ET LA CROISADE

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L-il.L-\.lVlr.Dl ~ V.l~
ET LA CROISADE
Actes des quatrièmes journées rémoises 27-28 novembre 1987
publiés sous la direction de
Yvonne BELLENGER et Danielle QUÉRUEL
Alfons BECKER
(Université de Mayence)
URBAIN 11, PAPE DE LA CROISADE
Dans l'historiographie moderne, Urbain II, deuxième pape français
(après Silvestre II, précédemment Gerbert d'Aurillac, archevêque de
Reims), commence depuis peu à sortir de l'ombre de son plus célèbre
prédécesseur, Grégoire VII, pour sc révéler comme un personnage historique de premier rang ct de très grande importance; depuis une vingtaine d'années environ, la recherche historique s'intéresse plus particulièrement à lui sous de multiples aspects.
Le temps d'Urbain II. la deuxième moitié du XI" siècle, est un grand
tournant dans l'histoire médiévale. la transition du Haut Moyen Âge au
Moyen Âge classique, une époque de profondes transfonm;tions de la
société, de développements multiples, d'un essor général dans presque
tous les domaines de la vic (intellectuelle ct sociale, religieuse ct politique, spirituelle ct matérielle). L'un des grands mouvements historiques
de cette époque fut la réforme dite grégorienne qui, par sa conception
de l'Église ct de la société, contribua fortement il ces changements.
Pour situer ct apprécier la position d'Urbain II dans cette évolution
historique, on peut dire sans exagération que cc fut grâce à son action,
pendant les onze ans ct quatre mois de son pontificat (1088-1099), que
l'œuvre de Grégoire VII ne resta pas un épisode sans lendemain, une
politique vouée à l'échec avec la mort de cc pape en cxil, il Salerne, en
1085. C'est Urbain II qui, en défendant l'héritage de Grégoire VII, a
rendu possible la percée historique de cc grégorianisme médiéval, tout
en le modifiant ct en le développant. En cette année de commémoration
capétienne', on rappcllerait volontiers quc ce fut Urbain II qui, en 1089,
accorda un privilège authentique il l'archevêque de Reims, lui assurant
le droit exclusif de couronner le roi ct sanctionnant ainsi explicitement
], Le colloque olt prit place cette
capétien.
communic,llion
il
cu lieu en 1987, année ùu millénaire
10
ALFONS BECKER
L1ne très ancienne tradition rémOlsc qui, par la suite, sc maintiendra
jusqu'au X1X C sièclc 2.
Dans le cadre du sujet général dc ces journées, je me limiterai à
présenter Urbain II uniquement comme « papc dc la croisade », ct il
n'est pas sans intérêt d'évoquer le souvenir de cc Champenois, initiateur
de la croisade, ct d'esquisser très succinctement l'idée de croisade telle
qu'il l'a développée lui-même - même s'il n'est pas possible de s'attarder sur ses activités ni sur les événements, bien connus par ailleurs. En
étudiant les bulles ct les lettres d'Urbain II, on peut observer l'évolution
de son idée de croisade, dont les éléments essentiels ct caractéristiques
apparaisscnt déjà dès le début de son pontificat, en IOkk. Et il y a cu
dans sa vic ct dans sa carrière, avanl1088, des expériences personnelles,
des impulsions, qui ont sans doute contribué à la formation ct au développement chez lui de l'idée de croisade.
Tout d'abord - ct tout naturellement - par son origine noble et
sa jeunesse vécue dans Lille famille noble ayant sans doute clIc-même de
multiples relations avec la noblesse champenoise, il acquit ct garda pour
toujours une connaissance et une compréhension particulières de l'aristocratie féodale, de sa mentalité, de ses aspirations et de ses problèmes.
La croisade, dans l'idée que s'en faisait Urbain Il, est l'affaire de la
noblesse, des ducs et des comtes, des seigneurs, des chevaliers. des
« rni/ites », comme il le dit lui-même·"\,
Quant il son origine, il semble que l'on ne puisse guère dire plus
que ccci: Urbain Il, qui, avant de devenir pape, s'appelait Eudes, ou
Odon, descendait d'une famille noble ayant des propriétés il Binson.
