politique6. Selon eux, une politisation élevée de la fonction publique locale résulte d'un
double phénomène d'osmose entre fonctionnaires et élus, et entre fonctionnaires et hommes de
partis : « L'osmose entre fonctionnaires et élus
réside
à un premier
degré
(...)
dans l'étroite
collabo-
ration
entre le
conseil municipal
et
l'administration
à tous
les stades
de
la prise
de
décision,
collabo-
ration que l'ampleur et la complexité
des
tâches,
incombant aux communes et notamment aux plus
grandes
d'entre
elles,
rendent
indispensables.
» (1986, p. 239).
Quant à l'osmose entre fonctionnaires et hommes de partis, elle résulte de
:
«
(...)«
L'irrup-
tion
de forces
politiques
organisées
sur la scène
locale
» qui fait que «
dès
la
préparation
des
déci-
sions, des
contacts
s'établissent entre les membres des
partis représentés
au Conseil et leurs homo-
logues employés dans
l'administration
».
De
ces contacts naissent des
«
simulacres
d'initiative »
:
les
agents municipaux suggèrent
aux membres de leur formation politique à l'Hôtel
de
ville
des
innova-
tions qui sont alors officiellement
proposées
par le parti, lequel en recueille le fruit politique. »
(1986,
p. 240).
Finalement, pour sa part, Dion (1986b) propose des éléments d'analyse stratégique de la
politisation des administrations publiques. Pour l'analyste, la politisation se traduit par de nom-
breux indicateurs
:
l'appartenance à un parti, les modalités de recrutement plus ou moins discré-
tionnaires, l'implication des cabinets politiques dans la surveillance de l'administration, la corré-
lation entre les changements politiques et les mouvements de personnel, etc. (1986b, p. 103).
Toutefois, les embûches pour le chercheur ne viennent pas tant du choix des indicateurs
que de l'interprétation difficile des données recueillies. Dans cette perspective, Dion suggère des
éléments concrets d'analyse qui tiennent moins aux modalités de la politisation qu'à deux objec-
tifs stratégiques : « Le premier est guidé par les besoins logistiques du parti et prend donc une
forme clairement
partisane :
par différents truchements et pratiques de
patronage,
les
ressources
humaines et
physiques
des
administrations
sont
placées
à la
disposition
des
organisations
militantes
des partis
ou de
leurs alliés
et
officines.
Le deuxième objectif
correspond
à l'utilisation de la
solida-
rité
politique comme un instrument de
gestion
en vue de rendre
l'administration
plus
malléable
et
efficace
aux mains de la
composante
gouvernementale du parti au
pouvoir.
Dans un
cas,
l'adminis-
tration devient instrument de
patronage,
dans l'autre, instrument de gestion
gouvernementale.
»
(Dion, 1986b, p. 104).
Si la politisation de patronage et la politisation comme instrument de gestion gouverne-
mentale correspond à deux objectifs différents, il n'existe pas entre l'une et l'autre de frontières
absolues dans la pratique (Dion, 1986b, p.115).
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