34 | Diasporiques | nº 26 | juin 2014
Le Centre français du Culte musulman (CFCM) a publié en juin 2014
une « Convention citoyenne des Musulmans de France pour le vivre-
ensemble ». Nous avons demandé à Michel Morineau, ancien secrétaire
national de la Ligue de l’enseignement, chargé de la laïcité (1984-1994),
de bien vouloir analyser et commenter ce texte fondateur.
Un grand pas en avant des
Musulmans de France
Michel Morineau
La Convention que vient de pu-
blier l’instance représentative
du culte musulman en France, le
CFCM, précise sans fard ni circonvo-
lutions sémantiques les dispositions
que l’islam entend prendre en France
pour s’intégrer dans une société sé-
cularisée1. Ce texte porte sur toutes
les questions essentielles jusqu’ici
en débat, et pas seulement chez les
Musulmans car son ambition afchée
du « vivre-ensemble » interpelle la
société française tout entière, et bien
au-delà. Dans un contexte national
où des comportements et des pra-
tiques sociales se constituent comme
autant de provocations à l’égard des
règles du vivre-ensemble, et dans un
contexte international traumatisé
par le déploiement et les dérives sec-
taires et meurtrières engendrées au
nom d’un islamisme intégriste, cette
prise de position est particulièrement
opportune ; elle est aussi courageuse
et il convient de la saluer.
1
Convention citoyenne
des Musulmans de France
pour le vivre-ensemble.
Grande Mosquée de Paris,
juin 2014.
En n’éludant aucune des difcul-
tés habituellement pointées dès qu’il
s’agit d’aborder les rapports entre
laïcité, citoyenneté, république et
islam, ce texte apporte des réponses
à une série de questions récurrentes
posées à l’égard – et à l’encontre, sou-
vent – de la présence de l’islam sur le
territoire national. En même temps
il témoigne du chemin parcouru
au sein de la communauté musul-
mane depuis quelques décennies. Il
conforte ceux qui ont toujours pensé
qu’avec un dialogue exigeant et sin-
cère, sans concessions, l’intégration
de l’islam dans « le dispositif de la loi
de 1905 », nirait par aboutir. Et cela
sans qu’il soit nécessaire d’en passer
par la contrainte et sans modier la
philosophie politique qui sous-tend
notre laïcité ni les textes juridiques
qui la constituent.
Avant d’aborder l’analyse du texte
de cette Convention et pour bien
en mesurer la portée, il importe de
vivre ensemble
35
rappeler quelques traits essentiels du
passé des Musulmans en France.
Un probme seUlement
trentenaire
Bien qu’on ait parfois le senti-
ment que les problèmes liés à la pré-
sence du culte musulman en France
seraient très anciens, les principales
difcultés qu’il a fallu affronter ne
datent que du moment où l’islam
est devenu la deuxième religion sur
le territoire national, il y a de cela à
peine trente ans. Antérieurement, la
question du culte musulman et de
son exercice dans l’espace national
n’était évoquée que dans des cénacles
plutôt restreints. Elle intéressait mais
elle ne préoccupait pas. Elle ne fait
irruption dans notre espace public
et politique – cette fois en suscitant
une inquiétude grandissante – qu’à
la n des années 80, au moment de
« l’affaire des voiles » de Creil. Elle
s’internationalisera en intensité et
en conits au début des années 90
avec les conséquences de la première
guerre du Golfe.
À la différence des autres cultes
– principalement les cultes mono-
théistes chrétien et juif – le culte
musulman est marqué par notre
histoire coloniale et par l’histoire de
l’immigration. Deux caractéristiques
qui pèsent fortement sur la suspicion
permanente portée par notre société
à son endroit : l’islam n’est pas appré-
hendé comme un culte aussi « légi-
time » que les autres. Par ailleurs, la
loi de 1905 ne s’appliquant pas dans
les départements français d’outre-
mer et notamment en Algérie pendant
la période coloniale, les populations
concernées n’ont pas pu se familiari-
ser avec notre régime de séparation
des Églises et de l’État. « L’indigé-
nat » y est demeuré sous contrôle des
mosquées, elles-mêmes sous contrôle
du lobby colonial, le tout dans une
politique très injuste, très inégalitaire
et très répressive. La laïcité « à la
française » est ainsi restée étrangère
aux musulmans de l’ex-empire quant
elle n’était pas rejetée en raison de
son identication à la domination du
colonisateur. La longue conquête de
la liberté de conscience et la culture
politique engendrées dans la société
française depuis le xvie siècle est de
fait restée inscrite dans les frontières
du territoire métropolitain.
