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Niko Strobach, conférence à Nancy, 17 novembre 2010
Vol de nuit
Le songe de Scipion de Cicéron comme changement de perspective philosophique
1. Introduction
Je me réjouis de revenir ici pour une conférence dans le cadre du colloque transfrontalier
Nancy - Sarrebruck. C’est déjà une tradition. Thomas Benatouil va la continuer à Sarrebruck
en janvier en donnant une conférence au colloque de la société de philosophie ancienne
allemande. Il y a quelques mois, je lui avais dit que j’avais écrit un article sur un texte célèbre
de Cicéron qui s’appelle Le songe de Scipion. Ce qui m’avait d’abord intéressé, c’était le
rapport de ce texte avec un autre texte de l'Antiquité tardive, la Consolation de la philosophie
de Boèce qui vivait au début du 6ème siècle. Pourquoi est-ce que je trouvais ce texte tellement
intéressant? Parce qu’il est un bon exemple du changement de perspective comme méthode ou
geste philosophique. Aujourd’hui je ne vais rien dire sur ce texte-là, je vais me concentrer sur
le texte de Cicéron. Boèce s’y intéresse parce qu'il est également un bon exemple de
changement de perspective philosophique. Et c'est pour la même raison que je le trouve
fascinant. Alors, ce que je voudrais faire aujourd’hui, c’est présenter et analyser le texte de
Cicéron comme changement de perspective; je voudrais présenter quelques réflexions sur la
dimension politique du texte et sur les questions fondamentales d’éthique qu’il pose. D‘abord
il faut expliquer ce qu'est un changement de perspective philosophique et introduire
brièvement un exemple chez Platon pour avoir un point de comparaison. Le texte que l’on
appelle le songe de Scipion contient beaucoup d’informations sur l’astronomie et la
cosmologie anciennes. Nous verrons que le songe est un vol de nuit jusqu’à la voie lactée. Il
fournit une vision philosophique du monde entier qui est liée à l'éducation morale et politique.
Puisqu'il présente cette vision, j’espère qu’une conférence sur ce texte fera naturellement
partie de ce séminaire. Thomas Benatouil m’a expliqué que vous connaissez déjà le Timée de
Platon, alors vous avez déjà une bonne idée de la sorte de cosmologie géocentrique qui
constitue l'arrière-plan du texte de Cicéron.
2. Les changements de perspective philosophiques
Qu’est-ce qu’un changement de perspective philosophique? En principe rien d’autre qu’un
changement de perspective banale. Il est remarquable que les êtres humains ont la capacité de
changer de perspective: Ils se rendent compte que le monde donne une impression différente
si on le regarde d’un point de vue qui est différent de celui que l’on a soi-même à un moment
précis. On peut imaginer ces points de vue différents. Cela a une dimension morale aussi: on
peut imaginer la souffrance de l’autre sans souffrir soi-même. On peut imaginer les préjugés
des autres et alors reconnaître ses propres préjugés. On peut regarder leur comportement de
l’extérieur par les yeux d‘un juge imaginaire. L'idée que l'on devrait mieux faire cela se trouve
chez les stoïciens, chez Boèce, chez Adam Smith, etc. La notion de perspective est une notion
réaliste: C’est le même monde tel qu’il est qui semble différent à des êtres différents. Tout
cela est à la fois spectaculaire et banal: „Imagine-toi si tu étais à sa place“ – c’est un
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changement de perspective qui rend possible l’éducation morale de tous les jours. Il me
semble que, assez souvent, la philosophie est un exercice extrême de la capacité de changer de
perspective. Ce changement est un geste typique de la philosophie qui a peut-être le même
rapport au changement de perspective banal que la danse à la marche banale. Il y a des genres
différents du changement de perspective philosophique. Quelques exemples: Socrate joue
Protagoras, qui est déjà mort, dans le Théétète et il défend sa doctrine qu’il critique lui-même
le mieux possible; Montesquieu décrit la France du point de vue de voyageurs persans; les
stoïciens s'entraînent au changement de perspective; Pétrarque gravit le Mont Ventoux pour
accomplir un changement de perspective; l'allégorie de la caverne de Platon décrit un
changement de perspective, une periagogê tês psychês (un changement d'orientation de la
"vision" de l'âme).
