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Michel Peraldi
Aventuriers du nouveau capitalisme marchand.
Essai d’anthropologie de l’éthique mercantile
Ceuta, comme Melilla, sa sœur jumelle plus à l’ouest, est enclave espagnole en
territoire marocain. Les deux villes sont des presqu’îles enfermées dans une double enceinte
de barbelés qui n’est pas sans évoquer la frontière américano-mexicaine.
Ceuta est une presqu’île très étroite en son point de jonction à la côte marocaine. La
configuration du terrain permet donc de fermer l’entrée de la ville par de grandes grilles de
fer. Côté espagnol, sont disposés les espaces et chicanes de contrôle, côté marocain un terrain
vague et nu, jonché de détritus, sur lequel stationnent en permanence des taxis collectifs, des
bus et fourgonnettes qui emmènent et ramènent sans arrêt les clients marocains vers Ceuta.
Car ce lieu rébarbatif, militarisé au moins dans la mise en scène de ses entrées, est, comme
d’autres lieux frontières, aujourd’hui, une ville-entrepôt, une zone marchande active, presque
exclusivement dédiée à des clientèles marocaines autorisées1.
On a longuement parlé dans la presse et les médias de ces forteresses, désormais
symboles de l’inhospitalité européenne (Escoffier C, 2006). Le spectacle de grappes
d’hommes prenant d’assaut les barbelés, le compte macabre des morts et des exactions
1
Certains Marocains, voisins de Ceuta, notamment les habitants de Tetouan, sont autorisés à se rendre à Ceuta,
terre espagnole, sans visa ni formalités, sur simple présentation d’une carte d’identité. Privilège historique, hérité
des relations régionales (H. Driessen (1992), on the spanish-moroccan frontier, A study on ritual, power and
ethnicity, Oxford), c’est évidemment aujourd’hui une carte commerciale maîtresse dans l’économie locale de la
presqu’île.
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policières est familier aux spectateurs européens comme maghrébins2. C’est pourtant une
autre scène que je voudrais évoquer ici, plus discrète et banale, plus quotidienne néanmoins.
Voici des femmes marocaines qui franchissent l’enceinte de Ceuta vers le Maroc, s’installent
en riant sur ce terrain vague hors les murs, puis commencent à se déshabiller. On s’aperçoit
en effet qu’elles portent sur elles plusieurs couches de vêtements accumulés, parfois en
désordre, sous-vêtements sur les vêtements, pour charger plusieurs tailles. Les vêtements sont
rangés soigneusement dans des sacs au fur et à mesure qu’elles s’en dépouillent ; ces sacs de
plastique tissé que l’on appelle cabas sur quasiment tout le pourtour méditerranéen,
aujourd’hui fabriqués en Chine et dont la présence familière sur tous les marchés de rue en
Europe signe, mieux que n’importe quel uniforme, une communauté de pratique. Ces femmes
marocaines transportent aussi des cosmétiques, des produits ménagers et alimentaires, tous
produits dont les supermarchés de Ceuta se sont fait une spécialité. Il y a des « femmes
cabas » sur la plupart des marchés frontaliers du monde.
Ces femmes marocaines font donc ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler du
«commerce à la valise», ici dans sa version la plus élémentaire puisqu’elles sont elles-mêmes
les valises ou presque3. Pour rester dans la zone nord du Maroc, tous les produits se
retrouveront très vite sur les étals du souk de Fnidek à un kilomètre à peine de Ceuta, dans les
boutiques de la médina de Tétouan, sur des bâches à même le sol dans les souks ruraux de la
région tangéroise, au marché de Casa Barata à Tanger, voire plus loin encore sur les grands
marchés urbains de Casablanca. Certaines marchandes prennent la route des douars et des
campagnes où elles livreront les commandes que leurs voisines et parentes leur ont passé,
comme dans la plus ancienne tradition du colportage.
Ironiques et grinçants les Algériens qui se livrent à cette activité, entre Marseille,
Naples, Istanbul et les villes algériennes, à la frontière marocaine où des souks entiers leurs
sont dédiés, disent d’eux-mêmes qu’ils sont des «bourricots». Avatar moderne du colportage,
cette activité commerciale
même lorsqu’elle prend des formes plus élaborées, repose
cependant fondamentalement sur la même disposition stratégique, la compétence à mobilité
et déplacement physique des protagonistes. Le commerce à la valise, autant qu’un savoir
2
Medi 1, par exemple, radio franco-marocaine installée à Tanger tient un compte rendu journalier des entrées
illégales aux Canaries ou en Espagne, relate minutieusement à chaque bulletin d’information les arrestations,
expulsions, le tout assorti d’un discours récurrent sur la pression démographique, l’augmentation constante des
flux, etc.
3
La presse occidentale a souvent mis en exergue l’une des figures les plus tragique de ce mode de transport,
celle des passeurs de drogue qui, au péril de leur vie, passent la drogue dans leur estomac. Mais ce n’est là
qu’une figure limite, qui ne saurait cacher la banalité de ces parcours et modes de transport de marchandises.
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vendre ou acheter, est d’abord un savoir transporter et un savoir passer, justement lorsque le
passage est difficile ou impossible.
Des scènes et des moments équivalents à ceux décrits succinctement plus haut sont
aujourd’hui observables de manière récurrente et régulière sur à peu près toutes les frontières
européennes, comme aussi bien à la frontière iranienne (Adelkhah F, 1999), à la descente de
l’avion qui ramène les touristes d’Istanbul vers Tunis ou Alger (Peraldi M, 2001). Elles sont
d’une plus grande banalité encore sur toutes les routes africaines (Bennafla K, 2002) et au
franchissement des cascades de frontières qui se succèdent au pli des deux Amériques
(Santibanez J, Castillo M.A, 2000). Tous les mouvements n’ont évidemment pas l’ampleur
des circulations que nous avons pu observer à Istanbul, où un aéroport est exclusivement
dédié aux ressortissants de l’ancien bloc socialiste. Les voyageurs qui circulent par cet
aéroport sont là exclusivement pour affaire et commerce. Les « fourmis » (Tarrius A, 1992)
commerçantes sont aujourd’hui de tous les vols et de tous les voyages dès l’instant où leur
destination suppose un marché dédié aux différentiels de richesse. Certes, leur discrétion tient
d’abord au fait qu’il est bien difficile de reconnaître, sauf sur les destinations exclusives, le
commerçant du simple touriste, du postulant à la migration, du pèlerin ou du migrant en
vacance. Car c’est bien aussi l’un des traits anthropologiques de ce commerce et des
déplacements qu’il conditionne que de se nicher en quelque sorte dans les rituels de mobilités
induites par les dynamiques diasporiques et migratoires, suivre les routes touristiques comme
celle des grands pèlerinages, notamment ceux de l’Islam. Mais sa discrétion n’est pas la seule
raison de son invisibilité. C’est aussi une forme amnésiée de mobilité, obscurcie par les
figures sous lesquelles le monde occidental veut aujourd’hui se représenter de manière
exclusive les circulations migratoires, comme pour mieux les rendre conforme à «la pensée
d’Etat » (Sayad A, 1998) et aux logiques disciplinaires qui y préside : d’un bord, la figure
vertueuse du diplômé ou postulant à l’être, tels ces étudiants ou ces ingénieurs, médecins,
techniciens qui viennent en Europe pallier aux béances des politiques malthusiennes de
recrutement de certaines professions tout en permettant discrètement leur dérégulation ( Rea
A, Bribosia E, 2002). De l’autre bord, la figure ambivalente du clandestin, tantôt victimisé,
corps exhibé du supplicié, spectacle dont on sait les usages que peuvent faire les appareils de
pouvoir (Foucault M, 1975) tantôt érigé en menace quasi épidémique.
Les commerçants à la valise, ne sont pas des aspirants à l’intégration salariale dans les
modèles culturels de l’ouest, ils ne sont d’ailleurs en rien des «migrants» au sens fordiste du
terme (Peraldi M, 2002). De plus, même s’ils rusent en permanence avec les lois et les codes,
ils ne sont pas davantage des clandestins ou des contrebandiers, car la plupart sont munis de
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visas en règle et ne transportent que très exceptionnellement des produits illicites. Plus
fondamentalement, le monde qu’ils ouvrent à l’exploration et au regard n’est pas un monde de
police et de normes, de brutalité aveugle, mais, dans sa part politique, un monde
d’arrangements et de négociations, de bakchichs et de corruption. Economiquement, leur
monde n’est pas non plus un univers d’exploitation et de soumission voire d’esclavage, mais
un monde d’appétit et de frénésie consommatoire, de désir de richesse et d’argent fluide.
C’est également un monde d’entrepôts et de supermarchés, d’hôtels, de bars et de marchés de
rue, mondes urbains de la liberté du commerce, où règne cet esprit mercantile qui, même si les
économistes libéraux en ont fait trop vite un fondement théorique de l’équilibre et de la vertu
libérale, est démesure, fait de transgression et de virtuosité picaresque, et souffle sur la place
du marché depuis son émergence à l’aube des temps capitalistes (Henoschberg M, 2001).
La plupart des chercheurs, anthropologues et géographes surtout, qui se sont penchés
sur le phénomène, y sont arrivés en suivant des parcours et des routes migratoires. Ils l’ont
fait dans la perspective de mettre en évidence une double mutation : d’une part la
transformation du projet migratoire en projet circulatoire, la grande mue du migrant en
navetteur (Faret L, 2003), d’autre part la substitution de l’entrepreneur ethnique, y compris au
sens schumpéterien du terme, porteur de déconstructions radicales, au salarié migrant dominé
(Ma Mung E, 1994). C’est le grand mérite des travaux menés par ces anthropologues et
géographes dans les années 90 que d’avoir mis à jour ces transformations et déplacé alors
considérablement les débats sur le statut de l’étranger dans les sociétés occidentales, enlisés
dans la gnose nationalo-identitaire de l’intégration politique (Costa-Lascoux J, 2006). Mais
parfois non sans succomber aux démons d’une apologie romantique de la ruse et de
l’intelligence des petits, des vertus de la débrouille4. Ce qui génère alors une double illusion,
l’une qui consiste à croire que ces parcours et ces activités, comme l’effervescence marchande
dont ils participent, ne produisent rien d’autre que des constructions individuelles nomades et
déterritorialisées5. Les nouveaux migrants seraient doublement affranchis : des sociétés
4
Le thème de « la mondialisation par le bas », traité comme tel par A. Portes, « La mondialisation par le bas »,
in Actes de la recherche en sciences Sociales, puis par A. Tarrius (2002), La mondialisation par le bas : les
nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris, Balland témoigne assez bien de ce point de vue. Je précise
d’ailleurs que nous n’avons pas été les derniers à succomber à cette manière de voir, dans les nouvelles aventures
des commerçants à la valise, des compétences susceptibles de relever de ce que M. de Certeau appelait une
anthropologie de la ruse. Cette approche est nettement perceptible dans certains textes rassemblés dans Peraldi
M (dir) (2001), Cabas et containers, Maisonneuve et Larose, Paris.