Son père, probablement seigneur de Lagery et sans doute vassal du
comte de Champagne, possédait vraisemblablement le village de Binson, et certainement l'église Saint-Pierre, comme le prouve une bulle
d'Urbain II du 20 mars 1096 pour Saint-Pierre de Binson (prieuré clunisien) que le pape possédait encore par héritage". On peut supposer
qu'Odon est né plutôt à Châtillon-sur-Marne qu'à Lagery, ct que la date
de sa naissance se situe autour de 1035.
2. Buile adressée li l'archevêque Renaud de Reims. le 25 décembre 1089. Jaffé-Loe\\'enfckL
Reges{a /'olifijiC/lII/ ROII/al/omll/ J, Leipzig 1885. réimpression Gral. 1956, n° 5415 (cit. JL), éd.
l"vlîgne, Pa/mlagia Ltllil1u, vol. 151 col. 309 (cil. i"v1igl1e PL). - Pour l'histoire d'Urbain IL voir A.
Becker, Papst Urban II. (1088-1099j, 1: !-ll'rklflljt ul/d kirchliche Laujbahll, der Fap.,·{ IIlId die
lareillische Chrisfcnheft, Stuttgart 1964 ~ JJ : !Jer PI/pSI, die gricchtsche ChriSlenheillll/d d('r Krellz::ug, Stuttgart 1988. Schriften' der Monuillenta Gennaniae Historicn 19,1-11.
J. Lettre aux moines de l'abbaye de Vallombrosa (oct. 10(6) : " Nos cllim ad han!" cxpcdiliOI/CI/I mililulII a/limos il/Sligill··ill/II.>", qui anl/is sllis SaraCCIiOrl/lIl jl'rùmclI/ dccliI/arc el christi{/no·
rl/m (ecc!csias) possif1lliberrari pri.lïùlc rC.lïilw'/"(' ". P. Kehl'. Rr'gCSIII POlllijïcllm ROlllanonllll, I/(!lia POl/lifiCill JlI, Berlin 1908, p. 89. Il'' 8 (cit. Il. Pon!.). éd. R. Iliestand. Fomrhcitel/ :;/1111 Oriens
POlllificil .. s III, Abhandlullgen der Akademie der Wisscnschaftcn in (;ôttingcn. Philologisch-Historische f..;.lasse. 3. Foige N~·. 136. Ciüttingen 19R5. p. RR. n" 2.
4.
JL 5621, Migne PL 151,450.
URBAIN IL PAPE DE LA CROISADE
JJ
En 1055, Odon de Châtillon apparaît comme grand-archidiacre à
Reims - le personnage le plus important après l'archevêque dans le
gouvernement de l'archevêché. Le 1" octobre 1055, en effet, l'archidiacre Odon figure comme témoin dans l'acte final d'un procès entre l'archevêque Gervais de Rcims ct le comte Manassc de Porcien; ce document est d'autant plus intéressant qu'il contient la premièrc mention
datée avec certitude de la ligesse (ligia fielel;tas et homo figius) ; quarante ans plus tard, au concile de Clermont en 1095, Urbain II, comme
législateur de la réforme grégorienne, fera interdire aux ecclésiastiques
de prêter hommage lige aux laïcs, étape très importante dans l'évolution
de la querelle des investitures'. Après 1067, Odon de Châtillon fut pendant une dizaine d'années d'abord moine, puis Grand Prieur à Cluny cette fois le personnage le plus important après l'abbé dans l'administration de la grande abbaye bourguignonne. A l'occasion d'une querelle
entre Cluny et l'évêque de Mâcon, le Grand Prieur Odon fut envoyé en
1079 à Rome pour représenter son abbaye auprès du pape Grégoire VII
qui le garda dans son entourage et le nomma (en 1(80) cardinal-évêque
d'Ostie, à la tête du collège des cardinaux: une fois de plus, on le voit
dans une position éminente. Le 12 mars 1088, au cours d'une grave
crise de la papauté et de la réforme grégorienne, Odon de Châtillon fut
élu pape et prit le nom d'Urbain II.
Au cours de sa carrière ecclésiastique, le futur initiateur de la croisade avait fait connaissance du mouvement de la Paix et de la Trêve de
Dieu dont il avait été témoin en Champagne et en Bourgogne. Ce mouvement de la Paix contribua, à plusieurs égards, à préparer mentalement l'esprit de croisade d\ll1e part, c'était la condamnation, comme
crimes et péchés, de toutes les guerres privées et les violences désordonnées de l'époque; d'autre part, c'est la reconnaissance d'une valeur
morale de l'action militaire, dans la mesure où elle s'exerce au service
de la paix ct cie la justice, et pour la défense et la protection de la population ct des églises. Plus tard, comme pape, Urbain II renforcera ce
mouvement de la Paix, ct spécialement la Trêve de Dieu, par les clécisions de plusieurs de ses conciles, surtout celui cie Clermont en 1095, au
moment même où il proclamera la croisade ll .
