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Les normes prudentielles et comptables : Quel impact sur le rôle des banques
dans le financement de l’investissement à long terme ?
Samira Demaria, Frédéric Lemaire et Sandra Rigot
Résumé :
Cet article étudie les principales contraintes réglementaires bancaires au regard de
l’investissement à long terme. Il vise particulièrement à identifier les effets potentiels des
normes prudentielles (Bale III) et des normescomptables internationales sur le financement
bancaire de l’investissement à long terme, à partir d’une étude qualitative originale basée sur
les réponsesà la consultation publique proposée par la Commission européenne sur le livre
vert lié au financement de l’investissement à long terme. Il montre que les normes comptables
peuvent avoir des effets défavorables sur le financement bancaire, au regard de l’usage de
l’évaluation en juste valeur des instruments financiers. Quant aux nouvelles normes
prudentielles, elles pourraient altérer les capacités de financement à long terme par les
banques, notamment à travers les exigences de liquiditéet le traitement prudentiel de la
titrisation.
Mots clefs : Financement bancaire, livre vert, comptabilité en juste valeur, Bâle 3, ratios de
liquidité, titrisation
INTRODUCTION
Même s’il n’y a pas de définition légale et reconnue, il existe un consensus pour dire que
l’investissement à long terme représente un enjeu économique majeur. Depuis trente ans, on
observe en effet une diminution structurelle de l’investissement global, qui a été exacerbée
par la crise financière de 2007 notamment dans les pays développés. Si cette tendance est
dommageable pour la croissance et l’emploi, elle révèle également un des paradoxes du
capitalisme mondial contemporaincar on observe en même temps l’essor d’acteurs financiers
collectant une épargne abondante, susceptible d’être réallouée dans des projets
d’investissement. Cette situation est d’autant plus paradoxale que l’économie mondiale a des
besoins de long terme considérables et croissants dans les pays développés et émergents.
Dans ces derniers, ces investissements qui concernent essentiellement l’industrie, les
infrastructures1 (transport, énergie, télécommunications) et l’immobilier résidentiel devraient
connaître encore un essor avec l’exode rural.Ces investissements sont également liés à leur
mode de croissance. Ils sont en effet indispensables à leur rattrapage des niveaux de vie
occidentaux et ils devraient s’intensifier avec le vieillissement progressif de leur population
devant entraîner la mise en place de politiques sociales et l’instauration de systèmes de
1 Cela représentait 3,5% du PIB en 1980 contre 3,6% pour les pays développés mais 5,7% contre 2,8% en 2008.
en 2030, la Chine sera le plus gros investisseur en infrastructures et immobilier selon les prévisions de Mc
Kinsey.
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retraite obligatoire2. Dans les pays veloppés, les besoins d’investissement structurants sont
liés à la nécessaire adaptation de l’appareil productif au vieillissement de la population et au
changement climatique qui passe par des projets liés à différents domaines: énergie,
innovation, croissance des PME, universités et recherche… Il s’agit de financer des
infrastructures nouvelles mais aussi de renouveler celles qui sontdevenues caduques et
inadaptées au tournant climatique.
Le coût élevé de ces besoins de long terme pose naturellement la question du financement. Si
les banques et les Etats sont considérés traditionnellement comme les financeurs naturels de
ces besoins, la crise financière puis la crise de la dette souveraine ont changé la donne. Depuis
2010, les Etats et les banques ont dû mettre en œuvre respectivement des politiques d’austérité
et de consolidation et de deleveragingqui les empêchentdes’engager dans des politiques
d’investissements d’envergure. Dès lors s’ouvre un débat sur la nature du système financier et
donc sur une nouvelle répartition des acteurs qui y participent et les moyens de financement à
mettre en œuvre. Dans la mesure près des trois quarts de l’économie européenne
continentale sont actuellement financés par l’intermédiation bancairede bilan (transformation
des dépôts en crédits) ou de marché (achat et vente de titres) la question est de savoir s’il
convient de conserver ce partage des risques qui est en faveur des banques européennes ou
bien de s’orienter progressivement vers le système financier Anglo-Saxon les marchés
financiers financent l’essentiel des besoins de l’économie.
