Une société moderne et institutionnalisée

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ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
Une société moderne et institutionnalisée :
un regard freitagien sur le Canada français
Bertrand Lavoie
La pertinence et la nécessité de l’approche systématique en sociologie peuvent être
démontrées par l’analyse d’une société particulière qui illustre l’influence et les
intuitions d’une théorie contemporaine et générale de la société. Nous aimerions
présenter ce type de démarche, avec une analyse du Canada français inspirée de la
sociologie générale de Michel Freitag. Nous tenterons de défendre l’hypothèse que le
Canada français (1867-1945) peut être compris comme étant une société moderne et
institutionnalisée, en effectuant un va-et-vient entre la théorie générale de Freitag et
les écrits historiographiques et sociographiques québécois. Ce travail nous permettra
au final de poser la question de l’héritage que le Canada français peut représenter
pour le Québec contemporain.
«Le contexte sociopolitique actuel crée un besoin de connaissance à la fois systématique et
critique de la société, qui tarde à être comblé depuis la disparition du marxisme en sciences
sociales et sur la scène politique. Freitag a tenté de répondre à ce besoin.»
Jean-François Fillion
Sociologie dialectique
La sociologie de Michel Freitag (1935-2009) peut nous être utile pour
comprendre le Canada français comme société moderne. En s’appuyant sur
certains concepts provenant de la sociologie freitagienne, il est possible d’aborder
la grande période historique de la modernité à l’aune du mode de reproduction
«politico-institutionnel». La sociologie de ce penseur québécois peut aussi nous
enseigner que le Canada français est également une «société institutionnalisée».
Ce caractère peut s’observer par une analyse sociologique de la place de
l’institution religieuse dans la reproduction sociétale du Canada français. En clair,
nous tenterons de démontrer la pertinence d’un regard sur une société que l’on
disait «traditionnelle» et repliée sur elle-même mais qui nous apparaît dès lors
«moderne» et «institutionnalisée».
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
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Nous enrichirons cette réflexion par des commentaires sur «l’héritage du
Canada français» pour le Québec contemporain en démontrant en quoi cette
analyse du Canada français peut être un tremplin pour mieux comprendre la
société québécoise actuelle. En ce sens, il est important de saisir que nous ne
prétendrons pas rendre compte de manière exhaustive de l’ensemble des concepts
freitagiens ou même d’effectuer une lecture globale et complète du Canada
français, mais qu’il s’agit ici plutôt de comprendre ces deux caractères «moderne»
et «institutionnalisée» de cette société à l’aide de certains aspects de la sociologie
freitagienne.
Le caractère moderne du Canada français
Pour démontrer le caractère moderne du Canada français, nous devrons
tout d’abord présenter quelques commentaires concernant l’historiographie et la
sociographie touchant au Canada français comme objet d’analyse, ce qui nous
permettra par la suite de comprendre les grandes lignes de la théorie freitagienne
touchant à la société «moderne» et ainsi de mieux dégager les caractéristiques
historiques et politiques québécoises qui nous permettront de dire, avec Daniel
Dagenais, que le Canada français vit en fait une «modernité bloquée».
Le Canada français comme objet d’analyse
L’analyse du Canada français se confronte, en tout premier lieu, à un
problème de périodisation important. Le Canada français renvoie surtout à un
objet d’analyse historiographique et non pas à une période historique définie de
manière claire et précise. Dans son acception même, le Canada français est
davantage une construction, faisant référence à son caractère ethnique ou
linguistique (les francophones du Canada), qu’une réalité empirique, comme peut
l’être par exemple le Canada de la Confédération, qui lui renvoie à un événement
historique précis. Cette situation fait en sorte que l’analyse de cette société doit
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donc a priori trancher sur la nature même de la périodisation historique. Certains
auteurs le font commencer aussi tôt que la mise en place de l’Acte constitutionnel
de 1791 et d’autres le font terminer aussi tard que la fin des années 1960, avec les
états généraux sur le Canada français. Nous devons donc trancher. Nous nous
baserons, dans le cadre de cette réflexion, sur la périodisation défendue par Gilles
Gagné (Gagné, dans Gagné (dir.), 2006 : 75), soit une société qui prend racine avec
la Confédération (1867) et s’affaiblit avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale
(1945). Cette périodisation «idéaltypique» s’inspire directement de notre analyse
de cette société en terme «moderne» et «institutionnalisée»; ainsi, c’est par la
nature même de notre réflexion sur le Canada français que nous démontrerons la
pertinence d’une telle périodisation.
Aussi, l’analyse de cet objet historiographique doit tenir compte d’un fait
important, soit que la nature du Canada français a été largement défini par
l’historiographie et surtout par la sociographie mises en œuvre au moment de la
Révolution tranquille. Effectivement, selon Gilles Gagné, «ce sont les sciences
sociales qui ont baptisé, il y a une cinquantaine d’années, le Canada français
traditionnel, et elles l’ont fait à un moment où la signification de tous les enjeux
allait être traduite dans les termes d’une polarisation idéologique opposant une
doctrine de l’immobilisme ("la voix des tombeaux") à une valorisation globale du
changement ("il faut que ça change").» (Gagné, dans Elbaz (dir.), 1996 : 68) Nous
comprenons ainsi que cette période historique a été largement définie et enrichie
de manière notable par ce que nous pouvons nommer comme étant le «Paradigme
de la Révolution tranquille», soit la volonté de mobiliser au niveau théorique une
vision historique de la société québécoise d’avant 1960 comme étant «rurale,
conservatrice, immobile et ultracatholique» : bref, une «grande noirceur». Nous
devrons donc tenir compte de cette volonté de définition et surtout de soulever le
fait rendu aujourd’hui évident de la fragilité de ce paradigme de pensée.1 C’est en
1 Nous pouvons grossièrement retracer trois ensembles de critiques du paradigme de la Révolution tranquille. Un premier
que l’on peut nommer «néolibéral», qui tend à remettre en question le rôle de l’État au cours des années 1960, avec Gilles
Paquet, notamment dans Oublier la Révolution tranquille, Montréal, Liber, 1999. Deuxièmement, il y a la critique sur le rôle
du catholicisme dans la Révolution tranquille, plus présent que ne le disait le «paradigme», faite notamment par Micheal
Gauvreau dans Les origines catholiques de la Révolution tranquille, Montréal, Fides, 2008 et par Martin Meunier entres
autres dans Sortir de la grande noirceur : l’horizon personnaliste de la Révolution tranquille, Québec, Septentrion, 2002.