De façon générale, en cc siècle où il y eut un nouvel essor cie la
noblesse et spécialement cie la chevalerie, c'est l'Église qui se charge cie
5. Acte du procès dc lOS;'): Reims. Bibl. municip. Ms. 15fol. 2'. G. ivl<1l"lot. MClmpolis
Remcl/sis His/oria, fi, InsuIis 1679, p. 113. ~ .., Décret du concile de Clermont 1095 : cano 17 ct 9.
G. D. MansÎ, Sacrorum cOl/cilimlf/1I 110\'(/ CI ompfissÎlI/iI coltt'Clio, Florencc-Venise 1759 sq., vol.
XX. col. 817 ct 906. (cit. Mansi 20) : - R. SOll1crvillc. The COllllci/,\" of l/rh{jll fi, vo!. 1 : DecrcllI
C1aroIJ101lfensi(l, Annuariulll Historiac COllciliorUIll, Supplemcllium (, Amsterdam 1972. cano I.'i
ct 39. p. 78 ct 82.
6. Décrets des conciles dc l'vlcllï. 1089 (JI. J. 664; IL Pont. 8, n N" *' 71), de Troia, 1093
(çarl. 2, M,lflSi 20, 7(0), de Clermont. 1(}95 (j\·1allsi 20. g16 ct 912 : R. Somcrvil1c. Counci/s of
Urban JJ (voir Ilote 5). p. 73-74. lOg. 124).
12
ALFONS BECKER
l'éducation morale dc la noblesse guerrière et contribue essentiellement
à l'élaboration d'un idéal de vie pour cette aristocratie belliqueuse. Au
fur et à mesure que l'attitude de l'Église à l'égard des" be//atores "
évolue, se dégage l'idée que le laïc noble ou chevalier peut obtenir la
« remissio peccator1l111 » et faire son salut non seulement en s'abstenant
de toute violence, en renonçant aux armes et même au siècle (en se
faisant pèlerin ou moine), mais également en maintenant sa conduite de
vic noble, en gardant ses armes, ses tâches et ses activités militaires, en
remplissant désormais les devoirs de son état de laïc porteur du glaive.
Mais il y a plus: à Reims comme à Cluny, Odon de Châtillon put
observer de nombreux départs pour l'Espagne de nobles et de chevaliers
français, animés par le désir d'aider à la reconquête chrétienne, mais
aussi poussés par l'esprit d'aventure et l'intention d'acquérir gloire,
" !zonor ", et de faire fortune. Ainsi, en 1064, de nombreux seigneurs ct
chevaliers français, surtout d'Île-de-Francc et dc Champagne, participèrent à la reconquête de la ville de Barbastro par le roi d'Aragon ct les
comtes catalans. Peut-être Odon connaissait-il personnellement l'un de
ces turbulents seigneurs venus de sa patrie champenoise, le comte Ebles
(Ebolus) de Roucy qui, au début des années 1070, prépara une grande
expédition en Espagne, en liaison avec les papes Alexandre II ct Grégoire VIP. Ensuite, à Cluny, le Grand Prieur Odon prit connaissance
des relations que la grande abbaye entretenait avec l'Espagne ct les dirigcants de la reconquête chrétienne à laquelle participaient d'ailleurs de
nombreux nobles de Bourgogne. De plus en plus, la guerre contre les
musulmans, la reconquête chrétienne, semble être, pour le laïc noble,
l'occasion idéale et le moyen le plus idoine de faire son salut. Les papes
même, Alexandre II et Grégoire VII, déclaraient cette guerre méritoire
devant Dieu. En Italie enfin, Odon vit d'autres formes de reconquête
chrétienne: l'activité des villes, surtout de Pise et de Gênes, avec leurs
entreprises hardies contre les musulmans en Sardaigne et en Corse, et
même en Afrique du Nord comme lors de la victorieuse campagne des
Pisans et dc leurs alliés contre Mahdia, au sud de Tunis, en 1087 exploit qu'un poème héroïque pisan contemporain (une chanson de
gestc : Cormen Pisano/"Um) entoura d'une atmosphère d'héroÏsmc et de
religiosité, en un mot: de guerre sainte. En 1096, Urbain II incita justement ces deux villes de Pise et de Gênes à participer à sa cro.isade s
7. Barbastro: A. Fen"ciro. «The siege of Barl)(\stro 1064-65 : a rcasscssmcnt ». JOl/ma! of
Medie\'al Hisrol)' 9. 1983. p. 129-144. - Comte Eblcs de Roucy: H. Moranvillé, Origine de la
/liaison de !?all1cmjJt·!?o/./cy, Bibl. Ecole de Chartres 86, 1925. p.168-184 : A. J-'Iiche, Le règne de
PhiiljJpe ]"', Paris 1912, p. 319. 327 st.].
