Michel Peraldi
Aventuriers du nouveau capitalisme marchand.
Essai d’anthropologie de l’éthique mercantile
Ceuta, comme Melilla, sa sœur jumelle plus à l’ouest, est enclave espagnole en
territoire marocain. Les deux villes sont des presqu’îles enfermées dans une double enceinte
de barbelés qui n’est pas sans évoquer la frontière américano-mexicaine.
Ceuta est une presqu’île très étroite en son point de jonction à la côte marocaine. La
configuration du terrain permet donc de fermer l’entrée de la ville par de grandes grilles de
fer. Côté espagnol, sont disposés les espaces et chicanes de contrôle, côté marocain un terrain
vague et nu, jonché de détritus, sur lequel stationnent en permanence des taxis collectifs, des
bus et fourgonnettes qui emmènent et ramènent sans arrêt les clients marocains vers Ceuta.
Car ce lieu rébarbatif, militarisé au moins dans la mise en scène de ses entrées, est, comme
d’autres lieux frontières, aujourd’hui, une ville-entrepôt, une zone marchande active, presque
exclusivement dédiée à des clientèles marocaines autorisées1.
On a longuement parlé dans la presse et les médias de ces forteresses, désormais
symboles de l’inhospitalité européenne (Escoffier C, 2006). Le spectacle de grappes
d’hommes prenant d’assaut les barbelés, le compte macabre des morts et des exactions
1 Certains Marocains, voisins de Ceuta, notamment les habitants de Tetouan, sont autorisés à se rendre à Ceuta,
terre espagnole, sans visa ni formalités, sur simple présentation d’une carte d’identité. Privilège historique, hérité
des relations régionales (H. Driessen (1992), on the spanish-moroccan frontier, A study on ritual, power and
ethnicity, Oxford), c’est évidemment aujourd’hui une carte commerciale maîtresse dans l’économie locale de la
presqu’île.
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policières est familier aux spectateurs européens comme maghrébins2. C’est pourtant une
autre scène que je voudrais évoquer ici, plus discrète et banale, plus quotidienne néanmoins.
Voici des femmes marocaines qui franchissent l’enceinte de Ceuta vers le Maroc, s’installent
en riant sur ce terrain vague hors les murs, puis commencent à se déshabiller. On s’aperçoit
en effet qu’elles portent sur elles plusieurs couches de vêtements accumulés, parfois en
désordre, sous-vêtements sur les tements, pour charger plusieurs tailles. Les tements sont
rangés soigneusement dans des sacs au fur et à mesure qu’elles s’en pouillent ; ces sacs de
plastique tissé que l’on appelle cabas sur quasiment tout le pourtour méditerranéen,
aujourd’hui fabriqués en Chine et dont la présence familière sur tous les marchés de rue en
Europe signe, mieux que n’importe quel uniforme, une communauté de pratique. Ces femmes
marocaines transportent aussi des cosmétiques, des produits ménagers et alimentaires, tous
produits dont les supermarchés de Ceuta se sont fait une spécialité. Il y a des « femmes
cabas » sur la plupart des marchés frontaliers du monde.
Ces femmes marocaines font donc ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler du
«commerce à la valise», ici dans sa version la plus élémentaire puisqu’elles sont elles-mêmes
les valises ou presque3. Pour rester dans la zone nord du Maroc, tous les produits se
retrouveront très vite sur les étals du souk de Fnidek à un kilomètre à peine de Ceuta, dans les
boutiques de la médina de Tétouan, sur des bâches à me le sol dans les souks ruraux de la
région tangéroise, au marché de Casa Barata à Tanger, voire plus loin encore sur les grands
marchés urbains de Casablanca. Certaines marchandes prennent la route des douars et des
campagnes elles livreront les commandes que leurs voisines et parentes leur ont passé,
comme dans la plus ancienne tradition du colportage.
Ironiques et grinçants les Algériens qui se livrent à cette activité, entre Marseille,
Naples, Istanbul et les villes algériennes, à la frontière marocaine des souks entiers leurs
sont dédiés, disent d’eux-mêmes qu’ils sont des «bourricots». Avatar moderne du colportage,
cette activité commerciale même lorsqu’elle prend des formes plus élaborées, repose
cependant fondamentalement sur la même disposition stratégique, la compétence à mobilité
et déplacement physique des protagonistes. Le commerce à la valise, autant qu’un savoir
2 Medi 1, par exemple, radio franco-marocaine installée à Tanger tient un compte rendu journalier des entrées
illégales aux Canaries ou en Espagne, relate minutieusement à chaque bulletin d’information les arrestations,
expulsions, le tout assorti d’un discours récurrent sur la pression démographique, l’augmentation constante des
flux, etc.
3 La presse occidentale a souvent mis en exergue l’une des figures les plus tragique de ce mode de transport,
celle des passeurs de drogue qui, au péril de leur vie, passent la drogue dans leur estomac. Mais ce n’est
qu’une figure limite, qui ne saurait cacher la banalité de ces parcours et modes de transport de marchandises.
