visas en règle et ne transportent que très exceptionnellement des produits illicites. Plus
fondamentalement, le monde qu’ils ouvrent à l’exploration et au regard n’est pas un monde de
police et de normes, de brutalité aveugle, mais, dans sa part politique, un monde
d’arrangements et de négociations, de bakchichs et de corruption. Economiquement, leur
monde n’est pas non plus un univers d’exploitation et de soumission voire d’esclavage, mais
un monde d’appétit et de frénésie consommatoire, de désir de richesse et d’argent fluide.
C’est également un monde d’entrepôts et de supermarchés, d’hôtels, de bars et de marchés de
rue, mondes urbains de la liberté du commerce, où règne cet esprit mercantile qui, même si les
économistes libéraux en ont fait trop vite un fondement théorique de l’équilibre et de la vertu
libérale, est démesure, fait de transgression et de virtuosité picaresque, et souffle sur la place
du marché depuis son émergence à l’aube des temps capitalistes (Henoschberg M, 2001).
La plupart des chercheurs, anthropologues et géographes surtout, qui se sont penchés
sur le phénomène, y sont arrivés en suivant des parcours et des routes migratoires. Ils l’ont
fait dans la perspective de mettre en évidence une double mutation : d’une part la
transformation du projet migratoire en projet circulatoire, la grande mue du migrant en
navetteur (Faret L, 2003), d’autre part la substitution de l’entrepreneur ethnique, y compris au
sens schumpéterien du terme, porteur de déconstructions radicales, au salarié migrant dominé
(Ma Mung E, 1994). C’est le grand mérite des travaux menés par ces anthropologues et
géographes dans les années 90 que d’avoir mis à jour ces transformations et déplacé alors
considérablement les débats sur le statut de l’étranger dans les sociétés occidentales, enlisés
dans la gnose nationalo-identitaire de l’intégration politique (Costa-Lascoux J, 2006). Mais
parfois non sans succomber aux démons d’une apologie romantique de la ruse et de
l’intelligence des petits, des vertus de la débrouille4. Ce qui génère alors une double illusion,
l’une qui consiste à croire que ces parcours et ces activités, comme l’effervescence marchande
dont ils participent, ne produisent rien d’autre que des constructions individuelles nomades et
déterritorialisées5. Les nouveaux migrants seraient doublement affranchis : des sociétés
4 Le thème de « la mondialisation par le bas », traité comme tel par A. Portes, « La mondialisation par le bas »,
in Actes de la recherche en sciences Sociales, puis par A. Tarrius (2002), La mondialisation par le bas : les
nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris, Balland témoigne assez bien de ce point de vue. Je précise
d’ailleurs que nous n’avons pas été les derniers à succomber à cette manière de voir, dans les nouvelles aventures
des commerçants à la valise, des compétences susceptibles de relever de ce que M. de Certeau appelait une
anthropologie de la ruse. Cette approche est nettement perceptible dans certains textes rassemblés dans Peraldi
M (dir) (2001), Cabas et containers, Maisonneuve et Larose, Paris.
5 Je partage totalement le point de vue selon lequel les « aventuriers », candidats au grand voyage migrant vers
l’Europe sans autre projet qu’un « désir d’être », deviennent rarement des entrepreneurs, car la « carrière
économique » suppose deux conditions articulées : celle de conserver des liens dans l’univers familier et familial
d’origine, et deuxièmement des capacités d’association et d’implication collective. Ce point de vue est développé