CDO82 24/04/06 16:09 Page 20 Contactologie L’orthokératologie évolue, les contactologues s’interrogent Véronique Barbat ’orthokératologie, ou CRT (Corneal Refractive Therapy, ou Corneal Reshaping Therapy) est une méthode destinée à corriger de façon réversible certains troubles modérés de la réfraction. Elle agit par l’intermédiaire d’une déformation contrôlée de la cornée induite par le port nocturne de lentilles rigides hautement perméables à l’oxygène. Les patients sont donc libérés de leur correction dans la journée. Née dans les années soixante, l’orthokératologie bénéficie actuellement d’un regain d’intérêt à la suite de l’apparition des lentilles à géométrie inversée. Celles-ci accélèrent et améliorent en effet les résultats tout en réduisant les risques qui étaient liés à l’utilisation de lentilles conventionnelles. Début 2002, la Food and Drug Administration a donné son agrément pour la pratique de cette orthokératologie nocturne. On estime actuellement à 600 000 le nombre de porteurs de lentilles d’orthokératologie dans le monde dont environ 300 000 en Asie et 300 000 aux États-Unis et en Europe. Lors du dernier congrès de la SFO, la réunion de la SFOALC (Société française des ophtalmologistes adaptateurs de lentilles de contact) a permis de faire le point. L Comment ça marche ? Les techniques ont évolué : autrefois très aléatoires, elles sont devenues plus scientifiques. Elles ne s’adressent cependant qu’à de faibles amétropies. Les indications sont en effet limitées à 4 dioptries sphériques de myopie (pour de petits myopes qui cherchent à avoir une certaine liberté), 0,75 dioptries en astigmatisme inverse et 1,50 dioptrie en astigmatisme conforme à la règle. La CRT peut donc représenter une alternative à la chirurgie réfractive chez certains patients. Des effets lentille-dépendants La zone optique centrale plate de la lentille exerce une pression positive à la surface de la cornée. De ces forces centrifuges appliquées aux cellules épithéliales découlent un amincissement central de l’épithélium et un épaississement relatif en moyenne périphérie. 20 Les Cahiers Pour parvenir à l’effet réfractif souhaité, on peut, par exemple, utiliser une lentille tétracourbe de dernière génération. Elle dispose d’une zone optique très plate, qui décolle du centre de la cornée et crée un anneau circulaire de larmes autour de la zone centrale. Cette zone optique est entourée d’un deuxième rayon d’excentricité inverse qui rejoint la cornée, puis d’un rayon d’alignement pour s’adapter à la périphérie normale de la cornée. Enfin, un dernier dégagement périphérique assure à la lentille une dynamique et une circulation des larmes de bonne qualité. De la même façon, un deuxième type de lentilles associe un rayon de courbure central pour une zone optique très plate, un deuxième rayon inférieur au premier, qui permet de ménager un réservoir de larmes, un troisième rayon qui s’aligne sur la cornée puis un dégagement périphérique qui assure les échanges lacrymaux. Ceci aboutit à un résultat identique à la lentille précédente. CDO82 24/04/06 16:09 Page 22 Contactologie Le choix de la lentille dépend du profil de la cornée. Des schémas existent, inclus dans des programmes informatisés, qui permettent d’obtenir des lentilles sur mesure en fonction de la topographie de la cornée considérée et du résultat que l’on cherche à obtenir. Le principe du traitement (aplatissement pour remodelage de la cornée) est donc le même que celui de la chirurgie réfractive, à ceci près que les modifications cornéennes induites par la CRT sont réversibles. Bien qu’évidentes, les contre-indications méritent d’être rappelées Il s’agit des pathologies de la surface oculaire, des dystrophies épithéliales et endothéliales, du kératocône, des érosions récurrentes épithéliales, des syndromes secs sévères et des pupilles larges (qui seraient responsables d’un résultat inadéquat). L’utilisation de la CRT pour traiter des enfants soulève le problème des complications potentielles, d’ailleurs relatées dans la littérature. Si la méthode suscite l’enthousiasme des patients, des fabricants et des optométristes à travers le monde et en France, l’éthique la plus élémentaire devrait donc imposer de ne pas l’utiliser chez l’enfant, jusqu’à en savoir plus. La recherche des contre-indications doit aussi tenir compte de la sélection des patients : bons ou mauvais candidats pour la méthode. La première expérience clinique française a débuté en