Finalement, il y a la critique du couple tradition/modernité qui remet en question le fait que le Québec entre enfin dans la
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nous inscrivant dans la critique de ce paradigme sous l’angle privilégié de la
relation tradition/modernité que nous prenons part au débat historiographique
sur la question du Canada français. Nous espérons ainsi démontrer la pertinence
de la sociologie freitagienne pour l’analyse du Québec comme société globale.
La modernité selon les concepts freitagiens
La sociologie dialectique fondée par Michel Freitag nous offre une pensée
systématique de la pratique sociale et une analyse des trois modes de
reproduction formels présents dans l’histoire de l’humanité. C’est avec l’ouvrage
Dialectique et société (1986) présenté en deux tomes, Introduction à une théorie
générale du Symbolique et Culture, pouvoir, contrôle. Les modes de reproduction
formels de la société que Freitag met en scène une théorie générale de la société.
Nous nous attarderons de manière brève au concept de «mode de reproduction
politico-institutionnel» développé dans le tome 2 pour mieux comprendre ce qu’il
entend par société «moderne». D’emblée, nous pouvons dire que Freitag aborde le
développement historique des sociétés avec le concept de «mode de
reproduction», qui «concerne le type de logique globale du maintien de soi d’une
structure sociétale dans l’existence.» (Filion, 2006 : 166) Il est également éclairant
de mentionner que «Freitag admet que l’ensemble de la pratique humaine ne peut
s’effectuer que sous trois modes particularisés de reproduction : culturelsymbolique, politico-institutionnel et décisionnel-opérationnel.» (Filion, 2006 : 166
et 167, nous soulignons) En gros, alors que les sociétés primitives sont régulées
par le premier mode et que les sociétés traditionnelles et modernes sont régulées
par le deuxième, la société contemporaine peut quant à elle se comprendre avec ce
troisième mode de reproduction sociétal. Nous nous attarderons brièvement
qu’aux éléments les plus pertinents pour notre réflexion provenant du deuxième
mode de reproduction.
modernité avec la Révolution tranquille, celle-là plus répandue et plus précoce, avec des Gilles Gagné, Daniel Dagenais et
Jacques Beauchemin notamment.
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Ce qui caractérise le mode de reproduction politico-institutionnel de
manière fondamentale en comparaison avec le mode culturel-symbolique, c’est la
création d’une distance, d’une séparation plus radicale (entre le «vécu» et la
«représentation» de ce vécu) dans la pratique sociale rendue possible par le
processus d’institutionnalisation. Comme le mentionne Freitag, «on sera alors
effectivement en présence, dans la société, de deux niveaux de pratiques sociales,
de
deux
sphères
hiérarchisées
d’action
sociale,
celle
des
pratiques
d’institutionnalisation (ou du «pouvoir» en général), et celle des pratiques de base
qui lui sont soumises.» (Freitag, 1986, tome 2 : 167, Freitag souligne) Il s’installe
ainsi dans la société une distinction très nette entre une «infrastructure», qui
correspond aux dimensions culturelles et symboliques de la pratique sociale et
«superstructure», qui renvoie à la sphère politico-juridique de la pratique
institutionnelle et du pouvoir. Ce qui nous semble significatif à retenir de cette
dualisation, c’est que Freitag conçoit ces deux niveaux comme étant
interdépendants, c’est-à-dire que «l’un ne va pas sans l’autre.» (Filion, 2006 : 227)
Plus précisément, nous pouvons aussi dire que «les activités propres au niveau
infrastructurel ne sont pas moins sociales et donc significativement médiatisées,
que celles du niveau politico-institutionnel qui les régissent; et ces dernières ne
sont pas moins "effectives", "pratiques" et "concrètes" […] que toutes celles dont
elles prennent la forme pour objet.» (Freitag, 1986, tome 2 : 212) Cette
autonomisation institutionnelle va permettre la construction dans les sociétés
historiques d’une volonté politique universaliste, d’une référence nationale basée
sur l’État. Avec des normes et des règles désormais institutionnalisées (les lois) va
se mettre en place une conception de la société et de l’individu fondamentalement
différente de celle présente dans la société primitive, davantage «englobante» et
«commune». Selon Freitag, ce mode de reproduction se divise en deux degrés,
auxquels correspondent dans un premier temps la société traditionnelle (politicoinstitutionnel de premier degré) et la société moderne (politico-institutionel de
deuxième degré). La particularité de la pensée de Michel Freitag est qu’il conçoit
ces deux types de société comme faisant partie d’un même mode de reproduction.
Tentons de voir sommairement ces deux types de société.
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La société traditionnelle est largement marquée par cette distinction
(distance entre infrastructure et superstructure) dans la pratique humaine rendue
possible par le processus d’institutionnalisation. Or, ce qui caractérise ce type de
société, c’est que «le mode de constitution et d’exercice de la domination n’est pas,
lui, institutionnalisé formellement, et que le pouvoir y apparaît encore comme une
expression directe de la transcendance extérieure plutôt que comme un exercice
effectif autonome d’une pratique proprement politique.» (Ibib. : 242) Cette
situation particulière de la société traditionnelle qui légitime son processus
d’institutionnalisation par la transcendance extérieure divine fait en sorte qu’il y
existe une certaine tension entre ces instances du pouvoir et la référence
transcendantale. (Freitag, 2002 : 194) Cependant, il n’en reste pas moins que le
processus institutionnel y est bien présent et que «le passage des sociétés
primitives aux sociétés traditionnelles comporte aussi une mutation de l’identité
individuelle des membres ordinaires de la société : tous, par la médiation de la
dépendance commune vis-à-vis du pouvoir qui centralise ou polarise la
reconnaissance des droits de chacun, deviennent aux yeux du pouvoir et les uns
pour les autres des sujets de droits.» (Ibid. : 196 et 197, Freitag souligne) Il s’agit
ainsi d’une capacité d’institutionnalisation qui trouve sa légitimité dans la
référence transcendante divine, ce qui fait dire à Jean-François Filion que «les
luttes politiques, donc l’historicité, y sont extrêmement réduites, puisque le
pouvoir incarne une transcendance religieuse à laquelle adhère généralement
l’ensemble des sujets de la société.» (Filion, 2006 : 245) C’est d’ailleurs exactement
cela qui sera renversé par la société moderne.