Dans cette dernière optique, il s'agit de trouver ailleurs les ressources nécessaires et les
acteurs susceptibles de s'engager dans le financement de la croissance de long terme. Une des
pistes envisageables serait de se tourner vers les investisseurs à long terme qui connaissent
une montée en puissance avec les évolutions démographiques, la nationalisation des rentes
pétrolières et les déséquilibres des balances de paiements. Par la nature de leur passif,
composé d’engagements contractuels intergénérationnels (fonds de pension et compagnies
d’assurance), de capitaux publics (fonds souverains), ou collectifs (fondations familiales ou
universitaires), ces entités financières disposent en effet de capitaux propres abondants et ont
une faible dépendance au refinancement des marchés de court terme. En conséquence, ils
disposent d’une épargne longue qui leur permet de prendre des risques et d’immobiliser du
capital contrairement aux banques. En raison de ces spécificités, ces derniers pourraient en
effet participer au financement de l’économie mais sans pour autant se substituer à l’Etat et
aux banques.
Si au contraire, on décide de conserver le système financier actuel de l’Europe Continentale,
la question du rôle effectif des banques se pose comme intermédiaire financier, dont
l’existence est justifiée théoriquement dans leur capacité à non seulement, organiser le
transfert des fonds depuis les agents qui épargnent vers ceux qui souhaitent emprunter, mais
aussi à rendre compatible leurs motivations antagoniques en termes de prix, d’échéances, de
rendements ou de liquidité. L’intermédiation financière naît de ce qui fait obstacle aux
relations directes de financement entre prêteurs et emprunteurs.En produisant des services
d’informations liés à la sélection des emprunteurs, en se spécialisant dans l’achat et la vente
d’actifs financiers, en traitant des volumes financiers très élevés en provenance ou à
destination des clients en grand nombre, les intermédiaires financiers réduisent les asymétries
d’information entre prêteurs et emprunteurs et accèdent à des coûts unitaires de collecte ou de
prêts (coûts opérationnels, de négociation ou de recherche d’information…) plus bas que ceux
2Le financement de ces retraites devrait, en grande partie, se faire par capitalisation. Aussi, les investisseurs
institutionnels vont être appelés à se développer, notamment au travers de la création de fonds de pension, de par
cette accumulation potentielle de montants d’épargne collective substantiels.
3
qui s’imposent aux agents individuels, qu’ils soient prêteurs ou emprunteurs dans des contrats
bilatéraux noués sur des marchés, et donc parviennent à en tirer profit. Ils développent
également une expertise pour mieux gérer l’asymétrie d’information à long terme. Enfin,
grâce à leur taille, les intermédiaires financiers peuvent plus facilement diversifier leurs
portefeuilles et donc mieux répartir l’ensemble des risques inhérents à l’activité financière.
Toutefois, loin de faire disparaître les imperfections du marché, ils ne font que les réduire.
Entre les deux systèmes, il est possible d’envisager un système financier hybride combinant
des éléments des deux premiers, dans lequel la titrisation constituerait un compromis. En
effet, la titrisation en permettant de transformer3 des crédits bancaires en titres négociables
pour les vendre à des investisseurspermet de faire le lien avec ces deux systèmes polaires.
Dans un tel système, les banques s’éloignent de leur modèle d’intermédiation traditionnel,
(originateto hold), dans lequel elles accordent des crédits (en les gardant dans leur bilan
jusqu’à l’échéance et en contrôlant la qualité et les résultats de l’emprunteur) pour se diriger
vers un autre modèle qui correspond à un circuit plus long faisant intervenir une chaîne
d’intermédiaires nonbancaires qui se substitue, et fonctionne en parallèle aux banques
traditionnelles. Ces dernières sont dés lors réduites à de simples courtiers,ne remplissant plus
leur fonction de financement et de gestion des risques. Cette nouvelle forme d’intermédiation
qui a commencé à se développer dans la décennie 2000 a donné naissance à une véritable
industrie financière, qui constituele cœur du shadowbanking system. Actuellement, les crédits
titrisés représentent 8.4% des crédits bancaires en France.