5
Je partage totalement le point de vue selon lequel les « aventuriers », candidats au grand voyage migrant vers
l’Europe sans autre projet qu’un « désir d’être », deviennent rarement des entrepreneurs, car la « carrière
économique » suppose deux conditions articulées : celle de conserver des liens dans l’univers familier et familial
d’origine, et deuxièmement des capacités d’association et d’implication collective. Ce point de vue est développé
65
locales dont ils sont issus, et dans lesquelles s’organisent pourtant les marchés où les produits
circulant terminent leur cycle, et des sociétés de migration dans lesquels les nouveaux
circulants ne feraient que passer, oiseaux migrateurs seulement posés le temps d’une escale
sur les branches des arbres diasporiques. La seconde illusion consiste à croire que ces
mouvements et ces parcours, ces transits et ces profits, se font dans le dos des Etats, hors
champ du politique. Manière pas forcément lucide d’entériner alors sous un autre nom (le haut
et le bas) ce qui est désormais un pilier de la pensée économique hétérodoxe : la fiction
morale d’une division étanche entre secteurs formels d’activités, modernes, rationalisés et
payant l’impôt, donc contribuant à la redistribution même inégale de richesses, et secteur
informel voire informel, criminel, autoproducteurs et consommateurs de leurs propres
richesses, générant des « réseaux mafieux » dont la puissance contrebalancerait celle des Etats
légitimes6. Même renommée en division entre le « haut » et le « bas », la représentation
perdure selon laquelle l’économie politique, dont le commerce à la valise participe, relèverait
d’un lieu social hors champ de l’Etat et du politique, hors même parfois de la société locale
dont il procède et de celles qu’il parcourt, seulement inscrit dans des territoires et des
imaginaires « transnationaux » dont on perçoit mal la consistance sociétale7.
L’analyse des retours d’investissements et l’organisation même du commerce à la
valise dans les sociétés locales maghrébines met au contraire en évidence une double
porosité : d’une part entre groupes sociaux et logiques sociales issus de la décomposition et de
la «privatisation » (Hibou B, 1999) des Etats du sud mondialisés, d’autre part entre
commerçants et agences ou acteurs étatiques dans une lutte de concurrence pour la maîtrise
des profits du commerce, comme dans l’organisation des branchements aux districts
productifs qui fabriquent une part des marchandises transportées. Je voudrais suggérer ici, à la
lumière de nouveaux terrains effectués au Maghreb ces deux dernières années (Peraldi M,
2004) qu’une compréhension anthropologique du phénomène suppose de le penser comme
pièce de la résurgence d’un « capitalisme des parias » (Weber M, 1958), croisant un processus
de privatisation et d’affaiblissement des Etats avec la formation d’un capitalisme marchand,
phénomènes dont on pense un peu facilement qu’ils épargnent l’Europe pour ne concerner
notamment à propos des entrepreneurs africains en transit à Nouadhibou (Mauritanie) étudiés par Poutignat P et
Streiff Fenart J, (2006), « De l’aventurier au commerçant transnational, trajectoires croisées et lieux
intermédiaires à Nouadhibou », in Les Cahiers de la Méditerranée, vol.72.
6
Pour une critique sans faille de cette représentation voir l’ancien mais toujours indépassable travail de B.
Lautier, C. de Miras et A. Morice, (1991), L’Etat et l’informel, L’Harmattan, Paris.
7
Sur ce thème, voir la discussion très pertinente qu’ouvre A Portes à propos de l’inconsistance sociale des
phénomènes dit « transnationaux », in Portes A, (2001), The debates and significance of immigrant
transnationalism, global networks, 1 (3).
66
que les Etats voyous du sud. Or, la réapparition des logiques de «marché concret » (Berthoud
A, 1992) dans un treillis territorial qui ceint l’Europe et y pénètre, est aussi ce que met en
évidence la description des routes commerciales informelles. En la matière, l’examen du cas
algérien et le rôle central qu’a pris l’économie du trabendo mérite qu’on s’y arrête et qu’on
l’envisage comme « idéal type » valable bien au-delà des frontières nationales, au moins pour
le déroulement même de ce que l’on peut concevoir comme un cycle économique. Expérience
majeure, parce que dans aucun pays, sauf à l’Est dans l’ex-empire soviétique, elle n’a été
socialement aussi banale. Le trabendo n’est ici qu’un cas type, idéal typifié de ce que plus
génériquement on appelle le commerce à la valise, et qui sous des formes édulcorées et
socialement spécifiées, se retrouve aujourd’hui tout autour de la Méditerranée.
Trabendisme et domesticité
A la fin des années 1980 naissait en Algérie un phénomène que l’opinion prit
l’habitude de nommer « trabendo », nom formé sur une contraction de l’espagnol contrabendo
(contrebande) et qui rassemblait en fait sous un vocable nouveau une collection de pratiques
commerciales attestées depuis l’origine même de l’Etat colonial algérien : variété moderne de
colportage entre les deux rives du vis-à-vis colonial franco-algérien ; mouvement commercial
indexé sur l’établissement de la diaspora migrante en France ; contrebandes aux frontières
que le dispositif colonial rendaient poreuses et que les multiples différentiels de richesse,
entre pays du Maghreb, entre métropole et colonie, ou entre classes sociales et régimes de
citoyenneté dans l’Algérie même, ancraient dans le fonctionnement quotidien de la société
algérienne. Dans sa version « folklorisée » par la presse, les chansons et la littérature, le
trabendo concerne la combinatoire du petit colportage transnational, d’abord presque
exclusivement originaire de France où des quartiers entiers de Marseille, Paris, Lyon, lui sont
dédiés et du commerce de rue dont les jeunes désœuvrés se sont fait une spécialité, on va y
venir. Mais cette vision folklorisante ne pointe qu’une partie d’une nébuleuse qui rassemble
de multiples formes d’articulation entre commerce local et colportage transnational :
commerce occasionnel des migrants en vacances qui approvisionne les cercles familiaux,
entre le don ostentatoire (il faut afficher sa réussite et payer la dette sociale), l’« échange entre
amis » à qui on fait payer un service moins qu’une marchandise, celui qu’on leur rend en les
faisant bénéficier d’un privilège (la distinction que confère la possession d’un bien rare)
(Testart A, 2003), et le commerce de proximité pour éponger le coût des voyages ; commerce
67
spécialisé plutôt réservé à des catégories spécifiques, tels ces jeunes, fils d’apparatchiks du
régime en Algérie, fils de migrants aisés en France, qui profitent de leur facilité d’accès aux
visas, lorsque les visas sont instaurés, pour « faire leur argent de poche » en vendant dans
leurs cercles de proches des produits de luxe achetés en Europe. Tels encore ces marins, puis
les femmes, enfants, proches parents de fonctionnaires et spécialement des douaniers, mieux à
même de faciliter les passages aux frontières, les personnels des compagnies aériennes et ceux
des entreprises étrangères installées en Algérie, enfin les étudiants intégrés aux universités
françaises. Au fur et à mesure, le trabendo a impliqué progressivement plus que des catégories
précises qui en sont les pionniers, professionnels de la mobilité et légitimés à se déplacer, et
un peu moins que la société algérienne dans son ensemble : toute une société urbaine de
couches moyennes, un tant absorbées par le mouvement promotionnel que permettait l’Etat
socialiste rentier puis lâchées par lui. Ces classes moyennes ont alors investi dans le
commerce à distance et la navette commerciale un capital social acquis dans la maîtrise du
français et les relations parentélaires ou amicales en migration, selon des formes qui vont du
voyage occasionnel à l’organisation professionnelle de navettes.
A cette échelle sociale, une telle mobilisation n’est possible que portée par la logique
de pénurie qui travaille l’économie algérienne et se caractérise par l’absence presque totale de
biens d’équipements, et la rareté voire la carence récurrente de certains biens de première
nécessité. Paradoxalement, dans une société de pénurie, le trabendo est néanmoins soutenu
par un train de vie relativement élevé, que nourrit d’une part l’argent de la rente pétrolière,
même très inégalement réparti, parce que réservé aux bénéficiaires de la « culture de guerre »
(Moussaoui A, 2003), et l’argent des migrants drainé par les familles elles-mêmes à
l’exclusion de tout système bancaire, public ou privé.
Les produits-phares du trabendo sont la voiture d’occasion, les « fringues » et les
bijoux. Mais d’une manière plus générale, dans un pays qui, dans les années 90, importe
encore plus de 80 % de ses consommations, le trabendo fournit en priorité des objets fétiches
qui marquent un désir de participation aux codes de la culture mondiale, des antennes
paraboliques aux téléviseurs, des jeans et baskets aux cosmétiques et dessous féminins. Le
trabendo assouvit en somme un désir largement partagé d’accès aux processus mondialisés de
subjectivation (Bayart J.F, 2004) par l’affichage concret «d’allures» qui forment un complexe
d’objets, vêtements et attitudes. Mais il peut tout aussi bien subvenir aux besoins plus
élémentaires de la consommation vivrière, sucre, café, produits ménagers par exemple, de
même qu’il peut fournir les entreprises en produits industriels, pourvu qu’ils gardent des
dimensions qui les rendent transportables dans un coffre de voiture ou dans un «cabas».
68
Longtemps encore après l’indépendance, le « trabendo » ou l’ensemble des activités
qui n’ont pas encore ce nom, appartiennent à ce que l’on peut reconnaître comme la part
«domestique» de l’économie algérienne : ces échanges et productions économiques qui
circulent ou se produisent de bout en bout dans l’espace familial et dont les structures
familiales «dépensent » symboliquement et concrètement les profits, tant statutaires
qu’économiques, quelle que soit l’extension géographique des circulations et des circuits, la
sophistication des dispositifs, comme l’ampleur financière des transactions. Si large et si
banale que soient son extension et son déploiement, et même si elle laisse apparaître des
logiques de spécialisation voire des logiques de profit, cette économie est en quelque sorte
coextensive à l’existence même de circulations migratoires et largement non ségrégative ; elle
innerve, de proche en proche, au sens strictement parentélaire du terme, toute la société
algérienne, partie immigrée comprise.