La société moderne peut se comprendre par la volonté de mettre en place
une
légitimité
propre
à
la
pratique
humaine
justifiant
la
capacité
d’institutionnaliser les rapports sociaux, justifiant, donc, le pouvoir législatif. Ce
désir de légitimer par la pratique humaine l’institutionnalisation prendra des
formes politiques bien particulières, notamment à travers ce que l’on a nommé les
révolutions modernes. Ce pouvoir législatif légitimé désormais par le peuple
rompt avec la conception du pouvoir dans la société traditionnelle, où celui-ci était
compris en termes essentiellement exécutif et juridique incarnés sous la figure du
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Roi. D’ailleurs, nous pouvons ajouter aussi de manière plus substantielle que «la
société moderne a accompli une rupture ontologique avec toutes les conceptions
existantes jusque-là en produisant consciemment l’institution ultime de la société,
l’État.» (Ibid. : 241) C’est en se fondant sur une idéologie de légitimation «encore
plus abstraite et universalisable que la religion, la raison» (Ibid. : 240), qu’est
possible la construction au niveau politique des identités nationales basées sur une
culture nationale institutionnalisée par l’État. Ce que rend surtout possible ce
recours à un pouvoir législatif, c’est ce que Freitag nomme l’institutionnalisation de
la capacité d’institutionnalisation, soit «la conscience du fait que la reproduction
sociétale s’appuie sur la reconnaissance transcendantale de l’égalité universelle de
tout citoyen» qui permet ainsi la production d’une historicité (faire l’histoire)
fondée sur une praxis garantie par la Raison et l’État moderne.2 Au final, nous
constatons que malgré les ressemblances entre la société traditionnelle et la
société moderne pensées sous le mode de reproduction politico-institutionnel
(séparation entre la pratique institutionnelle et la pratique sociale), il est clair que
nous relevons ainsi des différences majeures entre ces deux types de société.
Voyons maintenant de quelles manières s’est installée historiquement la
modernité au Canada français.
La mise en place historique de la modernité du Canada français
Après avoir brièvement, nous en convenons, présenté les principaux
concepts freitagiens concernant la société moderne, penchons-nous sur les
événements historiques et politiques qui ont conduit à la mise en place de la
modernité du Canada français. Après avoir passée aux mains de l’Empire
britannique suite à la Conquête de 1760, la société française du Canada est
désormais baptisée «Bas-Canada» avec l’Acte constitutionnel de 1791 qui accorde
aux deux sociétés anglophone (Haut-Canada) et francophone (Bas-Canada) un
2
Praxis renvoie à l’action sociale qui est médiatisée à travers la capacité institutionnelle de reproduction
de la société. Nous reviendrons plus longuement sur l’institutionnalisation de la capacité
d’institutionnalisation dans la deuxième partie de notre texte sur la société institutionnelle que représente
le Canada français.
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pouvoir «législatif» tronqué qui conserve le pouvoir exécutif sous légitimité
aristocratique. Plus simplement, il existe bien des députés élus dans une chambre
des représentants, mais ils n’ont qu’un pouvoir de suggérer et de proposer des lois.
Le pouvoir exécutif reste nommé par l’aristocratie et la noblesse qui représentent,
de manière transcendante, la légitimité divine du Roi d’Angleterre. Il y a donc deux
idéologies de légitimation du pouvoir qui se côtoie dans la même société, ce qui
sera littéralement insoutenable. En conséquence, cette situation conduit à des
«Rébellions» de la part du pouvoir législatif soutenu par le peuple au cours des
années 1830 tant dans le Haut-Canada que dans le Bas-Canada. La particularité des
Rébellions au Bas-Canada a été de combinée cette volonté de renverser la
légitimité traditionnelle de l’aristocratie qui contrôlait le pouvoir exécutif à une
sensibilité accrue pour des considérations «nationales» pour le peuple
francophone du Canada, le tout alimenté des idées révolutionnaires républicaines
provenant à la fois de l’Europe et des États-Unis. Il s’agit en fait d’un contexte
favorable à une révolution de type moderne, tel que décrit par Freitag, à quelques
écarts prêts.3 Or, l’échec de ces Rébellions de 1837-1838 au Bas-Canada peut être
compris comme étant la Révolution canadienne manquée. Comme le mentionne
Daniel Dagenais, «avec les Rébellions échoue la tentative de construction d’une
identité canadienne, qui ne soit ni canadienne-française, ni canadienne-anglaise, ni,
faut-il ajouter, amérindienne, mais qui transcende ces particularismes dans un
commun sentiment démocratique, républicain et antimonarchique.» (Dagenais,
dans Société, 1999 : 49) L’échec de la modernité de type révolutionnaire conduira
au Canada à une nécessité politique, économique et identitaire de rassembler ces
particularismes en une entité qui permettra à celles-ci de se conserver, à défaut de
se fondre en une identité nationale moderne telle que nous l’avons vu plus tôt avec
Freitag : de là naît l’idée d’une fédération canadienne représentée d’abord par
l’Acte d’Union de 1840 et ensuite et surtout par l’Acte de l’Amérique du Nord
Britannique de 1867, connue ironiquement sous le nom de «Confédération»;
acception qui tend à valoriser l’échec de la construction d’une identité nationale
moderne!
3
Notamment le fait que c’est l’octroi d’un pouvoir législatif par le Roi qui a débouché sur le contexte
révolutionnaire et non pas le peuple qui renverse le Roi pour obtenir le pouvoir législatif.
