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Une société moderne et institutionnalisée :
un regard freitagien sur le Canada français
Bertrand Lavoie
La pertinence et la nécessité de l’approche systématique en sociologie peuvent être
démontrées par l’analyse d’une société particulière qui illustre l’influence et les
intuitions d’une théorie contemporaine et générale de la société. Nous aimerions
présenter ce type de démarche, avec une analyse du Canada français inspirée de la
sociologie générale de Michel Freitag. Nous tenterons de défendre l’hypothèse que le
Canada français (1867-1945) peut être compris comme étant une société moderne et
institutionnalisée, en effectuant un va-et-vient entre la théorie générale de Freitag et
les écrits historiographiques et sociographiques québécois. Ce travail nous permettra
au final de poser la question de l’héritage que le Canada français peut représenter
pour le Québec contemporain.
«Le contexte sociopolitique actuel crée un besoin de connaissance à la fois systématique et
critique de la société, qui tarde à être comblé depuis la disparition du marxisme en sciences
sociales et sur la scène politique. Freitag a tenté de répondre à ce besoin.»
Jean-François Fillion
Sociologie dialectique
La sociologie de Michel Freitag (1935-2009) peut nous être utile pour
comprendre le Canada français comme société moderne. En s’appuyant sur
certains concepts provenant de la sociologie freitagienne, il est possible d’aborder
la grande période historique de la modernité à l’aune du mode de reproduction
«politico-institutionnel». La sociologie de ce penseur québécois peut aussi nous
enseigner que le Canada français est également une «société institutionnalisée».
Ce caractère peut s’observer par une analyse sociologique de la place de
l’institution religieuse dans la reproduction sociétale du Canada français. En clair,
nous tenterons de démontrer la pertinence d’un regard sur une sociéque l’on
disait «traditionnelle» et repliée sur elle-même mais qui nous apparaît dès lors
«moderne» et «institutionnalisée».
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Nous enrichirons cette réflexion par des commentaires sur «l’héritage du
Canada français» pour le Québec contemporain en démontrant en quoi cette
analyse du Canada français peut être un tremplin pour mieux comprendre la
société québécoise actuelle. En ce sens, il est important de saisir que nous ne
prétendrons pas rendre compte de manière exhaustive de l’ensemble des concepts
freitagiens ou même d’effectuer une lecture globale et complète du Canada
français, mais qu’il s’agit ici plutôt de comprendre ces deux caractères «moderne»
et «institutionnalisée» de cette société à l’aide de certains aspects de la sociologie
freitagienne.
Le caractère moderne du Canada français
Pour démontrer le caractère moderne du Canada français, nous devrons
tout d’abord présenter quelques commentaires concernant l’historiographie et la
sociographie touchant au Canada français comme objet d’analyse, ce qui nous
permettra par la suite de comprendre les grandes lignes de la théorie freitagienne
touchant à la société «moderne» et ainsi de mieux dégager les caractéristiques
historiques et politiques québécoises qui nous permettront de dire, avec Daniel
Dagenais, que le Canada français vit en fait une «modernité bloquée».
Le Canada français comme objet d’analyse
L’analyse du Canada français se confronte, en tout premier lieu, à un
problème de périodisation important. Le Canada français renvoie surtout à un
objet d’analyse historiographique et non pas à une période historique finie de
manière claire et précise. Dans son acception même, le Canada français est
davantage une construction, faisant référence à son caractère ethnique ou
linguistique (les francophones du Canada), qu’une réalité empirique, comme peut
l’être par exemple le Canada de la Confédération, qui lui renvoie à un événement
historique précis. Cette situation fait en sorte que l’analyse de cette société doit
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donc a priori trancher sur la nature même de la périodisation historique. Certains
auteurs le font commencer aussi tôt que la mise en place de l’Acte constitutionnel
de 1791 et d’autres le font terminer aussi tard que la fin des années 1960, avec les
états généraux sur le Canada français. Nous devons donc trancher. Nous nous
baserons, dans le cadre de cette réflexion, sur la périodisation défendue par Gilles
Gagné (Gagné, dans Gagné (dir.), 2006 : 75), soit une société qui prend racine avec
la Confédération (1867) et s’affaiblit avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale
(1945). Cette périodisation «idéaltypique» s’inspire directement de notre analyse
de cette société en terme «moderne» et «institutionnalisée»; ainsi, c’est par la
nature même de notre réflexion sur le Canada français que nous démontrerons la
pertinence d’une telle périodisation.
Aussi, l’analyse de cet objet historiographique doit tenir compte d’un fait
important, soit que la nature du Canada français a été largement défini par
l’historiographie et surtout par la sociographie mises en œuvre au moment de la
Révolution tranquille. Effectivement, selon Gilles Gagné, «ce sont les sciences
sociales qui ont baptisé, il y a une cinquantaine d’années, le Canada français
traditionnel, et elles l’ont fait à un moment la signification de tous les enjeux
allait être traduite dans les termes d’une polarisation idéologique opposant une
doctrine de l’immobilisme ("la voix des tombeaux") à une valorisation globale du
changement ("il faut que ça change").» (Gagné, dans Elbaz (dir.), 1996 : 68) Nous
comprenons ainsi que cette période historique a été largement définie et enrichie
de manière notable par ce que nous pouvons nommer comme étant le «Paradigme
de la Révolution tranquille», soit la volonté de mobiliser au niveau théorique une
vision historique de la société québécoise d’avant 1960 comme étant «rurale,
conservatrice, immobile et ultracatholique» : bref, une «grande noirceur». Nous
devrons donc tenir compte de cette volonté de définition et surtout de soulever le
fait rendu aujourd’hui évident de la fragilide ce paradigme de pensée.