8. Carmen Pislllloml11 : G. Scalia. " Il carme Pisano sull'irnpfcsa contro i Saraccni dei
1087", Studf di fil%gia rOl/llll1za offerli {/ Sill'io PeffegrinÎ, Pandu3 J971, p. 565-627; B.E.J.
Cowdrcy, «The Mahdia campaign of 1087. « 7he Eng/ish His/oriea/ f?evicl1' 92, 1977, p. 1-29 ..
Urbain II. Pise (It. Pont. 3. p. 359, N" * 23) ct Gênes (JL 5651 *, Il. Pont. 6, 2, p. 323 N°'~ 5):
C. Imperiale di Sant'AngeJo. Codiœ dip/oll1atico del/a rcpubblica di GenOl'tI /, Roma 1936, p. JO,
n" 6.
URBAIN Il, PAPE DE LA CROISADE
Un autre mouvement d'expansion européenne en Méditerranée sc
présentait alors comme une reconquête chrétienne: la conquête de la
Sicile par les Normands, conquête que Robert Guiscard avait entreprise
(depuis les années 1060) ct que le Comte Roger 1" continua ct termina
vers 1091. Dans l'historiographie normande, dans les bulles pontificales
ct les chartes normandes accordées aux églises siciliennes, les événements, les actions ct leurs motivations sont présentés comme voulus,
inspirés ct dirigés par Dieu. comme une reconquête de terres chrétiennes, comme une guerre pour le rétablissement de la religion, pour la
libération ct la restauration des églises. On remarquera que tout cc
mouvement d'expansion et de reconquête était, comme le sera plus tard
la croisade, J'œuvre de forces régionales - villes, noblesse ct chevaliers - ct sc passait entièrement sans l'empereur dont c'étaît pourtant
la tâche de lancer ct de diriger cette action. Mais cet empereur. en l'occurrence Henri IV d'Allemagne, fut même exclu intentionnellement
d'une entreprise militaire en Orient que Grégoire VII se proposa de
faire en 1074°. Le pape voulait, à la tête d'une grande armée, porter
secours à l'empire byzantin menacé par les Turcs ct marcher jusqu'au
Saint-Sépulcre, tandis que l'empereur devait, lui, rester en Occident
pour protéger l'Église Romaine - renversement des rôles à la fois étonnant ct significatif. Plus tard, la croisade sera l'œuvre, non de l'empereur, mais du pape, et, en principe, le restera.
Sans prétendre traiter ici la question de l'attitude ct de la doctrine
de l'Église ct des papes du XI" siècle au sujet de la guerre, je voudrais
seulement signaler le fait qu'à l'époque d'Urbain II il y avait une catégorie de guerre qui ne suscitait ni doute, ni réserve, ni critique, ni scrupule, une guerre qui ne semble avoir posé aucun problème d'ordre théologique, moral ou canonique: c'était la reconquête chrétienne et, plus
tard, la croisade.