Il y a un genre de changement de perspective qui est particulièrement impressionnant et qui
a naturellement un certain air philosophique. Je l’appelle le grand zoom ou la vue
panoramique. Aujourd'hui il est à portée de main grâce à Google Earth. Dans le passé il fallait
l’imaginer en lisant. Il est étonnant que les lettres sur papier puissent réaliser cela. Ce
changement de perspective aboutit à un coup d’œil sur le monde entier aussi large que
possible; au minimum, il aboutit à une perspective qui rend possible une vue de la terre
entière de loin; dans certains cas, le processus pour arriver à ce point de vue est décrit, mais ce
n’est pas une condition nécessaire. Cependant, je ne dirais pas que n’importe quelle
description du monde entier est une vue panoramique: la plupart des descriptions
astronomiques sont trop „objectives“ pour entrer dans cette catégorie, parce qu’il y manque
une personne qui fait une expérience extraordinaire en regardant. C’est pourquoi j’hésite à
compter les paragraphes astronomiques du Timée de Platon parmi ces grandes vues
panoramiques. Je pense, cependant, que le mythe final du Phédon de Platon est un bon
exemple du genre.
3. Le mythe final du Phédon
Suite au dernier argument en faveur de l’immortalité de l’âme et juste avant sa mort, Socrate
raconte encore un mythe ou quelque chose de ce genre, qui n'est plus de l'ordre du dialogue.
Ce récit est la réponse à la question de savoir pourquoi le soin de l’âme est important. Socrate
ne dit pas directement à quoi l’âme peut s’attendre après la mort, il n’y a pas de certitude.
Alors il offre un mythe. Le mythe montre un degré d’intertextualité qui est étonnant même
chez Platon. La terre sphérique qui se tient au milieu de la sphère céleste à cause d’un
équilibre parfait, est, bien entendu, en accord avec le Timée et son harmonie des sphères (et
avec Parménide, et avec l’astronomie d‘Eudoxe de Cnide). On retrouve une description des
lieux les âmes seront jugées comme à la fin de la République dans le mythe d’Er. On
retrouve la réduction astucieuse d’un degré de réalité - comme dans l’analogie du soleil et
dans le mythe de la caverne dans la République: ceux qui ont atteint le point de vue
panoramique, que nous ne pouvons pas adopter, se rapportent à nous comme nous, qui vivons
dans l'air, nous rapportons aux poissons dans l’eau. Ces poissons ressemblent au petit dieu
sous-marin Glaucon à la fin de la République, qui monte vers la surface de l’océan en se
nettoyant du sable et de la sale du fond. Ceux parmi eux qui, comme les dauphins,
échappent à l’eau pendant quelques instants et obtiennent une perspective toute nouvelle,
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ressemblent aux hommes qui suivent les dieux et leur course à travers le ciel dans le mythe du
Phèdre et ont de la malchance avec leurs chevaux après avoir vu le hyperouranos topos
(l'endroit au-dessus du ciel) pour quelques instants. Voici un extrait du Phédon (trad.
Chambry):
[L]a terre est immense et [...] nous qui l’habitons du [fleuve] Phase aux colonnes d’Héraclès, nous
n’en occupons qu’une petite partie, répandus autour de la mer, comme des fourmis ou des
grenouilles autour d’un étang, et que beaucoup d’autres peuples habitent ailleurs en beaucoup
d’endroits semblables; car il y a partout sur la terre beaucoup de creux de formes et de grandeurs
variées, l’eau, le brouillard et l’air se sont déversés ensemble. [...N]ous croyons habiter en haut
de la terre, comme si quelqu’un vivant au milieu du fond de l’Océan, se croyait logé à la surface de
la mer, et, voyant le soleil et les astres à travers l’eau, prenait la [superficie de] la mer [vue d‘en
bas] pour le ciel [..S]i quelqu’un pouvait arriver en haut de l’air [= le brouillard], ou s’y envoler sur
des ailes, il serait comme les poissons de chez nous qui, en levant la tête hors de la mer, voient
notre monde [..N]otre terre à nous, les pierres et le lieu tout entier que nous habitons sont
corrompus et rongés, comme les objets qui sont dans la mer le sont par la salure [..C]ette terre-là,
vue d’en haut, offre l’aspect d’un ballon à douze bandes de cuir [...] de couleurs bien plus
éclatantes et plus pures que les nôtres [...] là-bas toutes les pierres sont précieuses et encore plus
belles de couleur. [...] Elle porte beaucoup d’animaux et des hommes, dont [quelques-uns habitent]
au bord de l’air, comme nous au bord de la mer [...] l’air est pour eux ce que l’eau et la mer sont ici
pour notre usage, et ce que l’air est pour nous, c’est l’éther qui l’est pour eux. Leurs saisons sont si
bien tempérées qu’ils ne connaissent pas les maladies [...] Ils voient [...] le soleil, la lune et les
astres, tels qu’ils sont [...]