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Nous pensons que la Confédération souligne la réserve canadiennefrançaise4 et donne ainsi naissance au Canada français. Celle-ci est surtout connue
pour son importante répartition des pouvoirs entre le gouvernement central et les
gouvernements provinciaux. Il est important de souligner qu’il s’agit d’un Acte
constitutionnel approuvé par l’Empire britannique, malgré la capacité désormais
législative, exécutive et judiciaire de ce gouvernement canadien : il s’agit donc
d’une modernité de type monarchie constitutionnelle. Comme le souligne PaulAndré Linteau, ce sont les articles 91 et 92 qui soulignent la séparation des
pouvoirs (Linteau, 1989 : 282); ainsi, les institutions de régulation sociétale
«globales», soit le commerce, la défense et les affaires étrangères, sont octroyées à
l’État central, alors que les institutions de régulation sociétale «internes», soit
l’Éducation, les Affaires religieuses, le Droit et la Santé, sont sous la responsabilité
des États provinciaux. Le Canada français sera ainsi une société dont les
principales institutions de régulation sociétale (internes) sont vouées à maintenir
et à conserver une identité particulariste (canadienne-française). Bref, selon Daniel
Dagenais, «l’enfermement identitaire "nationalitaire" est […] le produit le plus pur
de l’histoire canadienne!» (Dagenais, dans Société, 1999 : 56) Il s’installe ainsi dans
ce contexte une frontière ethnique avec l’Autre que représente la société anglocanadienne; frontière, nous le soulignons, qui est due à l’échec de la construction
d’une identité nationale canadienne qui a accompagné l’échec des Rébellions et qui
est soulignée de manière institutionnelle par la Confédération. Un sentiment de
rejet a été exprimé face à cette situation, notamment par le premier Premier
ministre du Québec en 1867, Pierre-Joseph-Olivier Chaveau : «Voyez : la table est
mise et pour un seul repas, Sur une nappe affreuse et par le sang rougie, Les ogres du
commerce ont les deux Canadas.» (Dumont, 1996 : 239) Nous sommes donc en
présence d’une modernité mise en place de l’extérieur et qui est bloquée.
4 Cette thèse nous vient notamment de Fernand Dumont dans Genèse de la société québécoise (1993), Montréal, Boréal,
1996, p. 128. La réserve marque le fait que des dispositions constitutionnelles de l’AANB permettent à l’identité canadiennefrançaise de se maintenir dans l’ensemble canadien (droits religieux et linguistiques notamment), mais de manière encadrée
et restreinte, d’où l’idée de la réserve canadienne-française.
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Une modernité bloquée
Pour mieux comprendre cette modernité du Canada français, nous allons
d’abord l’aborder sous l’angle de l’identité moderne selon la sociologie freitagienne
et voir ensuite en quoi, avec Dagenais, il s’agit effectivement d’un blocage moderne.
Pour Michel Freitag, l’identité moderne est surtout marquée par une bipolarisation
entre un moment public et un moment privé. De manière plus précise, nous
pouvons dire que «le politique implique un déplacement du sujet, sa bipolarisation
entre le sujet individuel et le sujet collectif, par opposition au rapport d’inclusion
mutuelle que réalise la société mythique» (Freitag, 1986, tome 2 : 179). Il se
construit donc une personne privée, «dont l’identité reste déterminée par des
affinités et des affiliations particularistes (familiales, religieuses, personnelles)»
qui est distincte du sujet de la société civile qui représente le «sujet du droit
commun universel5» (Freitag, 1986, tome 2 : 201). C’est ainsi par cette «synthèse
identitaire unique» qu’est rendue possible l’identité collective nationale, politique
et étatique. (Ibid. : 204)
Ce qui caractérise en premier lieu le Canada français à l’aune de cet
éclairage freitagien, c’est le fait rendu évident par Dagenais que la compréhension
de «la nature de la société canadienne-française implique de mobiliser dans
l’analyse le fait qu’elle est née moderne.» (Dagnenais, dans Société, 1999 : 39) Il
s’agit d’une modernité oui, mais d’une modernité bloquée, parce qu’il y a un
blocage au niveau du moment public de l’identité moderne. Pour Dagenais, «le
versant public, c’est le moment où le propriétaire s’apparaît à lui-même comme
individu libre ayant en face de lui d’autres individus pareillement libres avec
lesquels il entre en rapport sur cette base afin d’édifier un monde commun.»
(Ibid. : 45) Or, avec la Confédération qui institutionnalise la réserve canadiennefrançaise et la frontière ethnique, ce versant public est bloqué pour les Canadiens
français qui se voient «imposer» de l’extérieur une modernité à laquelle ils n’ont
accès qu’en partie (institutions de régulation internes). Autrement dit, «après que
5
En fait, Freitag conçoit trois statuts qui correspondent à trois sphères distinctes de la reconnaissance, soit
le citoyen, le sujet de la société civile et la personne privée. Pour la clarté de notre propos, nous
insisterons, comme le fait Dagenais, sur la bipolarisation des deux derniers statuts.
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la Conquête eut enlevé aux Canadiens la gouverne dans l’édification de la société
civile, l’écrasement des Rébellions les convainquit, si l’on peut dire, que la société
globale n’était pas faite pour eux : d’où le rabattement sur la sociabilité familiale.»
(Ibid. : 40) Ces considérations historiques font en sorte que «la position du révolté
est difficilement atteignable car elle apparaît comme la position d’une race
dominée, position qui a été effectivement intériorisée» (Ibid. : 52), d’où le blocage
du moment public de la modernité. Ce blocage combiné à la réserve canadiennefrançaise laissera le champ libre pour une institution qui marquera de manière
indélébile le Canada français, tout en soulignant son caractère institutionnel :
l’Église catholique.
Une société institutionnalisée
Le regard que nous venons de porter sur le caractère moderne du Canada
français doit inévitablement se compléter par une analyse de la place qu’y a
occupée l’Église catholique. Suivant l’influence de la sociologie freitagienne, nous
aborderons cette Église par la notion d’institution que Freitag a développée
notamment dans le tome 2 de Dialectique et société. Après avoir saisi l’essentiel de
ces apports théoriques, nous nous pencherons sur la mise en place historique de
l’institution religieuse au Canada français pour démontrer son rôle majeur dans la
régulation sociétale de cette société et saisir enfin que nous sommes en présence
d’une logique sociétale où l’État est lui aussi bloqué.