Tout l’enjeu d’un système basé sur la titrisation visant à favoriser le financement de long
terme est de faire reposer cette dernière sur des techniques de risques qui n’augmentent pas
l’instabilité financière. Cela pourrait passer notamment par des pools de dettes corporatede
haute qualité dans des marchés organisés sous la responsabilité de chambres de compensation
et de règlement. La centralisation et la standardisation de ces marchés feraient que le risque
individuel ne pourrait dégénérer en risque systémique. Tous les contrats seraient conclus avec
la chambre et donc agrégeables. La compensation multilatérale quotidienne éliminerait le
risque de l’accumulation de positions risquées. Les positions nettes des opérateurs seraient
« mark-to-market » au quotidien et continuellement provisionnées par des appels de marge. Si
un opérateur ne peut les satisfaire, sa position serait immédiatement liquidée.
Dés lors se pose la question de savoir lequel de ces systèmesserait le mieux à même de
favoriser l’investissement à long terme. Quelque soient les pistes envisagées, la question
réglementaire est un sujet crucial. Si les nouvelles normes prudentielles bancaires se justifient
d’un point de vue de la stabilité financière et de la protection des déposants, elles peuvent
avoir des effets inattendus du point de vue du financement de l’économie en lien avec les
théories de l’intermédiation financière. De même on peut se poser la question pour les normes
comptables IFRS qui sont faites dans l’intérêt exclusif desinvestisseurs : dans quelle mesure
ces normes sont adaptées pour les banques qui ont cette spécificité de faire certes de
l’intermédiation de marché comme les investisseurs mais qui font aussi de l’intermédiation de
bilan.En effet, depuis les années 1980, l’intermédiation bancaire traditionnelle a
progressivement diminué au profit d’une intermédiation de marché : elles acquièrent des titres
émis par les entreprises et les États grâce aux titres qu’elles émettent elles-mêmes et qui sont
souscrits par les épargnants.Ce changement s’étudie à travers l’évolution des taux
d’intermédiation au sens strict (crédits bancaires accordés aux agents non financiers comme
les ménages, les entreprises et les APU / ensembles des financements externes). Ces taux
3 Cela revient à transférer du crédit, et donc des risques, du bilan des banques vers celui d’institutionsnon
bancaires.
4
baissent considérablement en France, de 54.2% en 1994 à 39% en 2005 puis remontent à 43.9
en 2008 pour diminuer à 40.5% en 2010.
Cet enjeu de l’investissement à long terme ainsique son financement ontété jugés
suffisamment importants par la Commission Européenne pour qu’elle publie, en mars 2013,
un livre vert sur le financement à long terme de l’économie européenne sous l’égide du
commissaire au marché intérieur, Michel Barnier4. Ce livre vert est intéressant à étudier car il
offre l’opportunité d’ouvrir le débat sur la croissance de l’Union Européenne en identifiant les
moteurs d’une croissance durable et créatrice d’emplois conformément à la stratégie Europe
20205. Le livre vert aborde notamment différents thèmes6 parmi lesquels, la notion de
l’investissement à long terme et les effets des réformes réglementaires récentes sur les
intermédiaires financiers comme par exemple, le changement en 2005 de référentiel
comptable, avec l’obligation pour les sociétés cotées européennes d’établir des comptes selon
les normes internationales.
Les intermédiaires financiers agissent dans des cadres réglementaires relativement divers
selon les pays, plus ou moins contraignants et qui évoluent dans le temps. Cet article vise en
particulier à étudier les effets potentiels de l’application des normes prudentielles et des
normes comptables internationales sur l’investissement à long terme et le lien entre ces deux
types de normes, en se focalisant en particulier sur les intermédiaires bancaires à travers une
analyse qualitative originale basée sur les réponses à la consultation publique au livre vert sur
le financement de l’investissement à long terme.En effet, les banques sont fortement
impactées par ces deux types de normes. Dans la mesure les banques ont une grande
proportion de titres financiers à leur actif, elles sontparticulièrement sensibles aux
modifications de la réglementation sur la comptabilisation et l’évaluation des instruments
financiers. Sil existe une littérature théorique et empirique pour justifier les normes
prudentielles et comptables et leurs effets respectivement au regard de la stabilité financière et
de la transparence et pertinence de l’information, peu d’études font le lien avec
l’investissement. Cette étude vise à apporter une contribution empirique originalesur ces
questions.
L’analyse des réponses publiques au livre vert sur le financement de l’investissement à long
terme montre que le financement bancaire de l’investissement à long terme peut être
fortement contrains par les règles comptables et prudentielles. D’une part, le modèle
d’évaluation des instruments financiers et des prêts en particulier, peut avoir des
conséquences sur la politique d’octroi des financements ; C’est pour cela que les acteurs du
secteur bancaire sont globalement opposés à ce mode d’évaluation pour toutes les activités de
long terme.D’autre part, les ratios de liquidité pourraient affecter la capacité de transformation
de maturité des banques, altérant leur capacité à financer les investissements de long terme.