mars 2003 Pour collecter des informations fiables à l’adresse des patients La première étude française, menée en partie à l’Hôtel-Dieu (Paris) dans le service du Professeur Renard, était justifiée par l’engouement du public et de certains professionnels, par la multiplication des publications qui traitent d’orthokératologie, et par l’amélioration des matériaux et de la fabrication des lentilles. Son but était de tester la méthode afin de sécuriser les pratiques, de recueillir des données précises et de les diffuser. Il s’agissait de tester l’efficacité des nouvelles lentilles d’orthokératologie, de contrôler les changements réfractifs et leur évolution dans le temps, d’étudier les variations topographiques et l’état de surface cornéenne et de fixer les limites de cette orthokératologie moderne. Quarante patients ont été enrôlés, dont la myopie s’échelonnait de –1 à –4. Bien que le recul ait été d’un an chez certains d’entre eux, l’orateur n’a présenté que les résultats de l’étude à six mois. 22 Les Cahiers L’excentricité : un point important pour adapter des lentilles de CRT Plus l’excentricité est faible, plus les chances de réussir une adaptation d’orthokératologie diminuent. Si l’on considère la réduction de la myopie, la qualité du résultat varie aussi avec le rayon de courbure : faible rayon de courbure et forte excentricité augmentent les chances alors que grand rayon de courbure et faible excentricité les réduisent. En mai 2004 et en France, seul le laboratoire Technolens était en mesure de proposer des lentilles d’orthokératologie à la norme CE. Celles-ci sont fabriquées sur mesure pour chaque patient. Pour en effectuer le calcul, il faut communiquer au laboratoire : la réfraction, les diamètres cornéens horizontal et vertical, les rayons de courbure, l’excentricité cornéenne et, surtout, la vidéotopographie, qui, selon les programmes, calcule l’excentricité. Cela permet d’emblée de dire au patient s’il pourra ou non bénéficier du traitement, en fonction de l’excentricité et de l’état de sa cornée. Au cours de l’étude présentée, le premier essai, d’une durée de 30 minutes, a comporté la pose, le contrôle d’acuité visuelle (certains patients portent la lentille pour conduire la nuit), l’analyse de l’image fluo et de la topographie. Le test est positif si le centrage est satisfaisant, s’il n’existe ni serrage, ni bulle, ni autre anomalie. Après cette étape, les patients revenaient le matin après avoir dormi avec leur équipement, de façon à vérifier l’absence d’incident nocturne, à contrôler l’acuité avec et sans lentille, à effectuer une topographie et un examen en biomicroscopie. Des résultats encourageants qui ne dispensent pas d’user de prudence Selon cette étude, débutée en mars 2003, les patients sont satisfaits. L’acuité visuelle sans correction demande en général 12 heures pour se stabiliser et 36 heures pour retrouver sa valeur de départ, une fois le port de lentilles interrompu. L’aplatissement cornéen est maximal dès le 8e jour de port et stable jusqu’à 6 mois. Sur de petites myopies, la stabilité de l’effet réfractif pendant 48 heures permet à certains patients de ne porter leurs lentilles qu’une nuit sur deux (il peut s’agir d’une bonne indication pour les sportifs). L’évaluation de trois topographes différents au cours de ce travail a montré que tous les appareils ne sont pas équivalents. Pour optimiser les résultats, il convient donc d’utiliser des topographes de dernière génération, qui disposent d’une grande précision. Aucun cas de néovaisseaux n’a été déploré dans cette CDO82 24/04/06 16:09 Page 23 Contactologie série. D’autres effets indésirables ont cependant été observés : des érosions mécaniques, parfois récidivantes (qui obligent à abandonner le traitement), des kératites ponctuées superficielles, des “épithelial staining” (piqueté central qui disparaît après instillation de sérum physiologique, souvent lié à une lentille un peu trop serrée ou dont l’appui est trop proche de la cornée), des cas d’inconfort nocturne et d’acuité instable ou insuffisante (pour être efficace, la durée du port nocturne doit être d’au moins 6 à 8 heures). La position dans laquelle dort le patient peut aussi être source de déplacement de la lentille et induire des fluctuations de résultats d’un contrôle à l’autre. Il a donc fallu questionner les personnes sur leurs habitudes pour trouver la source de certains problèmes. Les sujets qui ont de grandes pupilles sont gênés par la