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non d’un chevalier quelconque : ainsi dans Parzival Gamureth se met au service du calife de
Bagdad, considéré le meilleur gouvernant de la terre ; Richard de Chaumont dans les Chétifs
devient l’ami de l’émir Corbaran ; Partonopeu se rapproche de Sornegor, roi des Danois, et du
fils bâtard du sultan Margaris ; Floire devient temporairement l’homme du sultan de
Babylone. En somme, les chevaliers chrétiens suivent généralement leurs rois lorsqu’il s’agit
de combattre le musulman, leur roi et non un appel de l’Eglise (d’ailleurs le clergé séculier est
très peu représenté dans les romans), ou bien ils se mettent au service du souverain païen la
royauté a l’air faible en Occident. Graf Rudolf est à ce titre très explicite : Rudolf répond,
certes, à l’appel du pape pour délivrer Jérusalem. Toutefois, lorsqu’il découvre que la Ville
Sainte est aux mains des chrétiens, son enthousiasme baisse déjà considérablement. Le
moment décisif du changement de camp est ensuite le constat de la différence entre les deux
figures royales de part et d’autre. Le mauvais souverain chrétien Gilot de Jérusalem s’oppose
au très sage roi musulman Halap d’Ascalon, monarque éclairé avant la lettre, pas très loin des
figures du calife de Bagdad et du sultan Terramer que façonnera Wolfram von Eschenbach
ultérieurement.
De même, dans des textes où la guerre contre les Sarrasins est très dure et acharnée,
comme dans Durmart ou Robert le Diable, les opposants non chrétiens apparaissent comme
des envahisseurs, menaçant Rome, tout comme les Danois s’en prennent aux terres françaises
dans Partonopeu. Il n’est point question de chrétiens allant en Terre Sainte, aspect
soigneusement évité par de nombreux auteurs de fiction, preuve supplémentaire, s’il en faut,
qu’il y a autant de laïcs que de membres du clergé qui ne sont pas à l’aise avec l’idée de
guerre de religion. En somme, la croisade devient dans ces textes en tout point une guerre
juste, telle que Rutebeuf à la fin du XIIIe siècle la formalise par la voix du décroisé : « Dites
au Soudan que je me moque de ses menaces. S’il vient par ici, il lui en cuira, mais là-bas je ne
l’irai pas chasser. »
Le sanguinaire roman de Perlesvaus (1191-1210) fait figure d’exception dans ce paysage,
dans la mesure où plusieurs représentants de l’Ancienne Loi (chapeau sous lequel on range
aussi bien les païens que les juifs et les musulmans comme l’a montré Christine Ferlampin-
Acher) sont exécutés par le protagoniste s’ils refusent de se convertir et que, à la différence de
l’Estoire del saint Graal (v. 1225), aucune tentative réelle d’évangélisation par la parole
persuasive n’est mise en œuvre. Toutefois, et là encore, cette épée comporte un double
tranchant, la figure de Perlesvaus s’oppose à celle de Gauvain, le héros du Graal préféré dans
ce roman, ou à celle de Lancelot ; ce dernier d’ailleurs change l’écu d’argent à la croix d’or,
en gros les armes de Jérusalem, pour l’écu de sinople du Chevalier Gladoain de l’Ile des
Mores, possiblement un Sarrasin, avec lequel il se lie d’amitié.
Dans ce contexte transreligieux du conflit contre le non chrétien, qui tend à devenir une
guerre comme une autre, force est de se demander aussi quelle est le rôle des commanditaires
croisés dans la rédaction des textes de fiction ainsi que dans l’exécution des manuscrits. On
rappellera ici seulement quelques noms. Gautier de Montbéliard, régent en Chypre au début
du XIIIe siècle, est le commanditaire attesté de la trilogie de Robert de Boron (qui comporte le
Joseph d’Arimathie, un Merlin et un Perceval) rédigée autour de 1200. Le triptyque de Robert
contribue de manière capitale à faire la jonction entre le monde du Graal tel qu’il apparaît
chez Chrétien de Troyes et celui de l’écriture biblique apocryphe. Il imprime à la matière
arthurienne le souffle religieux qui ne la quittera plus dans le cycle en prose du Lancelot-
Graal. L’abbaye de Glastonbury a sans doute été impliquée dans la composition du roman.
Toutefois, il n’est nulle part vraiment question de croisade dans ce texte, mais
d’évangélisation, et pas vraiment de celle des musulmans, mais des populations non
chrétiennes des terres occidentales. Partonopeu de Blois, roman de la fin du XIIe siècle, où la
guerre contre les « Sarrasins », Danois ou Perses, est constamment présente, mais jamais pour
des questions religieuses, est commandité par la famille des comtes de Blois, dont