Les exigences prudentielles entraveraient par ailleurs le développement d’un marché de la
titrisation qui pourrait contribuer au financement à long terme de l’économie européenne. Les
acteurs du secteur bancaire en appellent, en conséquence, à un aménagement des règles
prudentielles.
4Le document de travail accompagnant le livre vert estime les besoins à long terme à 20 000 milliards d'euros
d'ici 2020.
5 Voir http://ec.europa.eu/europe2020/index_fr.htm
6 Relatives aux sources de financement, aux caractéristiques de l’investissement à long terme et à l’amélioration
du financement à long terme.
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La première partie rappelle brièvement les fondements théoriques des normes prudentielles et
comptables qui s’appliquent aux banques et leurs principaux impacts identifiés dans la
littérature théorique et empirique. La deuxième partie présente les données et la méthodologie
mobilisées. La troisième partie identifie les principales normes prudentielles (Bâle III/CRD
IV) s’appliquant au secteur bancaire et analyse les réponses à la consultation publique quant
aux impacts sur leur capacité à financer l’économie. La quatrième partie fait la même analyse
mais pour les normes comptables (IFRS). Enfin la cinquième partie conclut.
1. REVUE DE LITTERATURE
1.1. NORMES COMPTABLES
Les normes comptables internationales, IFRS, s’appuient sur un cadre conceptuel qui définit
les objectifs et les principes pour la préparation et la présentation des états financiers. Ce
cadre stipule que les états financiers doivent être conformes aux besoins d’information des
investisseurs actuels et potentiels (IASB 2010).Ces objectifs assignés aux normes comptables
s’appuient sur deux théories économiques : la théorie de l’agence et l’hypothèse des marchés
efficients.
Cet engagement vis-à-vis de l’investisseur trouve son origine dans l’application de la théorie
de l’agence visant à réduire l’asymétrie informationnelle entre investisseurs (principal) et
managers (agents) (Gjesdal, 1981 ; Gyunther, 1967 ; Muller, 2013 ; Whittington, 2008). Les
normes comptables dans cette optique visent à donner la meilleure information à
l’investisseur. Selon l'IASB, la comptabilité en juste valeur est censée donner une information
intelligible, pertinente, fidèle7 et comparable aux investisseurs potentiellement
actionnaires (IASB 1989). Pour atteindre cet objectif, les normes IFRS privilégient
l’utilisation de la comptabilité en juste valeur pour l’évaluation des actifs et passifs. Ce mode
d’évaluation est supposé être le mieux à même de présenter une information pertinente et en
temps réel au lecteur des comptes. Même si les normes IFRS promeuvent une approche mixte,
il est apparu que la juste valeur (fair value), généralement entendue comme valeur de marché,
est considérée comme la principale méthode d'évaluation, et le coût historique comme une
exception (Ernst & Young 2005).
La comptabilisation à la juste valeur repose sur l'hypothèse d'efficience des marchés qui
postuleque les prix de marché reflètent toujours pleinement l'information disponible (Fama,
1970). De manière générale, cela suppose que les prix de marché fournissent des informations
précises permettant la meilleure allocation des ressources. L'hypothèse sous-jacente à la
comptabilité en juste valeur est que les prix provenant de transactions de marché dans des
conditions de concurrence normale reflètent des analyses efficaces de toutes les informations
nécessaires pour créer une évaluation pertinente (Zhang et Andrew, 2014). Elle contribue à
diminuerles conflitsprincipal-agentetles coûts d'agenceet à augmenterl'efficacité avec
laquellel'entrepriseest gérée(Barlev et Haddad, 2003). Ensomme, l'informationen juste
valeurest considérée commeplusinformativepour les investisseursque le coût historique
(Khurana et Kim, 2003). Ainsi la juste valeur permet d’obtenir régulièrement une information
actualisée correspondant à la valeur en temps réel du patrimoine de l’entreprise.
7 Le critère de fidélité présente cinq sous-objectifs: une image authentique et impartiale, la substance plutôt que
la forme, la neutralité, le conservatisme et l'exhaustivité.
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