Au tournant des années 1985-90, le changement est en apparence imperceptible,
presque discret : le trabendo gagne la rue. Il quitte le giron domestique et s’installe à même
les trottoirs, les boutiques de fortune, les marchés, et partant, il fait « marché concret ». Cette
« externalisation » est la conséquence d’un geste politique qui est à la fois volonté et
négligence. Volonté puisqu’il s’agit bien, notamment à partir de la présidence Boudiaf8, d’un
programme de libéralisation et de conformation aux normes de l’ordre mondial (Henni A,
1990), mais négligence dans la mesure où l’envahissement de la rue par les trabendistes est
moins orchestré et pensé que résultant d’un relâchement de la pression policière sur la rue,
lorsqu’on assiste à la montée des tensions religieuses. En fait cette émergence publique du
marché est la conséquence d’un double mouvement. La libéralisation politique négligente en
est l’une des causes, l’autre, sociale, tient à l’irruption de nouvelles catégories sociales sur le
terrain commercial informel. Car l’avènement du commerce de rue marque en Algérie
l’apparition sur ce terrain des jeunes chômeurs d’une part, et des femmes divorcées,
répudiées, séparées d’autre part. Et ce des deux côtés de la frontière diasporique. En France,
ce sont des fils de migrants qui s’emparent des filières commerciales, les initient à leur profit
(Peraldi M, 2002), de même qu’en Algérie ce sont de jeunes diplômés chômeurs qui prennent
l’initiative et y compris ouvrent de nouvelles routes commerciales tandis que les routes
européennes se ferment. Or, en sortant en quelque sorte de l’espace domestique pour prendre
la forme sociale et spatiale du « marché concret », le trabendo s’est affranchi des cadres
8
Tout un symbole, car Boudiaf est aussi le président qui, outre la libéralisation qu’il promeut en Algérie, prête le
flanc aux rumeurs qui le moquent pour son goût des voitures luxueuses, lesquelles, dit la rue, sont achetées en
contrebande sur le marché européen avec des papiers falsifiés. On comprendra cependant la valeur hautement
symbolique de ces rumeurs qui servent de cadre de légitimité : le président aussi…
69
d’intelligibilité qui le rendait légitime, et entre dans la société algérienne sous les traits d’une
expérience à la fois héroïque et stigmatisée, moins encore une fois par la nature des activités
que par le statut social de ceux qui en sont les tenants.
Comme dans la « diapositive » évoquée en introduction, les « biznessi » se contentent
d’aller chercher les marchandises en franchissant des frontières et les mettre sommairement à
disposition de la clientèle. Logique économique du « coup », ordre imaginaire de la rapine et
de la razzia9, s’appuyant sur des sociabilités de circonstance nouées dans les quartiers et les
amitiés d’enfance, les voisinages, qui suffisent d’abord pour collecter l’information sur les
disponibilités de marchandises, les affaires, les courtiers et intermédiaires utiles, enfin parfois
aussi pour la capitalisation de la première affaire10. Le reste – solidarités, opportunités, mise
en commun provisoire – est affaire de rencontres élitaires et personnalisées, nouées dans les
longs, très longs moments d’attente, de piétinement voire de détention dans les viscosités des
« machines à circuler » modernes, aéroports, hôtels, quais, la rue elle-même parfois11.
Des échanges domestiques au bizness
Au tournant des années 1990, le trabendo, connu dans les rues algériennes sous le nom
de « bizness », prend donc une visibilité nouvelle, largement induite par son ampleur et sa
diffusion dans la société algérienne, ses supposées ramifications aux mouvements islamistes
naissants, sa présence quotidienne dans les rues des villes, et son dynamisme paradoxal au
9
Dans l’un de ses textes économiques, Ibn Khaldûn donne ce qui est sans doute une clef de compréhension du
socle imaginaire du « commerce au long cours ». Il oppose en effet deux types de profits issus du commerce,
l’un qu’il nomme « accaparement » et qui est profit sur les marchandises produites par la communauté, retenues
pour les rendre rares. Celui-ci est condamnable et honteux. L’autre qui est transport des marchandises venues de
pays lointains et qui, par le fait qu’il rend accessible à la communauté des biens rares, la rareté pensée comme
catégorie de la dangerosité, est légitime et respectable. Il n’en va pas autrement avec le trabendo dont la
légitimité tient d’abord au fait qu’il ramène, en prenant risques physiques et personnels plus que financiers, des
marchandises inaccessibles. Ibn Khaldûn (2002), Muqaddima, Le livre des exemples, Paris, Bibliothèque de La
Pléiade, Gallimard.
10
Le moyen basique pour réunir un premier capital consiste à prendre commande dans son entourage familial
et/ou de voisinage, réunir des « avances » pour payer le voyage et acheter des marchandises. Pour plus de
description sur ces activités et leur déroulement voir dans ce même ouvrage l’article de Véronique Manry.
11
Lors de sa prise de pouvoir, le Président Bouteflika avait, dans un geste d’humeur et pour marquer
symboliquement son arrivée au pouvoir, donné consigne aux douaniers de faire du zèle sur les marchandises
introduites en Algérie. Dans tous les aéroports du pays, les douaniers bloquaient les bagages, dont les « cabas »
des navetteurs venant d’Istanbul. Cela, nous l’avons appris à Istanbul où nous faisions nos terrains, de la bouche
de ceux à qui l’information parvenait et qui ont passé des jours, parfois deux semaines, errant dans les rues,
consommant un minimum, certains campant à l’aéroport d’Istanbul. D’accord avec J.F. Bayart, l’attente est bien
l’une des manifestations les plus concrètes de la mondialisation et des vicissitudes qu’elle impose sur les bords
du cyclone. Cf Bayart J.F, (2004) Le gouvernement du monde, Une critique politique de la globalisation, Fayard,
Paris.
70
moment où semblent justement se fermer de manière rédhibitoire les frontières européennes,
jadis ouvertes dans le dispositif territorial du Maghreb post-colonial12. Comme tel le
« trabendo » signale moins un phénomène économique et social nouveau qu’une sensibilité
renouvelée à des pratiques socialement diffuses qui condensent une multiplicité de
transgressions aux cadres de la société politique et civique algérienne post-coloniale : un
capitalisme « sauvage » dans un Etat nation qui se voulait encore sinon socialiste du moins en
transition douce et contrôlée vers le libéralisme ; un mode d’enrichissement rapide qui
semblait seulement dépendre d’une compétence à mobilité, de pas mal d’audace, d’ingéniosité
et d’un capital social entre les deux rives, dans une société qui se pensait encore fondée sur
des échelles de mérite héritées de la « résistance moudjahiddine» ; une mobilisation sans
engagement, régulable et modulable en temps et en investissement, dans un pays qui pensait
encore la compétence sur le mode du pacte salarial fonctionnaire ; un programme d’accès
direct aux bénéfices et biens culturels de l’Autre occidental détesté, dans un pays qui tirait
orgueil et fierté de sa capacité à inventer son propre rapport au monde et son autonomie
vivrière par la rente pétrolière ; une activité de cadets et de femmes dans une société qui
continuait à se vivre patriarcale et hiérarchisée par le droit d’aînesse ; une activité qui
mobilisait la diaspora migrante et la réintégrait à l’économie algérienne dans une société qui
se pensait sur le déficit et l’absence de cette « force vive » (Sayad A, 1998) ; une activité qui
tirait parti des faiblesses de l’Etat (lourdeur bureaucratique, inconvertibilité de la monnaie,
enkystement des filières de production, corruption), dans une société qui mesurait sa
cohérence à l’aune de la puissance de l’Etat vainqueur.
Tout au long des années 90, le «trabendo » semble accompagner les mutations de la
société algérienne en cours de mondialisation, niché en elles au point d’en être tout à la fois le
parasite et le moteur. Il tire parti de l’extension européenne de l’ancienne métropole référence,
en ajoutant par exemple les marchés allemands, belges et espagnols à son portefeuille de
places marchandes. Il tire parti de la réislamisation de la société algérienne en s’immisçant
dans les convois de pèlerins en voyage vers La Mecque, Istanbul, Damas et Alep, pour
prendre pied dans de nouvelles filières commerciales et de nouveaux marchés qui n’étaient
rien d’autre que les vieux bazars de l’époque ottomane. Il tire parti des anciennes et fugaces
relations avec les « pays frères » de l’ère socialiste pour s’aventurer sur les marchés initiés par
le commerce à la valise issu des pays du bloc socialiste, Istanbul, Dubaï, et de là pour lancer
des explorations commerciales aujourd’hui en Asie du Sud-Est. Il s’appuie sur le
12
Bien avant la mise en place de l’espace Schengen et ses restrictions à la circulation des Africains et
Maghrébins vers l’Europe, la France instaure l’obligation de visa pour les Algériens dès 1988.
71
développement des pays voisins et les prémisses d’une « maghrébisation »/arabisation de la
société algérienne pour accéder aux marchés tunisiens, marocains, et ceux des plus lointains
émirats. Enfin, plus récemment, tirant profit des réseaux remontant des bords d’Afrique,
certains renouaient des liens commerciaux vers le Niger, le Mali, la Mauritanie (Grégoire E,
1998).
En ce moment aventurier du cycle, le trabendo ne produit ni richesse ni puissance. Il
fait seulement bifurquer des destins personnels, d’où sans doute l’illusion « personnaliste » de
certains observateurs.