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vendre ou acheter, est d’abord un savoir transporter et un savoir passer, justement lorsque le
passage est difficile ou impossible.
Des scènes et des moments équivalents à ceux décrits succinctement plus haut sont
aujourd’hui observables de manière récurrente et régulière sur à peu près toutes les frontières
européennes, comme aussi bien à la frontière iranienne (Adelkhah F, 1999), à la descente de
l’avion qui ramène les touristes d’Istanbul vers Tunis ou Alger (Peraldi M, 2001). Elles sont
d’une plus grande banalité encore sur toutes les routes africaines (Bennafla K, 2002) et au
franchissement des cascades de frontières qui se succèdent au pli des deux Amériques
(Santibanez J, Castillo M.A, 2000). Tous les mouvements n’ont évidemment pas l’ampleur
des circulations que nous avons pu observer à Istanbul, un aéroport est exclusivement
dédié aux ressortissants de l’ancien bloc socialiste. Les voyageurs qui circulent par cet
aéroport sont exclusivement pour affaire et commerce. Les « fourmis » (Tarrius A, 1992)
commerçantes sont aujourd’hui de tous les vols et de tous les voyages s l’instant leur
destination suppose un marché dédié aux différentiels de richesse. Certes, leur discrétion tient
d’abord au fait qu’il est bien difficile de reconnaître, sauf sur les destinations exclusives, le
commerçant du simple touriste, du postulant à la migration, du pèlerin ou du migrant en
vacance. Car c’est bien aussi l’un des traits anthropologiques de ce commerce et des
déplacements qu’il conditionne que de se nicher en quelque sorte dans les rituels de mobilités
induites par les dynamiques diasporiques et migratoires, suivre les routes touristiques comme
celle des grands pèlerinages, notamment ceux de l’Islam. Mais sa discrétion n’est pas la seule
raison de son invisibilité. C’est aussi une forme amnésiée de mobilité, obscurcie par les
figures sous lesquelles le monde occidental veut aujourd’hui se représenter de manière
exclusive les circulations migratoires, comme pour mieux les rendre conforme à «la pensée
d’Etat » (Sayad A, 1998) et aux logiques disciplinaires qui y préside : d’un bord, la figure
vertueuse du diplômé ou postulant à l’être, tels ces étudiants ou ces ingénieurs, decins,
techniciens qui viennent en Europe pallier aux béances des politiques malthusiennes de
recrutement de certaines professions tout en permettant discrètement leur dérégulation ( Rea
A, Bribosia E, 2002). De l’autre bord, la figure ambivalente du clandestin, tantôt victimisé,
corps exhibé du supplicié, spectacle dont on sait les usages que peuvent faire les appareils de
pouvoir (Foucault M, 1975) tantôt érigé en menace quasi épidémique.
Les commerçants à la valise, ne sont pas des aspirants à l’intégration salariale dans les
modèles culturels de l’ouest, ils ne sont d’ailleurs en rien des «migrantau sens fordiste du
terme (Peraldi M, 2002). De plus, me s’ils rusent en permanence avec les lois et les codes,
ils ne sont pas davantage des clandestins ou des contrebandiers, car la plupart sont munis de
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visas en règle et ne transportent que très exceptionnellement des produits illicites. Plus
fondamentalement, le monde qu’ils ouvrent à l’exploration et au regard n’est pas un monde de
police et de normes, de brutalité aveugle, mais, dans sa part politique, un monde
d’arrangements et de négociations, de bakchichs et de corruption. Economiquement, leur
monde n’est pas non plus un univers d’exploitation et de soumission voire d’esclavage, mais
un monde d’appétit et de frénésie consommatoire, de désir de richesse et d’argent fluide.
C’est également un monde d’entrepôts et de supermarchés, d’hôtels, de bars et de marchés de
rue, mondes urbains de la liberté du commerce, où règne cet esprit mercantile qui, même si les
économistes libéraux en ont fait trop vite un fondement théorique de l’équilibre et de la vertu
libérale, est démesure, fait de transgression et de virtuosité picaresque, et souffle sur la place
du marché depuis son émergence à l’aube des temps capitalistes (Henoschberg M, 2001).
