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POUR ALLER PLUS LOIN
LE TITRE : UN «THÉÂTRE D’INTERVENTION» ?
La raison pour laquelle Victor Hugo a choisi ce titre n’est
pas évidente au premier abord.
On voit bien sûr qu’Eurydice et Gerpivrac «interviennent»
dans la vie de Marcinelle et Edmond, à la fois pour leur
proposer le rêve qu’ils croient caresser et pour leur en
montrer l’inanité. La connotation du mot de ce point de
vue renvoie du reste à la Providence, donnant à la pièce
un faux air de conte.
On peut penser aussi au rôle que joue la robe de l’enfant à
la fin de la pièce : elle «intervient» en quelque sorte pour
empêcher le couple de se briser.
Mais il est possible de deviner peut-être une autre
intention encore d’Hugo : il s’agit là, en effet, de l’un des
premiers exemples de ce qu’on a pu appeler par la suite
précisément le «théâtre d’intervention», un théâtre
politique s’essayant à regarder la réalité en face pour
éperonner la conscience des spectateurs.
C’est, avec
Mille francs de récompense
et
La Forêt
mouillée
, que l’on trouve aussi dans le
Théâtre en liberté
,
une des rares pièces de Hugo dont l’action se déroule
au XIXe siècle. Elle est même la plus contemporaine de
toutes, puisque, écrite entre le 7 et le 14 mai 1866, la pièce
se passe exactement l’un de ces jours-la, Hugo s’étant
amusé à glisser des allusions puisées «en direct» dans les
journaux de la semaine.
Au-delà de l’anecdote, cette tentative d’un «théâtre du
quotidien» bien avant la lettre a incontestablement valeur
«d’intervention» de la part de son auteur, de prise de
position.
Elle est, tout en restant souvent cocasse, une dénonciation
des aliénations et des déterminations, elle expose
clairement un point de vue critique sur l’ordre social, sur
la domination des femmes par les hommes aussi. Elle
est, même, un cri de colère contre le fait que la condition
sociale a droit de vie ou de mort sur les individus : moins
pauvre en effet, la fille de Marcinelle et d’Edmond ne serait
pas morte.
Si notre contexte social n’est plus celui du Second Empire,
il n’est pas certain que tout le scandale en soit aujourd’hui
épuisé, et il est sûr en revanche que
L’Intervention
met en
œuvre l’un des ressorts les plus nécessaires du théâtre
moderne : la révolte et la critique des injustices.
La forme proposée par le Théâtre du Mantois (spectacle
«hors les murs», joué par exemple au cœur même d’un
établissement solaire, avec un rapport public très proche,
accentué par la bi-frontalité) va dans le sens de cette
notion d’un «théâtre d’intervention».
LA MORT DE LA PETITE FILLE ET CELLE DE LÉOPOLDINE
Léopoldine est la fille de Victor Hugo.
En février 1843, âgée de 19 ans, elle épouse Charles
Vacquerie. Quelques mois plus tard, les époux se rendent
chez un notaire dans la ville de Caudebec à bord d’un
canot neuf. Au retour du rendez-vous, un tourbillon de
vent renverse la barque. Léopoldine finit par se noyer et
son mari, pourtant bon nageur, se laisse mourir dans l’eau
pour accompagner sa jeune femme.
Les morts prématurées et tragiques de sa fille et de son
gendre auront une très grande influence sur l’œuvre et la
personnalité de Victor Hugo.
L’écrivain n’apprendra la mort de sa fille préférée que
quatre jours plus tard dans la presse. « On m’apporte de
la bière et un journal, Le Siècle. J’ai lu. C’est ainsi que
j’ai appris que la moitié de ma vie et de mon cœur était
morte » écrira-t-il plus tard.
Ce drame va effectivement bouleverser la vie de Victor
Hugo. La mort de Léopoldine impressionnera aussi
beaucoup sa jeune sœur Adèle Hugo âgée de 13 ans, au
point d’ébranler la santé psychique de l’adolescente.
Mesurant la fragilité de la vie et du bonheur, l’auteur
s’abstient de toute publication pendant plusieurs années. Il
s’initie aussi au spiritisme et aux tables tournantes. Enfin,
ce pilier de l’ordre monarchique et bourgeois se mue en
héraut des humbles et de la République.
Il consacrera à la mémoire de sa fille de nombreux poèmes,
notamment le fameux «Demain, dès l’aube, à l’heure où
blanchit la campagne…» et
À Villequier
dans
Pauca Meae,
l’ensemble du quatrième livre
Les Contemplations
, ainsi
que : «Elle avait pris ce pli...»
Dans
L’intervention
, un personnage absent est essentiel
à l’intrigue : celui de la petite fille du couple Marcinelle-
Edmond, morte de maladie à deux ans (voir la fin de
l’extrait proposé) ; c’est son souvenir qui, dans la dernière
scène, permet au couple de résister à la rupture.
Il est évident que, dans la pièce, ce fantôme de la petite
fille a pour l’auteur des échos très forts avec la disparition
de sa propre fille.