présence de halos nocturnes, du fait de l’inadéquation entre la zone traitée et l’aire pupillaire. Cette étude confirme les résultats des autres travaux Au total selon ce travail, on peut modeler la surface cornéenne des petits myopes de –1 à –4, en limitant les risques, à condition de surveiller scrupuleusement l’adaptation des lentilles d’orthokératologie. D’autres résultats et avis sont malgré tout attendus. Quels sont les risques ? À partir d’une revue de la littérature (soit une douzaine d’études publiées au cours des trois dernières années) les complications potentielles du traitement ont été développées au cours de la conférence. Bien que les différents travaux disponibles ne soient pas strictement comparables, cette analyse a permis de dégager certains points. Quelques chiffres pour caractériser les résultats C’est ainsi que l’acuité visuelle commence à se modifier dès les dix premières minutes de port pour atteindre environ 7 à 8/10 sans correction, alors qu’il faut attendre une semaine d’utilisation des lentilles pour obtenir un résultat optimal. L’effet sur l’astigmatisme et sur la toricité cornéenne est faible. Après le retrait de la lentille, la stabilité de la réfraction peut varier de 6 à 24 heures. L’acuité moyenne sans correction avoisine alors les 8/10. L’amincissement épithélial varie de 0,12 à 0,19 μm. Toutes les études s’accordent sur la valeur du changement réfractif moyen de la cornée. Les auteurs font également part de considérations plus subjectives, comme la satisfaction des patients, estimée à 80-90 %, qui ne semblent pas toujours corrélées aux données objectives. En effet, les études réalisées par les optométristes rapportent quelques cas de piqueté épithélial et de microkystes, la fréquence particulière des anneaux pigmentés de la moyenne périphérie cornéenne (probable dépôt de fer situé dans la membrane basale), ou encore la possibiQuelques messages • La motivation des candidats à la CRT doit être forte et le suivi ophtalmologique très rigoureux. • La sélection des patients tient compte de l’excentricité cornéenne qui doit être positive. Les meilleurs candidats possèdent des cornées cambrées qui s’aplatissent en pente douce vers la périphérie, un large diamètre cornéen, et une myopie inférieure à 4 ou 5 dioptries. • L’utilisation d’un topographe est indispensable : il s’agit d’une adaptation sur mesure. • L’image fluo ne doit pas montrer d’appui central de la lentille sur la cornée : la pression doit en effet être exercée par les larmes et non par la lentille. • La lentille doit toujours être bien hydratée : une mauvaise hydratation diminue l’effet mécanique. • La surveillance clinique sous équipement est capitale. • Un ajustage des lentilles après la première adaptation est parfois nécessaire pour obtenir un résultat et éviter des complications. • La prise de risques est corrélée à l’allongement du temps de port nocturne : celui-ci ne doit pas dépasser huit à dix heures. • Plus l’amétropie que l’on souhaite réduire est importante plus le risque est élevé : il est lié aux appuis ou au serrage de lentille. • Il faut savoir s’arrêter : devant notamment un inconfort nocturne, un serrage (si après deux changements de paramètres, la lentille persiste à se ventouser, il faut cesser l’adaptation), ou des érosions cornéennes récidivantes malgré l’ajustement des paramètres. • Attention : à l’heure actuelle certains optométristes proposent des équipements via Internet. En l’absence de contrôle des pratiques, on s’expose à des problèmes ! • Devant la persistance de nombreuses inconnues, il convient de réserver l’orthokératologie à des patients adultes, de ne pas équiper les enfants et de ne pas utiliser cette technique avant une intervention de chirurgie réfractive. Les Cahiers 23 CDO82 24/04/06 16:09 Page 24 Contactologie lité d’empreintes annulaires cornéennes (visibles à la lampe à fente), de secrétions matinales, ou d’une vision floue de loin. Le degré de contrainte lié aux manipulations des lentilles varie selon les sujets. des de géométrie traditionnelle en port continu. Il s’agirait de confronter la fréquence des accidents et le type des complications. Il paraît également souhaitable d’instaurer un contrôle des pratiques. La description des complications provient de services hospitaliers À suivre… Si l’on note d’ores et déjà la fréquence des ulcères centraux à pyocianiques, on ne peut parler là que des complications publiées. Celles-ci n’ayant pas été rapportées