1
C’est en
1 Nous pouvons grossièrement retracer trois ensembles de critiques du paradigme de la Révolution tranquille. Un premier
que l’on peut nommer «néolibéral», qui tend à remettre en question le rôle de l’État au cours des années 1960, avec Gilles
Paquet, notamment dans Oublier la Révolution tranquille, Montréal, Liber, 1999. Deuxièmement, il y a la critique sur le rôle
du catholicisme dans la Révolution tranquille, plus présent que ne le disait le «paradigme», faite notamment par Micheal
Gauvreau dans Les origines catholiques de la Révolution tranquille, Montréal, Fides, 2008 et par Martin Meunier entres
autres dans Sortir de la grande noirceur : l’horizon personnaliste de la Révolution tranquille, Québec, Septentrion, 2002.
Finalement, il y a la critique du couple tradition/modernité qui remet en question le fait que le Québec entre enfin dans la
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nous inscrivant dans la critique de ce paradigme sous l’angle privilégié de la
relation tradition/modernité que nous prenons part au débat historiographique
sur la question du Canada français. Nous espérons ainsi démontrer la pertinence
de la sociologie freitagienne pour l’analyse du Québec comme société globale.
La modernité selon les concepts freitagiens
La sociologie dialectique fondée par Michel Freitag nous offre une pensée
systématique de la pratique sociale et une analyse des trois modes de
reproduction formels présents dans l’histoire de l’humanité. C’est avec l’ouvrage
Dialectique et socié (1986) présenté en deux tomes, Introduction à une théorie
générale du Symbolique et Culture, pouvoir, contrôle. Les modes de reproduction
formels de la société que Freitag met en scène une théorie générale de la société.
Nous nous attarderons de manière brève au concept de «mode de reproduction
politico-institutionnel» développé dans le tome 2 pour mieux comprendre ce qu’il
entend par société «moderne». D’emblée, nous pouvons dire que Freitag aborde le
développement historique des sociétés avec le concept de «mode de
reproduction», qui «concerne le type de logique globale du maintien de soi d’une
structure sociétale dans l’existence.» (Filion, 2006 : 166) Il est également éclairant
de mentionner que «Freitag admet que l’ensemble de la pratique humaine ne peut
s’effectuer que sous trois modes particularisés de reproduction : culturel-
symbolique, politico-institutionnel et décisionnel-opérationnel(Filion, 2006 : 166
et 167, nous soulignons) En gros, alors que les sociétés primitives sont régulées
par le premier mode et que les sociétés traditionnelles et modernes sont régulées
par le deuxième, la société contemporaine peut quant à elle se comprendre avec ce
troisième mode de reproduction sociétal. Nous nous attarderons brièvement
qu’aux éléments les plus pertinents pour notre réflexion provenant du deuxième
mode de reproduction.
modernité avec la Révolution tranquille, celle-là plus répandue et plus précoce, avec des Gilles Gagné, Daniel Dagenais et
Jacques Beauchemin notamment.
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Ce qui caractérise le mode de reproduction politico-institutionnel de
manière fondamentale en comparaison avec le mode culturel-symbolique, c’est la
création d’une distance, d’une séparation plus radicale (entre le «vécu» et la
«représentation» de ce vécu) dans la pratique sociale rendue possible par le
processus d’institutionnalisation. Comme le mentionne Freitag, «on sera alors
effectivement en présence, dans la société, de deux niveaux de pratiques sociales,
de deux sphères hiérarchisées d’action sociale, celle des pratiques
d’institutionnalisation (ou du «pouvoir» en général), et celle des pratiques de base
qui lui sont soumises.» (Freitag, 1986, tome 2 : 167, Freitag souligne) Il s’installe
ainsi dans la société une distinction très nette entre une «infrastructure», qui
correspond aux dimensions culturelles et symboliques de la pratique sociale et
«superstructure», qui renvoie à la sphère politico-juridique de la pratique
institutionnelle et du pouvoir. Ce qui nous semble significatif à retenir de cette
dualisation, c’est que Freitag conçoit ces deux niveaux comme étant
interdépendants, c’est-à-dire que «l’un ne va pas sans l’autre.» (Filion, 2006 : 227)
Plus précisément, nous pouvons aussi dire que «les activités propres au niveau
infrastructurel ne sont pas moins sociales et donc significativement diatisées,
que celles du niveau politico-institutionnel qui les régissent; et ces dernières ne
sont pas moins "effectives", "pratiques" et "concrètes" […] que toutes celles dont
elles prennent la forme pour objet.» (Freitag, 1986, tome 2 : 212) Cette
autonomisation institutionnelle va permettre la construction dans les sociétés
historiques d’une volonté politique universaliste, d’une référence nationale basée
sur l’État. Avec des normes et des règles désormais institutionnalisées (les lois) va
se mettre en place une conception de la société et de l’individu fondamentalement
différente de celle présente dans la sociéprimitive, davantage «englobante» et
«commune». Selon Freitag, ce mode de reproduction se divise en deux degrés,
auxquels correspondent dans un premier temps la société traditionnelle (politico-
institutionnel de premier degré) et la société moderne (politico-institutionel de
deuxième degré). La particularité de la pensée de Michel Freitag est qu’il conçoit
ces deux types de société comme faisant partie d’un même mode de reproduction.
Tentons de voir sommairement ces deux types de société.
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