L’institution chez Freitag
L’institution représente, avec le pouvoir, le cœur du mode de reproduction
politico-institutionnel. L’institution naît du besoin sociétal de résoudre une
contradiction (présence simultanée de fondements sociétaux qui sont opposés) qui
empêche le cours normal des choses. Pour être plus précis, nous pouvons dire que
«la contradiction survient lors d’une rupture de la réciprocité entre le système
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symbolique et les pratiques sociales» (Filion, 2006 : 212) et nécessite ainsi un
dépassement, un détour, pour résoudre cette contradiction. C’est par ce détour
institutionnel (Freitag, 1986, tome 2 : 210) que s’installe, comme nous l’avons vu
plus haut, une distance entre les pratiques institutionnelles et les pratiques
sociales. Dès lors, nous pouvons dire que «le rapport (institutionnalisé) de
domination comporte ainsi l’objectivation de la société par elle-même : à travers la
distance entre la "loi" et les "pratiques", entre les dominants et les dominés, c’est la
structure même des pratiques qui se trouve objectivée en tant que système de
règles.» (Ibid. : 175) Avec cette distance est rendue possible, dans la société
institutionnelle, la double identité de l’individu dont nous parlions plus tôt.
Effectivement, Freitag mentionne que c’est «l’extériorisation du moment politique
[qui] confère à l’individu une intériorité en tant que personne6» (Ibid. : 179). Cette
domination institutionnelle se manifeste dans la régulation sociétale par une
idéologie de légitimation, que ce soit par une référence transcendante divine dans
la société traditionnelle ou par la référence transcendantale à la Raison universelle
dans la société moderne.
Ce qu’il est surtout significatif de relever dans ce regard freitagien sur la
notion d’institution, c’est ce qu’il nomme l’institutionnalisation de la capacité
d’institutionnalisation. Ce processus n’est concevable que dans une société
moderne, car, comme le mentionne Jean-François Filion, c’est la présence ou non
de l’institutionnalisation de la capacité d’institutionnalisation, soit «l’horizon
autoréflexif de la reproduction politico-institutionnelle, qui sert de critère pour
distinguer une société aliénée à une source divine du droit, d’une société aliénée à
une source humaine du droit (raison, intérêts)» (Filion, 2006 : 242). En guise de
complément, nous pouvons ajouter que cette capacité d’institutionnalisation n’est
pensable que par le concept de pouvoir, qui est central dans le mode de
reproduction politico-institutionnel. Freitag est clair : «J’utiliserai le terme de
pouvoir pour désigner d’une manière générale la capacité d’institutionnalisation,
6
C’est d’ailleurs par cette intériorité qu’est possible dans la société institutionnalisée la liberté
politique de l’individu. Comme le dit Jean-François Filion, c’est la domination politique qui
rend libre!
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c’est-à-dire la capacité de "production" (au sens de "pro-ducere") ou
d’objectivation sociale des régulations régissant la reproduction sociétale.»
(Freitag, 1986, tome 2 : 217) Avec cette capacité institutionnelle, la société
moderne peut «faire l’histoire» à travers une historicité qui lui vient de la légitimité
transcendantale institutionnalisée par le recours à la Raison universelle. S’installe
donc une régulation sociétale fortement régulée par la praxis institutionnelle, où
les êtres humains prennent conscience qu’ils peuvent faire leur histoire euxmêmes. Or, c’est exactement cela qui sera difficilement réalisable dans la société du
Canada français, étant donné que la principale instance de régulation sociétale ne
sera pas l’État, mais bien l’Église. Tentons de voir maintenant comment la société
institutionnelle du Canada français a été rendue possible.
La mise en place de la société institutionnalisée
Le Canada français peut être compris comme étant une société
institutionnalisée que la confédération a profondément transformée. L’Acte
constitutionnel de 1867 confirme l’Église comme principale instance de régulation
sociétale pour le Canada français. Comme le souligne Paul-André Linteau, «la
Confédération met […] en place une structure étatique qui favorise l’influence de
l’Église» (Linteau, 1989 : 260) en lui laissant le champ libre d’exercer sa capacité
institutionnelle dans des domaines de compétence provinciale, soit l’éducation, la
santé publique, la propriété et le droit civil. D’ailleurs, il est éclairant de
mentionner que l’article 93 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique consacre
et protège les droits des communautés confessionnels comme principales
détentrices des pouvoirs de compétence dans le domaine de l’éducation. (Ferretti,
1999 : 78) La Confédération confirme, nous le rappelons, l’exclusivité des
institutions de régulation internes à la Province de Québec. Or, c’est avec Daniel
Dagenais que nous pouvons dire qu’en plus de vivre une certaine forme de rejet
dans l’impossibilité de participer au moment public de la modernité, les Canadiens
français voient ces institutions de régulation internes qui leur sont octroyées leur
échapper également, passant sous le contrôle de l’Église catholique, dirigée à partir
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de Rome. Il s’agit donc d’une triple aliénation extérieure7 : «les grandes décisions
politiques se prennent à Ottawa, l’économie dépend des anglophones, et la religion
relève de Rome» (Lahaise, 2000 : 26). Ce contexte débouchera sur un cocktail
d’autant plus explosif qu’il sera combiné à un «renouveau» dans l’Église
catholique : l’ultramontanisme.