Le texte est aussi difficile que beau, parce qu’il n’est pas clair la description sérieuse finit
et où, peut-être, la parabole commence. Pour compliquer les choses il faut tenir compte du fait
que la limite entre description et parabole n’est pas nécessairement la même pour Socrate, que
Platon fait parler, et pour Platon lui-même. Peut-être le Socrate de Platon est plus naïf que
Platon lui-même. Pourtant il est clair que n’importe quel auteur ancien qui connaissait le texte
et l’admirait aurait eu du mal à le surpasser. Cicéron s'y essaye.
4. Le songe de Scipion de Cicéron
Cicéron écrit à peu près 300 ans après Platon, la majeure partie de son œuvre date des années
50 avant J.C. Il écrit de la littérature philosophique en latin, ce qui n’est pas entièrement mais
quand même largement sa propre invention. Sa République contenait six livres. Il savait bien
qu’il existait une République de Platon, mais il connaissait très probablement encore d’autres
œuvres du même genre, notamment stoïciennes. J’ai appris cemment à apprécier le fait que
la politeia est un genre littéraire dans un bon article de Stephen Menn de McGill university au
Canada (mais peut-être bientôt à Berlin). Le songe de Scipion est la fin solennelle de la
République. Tandis qu’une assez grande partie du texte de la République n‘a été redécouverte
qu'au 19ème siècle sous la forme de palimpseste, le songe de Scipion a toujours été connu
parce que Macrobe, auteur néo-platonicien de l’antiquité tardive, en avait écrit un
commentaire qui contenait le texte même. Il est peu étonnant que Macrobe ait aimé ce texte:
le songe de Scipion est plus platonicien que d’autres textes de Cicéron dont le choix de
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philosophie dépend du contexte. On voit cela clairement vers la fin du texte Cicéron décrit
l’âme comme une entité qui se meut soi-même. Le passage est pratiquement une traduction
d’un passage du Phèdre de Platon (environ 245), tandis que Cicéron sait probablement,
qu’Aristote avait vu des problèmes énormes dans cette thèse et avait adopté une solution très
différente de celle de Platon: celle du moteur immobile dont j'ai parlé ici l’année dernière.
Bien que Cicéron admirait (?) la philosophie grecque, le songe de Scipion a une ambiance
100% romaine. Qui rêve? Scipion le Jeune, qui détruisit (?) Carthage en 146 avant J.C.
Quand ? Pendant la nuit qui suit une longue discussion sur la politique. Qui rencontre-t-il ?
Son propre père et grand-père. Ce dernier est Scipion l’Ancien, qui a vaincu Carthage vers la
fin du 3ème siècle avant J.C. L’environnement politique n’est donc pas l’Athènes
démocratique de Socrate, mais la Rome républicaine des grandes familles nobles qui est en
train de périr lorsque Cicéron écrit le livre. Il est étonnant que le soldat Scipion le jeune pleure
beaucoup; cependant, il faut admettre que ce qui lui arrive est extraordinaire (comme cela
arrive couramment, il ne se rend pas compte qu’il rêve). se trouve-t-on ? Difficile à dire
(c'est un rêve). Au début dans un „lieu élevé, semé des étoiles, resplendissant de clarté“ (trad.
Liez), d’où on peut voir Carthage d’en haut; plus tard, évidemment beaucoup plus loin, près
de ou même sur la voie lactée. Scipion l’Ancien a un but. Il veut instruire son petit-fils „pour
animer [s]on zèle à l'égard de la patrie“. Ce qu’il veut lui dire c’est que „le dieu suprême“
(princeps deus) aime les républiques et a donc établi „une place fixe et marquéede sorte qu‘
„un bonheur éternel attend au ciel ceux dont les travaux ont conservé, soutenu, agrandi la
république“. Car les âmes survivent la mort de ces prisons que sont les corps, dont il vaut
alors mieux se libérer. Scipion envisage de se tuer tout de suite, mais son grand-père indique
que la vie éternelle sur la voie lactée n’est que le prix du travail sur terre. Évidemment, il
connaît bien le Phédon de Platon.
Les étoiles sont plus éclatantes que Scipion le Jeune les connaissait (peut-être parce qu’on
se trouve dans l’éther?). Scipion le Jeune s’étonne: La terre est petite. Cela mène à ce que
Sigmund Freud nous a appris à appeler narzisstische Kränkung - l'humiliation narcissique:
[C]ette terre elle-même se montrait alors à moi si petite, que j'avais honte de notre empire, qui ne
couvre qu'un point de sa surface.