Le trabendo ne saurait donc se comprendre en dehors de ce double mouvement qui
pousse vers le désœuvrement et de nécessaires bifurcations de destins les groupes sociaux qui
doivent leur statut, leur position et leur relative promotion sociale, à l’Etat rentier en Algérie,
au fordisme en France, et qui doivent, s’ils veulent maintenir leurs acquis sociaux, trouver à
titre personnel plus que dans des cadres de revendications dont ils sont exclus, faute de
structures démocratiques en Algérie, faute d’appui syndical en France, les moyens de
maintenir leur position d’aspirants à la promotion sociale. Notons incidemment que
l’individualisme pragmatique est un « pli culturel » déjà acquis ou conquis dans le cycle de
formation du désir promotionnel au cœur de la société salariale ou rentière. S’il participe d’un
destin collectif ou du moins socialement partagé, le trabendo est pourtant fondamentalement
collection d’aventures individuelles, portées par une éthique de la performance hédoniste qui
l’apparente au sport et au jeu, dans la plus vieille tradition de la contrebande et du brigandage,
voire qui en fait une véritable épreuve d’initiation à l’entrée dans l’âge adulte (Peraldi M,
2002) . C’est en ce sens notamment qu’il est signalé et transformé en acte d’héroïsme par la
presse, les chansons, notamment celles du raï alors flamboyant, tout en étant fortement
stigmatisé par les fractions «cultivées» des opinions algériennes et françaises. Ajoutons que
l’héroïsme du trabendo, qui enchaîne les prouesses du passage aux frontières, les
performances de la « capture » des flux et des bonnes affaires, est une expérience imaginaire
de la rapine et de la razzia, de la chasse, comme le signalait tant Polanyi que M. Weber à
propos du « commerce au long cours » (Polanyi K, 1972, Weber M, 1991).
En tant que tel, le trabendo participe bien d’une culture populaire urbaine, non loin de
l’héroïsme ambigu, autant objet de désignation stigmatisante que de sublimation héroïque, du
hobo (Anderson N, 1993) dans l’Amérique urbaine du début du siècle, ou du dealer dans les
cultures urbaines de la banlieue (Duprez D, Kokoreff M, 2000) mais également parfaitement
cohérente avec le culte du « résistant » maquisard telle que l’Algérie post-coloniale l’a
sublimé. Enfin, cette culture de la performance et de l’héroïsme se combine avec une autre
72
dimension culturelle du trabendo qui elle est empruntée à la culture du bazar, ses rites de
constitution de rapports de clientèles et de rapports de marchandage (Geertz C, 1978) sur fond
de personnalisation des relations d’échange, complétée d’éléments de la théâtralité
commerciale empruntée aux vendeurs de rues, forains et colporteurs des marchés européens
(de La Pradelle M, 1996).
C’est donc parce qu’il forme un syncrétisme de traditions culturelles qui sont toutes,
peu ou prou, issues de la rue et des traditions commerciales des deux rives, que le trabendo, si
inscrit soit-il dans les transformations, les plis et les blessures de la société algérienne,
suppose néanmoins et en quelque sorte déjà toute prête avant lui, une inscription de cette
société dans des territoires et continuités transnationales. Ce n’est pas le commerce ou la
contrebande qui fonde le voyage et les circulations, c’est la préexistence du « monde dans le
lieu » (Medam A, 2002), qui fait du voyage et de la circulation une expérience socialement et
culturellement familière.
Qui signale la « nature » ethnique des solidarités néglige le fait que les liens mis en
œuvre et en action sont, en pratique et en situation, des « liens faibles » (Granovetter, M,
1973). Le commerce repose sur des solidarités, de la confiance
et des conventions
informelles globalement organisées dans des relations personnelles entre Algériens certes ;
mais des relations entre cousins, copains de classes ou voisins plutôt qu’entre frères ou
parents proches ; et des relations mises en œuvre de façon circonstanciée et pragmatique
plutôt que productrices de «dettes symboliques» et de réciprocités durables (on voyage
ensemble mais on se sépare pour acheter, ou bien on partage un lot d’affaire mais pas les lieux
de vente, etc.). Algériens aussi les réseaux, mais des réseaux dans lesquels la mise à l’épreuve
individuelle compte autant qu’une mutuelle appartenance au « collectif » ethnique (on peut
trouver facilement sur les places marchandes des associés ou des accès à des filières, des
participations à des « coups », mais on peut tout aussi facilement en être exclu si l’on ne
« tient pas sa parole », si l’on se montre avare de son temps et de sa fatigue, si l’on ne «paye
pas assez de sa personne», etc.). On néglige en somme le fait que le trabendo, comme d’autres
expériences commerciales qu’il rencontre sur sa route, agence un ethos qui emprunte pour
partie à des solidarités « de résistance » ou d’outsiders dans une société qui les condamne ou
s’évertue à les rendre marginales, et pour partie aux cadres même de l’éthos commercial le
plus pur qui, à la différence de l’ethos industriel tel que définit par Weber, met en avant le
pragmatisme contre l’universalisme, une morale de la performance personnelle plutôt qu’une
valorisation de l’abandon de soi dans le travail, une valorisation de l’aventure plutôt qu’une
performativité de la routine, bref un ethos et un « capitalisme de parias» (Weber M, 1958),
73
plutôt qu’une ascèse du travail et du devoir (ou du travail comme devoir accompli). Où l’on
oublie en somme que si solidarité ethnique il y a, elle est ramenée aux formes d’un
pragmatisme, et que, si individualisme il y a, il est de résistance et de retournement, réactif en
somme plus que normatif, résistant aux conditions de définition d’un « soi » soumis aux
disciplines de l’ordre social productif.
Chaque nouvelle fracture de la société algérienne, chaque craquement de ses fragiles
bases civiques et politiques, produit l’errance et le flottement, non pas d’individus, mais de
groupes sociaux, condamnés à mobiliser et remobiliser leur propre logique de liens faibles.
Puis chaque nouvelle filière est récupérée et confisquée, donc chaque nouvel entrant est
obligé d’étendre ses explorations, ses approvisionnements, inventer des détours, enfin chaque
pulsion d’Etats au blocage des frontières, crée de la viscosité, annule le début de prospérité.
Le trabendo n’est donc pas un phénomène qui se reproduit sereinement pas plus qu’il ne lui
est possible de capitaliser en bâtissant le tissus de formes « mécaniques » ou tant soit peu
mécanisée, qui lui permettrait de se déployer au cœur même de la société algérienne. Le
trabendo apparaît comme un processus permanent de « destruction créatrice » ni par le bas ni
par le haut, mais par le milieu, en ces mondes culturels et sociaux du « centre » qui ont déjà
partiellement accompli un voyage promotionnel et ne peuvent le perpétuer qu’à la condition
de cette déterritorialisation progressive. Au fur et à mesure qu’il étend son rayon d’action, le
trabendo déterritorialise un peu plus cette humanité flottante qui le porte, à chaque avancée
qui est aussi éloignement et déracinement, extraction des liens forts qui tiennent une société
vacillante. Dans les dernières années du siècle, la « géopolitique» du trabendo est largement
sortie du vis-à-vis colonial (Peraldi M, 2004), sans avoir dérogé aux règles sociales de son
fonctionnement, en suivant des routes qui, si lointaines soient-elles, sont d’abord des
continuités relationnelles et culturelles, des régimes de familiarités, imaginaires et pratiques
mais sans inscription territoriale et sociale autres que des régimes décentrés et périphériques
de sociabilité. Pour le dire autrement, le trabendo participe voire construit des « moments
d’urbanité ». Civilités des femmes entre elles dans les hôtels d’Istanbul ou de Marseille,
solidarités de « cadets » dans la galère, de voyageurs aux passages de frontières, groupements
informels et ponctuels sur des achats groupés, des micro crédits, le groupage de commandes,
le partage provisoire de clientèles : le trabendo et d’une manière plus générale l’ensemble des
commerces transnationaux dits informels, sont des moments de socialité parfois vécus
intensément. Comme ils sont également des lieux et des moments d’apprentissage mutuel, de
discipline, voire de civilisation. Comme peuvent l’être ou l’ont été tous les mondes du travail
74
et tous les moments où l’économie est en excès des formes sociales et dont l’histoire témoigne
abondamment. Le trabendo témoigne non pas d’une humanité qui répète et reproduit, mais
d’une humanité qui expérimente et bricole, nourrit le sentiment diffus de commencer,
d’initier. C’est là raison pour laquelle il est une expérience sociale vécue, pensée et parlée
comme essentiellement subjective, personnelle et personnalisante et du coup inconsciente,
inattentive aux autres dimensions qui la composent, inexprimable et inintelligible autrement
que comme subjectivité.
Il est fondamentalement une « ligne de fuite » (Deleuze G, Guattari F, 1980), une
dérive de ceux que le chaos décroche radicalement de la société où ils avaient envisagé un
destin sinon linéaire du moins socialement possible et conforme. Paradoxalement, il est bien
pourtant l’acte, une somme d’actes minuscules qui signent la naissance d’un capitalisme :
désir de richesse et d’accumulation, désir d’entreprendre à compte propre, de mobiliser des
fragments de socialité et les ordonner économiquement. Mais un capitalisme qui ne forme
rien d’autre, en cette phase du cycle, qu’un plan de subjectivité.
Le trabendo confisqué
Il ne faut donc pas succomber aux sirènes de la presse, ni même aux rumeurs urbaines
algériennes : s’il y a bien quelques cas mis en exergue de réussite financière et de
« parvenus » par le moyen du trabendo13, dans leur grande majorité les acteurs de la phase
aventurière du cycle ne s’enrichissent que rarement, bien contents s’ils parviennent à peine à
survivre aux conditions imaginaires et sociales qui sont celles de leur condition de classe
moyenne.
L’argent du trabendo est consommé dans la perpétuation d’un train de vie et
l’impératif social de « tenir son rang ». Il prend pour partie en charge des dépenses que l’Etat
assurait et n’assure plus, et ce non seulement à l’échelle individuelle mais aussi pour des
familles, des cercles de parentèles, des clans : de l’hospitalisation et des soins médicaux à la
scolarité des enfants, en Europe évidemment. Dans cette consommation, s’épuise toute
13
La rumeur algérienne à Istanbul faisait état de réussites flamboyantes, tel cet entrepreneur algérois qui « parti
de rien », finit par épouser la fille d’un notable bulgare, s’installe à Sofia et conquiert le monopole de
l’importation de pneus usagés en Bulgarie. Tel autre, lui aussi arrivé sans un sou à Istanbul, finit par s’installer à
Hong Kong d’où il assure désormais des exportations régulières de containers vers l’Algérie. La rumeur
marseillaise a longtemps mis en avant la réussite de Nacer Sabeur, le Tati marseillais. Enfin, à Oran, on ne
manquera pas d’amener l’ethnologue visiter le quartier Saint Hubert où les riches villas des apparatchiks côtoient
celles de « barons de la drogue » et celles de trabendistes.