Pour Lucia Ferretti, les causes politiques que nous venons de mentionner
engendrent un «terreau fertile» pour un véritable réveil religieux à l’intérieur de
l’Église catholique du Canada. Elle les mentionne d’ailleurs de manière très claire
dans sa Brève histoire de l’Église catholique au Québec : «Le choc qu’ont produit les
rébellions, la brutalité de la répression et l’imposition d’une Union inique pour le
Bas-Canada et dévastatrice au moins potentiellement pour les Canadiens français;
la désarticulation de plus en plus évidente des liens ruraux traditionnels rongés
par un marasme agricole prolongé et la mobilité à laquelle il contraint les individus
et familles; les difficultés attendant ceux qui déjà gagnent Montréal, Canadiens
français pauvres et Irlandais ayant quitté leur pays sans pouvoir échapper à la faim
ni à la maladie, ainsi que le mépris des classes plus favorisées qu’essuient les uns
comme les autres : autant de facteurs qui éveillent les aspirations canadiennesfrançaises à durer et les désirs populaires d’intégration et de reconnaissances
sociales.» (Ferretti, 1999 : 59)
Cette situation sera ainsi fertile pour l’ultramontanisme qui anime l’Église
catholique au Canada. Pour être bref, nous pouvons dire que cette idéologie, qui
signifie au-delà des montagnes (ultramontaine : au-delà des Alpes françaises dans
le contexte français), confirme que l’autorité du Pape peut traverser les montagnes
pour influencer et même dicter les conduites dans les communautés catholiques
du monde. Plus directement, nous pouvons dire que «prise de distance envers les
pouvoirs civils, elle veut être une reconquête de l’indépendance de l’Église, une
exaltation de l’autorité du pape comme arbitre des grands conflits sociaux.»
7
Plus précisément, il s’agit ici d’une aliénation externe, parce que les pratiques institutionnelles
sont régulées à l’extérieur des pratiques sociales du Canada français : Ottawa, les Anglais et
Rome.
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(Dumont, 1996 : 228) L’ultramontanisme se confirme de manière officielle avec le
pontificat de Pie IX (1846-1878), qui condamnera de manière hostile toute forme
d’idées modernes dans son fameux Syllabus errorum de 1864. Il s’agit là d’une
influence plus que notable pour l’Église catholique du Canada et nous pouvons
ajouter qu’«il n’en faut sans doute pas plus pour stimuler, au Québec, les plus
ardents ennemis des libéraux dont, au premier chef, Ignace Bourget, évêque de
Montréal de 1840 à 1876.» (Linteau, 1989 : 265) Pour Bourget et les tenants de
l’ultramontanisme, c’est l’État qui est dans l’Église et non l’Église dans l’État.
L’emprise de cette idéologie sur l’Église catholique combinée aux causes politiques
que nous avons vues plus tôt fait en sorte que l’institution religieuse au Canada
français représente la principale instance de régulation sociétale. Tentons d’y voir
plus près.
L’institution religieuse du Canada français
Il s’est produit une véritable transformation dans les mœurs religieuses au
Canada français entre 1840 et 1870. À titre d’exemple, nous pouvons noter que «le
rapport prêtre/fidèle passe de 1 pour 1185, en 1840, à 1 pour 658, en 1870», ce
qui fait en sorte que «le clergé est désormais en mesure d’encadrer fermement les
populations.» (Ferretti, 1999 : 65) Cette transformation confirme l’Église dans son
rôle de régulateur social et sociétal : nous pouvons donc parler, en ce qui concerne
le Canada français, d’une Église-Nation (Rousseau, dans Gagné (dir.), 2006 : 25) au
lieu d’un État-Nation. Il s’agit plus précisément de comprendre le rôle de l’Église
comme étant «une véritable administration de la société civile, une sorte d’Étatprovidence sans le titre» (Gagné, dans Elbaz (dir.), 1996 : 72), qui n’est possible
que par son unité institutionnelle. Cette expression est de Gilles Gagné, qui explique
que
l’institution
religieuse
de
par
sa
nature
catholique
hautement
institutionnalisée s’approprie la capacité institutionnelle de la régulation sociétale
et devient ainsi le principal lieu de structuration du quotidien de cette minorité
que représentent les Canadiens français. (Gagné, dans Gagné (dir.), 2006 : 75)
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Mais, ce qui est le plus pertinent à souligner concernant la place de cette
régulation sociétale, c’est que l’institution religieuse a effectivement joué un rôle
«moderne» d’organisation de la société civile (éducation, santé, droit), mais que ce
dernier n’était pas, selon Daniel Dagenais, «typiquement moderne, dans la mesure
où il aura fallu que les Canadiens français abandonnent d’eux-mêmes, si l’on peut
dire, l’édification "officielle" de cette société pour faire la place au rôle
institutionnel joué par l’Église.» (Dagenais, dans Société, 1999 : 48) Nous
comprenons ainsi que l’institution religieuse manifeste une institutionnalisation
de la capacité d’institutionnalisation, mais que l’on peut dire aussi et surtout, en
termes freitagiens, qu’il s’agit d’une « difficile » institutionnalisation de la capacité
d’institutionnalisation, étant donné le caractère moderne bloqué de cette société.
Cette difficulté s’explique par le fait qu’il y a deux systèmes d’institutionnalisation
qui se font face au Canada français, définis de manière opposés et cependant
«légaux» dans la Confédération, soit un système religieux sans légitimité
typiquement «moderne» qui contrôle les seules institutions de régulations
internes que le Canada français possède et un système étatique provincial qui voit
ses principales institutions de régulation globale (économie, politique) bloquées
par les considérations politiques et historiques qui ont mené à la fondation du
Canada. Cette difficulté conduit Gagné à mentionner que «la conquête par l’Église
de la capacité d’institutionnaliser les rapports sociaux rejetait hors du peuple et de
l’idéal démocratique le principe de légitimité du pouvoir.» (Gagné, dans Elbaz
(dir.), 1996 : 73) Donc, en étant pratiquement et exclusivement concentré sur la
régulation sociétale des institutions internes, le Canada français négligeait du
même coup le mode global d’intégration de la société nécessaire au bon
fonctionnement de la capacité institutionnelle d’une société moderne. (Ibid. : 69) Il
s’agit ainsi, nous y revenons, à un blocage pour le Canada français, qui non
seulement vit une modernité bloquée, mais qui voit également son État bloqué par
cette situation particulière et distincte.
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L’État bloqué
Le Canada français est une société où l’État est bloqué, inaccessible.