Comme la reconquête, la croisade apparut comme la guerre juste
par excellence, voulue ct dirigée par Dieu lui-même, Le combat, ici,
n'exigeait pas l'imposition d'une pénitence comme c'était le cas pour les
autres guerres, mais devenait lui-même acte de pénitence ct garantissait
le salut du combattant. Cctte idée extraordinaire de gucrre sainte, on
peut la voir se préciser dès 1088 dans les bulles qu'Urbain II a adressées
il des évêques, rois, comtes et villes, en Espagne, en Italie, en Sicile,
c'est-il-dire dans les zones mêmes de la reconquête chrétienne du XI'
siècle. Dans une vingtaine de documents environ, on peut voir se développer cc que l'on a appclé " la théologie de la Croisade », sans encore
la définir lO Mais, il faudrait plutôt dire qu'il s'agit d'une théologie de
9. Lettres de Grégoire VII. de février il déccmbre 1074, danssol1 registre L 46, 49. 72. Il, 3.
31, 37, éd. E. Caspar. Gregorii VIl Regismoll Lih. /·/V, A1ollumel1la Germani(/(' I1ÎslOrÎ("(I, Epi.l'to{al' se/l'clae, t0111. II, fasc. 1, Berlin 1955 p. 69-sq., et la lettre de Grégoire VII, JL 4911.
10. J.A. I3rundage, Medicva{ Cimon II/l\' al/d the cru.\"(u!('r, London 1969, p. XVII: ({ There
is [ ... Ino adeqllate trealmenC or anylhing approaching Olle. of Ihe Iheology of the crllsades ».
14
ALFONS BECKER
l'Histoire: le pape donne une interprétation théologique de l'histoire
contemporaine, et il en indique les conséquences morales qui s'imposent aux chrétiens du XI" siècle,
Les traits fondamentaux de cette interprétation apparaissent dans
un privilège qu'Urbain II accorda à l'archevêque de Tolède en 1088",
L'histoire de Tolède sert d'cxemple :
- la grandeur et la splendeur de l'église de Tolède dans les tcmps
anciens sont tout d'abord évoquées;
- mais, poursuit le pape, à cause de la multitude des péchés du
peuple, cette ville fut eonquise par les Sarrasins et la liberté de la religion chrétienne fut anéantie il tel point qu'il Tolède, il ne put plus y
avoir d'évêque pendant 370 ans, L'indication chronologique nous
ramène en effet au VIII' siècle, vers 718, moment de la conquête de
l'Espagne des Wisigoths par les Arabes,
- De nos jours, cependant, déclare ensuite Urbain Il, (et c'est le
troisième aspect de cette évolution), Dieu, dans sa miséricorde, s'est
penché vers son peuple et, après l'expulsion des Sarrasins grâce à l'ardeur du très glorieux roi Alphonse et par l'effort du peuple chrétien, la
ville de Tolède a été rendue à la juste domination des chrétiens,
- Enfin, le pape, en répondant à cette grâce et à cette miséricorde
de Dieu et en coopérant à l'œuvre divine, peut, en vertu du pouvoir de
l'Église Romaine, restaurer l'ancienne autorité de l'église de Tolède,
dans la joie ct la gratitude envers Dieu, qui, de nos jours, a daigné
A partir de 109!, avec une bulle d'Urbain II à l'archevêque de Tarragone) ce schéma de l'histoire du salut, avec son alternance d'époques
de grâce, de punition, puis de misérieorde divine et, par conséquent,
l'alternance d'époques d'essor et de prospérité, de misère et de ruine,
puis de reconquête et de restauration, est expliqué par une citation du
2' Livre de Daniel (livre II, chap, 21) : " Deus qui transfert regna et
mutat tempara ", c'est Dieu qui transfère les règnes ct qui change les
tempsi2, C'est sur cette idée d'inspiration biblique de la " Trans/atio
Regni" qu'Urbain II fonde son interprétation théologique de l'histoire
contemporaine, et c'est par cette idée qu'il justifie la reconquête chrétienne, Le pape ne cesse de le répéter: c'est maintenant que Dieu, qui
dirige l'Histoire, transfère, ou plutôt re-transfère, des païens aux chrétiens, le" règne », la domination; c'est cie nos jours que Dieu aecomplit
le ehangement d'époque, c'est maintenant qu'a lieu le grand tournant
historique voulu par Dieu, La devise" Dieu le veut» est déjà là, longtemps avant la fameuse acclamation de Clermont. Mais Dieu veut que
les hommes, les chrétiens, coopèrent activement à son œuvre; il appelle
Il, JL 5366, Migne P. 151,288; D. Mansilla, La dOCUmeflladÔII ponl/fida hastall1J1ocencio
1/1 (965-1216), MOllumcnla Hispaniac Vaticana, Seccion Registros I, Roma 1955. p. 43, n" 27.
12, JL 5450, Migne P. 151,332 : D. Mansilla, J)oclimel1faciôn J, ,J,50, n" 32.