75
possibilité de capitalisation ou d’investissement productif. Or le signalement par la rumeur
des « nouveaux riches » et leur mythique appartenance au monde du trabendo masque en fait
le statut très particulier, très spécifique, de ceux qui précisément parviennent à assurer un train
de vie somptuaires en mangeant sur le trabendo. Car pour capitaliser et assurer autre chose
qu’une survie, il faut non pas commercer mais prélever sur le commerce, l’organiser ou le
« protéger » et pour cela, occuper une position de légitimité. Dès le milieu des années 90, les
réseaux commerciaux se réorganisent de façon pyramidale autour d’officiers supérieurs qui
assurent par containers des approvisionnements jusque là organisés par la noria des cabas.
Des douaniers organisent eux-mêmes leurs propres convois de « fourmis » vers Marseille,
Naples, Istanbul, transformant les porteurs de cabas en simples « bourricots » salariés (au
noir). Des commerçants émigrés ayant pignon sur rue, adossés aux réseaux villageois des
bandes aux pouvoirs capitalisent pour leur compte propre et en France les bénéfices du
change clandestin (Benbouzid H, 1999). On voit à Marseille des commerçants nantis,
originaires des régions d’où viennent des dignitaires haut placés dans le gouvernement
Bouteflika, prendre un quasi monopole sur l’exportation des voitures d’occasion (Gambaracci
D, 2001) C’est donc l’Etat, mais un Etat privatisé, accaparé par les bandes et les réseaux, qui
confisque le trabendo, ses filières commerciales, ses compétences et savoir-faire, ses
opportunités et son inventivité, s’invitant en « visiteur du soir » (Braudel F, 1979) pour en
tirer des rentes et en confisquer les bénéfices, doublement : en privant les acteurs concrets de
l’échange du capital potentiel accumulé, et la société civile de leur possible redistribution
diffuse, fragilisant aussi les « profits » symboliques acquis par les trabendistes par d’intenses
et constantes campagnes de dénigrement entretenant la logique de soupçon qui pèse sur ces
activités depuis leur émergence.
En Tunisie, où le phénomène a connu, sous d’autres noms, une diffusion là aussi très
importante et un cycle à peu près identique, le trabendo tient une place moins visible dans la
rue. C’est qu’il existe, au moins dans les villes, un tissu de boutiques et de marchés institués
qui rendent moins facile qu’en Algérie l’envahissement de la rue par le commerce spontané.
Le commerce à la valise est pourtant florissant, venant lui aussi de Marseille, puis Istanbul,
Naples. Le commerce s’effectue dans des espaces publics « latéraux » : arrière-salles de bars,
de salons de coiffure, garages privés utilisés pour la circonstance, notamment dans les
nouvelles banlieues résidentielles de Tunis et plus largement, sur le mode quasiment copié sur
les centrales de vente par correspondance, par la commande personnalisée dans des réseaux
professionnels. Fondamentalement, les catégories sociales impliquées dans le « métier » sont
les mêmes, femmes de fonctionnaires et étudiants surtout. Les produits eux aussi sont
76
identiques. Mais là encore, très vite, des processus d’accaparement se signalent. On voit
notamment dans les années 90 des commerçants du marché de Moncef Bey à Tunis, marché
notoirement déclaré sous la plus haute protection politique, organiser eux aussi des
« convois » vers Istanbul ; les fourmis y sont recrutées par les commerçants qui leur
fournissent un capital, des adresses à Istanbul, le billet d’avion, puis récupèrent la
marchandise à l’arrivée, laissant un (petit) salaire aux fourmis. Cette confiscation, assez
similaire à la manière dont certains historiens ont décrit la prise de pouvoir des « donneurs
d’ordre » dans les ateliers de confection lyonnais du 19ème siècle (Marglin S, 1974) n’est
évidemment possible que parce que les commerçants maîtrisent une clef essentielle à la
filière, le passage en douane, en bénéficiant de la complicité organisée de douaniers dont ils
connaissent les « tours de garde » en fonction desquels le passage est organisé.
En Tunisie, se manifeste une autre forme de « confiscation » du commerce, rendue
possible par
la présence en ce pays d’un tissu d’entreprises européennes délocalisées,
notamment du secteur de la confection, notamment de ces marques qui attirent les foules.
C’est en organisant « l’évaporation » de marchandises produites dans ces entreprises vers les
marchés de rue locaux, que des commerçants ont pu confisquer en les attirant les clientèles du
commerce à la valise. Là encore, il faut des douaniers. Les entreprises délocalisées fabriquent
en effet selon le régime de la loi de 1972, des produits dits « sous douanes » selon une règle
simple : tout produit entré d’Europe doit y retourner, même en changeant de forme. Des
douaniers, affectés à la surveillance des entreprises, assurent cette « police des flux »... Ou ne
l’assurent pas, et laissent partir, au bénéfice d’entrepreneurs parents, les rebuts, les défauts, les
pièces refusées par le marché européen.
Même si on peut concevoir le phénomène trabendiste comme spécifique à la société
algérienne parce qu’il est exclusivement le produit de son histoire et de ses calcifications
politiques et sociales, cette singularité historique n’empêche pas d’y voir des affinités
électives avec une pluralité de phénomènes antérieurs ou concomitants.
D’abord, parce qu’il est phénomène commercial, le trabendo s’inscrit dans la lignée
des traditions commerciales qui ont structuré l’économie africaine, et qui sont nés en partie à
l’époque coloniale du non ajustement des frontières ethniques et des frontières politiques. Ces
dernières ont instauré les différentiels de richesses, les frontières ethniques au contraire ont
activé les réseaux de liens qui permettaient de les franchir, en perpétuant les anciens réseaux
commerciaux issus de l’économie des bazars et des souks qui articulaient ordres nomades et
sédentaires. Des commerçants haoussas (Agier M, 1983) aux réseaux des mzabites, djerbiens,
soussis, aux plus modernes mourides (Bava S, 2005), nanas benz (Grégoire E, Labazé P,
77
1993), l’économie africaine est indissociable de ces traditions de mobilité commerciale avec
lesquelles renoue le trabendo, ajustant « compétence circulatoire » (Tarrius A, 1992) et
socialités fragmentaires affranchies de rapport au politique. Proche parent du « commerce à
l’épaule » africain, le trabendo s’en distingue cependant en ce qu’il n’est pas sous-tendu par
des groupes segmentaires stables comme c’est le cas dans la plupart des exemples africains
cités. Le plus emblématique, parce que confrérique, étant le cas mouride (Bava S, 2005). Ni
tontine, ni «collectif », clan, confrérie, ethnie ou tribu prélevant leur part de bénéfice, ni
captage ni partage collectif ici, mais des relations de « bizness », c’est à dire des associations
provisoires et pragmatiques de moyens qui restent de bout en bout de la chaîne, individuelles
(Henni, A, 1991). C’est d’ailleurs cette absence de force collective et redistributive qui
explique la facilité avec laquelle le trabendo peut être confisqué et en quelque sorte « capté »
par des organisations ou des « bandes » du « complexe militaro-mercantile » qui gouverne en
Algérie.
Dans les dernières années du siècle, le trabendo est largement sorti du territoire
colonial constitué par le vis-à-vis franco-algérien et sa « capitale coloniale historique,
Marseille. Les marchés des pays voisins, Tunisie, Libye, et Maroc surtout sont très pratiqués
même si les marchandises sont moins prisées, les filières plus aléatoires car susceptibles de
brigandage et de pillage. Certains, suivant les routes de pèlerinage, vont désormais vers Alep,
Damas, et enfin Istanbul, qui devient à la fin des années 90, la destination la plus prisée des
Algériens, et en Europe même, Alicante et Naples. Le visa turc est facile d’obtention, il suffit
de payer, cher, et illusoirement ou pas, la Turquie est affectée d’une proximité culturelle dont
on espère une plus grande facilité d’accès et d’accueil. Des Algériens, des Tunisiens
s’installent là-bas, tiennent boutiques, interviennent dans le formatage des produits. Bien sûr
les choses ne sont pas aussi simples et là encore, les bandes au pouvoir s’organisent pour
contrer ou « capturer » les filières. L’Espagne ou l’Italie, si elles sont elles aussi entrées dans
le pacte de Schengen, sont moins fermées que la France aux visas de transit ou aux
clandestins et les villes d’Alicante en Espagne, de Naples en Italie, s’organisent pour
accueillir le « bizness » algérien. D’autres, plus audacieux, tentent l’aventure vers les Emirats,
Dubaï surtout et sa frénésie marchande, et de là, plus loin encore, jettent des ponts
commerciaux vers l’Asie et ses gigantesques marchés urbains.
78
Places marchandes et flux errants
Le trabendo algérien ne serait rien, à peine un petit commerce vivrier identique aux
commerces des rues et marchés africains, s’il ne trouvait à se connecter aux places
marchandes, d’abord françaises, puis européennes et méditerranéennes qui ont mis à la
disposition des trabendistes leurs propres logiques de « capture » de flux mondiaux de
marchandises. C’est là en effet que les trabendistes trouvent des « réseaux dormants » déjà
constitués à une échelle capitaliste que l’afflux des masses trabendistes va réveiller et leur
permettre d’accéder directement à des flux mondiaux de marchandises.
Ces lieux de tension explosive, de haute police et de grande brutalité que sont les
frontières de l’Europe sont donc aussi parcourus de placides colporteurs, aujourd’hui par
millions. Car le commerce à la valise est une activité florissante qui nourrit et «invente » des
places marchandes très prospères. En Algérie, comme on l’a vu, la quasi-totalité des
approvisionnements quotidiens, produits alimentaires compris, étaient assurés en quasi
exclusivité dans les années 85-90 par le commerce à la valise. C’est même le développement
de marchés de rues sur lesquels vendent les « trabendistes », qui crée des «centralités
informelles», d’où s’organisent aujourd’hui bon nombre des urbanisations nouvelles du pays
(Spiga S, 2002).
Naples doit certainement une partie de sa nouvelle prospérité au
développement des mercatone (Schmoll C, 2004) sur lesquels viennent depuis quelques
années s’approvisionner en nombre, des clients tunisiens, algériens et libyens. Alicante
endormie s’est réveillée avec le tourisme algérien vers ses bazars (Sempere D, 2000), lorsque
Marseille était délaissée (Tarrius A, 1995). Toujours en Espagne, plus au sud, les bazars
d’Algésiras profitent des navettes marocaines venant de Tanger ou Ceuta. Ceuta justement
qui, comme Mellilla, n’existeraient probablement plus sans cette fonction d’entrepôt
commercial. Marseille par contre a vu son centre ville gravement dépérir du reflux des
chalands algériens après la rigidification des contrôles aux frontières et la guerre civile
algérienne (Peraldi M, 2001).