L’«Habitant canadien-français», en plus de voir son moment public découlant de
l’identité moderne bloquée, ne peut pas accéder à la société civile en tant
qu’Individu émancipé, étant donné que les institutions de régulation globale lui
sont refusées. Ce que nous pouvons mettre en évidence à ce stade de notre
réflexion, c’est qu’il y a un paradoxe au Canada français; paradoxe qui semble être
au cœur de cette modernité et de cet État bloqués. Effectivement, nous pouvons
relever le fait suivant, soit que le pouvoir législatif octroyé à l’État du Québec
(étatique, territoriale et politique) lors de la Confédération ne correspond pas à
l’identité canadienne-française sous la forme d’une réserve (religieux, linguistique
et culturel) qui elle dépasse les limites territoriales de la Province de Québec, mais
que les deux sont en même temps consacrés officiellement dans cet Acte
constitutionnel de 1867. Nous avons donc deux légitimités institutionnelles qui se
font face sans se parler et comme la Confédération confirme l’exclusivité des
institutions de régulation internes aux provinces (qui sont dominées par l’Église
comme nous l’avons vu), le résultat pour les Canadiens français est dévastateur :
l’État leur est interdit et sans lui, c’est toute l’émancipation moderne universaliste
qui leur est également interdite et par là, la possibilité de manière libre et
consciente d’autoréguler leur propre société. En l’absence d’une identité nationale
étatique se construit une identité nationale basée sur la religion, la langue et les
mœurs, bref, une identité nationale davantage culturelle que politique. En d’autres
mots, «c’est une définition culturelle que l’Église a proposée de la nation, une
définition sans référence à des frontières politiques ou à un État», donc une
identité nationale «axée non sur la citoyenneté, mais sur l’identification à une
communauté» (Ferretti, dans Gagné (dir.), 2006 : 107).
Voici donc le cœur du Canada français : ce n’est pas une nation qui a été
fondée dans une volonté consciente de conserver de manière nationaliste sa
culture, ses mœurs et sa langue, c’est plutôt une nation qui, après avoir constaté
que les principaux outils de la société moderne lui seront désormais bloqués, a pris
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le seul chemin possible pour assurer sa reproduction sociétale : la survivance.
Cette communauté nationale fondée sur les institutions davantage sociales que
politiques ne tombera que lorsqu’il sera possible pour la population canadiennefrançaise d’exprimer la volonté de se réapproprier l’État national par des
revendications politiques qui ne s’adresseront plus au cadre «Canadien français»,
mais bien au cadre strictement étatique de cette société, soit l’État québécois. Cette
réappropriation commence au tournant de la Deuxième Guerre mondiale, pour
prendre son envol au cours de la société duplessiste, notamment par les
mouvements syndicaux et les milieux artistiques et s’est concrétisée, pour sonner
la mort du Canada français, avec la Révolution tranquille.
Un héritage pour le Québec contemporain
Après avoir posé un regard sur le caractère moderne et institutionnalisé du
Canada français, nous aimerions émettre quelques commentaires et soulever
certaines questions découlant de cette lecture de type freitagienne que nous
venons de faire. Des «retombées» de cette lecture peuvent être soulignées dans un
premier temps pour la compréhension du rôle de l’Église au Canada français, des
retombées qui peuvent aussi nous permettre de réfléchir à d’autres périodes
historiques de la société québécoise, comme par exemple la Révolution tranquille
et la société contemporaine.
En premier lieu, les apports freitagiens nous donnent surtout la chance de
réfléchir au rôle de l’Église catholique au Canada français en terme institutionnel.
En abordant la religion catholique de cette manière, nous sommes conscients que
nous marquons d’une certaine façon un biais institutionnel. Autrement dit, en
concevant la religion catholique essentiellement par ses institutions, n’en arrivonsnous pas à questionner la foi des Canadiens français? Y a-t-il eu, comme le prétend
Louis Rousseau, une religion civile au Canada français, c’est-à-dire un réel
engouement pour la religion qui ne soit pas du à la force des institutions?
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(Rousseau, dans Gagné (dir.), 2006 : 25) Nous devons répondre par la négative à
cette question. Est-il possible qu’une société entière, en moins de trente ans (18401870), change de manière radicale ses mœurs les plus profondes, passant d’une
société relativement sécularisée au temps des Rébellions à une société hautement
religieuse au temps de l’ultramontanisme? Ces changements ont eu lieu, comme
nous l’avons vu, parce que c’était la seule porte de sortie possible pour assurer la
régulation sociétale. La survivance n’a pas été, de manière consciente, voulue et
désirée : c’était la seule option possible. Nous pensons plutôt comme Gilles Gagné
que «le Canada français, formé dans des institutions religieuses, sortira alors de la
religion simplement en sortant de ces institutions d’encadrement social.» (Gagné,
dans Gagné (dir.), 2006 : 77)
La Révolution tranquille sonne ainsi la fin du Canada français. Alors que ce
dernier était tout entier tourné vers la définition de la nation en termes culturels,
les transformations culturelles et sociétales des années 1960 ont consacré une
définition de la nation davantage étatique. Plus directement, nous pouvons dire
que le contrôle de l’identité collective «va migrer de la scène religieuse vers la
scène politique. C’est à l’État québécois qu’ils [les Canadiens français devenant
ainsi des Québécois] vont alors demander d’assumer l’identité collective.»
(Lemieux, dans Gagné (dir.), 2006 : 36) Ainsi, nous pensons que l’analyse du
Canada français peut nous être utile pour mieux comprendre cette période de
mutation sociétale. Nous ne pourrons pas ici présenter une analyse d’inspiration
freitagienne de la Révolution tranquille comme nous venons de la faire concernant
le Canada français, bien de ce serait hautement intéressant, mais nous pouvons
tout de même dire qu’il y a plusieurs filiations, en terme de régulation
institutionnelle, entre ces deux «sociétés». Comme le mentionne Joseph Yvon
Thériault, il est possible de comprendre le «modèle québécois» adopté lors des
années 1960 à l’aune d’un regard sur le Canada français. Suivons-le : «le modèle
québécois, mélange tripartite de l’interventionnisme politique, d’un corporatisme
civique et d’un libéralisme économique, est héritage du Canada français parce qu’il
conserve la trace d’une institutionnalisation de la société civile qui s’est réalisée
par le clergé.» (Thériault, dans Gagné (dir.), 2006 : 265) Ce n’est là, nous le
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comprenons, qu’un des aspects possibles de comparaison entre le Canada français
et la Révolution tranquille.