à un nombre de porteurs, on ne connaît donc pas la pénétrance du risque. Le service d’ophtalmologie de Hong Kong, qui a eu à traiter des complications chez des enfants, a diffusé la mise en garde suivante : “Au regard du bénéfice temporaire de l’orthokératologie et de la connaissance du risque accru d’infection associée au port nocturne de ces lentilles, les parents et les enfants attirés par l’orthokératologie doivent être informés et prévenus du risque potentiel d’une perte de vision définitive. La communauté ophtalmologique devrait être particulièrement sensibilisée aux complications associées.” Il faut cependant savoir qu’en Asie la vente des lentilles ne respecte pas toujours les règles de sécurité et que la perméabilité à l’oxygène des matériaux et la surveillance clinique y sont insuffisantes. On y traite de surcroît des enfants dont la myopie peut aller jusqu’à –9 et l’astigmatisme jusqu’à 2 dioptries, ce qui paraît déraisonnable, autant d’éléments susceptibles de favoriser les accidents. Pour estimer au mieux l’ampleur du problème, les complications doivent aussi être rapportées au nombre de porteurs. Le recul actuel vis-à-vis de la CRT est faible Si l’on en croît les auteurs optométristes, il semble que l’efficacité et la sécurité de la CRT à court terme soient favorables. Cependant : peu de rapprochements ont été effectués entre les complications et le type des lentilles utilisées ; seules les faibles myopies peuvent être traitées ; l’action sur l’astigmatisme est réduite ; les résultats d’une même étude sont parfois contradictoires. Les ophtalmologistes se sont peu impliqués dans les études (pourquoi ?…). Seuls sont publiés les accidents aigus arrivés à l’hôpital. On peut donc se demander si le suivi clinique des patients traités par des optométristes est suffisant. Des études complémentaires réalisées par des ophtalmologistes seraient peut-être souhaitables, afin de comparer les complications sous équipement d’orthokératologie et sous lentilles rigi- 24 Les Cahiers Si dans l’ensemble les résultats statistiques de la CRT paraissent pour le moment encourageants sur l’acuité visuelle, les études qui se sont intéressées aux modifications tissulaires de la cornée sont encore rares. Certains travaux font état de modifications histologiques et histochimiques des structures cornéennes qui pourraient bien ne pas être anodines. Ces données peuvent en partie expliquer la réticence des ophtalmologistes, qui s’interrogent notamment sur les conséquences à plus long terme du traitement. En attendant les résultats d’études complémentaires, dont certaines sont en cours, il serait souhaitable, selon les spécialistes, de faire de l’orthokératologie un acte médical et de réserver cette méthode à certains patients sélectionnés (armée, sportifs…). Source : d’après les communications des Drs G. Sachs, D. Sarfati et M.-N. George, réunion de la SFOALC, le 10 mai 2004, 110e congrès de la Société française d’ophtalmologie. Pour en savoir plus Hiraoka T, Furuya A, Matsumoto Y et al. Quantitative evaluation of regular and irregular corneal astigmatism in patients having overnight orthokeratology. J Cataract Refract Surg 2004;30(7):1425-9. Owens H, Garner LF, Craig JP, Gamble G. Posterior corneal changes with orthokeratology. Optom Vis Sci 2004;81(6):421-6. Walline JJ, Rah MJ, Jones LA. The Children’s Overnight Orthokeratology Investigation (COOKI) pilot study. Optom Vis Sci 2004;81(6):407-13. Young AL, Leung AT, Cheng LL et al. Orthokeratology lens-related corneal ulcers in children: a case series. Ophthalmology 2004 Mar;111(3):590-5. Cheung SW, Cho P. Subjective and objective assessments of the effect of orthokeratology-a cross sectionnal study. Curr Eye Res 2004;28(2):121-7. Barbat V. La contactologie à travers la presse. Les Cahiers d’Ophtalmologie n°64 (nov 2002), n°79 (avr 2004), n°80 (Mai 2004). Sarfati D. La nouvelle orthokératologie. RéfleXions ophtalmologiques 2003;8 (69). Poole TR, Frangouli O, Ionides AC. Microbial keratitis following orthokeratology. Eye 2003;17(3):440-1. Liang JB, Chou PI, Wu R, Lee YM. Corneal iron ring associated with orthokeratology. J Cataract Refract Surg 2003;29(3):624-6. Lau LI, Wu CC, Lee SM, Hsu WM. Pseudomonas corneal ulcer related to overnight orthokeratology. Cornea 2003;22(3):262-4. Rah MJ, Jackson JM, Jones LA et al. Overnight orthokeratology: preliminary results of the lenses and overnight orthokeratology (LOOK) study. Optom Vis Sci 2002;79(9):598-605.