Mais les deux capitales, à dimension prométhéenne, véritables emporions mondiaux
du commerce à la valise sont Istanbul et Dubaï, loin devant tous les autres lieux qui lui sont
dédiés. L’une a eu le bonheur fortuit d’être la métropole occidentale la plus proche et la plus
ouverte aux appétits consuméristes des anciennes républiques socialistes, y compris parce que
la mémoire dormante des adhérences culturelles héritées de l’empire ottoman ravivait des
complicités facilitant les échanges. Les Bulgares musulmans turcophones chassés par le
79
pouvoir communiste dans les années 80, les Turkmènes eux aussi turcophones, les Moldaves,
certaines minorités russes ont préparé le terrain et le déploiement des marchés dès 1985.
Istanbul récupère aussi de manière de plus en plus significative les flux de chalandises
issus du Moyen Orient et du Maghreb, déjà rodés à la destination par le pèlerinage14, et attirés
vers la Turquie au fur et à mesure que l’accès vers l’Europe se problématise. Dubaï est au
contraire une ville entrepôt pensée comme telle (Marchal R, 2001) qui offre aujourd’hui le
plus grand mall du monde, ouvert sur les pays limitrophes fermés à la consommation
capitaliste occidentale (Iran, Irak, Yemen), captant à son profit certains flux de pèlerins en
route vers la Mecque. Ils y font escale avec la complicité de compagnies aériennes qui
affichent aujourd’hui des vols vers Dubaï au prix de vols intérieurs. Dans les années 95, au
zénith de la place marchande stambouliote, des publicités crânement affichées dans les rues
de la ville, promettaient un vol retour gratuit sur Emirates Airlines, aux touristes russes qui
auraient fait 500 dollars d’achat à Dubaï. C’est en effet par des politiques systématiques de
dumping aérien que Dubaï a organisé le captage des flux commerciaux, montrant au passage
que ces jeux sur les flux de chalandises peuvent aussi impliquer des fractions formelles du
capitalisme mondial et des acteurs ou institutions politiques.
Trois, voire quatre millions de Russes et Ukrainiens ont passé les frontières vers
Istanbul chaque année depuis la chute du mur (Peraldi M, 2001). C’est par centaines de
milliers que les Algériens se rendent aujourd’hui vers Alicante, centaines de milliers encore
les «passagers » tunisiens vers Istanbul, dizaines de milliers encore vers Marseille, malgré un
net reflux dans les années 90, autant vers Naples, où l’on croise d’ailleurs comme à Istanbul
mais à échelle réduite un marché ukrainien et un marché maghrébin (Weber S, 2003),
millions enfin les voyageurs vers Dubaï. Les navettes commerciales sont des norias,
caravanes commerciales de la modernité qui, des marchés-entrepôts en Europe même ou sur
ses « marches », nourrissent des myriades de sous marchés au Maghreb, au Moyen Orient, en
Afrique francophone, dans l’ancien empire soviétique jusqu’aux tréfonds des républiques
asiatiques, Ouzbékistan et Tadjikistan compris (Piart L, 2005). Ce sont donc des foules qui
circulent sur les nouvelles routes commerciales, réinventées tant à la suite de l’imposition du
visa Schengen et la viscosité qu’il a imposée aux voyages européens, que par la
décomposition de l’empire soviétique et les parcours vers les marchés occidentaux qu’il a
14
Rappelons pour mémoire qu’Istanbul est ville sainte de l’Islam, le palais de Topkapi conserve en effet
quelques reliques du prophète Mahommet. Plus prosaïquement, certains circuits de pèlerinage vers la Mecque,
notamment venant d’Europe, font escale à Istanbul.
80
générés. Des foules sans conteste bien plus nombreuses que les malheureux «pateristes»15
dont la presse européenne tient le décompte macabre.
C’est vraisemblablement à la fin des années 80, dès l’imminence de la chute du mur,
que l’on a observé l’apparition de marchés-frontières aux portes de l’Europe occidentale.
Celui de Berlin, installé spontanément sur le no man’s land autour de la porte de
Brandebourg, était à cette époque
l’un des plus actifs. Russes, Polonais, Tchèques,
Allemands de l’Est venaient s’y livrer en nombre à la vente des rebuts d’empire, armes
comprises, dont les bénéfices étaient convertis en achat de produits occidentaux revendus sur
d’autres marchés de rue dans les pays socialistes (Morovazick Muller M, 1999). Des marchés
semblables apparaissaient et disparaissaient au gré des craquements du bloc socialiste et des
opportunités, aux frontières germano-polonaise, en Yougoslavie, la guerre civile y générant
elle-même des marchés spécifiques16, puis en Turquie, au bord de la mer Noire, où le marché
de Trabzon préfigure le développement des grands marchés d’Istanbul presque exclusivement
dédiés aux foules russes dès le début des années 90. En effet, tandis que le Berlin post
soviétique joue la carte du high-tech et des firmes mondiales, chassant les marchés
«spontanés» qui s’étaient déployés dans l’hinterland est-ouest, Istanbul au contraire s’ouvre
au commerce à la valise des pays socialistes, laisse certains quartiers s’y consacrer
exclusivement, réaménage même ses zones portuaires centrales pour lui (Peraldi M, 2001,
Perouse J.F, 2002). La vague de chalandise post-soviétique, comme une onde, diffuse très loin
dans tous les pays plus ou moins impliqués antérieurement dans des relations politiques ou
commerciales avec l’empire soviétique. On voit par exemple dans les années 90, un marché
russe s’ouvrir à Alep, un autre à Damas. Autre exemple, celui du cycle de la prostitution tel
que le pratique ces femmes russes ou ukrainiennes qui donneront son nom générique de
« Natacha » à toutes les prostituées d’Istanbul. Munies de visas touristiques de quatre jours,
ces femmes viennent à Istanbul, se prostituent dans les hôtels des quartiers touristiques,
Sultanhamet notamment, pendant trois jours, consacrent le quatrième jour à des achats
intensifs de tissus, fringues et bijoux qu’elles vont revendre sur les marchés de Moscou, Kiev
ou Odessa (Blascher P, 1996). La combinatoire prostitution-commerce à la valise, sans être
15
C’est le nom que l’on donne aux candidats à la migration clandestine qui empruntent des « pateras », barques
de fortune par lesquels des milliers d’entre eux ont tenté de franchir ces dernières années les deux détroits
ouvrant accès à l’Europe, celui de Tanger vers l’Espagne, celui de Lampedusa vers l’Italie, à partir de la Tunisie.
16
Dès le début de la guerre civile par exemple, Trieste profitait inopinément du blocage des routes traversant la
Yougoslavie et captait donc un double commerce, celui des transits maritimes vers la Grèce, celui frontalier des
approvisionnements de la Slovénie et de la Croatie voisines.
81
systématique est assez courante sur les routes et les places marchandes, l’un étant souvent
perçu par les femmes qui le pratiquent comme la rédemption de l’autre.
A Marseille, le phénomène, quoique sans commune mesure avec la densité et la
frénésie d’achat des foules russes à Istanbul, est antérieur et bien établi (Tarrius A, 1995 ;
Peraldi M 2001). Dès la fin des années 1970, un tourisme commercial algérien fait la
prospérité des boutiques de Belsunce, quartier entièrement consacré à la vente de produits
prisés en Algérie. Le même phénomène touche aussi le quartier Barbès à Paris, quoique en
moindre mesure. Sans oublier la Falcon Place d’Anvers, initiée elle aussi pour du commerce
avec la Russie et les républiques baltes et d’une façon plus générale, tous les marchés du nord
européen, allemands, belges et hollandais, spécialisés dans les voitures d’occasion à
destination de l’Europe de l’Est et de l’Afrique, qui développent en parallèle des marchés
dédiés au commerce à la valise. Cette effervescence marchande, ces jeux d’apparition
disparition de places marchandes, mettent donc en évidence la vigueur et le dynamisme du
phénomène qui n’arrête pas de doper un chapelet de places marchandes et marchés plus
modestes dont le réseau finit par former un treillis tout autour de l’Europe, véritable espace de
«marches »17, selon le terme consacré pour désigner ces bords d’Empire où renaît, de tous
temps, le commerce au long cours, depuis l’emporion grec.
C’est la disponibilité des marchandises qui évidemment fonde l’attrait des places
marchandes et des marchés, encore faut-il entendre que cette condition n’est pas seulement
offre exposition des marchandises, mais condition sociale et économique de présentation qui
satisfassent aux possibilités d’achat des « boutiquiers à l’épaule ». Les acheteurs trouvent
dans ces places marchandes les conditions d’effectuation de leur activité à des conditions
relationnelles, c'est-à-dire à la fois dans des « relations de personne à personne » et des
engagements relationnels en face à face, mais aussi dans un contexte où ces relations suffisent
à établir l’essentiel des opérations qui décomposent les rapports d’échange, sans avoir à
passer par un quelconque relais institutionnel. Les commerçants de Belsunce assuraient à une
époque l’obtention des précieux certificats d’hébergement qui permettaient d’obtenir les visas,
de la même manière certains commerçants mardinli d’Istanbul assuraient le cargo, le change,
et en amont la fabrication.
La place marchande n’est pas un banal marché où des commerçants sédentaires
mettent passivement à la disposition de leurs clients des stocks de marchandises que
17
Le treillis des places marchandes connectées forme aujourd’hui une sorte d’arc enserrant l’Europe, des
marchés allemands de voitures d’occasion, en passant par Istanbul et jusqu’aux marchés ruraux du centre
marocain. Pour plus de détails voir Peraldi M (2005), La gare d’Alicante est au centre du monde. Guerres
frontalières et paix du marché sur les routes maghrébines en Europe, in Fabre T (dir.) , Actes Sud, Arles.