La plupart des chercheurs, anthropologues et géographes surtout, qui se sont penchés
sur le phénomène, y sont arrivés en suivant des parcours et des routes migratoires. Ils l’ont
fait dans la perspective de mettre en évidence une double mutation : d’une part la
transformation du projet migratoire en projet circulatoire, la grande mue du migrant en
navetteur (Faret L, 2003), d’autre part la substitution de l’entrepreneur ethnique, y compris au
sens schumpéterien du terme, porteur de déconstructions radicales, au salarié migrant dominé
(Ma Mung E, 1994). C’est le grand mérite des travaux menés par ces anthropologues et
géographes dans les années 90 que d’avoir mis à jour ces transformations et déplacé alors
considérablement les débats sur le statut de l’étranger dans les sociétés occidentales, enlisés
dans la gnose nationalo-identitaire de l’intégration politique (Costa-Lascoux J, 2006). Mais
parfois non sans succomber aux démons d’une apologie romantique de la ruse et de
l’intelligence des petits, des vertus de la débrouille4. Ce qui nère alors une double illusion,
l’une qui consiste à croire que ces parcours et ces activités, comme l’effervescence marchande
dont ils participent, ne produisent rien d’autre que des constructions individuelles nomades et
déterritorialisées5. Les nouveaux migrants seraient doublement affranchis : des sociétés
4 Le thème de « la mondialisation par le bas », traité comme tel par A. Portes, « La mondialisation par le bas »,
in Actes de la recherche en sciences Sociales, puis par A. Tarrius (2002), La mondialisation par le bas : les
nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris, Balland témoigne assez bien de ce point de vue. Je précise
d’ailleurs que nous n’avons pas été les derniers à succomber à cette manière de voir, dans les nouvelles aventures
des commerçants à la valise, des compétences susceptibles de relever de ce que M. de Certeau appelait une
anthropologie de la ruse. Cette approche est nettement perceptible dans certains textes rassemblés dans Peraldi
M (dir) (2001), Cabas et containers, Maisonneuve et Larose, Paris.
5 Je partage totalement le point de vue selon lequel les « aventuriers », candidats au grand voyage migrant vers
l’Europe sans autre projet qu’un « désir d’être », deviennent rarement des entrepreneurs, car la « carrière
économique » suppose deux conditions articulées : celle de conserver des liens dans l’univers familier et familial
d’origine, et deuxièmement des capacités d’association et d’implication collective. Ce point de vue est développé
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locales dont ils sont issus, et dans lesquelles s’organisent pourtant les marchés où les produits
circulant terminent leur cycle, et des sociétés de migration dans lesquels les nouveaux
circulants ne feraient que passer, oiseaux migrateurs seulement posés le temps d’une escale
sur les branches des arbres diasporiques. La seconde illusion consiste à croire que ces
mouvements et ces parcours, ces transits et ces profits, se font dans le dos des Etats, hors
champ du politique. Manière pas forcément lucide d’entériner alors sous un autre nom (le haut
et le bas) ce qui est désormais un pilier de la pensée économique hétérodoxe : la fiction
morale d’une division étanche entre secteurs formels d’activités, modernes, rationalisés et
payant l’impôt, donc contribuant à la redistribution me inégale de richesses, et secteur
informel voire informel, criminel, autoproducteurs et consommateurs de leurs propres
richesses, générant des « réseaux mafieux » dont la puissance contrebalancerait celle des Etats
légitimes6. Même renommée en division entre le « haut » et le « bas », la représentation
perdure selon laquelle l’économie politique, dont le commerce à la valise participe, relèverait
d’un lieu social hors champ de l’Etat et du politique, hors même parfois de la société locale
dont il procède et de celles qu’il parcourt, seulement inscrit dans des territoires et des
imaginaires « transnationaux » dont on perçoit mal la consistance sociétale7.
L’analyse des retours d’investissements et l’organisation même du commerce à la
valise dans les sociétés locales maghrébines met au contraire en évidence une double
porosité : d’une part entre groupes sociaux et logiques sociales issus de la décomposition et de
la «privatisation » (Hibou B, 1999) des Etats du sud mondialisés, d’autre part entre
commerçants et agences ou acteurs étatiques dans une lutte de concurrence pour la maîtrise
des profits du commerce, comme dans l’organisation des branchements aux districts
productifs qui fabriquent une part des marchandises transportées. Je voudrais suggérer ici, à la
lumière de nouveaux terrains effectués au Maghreb ces deux dernières années (Peraldi M,
2004) qu’une compréhension anthropologique du phénomène suppose de le penser comme
pièce de la résurgence d’un « capitalisme des parias » (Weber M, 1958), croisant un processus
de privatisation et d’affaiblissement des Etats avec la formation d’un capitalisme marchand,
phénomènes dont on pense un peu facilement qu’ils épargnent l’Europe pour ne concerner
notamment à propos des entrepreneurs africains en transit à Nouadhibou (Mauritanie) étudiés par Poutignat P et
Streiff Fenart J, (2006), « De l’aventurier au commerçant transnational, trajectoires croisées et lieux
intermédiaires à Nouadhibou », in Les Cahiers de la Méditerranée, vol.72.
6 Pour une critique sans faille de cette représentation voir l’ancien mais toujours indépassable travail de B.
Lautier, C. de Miras et A. Morice, (1991), L’Etat et l’informel, L’Harmattan, Paris.
7 Sur ce thème, voir la discussion très pertinente qu’ouvre A Portes à propos de l’inconsistance sociale des
phénomènes dit « transnationaux », in Portes A, (2001), The debates and significance of immigrant
transnationalism, global networks, 1 (3).
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