La fin du Québec moderne?
Les retombées de cette lecture du Canada français en terme de modernité
bloquée nous aident-elles à mieux comprendre le passage au Québec, suivant la
terminologie freitagienne, au mode de reproduction décisionnel-opérationnel? Une
chose semble claire cependant, c’est que l’analyse du caractère moderne du Canada
français évacue toute possibilité de comprendre cette société comme étant
traditionnelle. Mais, que signifie la Révolution tranquille en termes freitagiens?
S’agit-il du passage à la postmodernité ou bien de la réalisation complète du
deuxième cycle du mode de reproduction politico-institutionnel? Nous ne
pourrions pas ici répondre de manière détaillée à ces questions, mais nous
pouvons y laisser une intuition qu’il s’agirait de démontrer ultérieurement : le
passage à la postmodernité pourrait s’être effectué aux débuts des années 1980,
sous trois dénominations : l’adhésion pour les dirigeants politiques québécois à
l’idéologie néolibérale et le processus politique menant à l’Accord de libre échange
(ALE) qui en découle, l’échec du référendum de 1980 et le rapatriement de la
Constitution canadienne en 1982. On constate là un affaiblissement politique dans
les instances de régulation sociétale, dans les mouvements sociaux d’une part (la
défaite du OUI a eu pour conséquence de délégitimer le politique pour une partie
importante de la population) et dans les institutions d’autre part (la Charte des
droits qui délégitime officiellement le politique), au profit de la sphère technicoéconomique (valorisée avec le néolibéralisme).
Comme le dit Gilles Gagné, «le fait que la "modernisation" devienne sous nos
yeux l’eau sucrée dont on baptise le vinaigre des rationalisations technocratiques
que l’on administre aux retardataires, de l’intérieur ou de la périphérie, nous
indique que les idéaux modernes du progrès social peuvent être retournés comme
un gant et mobilisés dans une escalade d’efficacité technique sans horizon
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humain.» (Gagné, dans Elbaz (dir.), 1996 : 67) Ce sociologue est catégorique : «ce
qui est en jeu aujourd’hui, dans la question de la modernité, c’est son héritage»
(Ibid). L’héritage de ce Québec actuel aux prises avec les tourments qu’apporte
cette possibilité postmoderne se trouve encore et surtout au Canada français. Les
intentions initiales de l’exercice que nous avons voulu faire se situent exactement
là, dans la démonstration de la pertinence d’un regard sur une société que l’on
disait traditionnelle et repliée sur elle-même mais qui nous apparaît dès lors
hautement moderne, avec ses problèmes distincts il est bien vrai. Le Canada
français a consenti, tout comme la Révolution tranquille, au fait que sa régulation
sociétale et, donc, sa survie sociétale, passât par une appartenance à des
institutions religieuses d’abord et ensuite étatiques. C’est cette appartenance qui
est aujourd’hui remise en question et qui consacre le danger de dériver vers
l’impasse d’une globalisation technico-économique qui évacue d’un même coup
l’héritage moderne de cette société. Le Canada français, faisant face à la tourmente
de la survivance, avait bien compris que son avenir se situait surtout dans une
appartenance institutionnelle à ses principales instances de régulation sociétale.
Saurons-nous, contemporains aux prises avec cette volonté technico-économique
qui veut délégitimer l’appartenance institutionnelle, renverser cette tendance et
avoir la même volonté de résistance politique que nos ancêtres?
Conclusion : présence et pertinence de Michel Freitag
En définitive, nous insistons sur la nécessité et la pertinence de combiner
une théorie générale de la société (comme celle de Michel Freitag) à une analyse
théorique d’une société particulière (la société québécoise par exemple). Notre
travail a été certes de mieux comprendre le Canada français, mais il a surtout
permis, nous croyons, de démontrer l’originalité de l’application de la sociologie
freitagienne à l’objet d’analyse que représente la société québécoise. Ce travail
permet aussi de s’inscrire en faux face à l’absence actuel d’un grand projet de
recherche sociologique unificateur et pertinent pour saisir les transformations
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actuelles des sociétés contemporaines. Comme le demande Éric Bédard dans la
présentation de Paroles d’historiens, «cette absence de paradigme unificateur,
sinon de grand programme de recherche, doit-elle nous inquiéter?» (Bébard, dans
Bédard (dir.), 2006 : 20) Cet historien est optimiste, mais il se questionne.
Pour terminer, nous nous questionnerons nous aussi, avec l’autre grand
sociologue québécois accompagnant Michel Freitag, Fernand Dumont : «Ceux qui
ont abandonné leurs pays pour s’intégrer dans une autre contrée n’oublient jamais
le déchirement de l’identité qui s’ensuivit; quitter la culture du peuple pour une
autre entraîne une tragédie analogue. Elle brouille les conventions les plus
répandues quant aux productions de l’esprit. Dans mon enfance et mon
adolescence, j’ai connu ce que l’on dénomme la culture populaire. Le passage à
l’école, à la science, m’aura laissé une persistante inquiétude dont j’ai fait problème
d’école et de science. J’ai eu beau m’enfoncer plus avant dans les sentiers de
l’abstraction, toujours il m’a semblé que j’abandonnais en route quelque question
essentielle, que mon devoir étant de ne pas laisser oublier ce que le savoir veut laisser
à l’ombre sous prétexte d’éclairer le monde.» (Dumont, 1997 : 12) Espérons que
nous arriverons à convaincre que c’est en ayant les deux pieds plantés dans un lieu,
que se soit dans une théorie générale ou dans la pertinence d’une culture, que le
regard critique et historique sur le monde reste possible.
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Bibliographie
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Dumont, Fernand (1997), Récit d’une émigration, Montréal, Boréal, 268
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Ferretti, Lucia (1999), Brève histoire de l’Église catholique au Québec,
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Lahaise, Robert (2000), Expansion canadienne et repli québécois, Montréal,
Lantôt Éditeur, 254 pages.
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24
Linteau, Durocher, Robert (1989), Histoire du Québec contemporain. De la
Confédération à la crise (1867-1929), Montréal, Boréal compact, 758
pages.
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