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fournissent mécaniquement des producteurs. La place marchande a trois fonctions
essentielles : elle capte, capture même, des produits qui étaient destinés à d’autres marchés et
dont le destin économique s’est modifié en route en les faisant sortir de la filière pour laquelle
elles étaient profilées. La place marchande « capture » et relance les invendus, les stocks de
faillite, les défaillants techniques, les erreurs de programmation. Elle draine ensuite des
produits spécifiques et spécifiés selon des logiques de préférences et des usages locaux que le
marché mondial ignore ou ne peut atteindre. Comment savoir par exemple que les Tunisiens
ont « consacré » et élu telle marque de shampoing telle année, que les Algériens de plus de
quarante ans s’habillent encore à la mode française des années soixante et choisissent des
marques de vêtement dont l’étiquette affiche clairement un nom qui sonne bien français, de
quelles pièces particulières se compose l’équipement ménager basique d’un jeune ménage de
Kabylie ? Enfin, troisième circuit, la place marchande relance le cycle de marchandises dont
le destin était terminé aux conditions modales du marché mondial, c’est le cas des occasions
que les normes où les goûts occidentaux condamnent au rebut. Or cette relance ne suppose
pas seulement un accès aux stocks mais des transformations adaptées aux marchés vers lequel
les marchandises trouveront seconde vie. La place marchande se présente donc comme un
complexe économique qui articule un énorme potentiel d’informations disponibles et
pertinentes sur les lieux, les stocks et leurs moments de disponibilité, avec savoir-faire et
compétences qui rendent possible la relance des cycles interrompus de marchandises. Ces
savoir-faire ne sont pas au sens strict du terme des activités transformatives ou productives,
mais plutôt des activités de «calibrage» qui mettent les marchandises à la portée de ceux qui
sont susceptibles de les acheter et que le marché modal n’atteint pas. La « production » de la
marchandise ne consiste pas ici en une fabrication au sens technique du terme. Il s’agit
d’abord de sortir des biens d’un marché pour lequel ils étaient destinés et les amener sur un
autre en les ayant « formatés » aux conditions de ce nouveau marché, à distance sociale et
parfois physique du premier. Prenons l’exemple des voitures d’occasion à destination du
Maghreb ou de l’Afrique. Marseille a été pendant toutes les années 90 sinon leur grand centre
de distribution, du moins l’un des plus importants. Le premier moment dans ce cycle de
« remarchandisation » est bien évidemment d’accéder au bien concerné. Les biens disponibles
doivent correspondre étroitement à un « marché » dont les gammes sont très précises : le
marché maghrébin et africain exige des véhicules très peu chers, bien en dessous du niveau
moyen de prix pratiqué chez les concessionnaires ou les vendeurs officiels y compris sur le
marché de l’occasion. Paradoxalement il exige aussi des véhicules fiables, solides et durables,
enfin il est gourmand de véhicules polyvalents et susceptibles d’usages utilitaires, par
83
exemple de servir à un usage professionnel de transport collectif. Enfin, surtout depuis les
années 80, ils doivent être des véhicules qui ne dépassent pas un certain âge imposé par la loi.
Aujourd’hui, quasiment toute l’Afrique et tout le Maghreb interdisent à l’importation les
véhicules de plus de trois ans. Le marché en question est en fait inexistant aux conditions
réelles d’un marché viable, pour un produit aléatoire et infiniment émietté. En théorie il
faudrait connaître tous les lieux d’un territoire donné où ces types de véhicules sont
susceptibles d’être rendus disponibles : lorsque les concessionnaires les récupèrent en
« reprise », dans les journaux de petites annonces, sur les marchés informels locaux de
l’occasion qui s’organisent un peu partout en Europe et spécialement dans les régions qui
fabriquent ce type de véhicules. En Allemagne par exemple, où les constructeurs sont réputés
pour la robustesse des modèles qu’ils fabriquent.
Aucune de ces données n’est à soi seule régulière, c’est à dire susceptible d’être
rendue à une forme mécanisée. Elles sont locales et conjoncturelles, aléatoires. Elles
supposent donc une structure de veille, réticulaire et déployée et une activité de « traque », de
recherche mobile, d’enquête. C’est exactement ce que permet le trabendo, lorsqu’il combine
les réseaux formés de cousins, d’amis, d’amis d’amis ou de connaissances, sédentarisés, donc
informés localement, que sont les «communautés» migrantes implantées dans tous les centres
industriels, et dont une grande partie d’ailleurs étaient des travailleurs du secteur automobile,
avec la capacité de mobilité et la « légèreté » des voyageurs. Le marché de l’automobile
d’occasion s’est ainsi organisé de proche en proche : les Algériens ont organisé le marché
français, les Marocains le marché belge, les Turcs le marché allemand. Les résidents
frontaliers, Algériens installés dans le Doubs, l’Alsace, le Nord Pas de Calais, voire de la
région parisienne, ont servis de relais entre ces différents marchés européens, jusqu’à ce que
les « mobiles » soient assez aguerris pour aller eux-mêmes s’approvisionner directement. Que
fait la place marchande dans cette structure réticulaire ? Point de passage et de rupture de
charge obligé pour des transferts maritimes incontournables, elle dispose aussi, à la manière
des districts, tous les savoirs faire latéraux qui rendront le bien consommable : des ateliers de
réparation informels et des casses auto où s’approvisionner en pièces de rechange, des
ateliers clandestins capables de donner aux véhicules un âge légal si besoin est (ce qui
suppose à la fois le maquillage des cartes grises, savoir expert s’il en est, le tatouage des
numéros des châssis et des moteurs), de la main d’œuvre disponible pour le convoyage des
véhicules si nécessaire, enfin, pour rentabiliser au maximum le passage, des commerces
spécialisés dans les produits de remplissage. La place marchande se présente donc comme une
84
toile sur laquelle se concentre des informations sur des marchés diffus, combinée avec ce qui
a les apparences d’un district : l’organisation territorialisée d’une chaîne productive.
La place marchande combine spécification sociale et détournement des flux parasites,
ou constitués comme tels aux conditions du marché mondial. Elle suppose donc une énorme
déperdition de marchandises dont elle arraisonne les flux « libérés » ou rendus disponibles par
leur inadéquation aux conditions du marché mondial. Mais pourquoi le marché mondial gère–
t-il de la déperdition, comment peut-il être à la fois rationnel et sans cesse aux conditions
optimum de sa performativité, et en même temps généré des flux « perdus », errants ? Le
paradoxe est lié à deux évolutions concomitantes du capitalisme mondial qui peuvent, à
certains moments produire des effets paralysant. D’un côté en effet, les dispositifs productifs
sont tous entrés dans l’ère de la flexibilité, qui suppose d’anticiper le mieux possible une
demande de plus en plus finement observée. Segment par segment de micro-marchés, les
dispositifs productifs tentent de suivre du mieux qu’ils peuvent aux conditions de gigantisme
qu’ils doivent tenir, les variétés et les variations. Le capitalisme mondial est sorti de l’ère des
consommations de masse pour entrer dans l’ère des caprices hédonistes, qu’il suscite autant
qu’ils le dépassent en permanence. Les séries de produits ont donc une vie de plus en plus
courte, les déclinaisons de marques, signatures de plus en plus vite renouvelées. C’est bien
sûr, et comme toujours en la matière le secteur de la confection qui constitue l’archétype de ce
modèle productif (Green N, 1997). Parallèlement le capitalisme mondial est entré dans l’ère
du capital financier, où la machine productive n’est plus que l’un des mécanismes par lesquels
s’optimise la rentabilité du capital lui-même. S’il faut toujours produire des marchandises
pour faire fructifier le capital, la production n’est plus que l’une parmi d’autres moyens, dont
la vitesse de circulation des capitaux et les spéculations bancaires, pour accroître le capital.
La relative inertie réciproque de ces deux réorganisations du capitalisme central induit le
gaspillage : lorsque le capital tourne plus vite que la machine productive elle-même, les
marchandises se perdent, parce qu’elles perdent leur utilité et qu’elles ont en quelque sorte
remplie leur fonction avant même d’être produites, d’autant que les séries sont courtes,
flexibles, les chaînes productives presque infiniment ajustables. La moindre lenteur dans la
vitesse de rotation du cycle Marchandise-Argent, la moindre imperceptible erreur de ciblage,
produisent des effets rédhibitoires qui rendent les marchandises inutiles. La formidable
puissance des firmes peut se payer ce luxe, bien moins coûteux que la réévaluation des calculs
techniques et commerciaux pour trouver une nouvelle destination à des produits très finement
ciblés. D’autant que la gigantesque cascade des réseaux de sous-traitance plus ou moins
85
autonomes, le fin maillage des tissus de producteurs ramifiés aux firmes sans en être
véritablement partie, sert aussi de fusible au système. C’est ici qu’interviennent les logiques
de récupération mises en œuvre par la place marchande qui se branche sur les flux « errants »
et les drainent. Non pas en se connectant directement sur les firmes mondiales, encore que la
chose soit possible dans les zones franches des « maquiladoras », mais au plus près des
producteurs, transporteurs, intermédiaires, qui sont les éléments les plus fragiles du système
flexible et donc les plus susceptibles d’être asphyxiés par les «pannes » ou les lenteurs du
régime de circulation des produits. Or le système ne peut fonctionner que si les deux
ensembles, il vaudrait mieux dire les deux « réseaux de réseaux », sont formellement détachés
et séparés, solidaires en pratique, antagoniques en droit : structure d’opportunités marchandes
d’un côté, structure de productivité du capital de l’autre. La séparation des domaines garantit
la rationalité du système, au moins du côté des firmes, dans la mesure où elle leur permet
d’être le plus indépendantes qu’il est possible de l’être des contraintes productives, donc de
réduire les circuits et la vitesse de transformation de la Marchandise en Capital.
En démantelant les grands complexes industriels de l’ère fordiste, le capitalisme a
ramené la production à une multiplicité de formes locales, d’autant plus « bricolées » que la
nouvelle révolution industrielle a été conduite non seulement comme une révolution technique
(flexibilité), pièce du processus de marchandisation dont l’extension est un des moteurs du
capitalisme historique (Wallerstein I, 1984), mais aussi comme révolution sociale, en
« libérant » le capitalisme des multiples formes de compromis sociaux que le fordisme avait
induit. En ce sens le « nouvel ordre productif » (Veltz P, 1996) n’en est pas un, dans la
mesure où il n’est jamais qu’une manière de « dégager en touche » des structures productives
devenues encombrantes en assurant le minimum de contrôle sur la production elle-même,
mais en laissant aux sociétés locales le soin d’assurer l’intégration et les compromis sociaux
devenus désormais conditions périphériques au système (les délocalisations industrielles sont
bien évidemment l’une des concrétisations emblématiques de ce processus). Il est certain que
la pulvérisation locale des dispositifs productifs induit que les formes du compromis social
internes aux dispositifs productifs sont dupliquées des formes politiques et civiques locales où
les dispositifs s’implantent. Et la brutalité ou la précarité des conditions internes aux
dispositifs productifs n’est jamais que la réplique de violences inhérentes aux formes de
pouvoir dans la société locale. Mais les arrangements « informels » marchands par lesquels
les dispositifs productifs temporisent les effets fragilisants voire destructeurs du nouvel ordre
productif, font aussi partie du nouveau paysage et sont, comme la précarisation, des
conséquences du désengagement productif des firmes mondiales.