Scipion dirige le regard de son petit-fils vers la mécanique céleste. Nous obtenons une
description détaillée de l’astronomie de Cicéron qui est, en principe, encore celle du Timée. Il
y avait eu d‘autres théories astronomiques, parmi elles l’astronomie héliocentrique
d’Aristarque de Samos; mais elle ne fût pas acceptée à cause du problème de la parallaxe des
étoiles fixes. Cicéron appelle la sphère même des étoiles fixes le „summus deus“ (dieu
suprême), ce qui, a mon avis, n’a pas l’air platonicien; est-ce stoïcien? Je n’en suis pas sûr.
Puisque la terre est immobile, cette sphère tourne très vite: une rotation entière par nuit. Les
planètes, le soleil et la lune tournent en direction opposée et plus lentement. Le soleil est roi et
chef des planètes, mais on dirait qu’il est un peu inférieur au dieu suprême. Il y a une
hiérarchie politique par rapport aux corps célestes. Scipion entend l’harmonie des sphères,
bien connue du Timée, mais aussi de beaucoup d’autres sources. J’aime bien la manière dont
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Cicéron explique pourquoi, normalement, on n'entend pas la musique harmonieuse produite
par la rotation des différentes sphéres astrales (trad. Liez):
[A] cet endroit appelé Cataractes, le Nil se précipite des montagnes les plus, élevées, le bruit
épouvantable de sa chute a rendu sourds tous les habitants. Cette prodigieuse harmonie, formée par
le mouvement rapide de tout l’univers, est telle que votre oreille n’est pas capable de l’entendre [...]
Au début du paragraphe 20, nous trouvons Scipion le Jeune regardant en bas de nouveau.
Scipion l‘Ancien n'est pas enthousiaste, mais saisit l’occasion d’apprendre à son petit-fils que
la terre est vraiment si petite, à savoir sa taille apparente est une représentation adéquate de sa
valeur. La question rhétorique correspondante fixe l'ordre du jour pour la leçon suivante: Est-
ce que la célébrité dans le discours des hommes et la gloire valent vraiment la peine de
chercher? Non, il est clair que gloria (la gloire) est purement extérieure, Schein, doxa. C'est ce
que l'on pourrait même atteindre sur la base d'un faux compte-rendu d'actes héroïques ou en
remportant le Tour de France sans se faire attraper. La virtus peu près: la vertu) n'est même
pas une condition nécessaire pour gloria. Bien sûr, il arrive également qu'on la mérite.
La leçon a deux parties, l'une qui se rapporte à l‘espace et la seconde qui se rapporte au
temps.
La première moitié de l'argument spatial rappelle un peu le mythe final du Phédon. Ici,
cependant, la question de la parabole ne se pose pas. En outre, la qualité de l’atmosphère ne
joue aucun rôle. La terre est habitée seulement en quelques petits endroits. La plupart de sa
surface est couverte d'eau, de marais et de déserts. Ces petites tâches d’habitation humaine
(quasi maculis, §20) sont isolées les unes des autres. Aucune gloria pour vous n'est à attendre
de la réputation parmi les antipodes, les habitant de l'autre hémisphère, parce qu'ils ne sauront
jamais rien de vous. L'Empire romain ne comprend qu'une petite partie de l'hémisphère nord
(parva quaedam insula, §21). Les zones climatiques séparent les hommes: la zone de climat
modéré de l’hémisphère nord est séparée de celle de l’hémisphère sud par un désert
intolérablement chaud.
La deuxième moitié de l'argument spatial est que, même dans l'hémisphère nord aucun
nom romain ne sera jamais connu de l'autre côté du Caucase ou du Gange. Le Caucase, se
trouve en Extrême-Orient; ce n'est pas le Caucase d‘aujourd‘hui, mais plutôt l'Himalaya
occidental, à peu près en ligne avec le Gange. Quoi qu'il en soit, dans l'espace, il n'y a aucun
espoir de propagation de sa gloria plus largement que ce qui a déjà été décrit comme quasi
punctum (ce qui n'est guère plus grand qu'un point).
L'argument temporel est le suivant: Même ces personnes qui parleront de vous ne le feront
pas longtemps (diu), au moins pas longtemps du point de vue pertinent, à savoir celui de la
Voie Lactée, c'est à dire même pas pour une année astronomique d’environ 10.000 ans, durée
qui est ensuite calculée en détail.
A cet argument, Cicéron ajoute la pensée suivante: A cause de l’asymétrie du temps, ce
que l’on fait ne peut jamais être connu chez les hommes qui vivaient autrefois; alors un très
grand nombre d'hommes n'en saura jamais rien. L’argument est étonnant, parce que. à
première vue, il semble plus bizarre que les autres, mais peut-être qu'il est plus profond.
Quant au passé, l’obstacle n’est pas contingent, mais logique (au moins du point de vue de la
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