URBAIN II, PAPE DE LA CR01SADE
15
ct inspire des princes chrétiens, il se sert des forces ct de la vaillance du
peuple chrétien, du " populus christianlls " qui doit exécuter la volonté
divine ct réaliser la reconquête. L'idée des hauts faits de Dieu accomplis
par les hommes, par les chrétiens, apparaît très tôt chez Urbain II, longtemps avant la Croisade.
Dans l'alternance des époques de l'histoire du salut, c'est donc
maintenant (" nostris temporibus ,,) l'époque de la miséricorde divine;
la notion de miséricorde sc rencontre très souvent dans les textes de la
reconquête ct de la croisade. Mais, à la miséricorde de Dieu, doit correspondre l'esprit de pénitence chez les hommes. Pour Urbain II, l'esprit de pénitence ct de conversion doit dominer pour que la reconquête
puisse se faire « in pcnitentiam el remissionern (et ahso/utionem) peccatomm N ... , comme pénitence ct pour la rémission des péchés.
Il y a, dans les exhortations du pape à la reconquête comme dans
ses appels à la croisade, une commutation de pénitence :
- à la place d'une pénitence traditionnelle (actes d'ascétisme,
pèlerinage, renoncement aux armes, etc.), c'est l'action guerrière ellemême qui, (avec tous ses sacrifices et toutes ses souffrances) devient
acte de pénitence;
- et l'action militaire, mais uniquement dans le cadre de la reconquête ct plus tard dans le cadre de la croisade, est pour lelaïc (le " miles,,) un moyen sûr de faire son salut. Dans une lettre adressée aux
comtes de Barcelone, d'Urgel et de Besahi, à l'épiscopat et à la noblesse
de Catalogne en 1089, où il établit une relation étroite entre reconquête,
pénitence et rémission des péchés, Urbain II met pour ainsi dire pèlerinage et reconquête sur un pied d'égalité, en donnant déjà sa préférence
à la reconquête: à ceux qui ont l'intention de faire un pèlerinage à
Jérusalem ou ailleurs, il conseille d'employer plutôt pour la reconquête
de Tarragone toutes les forces et dépenses qui auraient été nécessaires
pour le pèlerinage. Et iIlcur promet la même indulgence que celle qu'ils
auraient méritée par leur pèlerinageJJ.
En 1096, dans un appel à la reconquête adressé aux comtes catalans, Urbain II établit une équivalence absolue entre la reconquête ct la
croisade; et, en 1098, dans une bulle adressée à l'évêque de Huesca, le
pape définit de façon très frappante cette égalité absolue, cette unité
même de la reconquête et de la croisade en résumant l'essentiel de sa
pensée dans cette phrase: " Nos/ris siquidem diebus Deus in Asia Turcos, in Europa Mauro.l' christianorum viribus debellavi/ ... »(car, de nos
jours, Dieu combat par les forces des chrétiens, les Turcs en Asie, les
Maures en Europe)".
13.
JL 5401, Migne PL 151,302 ; D. Mansilla, Documcn!aôôn J, p. 46, n" 29.
Lettres aux comtes catalans, juillet 1096 : P. Kchr, Papslurkundell in Spanieu!, Katalanien 2, Abhand!ungcn der Gescllschaft der Wissenschaftctl zu Güttingcn, ncuc Folge 18. 2, Berlin
1926, p. 287 11°23 (Pro TarraconCllsi llrbc) ; L. J. McCrank, Restauration and /"cconqllesi in 1/1edù',
14.
16
ALFONS BECKER
" 1/1 Asia Turcos" : c'est le deuxième front qui s'est ouvert depuis
1095 : l'Orient chrétien, Et cet élargissement vers l'Orient fut causé, on
le sait, par l'intcrvention de Byzance. Dès le début de son pontificat,
Urbain II s'était tourné vers l'Est, vers Byzance. Il voulait alors, en
1089, ranimer l'ancicnne unité de l'Église latine et de l'Église grecque
qui, au cours d'une longue évolution historique divergente, s'étaient
beaucoup éloignécs l'une de l'autre. Il est important de retenir que,
malgré la rupture de 1054 entre Rome et Constantinople, il n'y avait
pas encore de schisme. Mais l'entente ecclésiastique désirée par
Urbain II ct la confirmation officielle de l'unité gréco-latine ne purent
pas se réaliser. Ce qui restait, depuis 1089, c'étaient de très bonnes relations entre le pape ct l'empereur byzantin, Alexis 1" Comnène; c'est
au pape Urbain II qu'Alexis 1'" demanda, à plusieurs reprises, de l'aide
militaire pour Byzance. L'empire byzantin se trouvait alors dans la
nécessité de sc défendrc contre des envahisseurs dangereux: au nord,
les Petchenègues, au sud, les Turcs. Urbain II put lui procurer plusieurs
fois l'aide militaire sollicitée, c'est-à-dire l'envoi de mercenaires occidentaux pour llarméc byzantine.