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De sorte que, si les firmes mondiales peuvent être aujourd’hui considérées comme des
unité de captage, voire de capture à l’échelle mondiale de la dispersion des unités productives,
de même les places marchandes sont elles aussi des unités de capture de ces mêmes flux, à
ceci près cependant qu’elles n’y prélèvent pas aux mêmes entrées ni sur le même mode. Les
firmes sont installées en amont du dispositif productif en donneur d’ordre d’une part et en
assurant le cadrage politique des dispositifs, surtout en s’assurant la coopération des Etats
impliqués. Les places marchandes captent en aval, en établissant des chaînes relationnelles
marchandes qui assurent la récupération des flux errants ce qui suppose des continuités
relationnelles en quelque sorte « capillaires » au plus près des dispositifs productifs et des
acteurs qui y sont impliqués.
Le nouveau mercantilisme ?
Les acteurs du marché échangent des biens qui sont, aux conditions modales du
marché, des « marchandises impossibles », des aberrations économiques. Ils le font avec des
monnaies inconvertibles, et sans protection institutionnelle pour garantir et contrôler un
régime quelconque de conventions, dans un cadre civique et politique qui ne leur accorde
aucun droit autre que leur présence et leur dénie socialement le statut d’acteur économique.
Le « trabendo » si l’on accepte de donner ce nom générique au colportage
transméditerranéen, constitue la partie mobile, plastique, fragile et effervescente d’un
dispositif commercial qui comprend trois étages : juste au-dessus de lui, et qui en est très
dépendant,
immédiatement
menacé
par
les
fluctuations
conjoncturelles,
d’abord
administratives et politiques, un monde de boutiquiers, plus ou moins stables, plus ou moins
« installés » et dans la société locale et dans les mondes commerçants, pris dans un étau dont
les griffes sont en amont les grossistes, toujours susceptibles de leur retirer leur clientèle, aller
au plus offrant, et en aval la fragilité des colporteurs, tantôt foule survoltée et fébrile comme à
Marseille au début des années 1980, tantôt rares passants, frileux en affaire et chicaniers.
Enfin au-dessus, tenant les clefs de l’accès aux flux de marchandises, les opportunités
foncières et bien souvent l’accès aux capitaux bancaires, un club fermé de grossistes qui sont
le véritable maillon capitaliste du dispositif. Ils tirent leur stabilité et leur capacité
économique de leur double ancrage, économique et social, en interface de la société locale et
de l’effervescence aux frontières, mais également en interface aux producteurs des districts et
87
aux petits boutiquiers ou colporteurs destinataires, sur qui reposent tous les aléas du
« système » : le passage des frontières, le franchissement des barricades, politiques,
administratives, sociales, soit la confrontation aux moments possibles de brigandage et de
prélèvement ou de confiscation : les clientèles et les pouvoirs. Mais cette position n’est
possible que parce que les transactions commerciales sont avant tout des arrangements locaux
dans les plis d’un système qui les marginalise ou vise tendanciellement leur disparition. Leur
position économique stratégique n’est possible que s’ils substituent, par choix éthique et
culturel, une « raison » pragmatique personnalisée à la raison mécanique des dispositifs
productifs.
L’éthique « mercantile », si l’on admet un sens un peu plus large que le terme n’a
d’habitude, est une éthique pratique, une quasi théorie. Elle s’expérimente dans les rapports
quotidiens, dans le secret des arrières boutiques, elle n’a ni textes ni philosophes attitrés. Elle
n’est pas l’application ou la concrétisation pratique d’une philosophie libérale, elle en est
même, pour ce qui concerne l’organisation des rapports marchands, l’antithèse. Le credo de
l’économie libérale prône la mécanisation des transactions marchandes, incorpore avec la
valeur, les « disputes » en justice dont elle est l’objet, dans la chose et la marchandise, fait
d’une transaction réussie la résultante de l’agir impersonnel de la « main invisible » : « en
concurrence parfaite, il n’existe ni marchandage, ni négociation, ni contestation ou entente, et
pour passer des contrats, les acteurs n’ont pas besoin d’avoir des relations répétées ou
continues entre eux, qui les amèneraient, finalement, à bien se connaître les uns les autres»
(Hirschman A, 1984) Or, c’est tout le contraire qui se passe ici, car il s’agit non seulement de
ramener les transactions marchandes au cœur des rouages de la machine productive, et de ne
pas seulement cantonner, assigner à résidence l’ordre marchand sur le marché, et d’autre part
il s’agit bien de ramener l’économie des choses à une économie des personnes, l’échange à
une interaction, de telle sorte que les éléments matériels de l’échange soient moins la
résultante d’un ajustement muet que la conséquence directe, perçue comme telle par les
partenaires, d’un arrangement entre des personnes. En ce sens, elle est une « propension » ni
plus ni moins universelle que l’autre, ni plus ni moins fondée en historicité, mais en revanche
déficitaire en légitimité et en institution : elle ne s’écrit pas, se parle à peine et se pratique
dans un jeu de scènes et de coulisses où elle occupe surtout les coulisses. Le « procès en
ethnicisation » qui est régulièrement instruit contre l’éthique mercantile participe donc de ce
processus plus global par lequel le capitalisme construit sa rationalité non pas seulement sur
des formes de justification et de légitimation, mais aussi sur leur contraire, c’est à dire des
formes de délégitimation et de dénigrement d’activités qui sont pourtant, elles aussi au cœur
88
de la machine capitaliste. Les relations entre forme marchande et forme industrielle du
capitalisme historique forment un pli d’impensés dans la réflexion sur les transformations
économiques des mondes économiques contemporains. Le « capitalisme marchand », est un
capitalisme sans firme ni Etat et parfois sans capital, mais un capitalisme quand même parce
qu’il est bien logique et désir d’accumulation qui a le monde pour échelle (Wallerstein I,
1984).
Des classes moyennes marchandes ?
Faut-il voir, dans et autour du « commerce à la valise » se former, au sud de la
Méditerranée, ce qui serait une nouvelle classe moyenne, caractérisée par son
transnationalisme et son mercantilisme ? Précisons évidemment ce qui est nouveau, puisque,
on l’a vu, les voyageurs de commerce, les colporteurs sont déjà issus des classes moyennes.
Ce qui est nouveau tient d’abord au processus de formation de ces « nouvelles
classes moyennes» ; car ce sont les positions ou les bénéfices acquis dans le commerce qui
permettent la conquête d’un statut qui, quelques années avant, ne devait d’exister que par
l’implication dans des programmes institutionnels : l’accès au diplôme ou aux emplois de la
fonction publique. Si on peut en conclusion faire image, disons que les nouvelles classes
moyennes doivent désormais au commerce informel ce qu’elles devaient jadis à l’Etat. Il est
significatif de voir aujourd’hui que si les bénéfices du trabendo sont souvent investis dans les
études des enfants, en Europe principalement, perpétuant l’une des voies royales d’accès aux
mondes économiques et sociaux des classes moyennes, cet investissement se fait en quelque
sorte à compte d’auteur, sans soutien financier ni « protection » de l’Etat. Il faut noter aussi
que ce processus agrège de manière significative de grands pans de la fonction publique et des
fonctionnaires.
La contrebande, les circulations transnationales de marchandises, ne peuvent
s’effectuer aujourd’hui sans l’appui et l’implication directes de fonctionnaires d’Etat, dont en
première ligne les douaniers qui permettent notamment d’acheter la route, selon une
expression notée à Tanger.
Le signe le plus tangible de la régularité des bénéfices du commerce à la valise et
autres contrebandes se mesure très directement au luxe cossu des villas que construisent les
douaniers algériens dans les faubourgs d’Oran, Tanger ou La Marsa.
89
Mais il faut voir alors que le statut promotionnel de ces professions ne tient plus du
tout à leur caractère étatique, mais tout au contraire aux possibilités « latérales » que ces
professions organisent d’enrichissement : c’est une autre figure, diffuse, du processus de
privatisation crapuleuse des Etats dont J-F. Bayart a bien montré dans d’autres domaines
d’activité, la récurrence dans les Etats du sud africain et méditerranéen. Ces bénéficiaires du
commerce transnational rejoignent alors, dans les mêmes quartiers des villes, aux portes des
écoles privées où ils accompagnent leurs enfants, dans les mêmes stations balnéaires où ils
passent leurs vacances, ces autres groupes qui composent désormais les nouvelles classes
moyennes des pays émergents, dont la particularité est d’être formées dans les plis du
capitalisme marchand autant que dans ceux des économies rentières. Il faut en conclusion se
borner à noter deux choses, encore à prospecter : d’abord que ces nouvelles classes moyennes
sont les soutiens objectifs autant que les intérêts défendus par les Etats voyous, et constituent
par endroit et selon des modalités locales, une classe bien plus que des groupes dispersés
d’affairistes ou de profiteurs. Ensuite que ces catégories sociales sont économiquement
stériles, dans la mesure où ces modes d’enrichissements, si spectaculaires soient-ils,
constituent rarement un principe d’accumulation primitive capitaliste qui se convertit en statut
d’entrepreneur et en investissement productif. Lorsque investissement productif il y a, il se
fait souvent à l’étranger ( c’est ainsi que l’Europe, Italie, Espagne, Angleterre notamment sont
des «bases arrières » d’investissement), mais plus globalement, les dépenses somptuaires ou
statutaires des classes moyennes notamment sur des logiques de patrimoine (enfant, maison,
immobilier) laisse place à des logiques spéculatives dont ils sont les victimes plus que les
profiteurs, laissant alors libre champ à la constitution d’un capitalisme délocalisé sur les
terrains qu’ils ont ouvert. L’émergence d’un capitalisme chinois transnational sur ces terrains
en est la manifestation aujourd’hui la plus visible et la plus unifiée dont il faudrait faire
l’histoire et l‘inventaire.
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