Les travailleurs immigrés musul-
mans sont dans cette posture d’igno-
rance-rejet de la laïcité lorsqu’ils
arrivent en France dans les vagues
de migrations de la seconde moitié
du xxe siècle. Tout en devenant pro-
gressivement une nouvelle compo-
sante de la nation française, ils se font
alors discrets sur leurs pratiques reli-
gieuses. Au tournant des années 70,
ils prennent conscience qu’ils ne
retourneront pas « au pays » et ils
s’installent de façon dénitive dans
une immigration de peuplement. On
avance alors le chiffre « d’environ
5 millions de personnes de confes-
sion ou de culture musulmane » qui
Bidonville d’immi-
grés en 1969
D.R.
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seraient présentes sur le territoire
national. Caractéristique « aggra-
vante », si l’on peut dire : il s’agit d’un
culte pratiqué essentiellement par les
catégories sociales les plus défavori-
sées, ce qui le distingue fortement du
catholicisme, du protestantisme ou
du judaïsme.
Un changement gÉnÉra-
tionnel de comportement
Les enfants de ces immigrants,
devenus citoyens français, n’auront
bientôt plus les mêmes reexes de
discrétion que leurs parents et com-
menceront à revendiquer publique-
ment l’exercice de leur culte, à afr-
mer leur volonté de s’engager dans la
vie civique sans dissimulation de leur
appartenance historique et culturelle
– une volonté accompagnée d’une
revendication de justice sociale, d’un
refus des discriminations, d’une
exigence de respect et de dignité
conforme à la législation française
(« La marche des beurs » de 1983 est
exemplaire à cet égard). L’islam fonc-
tionne alors comme un marqueur
identitaire sur un fond de passé colo-
nial qui, lui, « ne passe plus ». Ces
jeunes vivent durement l’expérience
de leur relégation dans les « quar-
tiers », des difcultés à s’intégrer
par le travail, le logement ou les loi-
sirs… Leur revendication d’un islam
« visible », sorti des caves, « authen-
tique », sans crainte et sans discri-
mination, progresse parallèlement
à leur niveau scolaire qui tranche de
façon spectaculaire par rapport à ce-
lui de leurs parents, avec qui ils sont
souvent en rupture idéologique.
en qUÊte de solUtions
Comment dès lors favoriser
l’intégration de ces citoyens fran-
çais de confession (et/ou de culture)
musulmane dans une France cultu-
rellement diverse et, parallèlement,
comment penser l’intégration du
culte musulman dans le dispositif
juridique et législatif français qui
régit les rapports entre les Églises et
l’État, sur fond de respect absolu de
la liberté de conscience et de garan-
tie du libre exercice des cultes ? Des
réexions s’engagent au milieu des
années 90 au niveau de l’État et dans
nombre d’institutions et associa-
tions. Saluons au passage l’initiative
pionnière en la matière de la Ligue
de l’enseignement qui ouvre le débat
dès 1986 et qui crée pour ce faire
une « Commission laïcité et islam »
dont l’originalité est d’être consti-
tuée de personnalités choisies en rai-
son de leur appartenance reconnue
aux quatre cultes monothéistes mais
aussi aux philosophies athées, agnos-
tiques ou autres formes de rationa-
lisme, et bien sûr d’une majorité de
Musulmans issus des différents cou-
rants de l’islam. Seule en son genre
à cette époque, cette Commission a
livré d’intéressantes contributions
La « Marche des
Beurs » en 1983
vivre ensemble
D.R.
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aux débats nationaux dans les années
1996-2002.
Dans ces débats, notre modèle
laïque est mis à l’épreuve, la nation
française, dans la diversité de ses
composantes, est questionnée sur ses
capacités réelles d’intégrer les nou-
veaux venus dans le respect de leur
identité culturelle et/ou cultuelle.
De leur côté les citoyens français de
confession musulmane sont appelés à
s’expliquer, leur volonté d’intégration
est mise en doute, l’islam est ques-
tionné sur sa « compatibilité » avec
un État laïque… Tout au long de ces
trente dernières années le débat est
récurrent, s’intensiant chaque fois
qu’un fait nouveau défraye l’actua-
lité. Et ces faits n’ont pas manqué !
(voiles, djihad, attentats, agressions,
construction de mosquées, prières
dans les rues, imams intégristes,
etc.). Ce débat est devenu un enjeu
électoral en nourrissant les xénopho-
bies les plus haïssables. Durant ce
même laps de temps les radicalités
musulmanes et les intégrismes les
plus obtus se sont fortement dévelop-
pés, donnant apparemment raison à
ceux qui pensent que de toute façon il
n’y a pas compatibilité entre l’islam et
la démocratie mais suscitant le déses-
poir de ceux qui pensent au contraire
que notre modèle laïque, bien com-
pris et bien appliqué, devrait per-
mettre l’intégration du culte musul-
man dans la société française, de la
même façon que celle-ci a intégré le
culte catholique longtemps hostile à
la République et à la démocratie.
Une trÈs opportUne
convention
C’est dans ce contexte historique
que la Convention citoyenne du
CFCM prend toute son importance.
Précédée d’un préambule principiel,
elle comprend 19 articles regroupés
en deux chapitres : 1) les Musulmans
au sein de la société française et 2) le
CFCM et les attentes des Musulmans
de France.