C'est l'une de ces demandes byzantines, celle de 1095, qui fut la
cause directe du déclenchement de la croisade. L'ambassade byzantine
qui sollicita cettc aide devant le concile d'Urbain II à Plaisance eIl mars
1095 fit état de terribles menaces pesant sur l'empire chrétien et de l'insuffisance désespérante de ses moyens de défense. Mais, à ce moment,
Byzance n'était plus soumise à la nécessité vitale d'une défense pénible
et pouvait même envisager, au moins en Asie Mineure, une politique
de reconquête. Nous ne savons pas si Urbain II se rendit bien compte
de cette situation. Toujours est-il qu'après avoir incité" beaucoup de
monde» à s'engager par serment de fidélité à entrer au service de l'empereur byzantin ct à lui porter secours,« fidelissimum adjutorium »15, il
partit pour la France pendant l'été 1095, ct, en novembre 1095, ce fut
l'appel de Clermont.
C'est pour la libération des églises et des frères de l'Oricnt chrétien,
pour la libération de Jérusalem, la ville sainte, c'est pour la reconquête
et la restauration dcs églises orientales qu'Urbain II lancc l'appel à la
croisade"'. Au lieu de Tolède ou de Tarragone, de Syracuse ou de
l'al Catalollia : The clwrch and principalily of Tarragol1(/ 971-1/77, PhiL Diss. Univ, of Virginia
1974 (Uni\'. iv1icrofilrns International Ann Arbor, Michigan-London 1981), p. 263 sq. _. Bulle
pour l'évêque de Huesca, du Il mai J()98 : JI., 5703, Migne, PL 151. 504 ; A. Duran Gudiol, La
igfesia de Aragon dUraI/le los reillat/os de Sal1cho Rami}"ez y Pedro 1 (1062-/ /(4), Publicacioncs dei
Institulo EsparlOl de Esludios Eclcsiastlcos en Roma. MOllografias 6. Roma 1962, p. 192. nn 20.
15. BCll10ld de Constance, chronique a. 1095. Monlllll{'l/!a Gel'l/u1I1iae !lis/orica, Scriptores
5 (réimpression Stuttgart 1985) p. 4ô2.
16. Concile de Clermont (can. 2, 8, 9). Mansi 20, 816 ct 902 ; R. Somerville, COUllcil,l" of
Urbal/ 11. p. 74 ct J24. -" Urbain Il, Lettres adressées aux Flamands (JL 5(08) cl aux Bolognais
(JL 5(70). H. Hagenmeycr. Die Krell::.zugsbriefe, Inl1sbruck 1901. réimpression Hildeshcim-Ne\v
York. Ci. OIr11$. 1973. N° li-IiI, p. 136-137; lettre aux moines de l'abbaye de Vallombrosa.
R. Hiesland (voir note 2) p. 88. n" 2.
URBAIN II, PAPE DE LA CROISADE
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Catane, apparaissent maintenant dants les textes Jérusalem et les autres
églises orientales, A ce moment, la croisade n'est dans l'esprit d'Urbain
11 rien d'autre que le mouvement de reconquête ct de restauration
transféré de l'ouest ct du centre de la Méditerranée à l'est méditerranéen.
Comme l'était jusqu'alors la Reconquête, la croisade est donc l'œuvre que Dieu accomplit par les chrétiens, Gesra Dei l'cr Christianos, Dix
ans plus tard, Guibert de Nogent reprendra l'idée d'Urbain II endonnant à son histoire de la première croisade le titre célèbre de « Gesta
Dei per
Franc().~· »17.
17. Guibert de Nogent. Gesla [)ei pel' Franco,l', Pracfatio, Recueil des J-listoriens de.I' Croisades, Historiens Occidentaux t. IV, Paris 1879. p. 121.
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