Dans le préambule le CFCM assure
que « la communauté musulmane »,
tout en afrmant son identité, sa
culture et sa religion, « aspire à pré-
ciser sa place, son rôle et sa contribu-
tion dans la société française. […] Si
l’islam est unique en sa doctrine, il
est multiple dans ses expériences […]
et il adopte comme principe fonda-
teur2 le respect des règles et des lois
républicaines. […] Les Musulmans de
France considèrent la laïcité comme
un acquis majeur du vivre-ensemble
et de la non-discrimination des ci-
toyens ». Quelques lignes plus loin, la
Convention afrme que « l’islam est
parfaitement compatible avec les lois
de la République « et qu’il n’y a nul
besoin de textes nouveaux, d’adap-
tation législatives ou d’évolutions
jurisprudentielles : l’islam trouve ses
repères dans le droit commun ».
Revenant sur l’un des aspects les
plus controversés des débats récur-
rents évoqués plus haut, le CFCM
afrme ainsi que les lois républicaines
et la laïcité constituent la loi commune,
qu’elles garantissent le libre exercice
des cultes et qu’elles sont opposables
aux pratiques sociales et religieuses
qui ne respecteraient pas la liberté de
conscience, la dignité et l’intégrité des
personnes. Cette reconnaissance expli-
cite du caractère « universel » de la loi
commune, en quelque sorte en sur-
plomb des prescriptions religieuses, est
aussi un appel à protection par elle. Il y
a là une incontestable évolution si l’on
se réfère aux discussions des années 90.
2
On notera la force de
l’expression employée :
principe fondateur !
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Dans la même veine, la Conven-
tion « reconnaît pleinement l’égalité
entre l’homme et la femme et appelle
à l’épanouissement personnel et pro-
fessionnel des femmes musulmanes
dans le cadre de la loi ». Plus loin, elle
souligne « que le médecin homme ou
femme est pleinement responsable de
ses malades. On ne peut récuser ni
l’un ni l’autre ». Là encore ces posi-
tions portent l’espoir d’une évolution
des pratiques sociales réelles et des
comportements à l’égard des femmes
musulmanes – autre débat récurent !
–, en réafrmant doctrinalement une
égalité sociale qui doit nir par s’im-
poser dans la communauté musul-
mane. La précision sur la non-récusa-
tion d’un médecin dans les situations
particulières (urgence notamment)
en est un signe hautement signicatif.
qUelqUes rÉserves nÉanmoins
On ne s’étonnera pas que la
Convention prenne des positions ri-
gides sur les questions de l’interrup-
tion volontaire de grossesse ou de la
n de vie. Le CFCM « pose pour prin-
cipe que l’embryon a le même statut
que la personne vivante. En outre la
procréation médicale assistée n’est
licite que dans la mesure la lia-
tion légitime est respectée. Le suicide
et l’euthanasie sont interdits ». Cette
position n’est pas une surprise, ni une
originalité musulmane car elle rejoint
notamment entre autres celle, bien
connue, de l’Église catholique.
Une notable ÉvolUtion
thÉologiqUe
Les prises de position du CFCM
ont sans doute été rendues possibles
par un travail théologique conséquent
engagé par les cadres et intellectuels
musulmans en France depuis les an-
nées 80 : ce qui a été appelé « l’entrée
en modernité de l’islam », ce que le
texte de la Convention appelle « la
contextualisation dans le temps et
dans l’espace » et que les théologiens
appellent l’Ijtihad. C’est un point fon-
damental pour l’intégration du culte
dans une société sécularisée. Il s’agit
de fonder en doctrine la « compré-
hension de la religion et l’ajustement
de son application dans une société
en perpétuel développement et
transformation ». L’islam de France
s’inscrit dès lors clairement dans le
mouvement de renouveau et de « re-
viviscence de la pensée religieuse de
l’islam ». L’Église catholique, sans le
dire toujours aussi explicitement, est
aussi passée par là entre 1905 et au-
jourd’hui. L’effort doctrinal d’adap-
tation à une société donnée n’est pas
nouveau dans l’islam, mais il était
quelque peu tombé en panne pour de
multiples raisons et sa relance per-
met au CFCM d’afrmer maintenant
tranquillement la compatibilité du
culte musulman avec la république et
ses lois et d’apaiser les inquiétudes à
son sujet : il ne devrait dès lors « sus-
citer ni aversion ni confrontation ».
Rejetant le racisme, l’antisémitisme
et la xénophobie, les Musulmans de
France demandent en contrepartie la
protection de l’État quand ces actes
les touchent à leur tour.
Un rejet coUrageUx
de l’extrÉmisme
À partir de là, le CFCM peut en-
foncer le clou de son rejet absolu de
l’extrémisme : « rejet de la violence et
condamnation de toute menée sub-
versive, terroriste ou criminelle ». Les
vivre ensemble
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