Les idiotismes grecs

publicité
1
Les idiotismes grecs
[d’après BIZOS Syntaxe grecque 242-261 (idiotismes) &
BIZOS Thème grec 77-81 (hellénismes)]
Idiotisme = forme ou locution propre à une langue, impossible à traduire littéralement dans une autre langue. Par extension, on appelle aussi idiotisme un mot,
une tournure ou une erreur faite par un locuteur étranger qui sont inspirés par
sa langue natale. He"énisme est un idiotisme de la langue grecque.
Cet aspect est très important car c’est là que se trouve la langue dans son cachet.
Or chacun a tendance à se protéger de la langue de l’autre (on cherche spontanément le
passage, le commun, moins l’écart). Cette tendance prend de multiples formes. L’une
d’elles consiste à supposer une «traductibilité» régulière, uniforme et homologue. Régulière, c’est-à-dire conforme à la grammaire et sans les exceptions de sens et de style que
la langue se permet, en dépit de tout ; uniforme, c’est-à-dire sans le relief constitué par
les tournures idiomatiques qui exigent une série de déplacements et un grand décalage
dans la traduction par rapport aux formes ou segments transférables à peu près tels quels
dans le système de la langue d’arrivée ; homologue, c’est-à-dire que les catégories
grammaticales fonctionneraient de façon semblable dans les deux langues et qu’un nom,
un adjectif, un démonstratif correspondraient toujours à un nom, un adjectif, un démonstratif. En fait, non. Mais on peut passer à côté de cette réalité (surtout si l’on ne
pratique que la version et pas la traduction) dans de nombreux cas, pour de nombreux
textes, en traduisant maladroitement …et en se plantant sur les idiotismes. Il faut cependant, même si l’on ne s’intéresse pas à eux du point de vue psycho-lingusitique, être capable —du point de vue pratique afin d’éviter les erreurs dans les épreuves de traduction— de reconnaître les principaux idiotismes de la langue grecque écrite. Et pour les
identifier, il faut les avoir identifiés, et avoir senti certains plis typiques.
Caractériser plus précisément les idiotismes ou proposer une typologie est difficile.
Soit l’on crée un classement linguistique théorique (mais peu pratique), soit on propose
A.Zucker. Cours de version grecque. Université de Nice. 2009-2010
2
un classement intuitif pragmatique. Bizos propose un classement alphabétique (i.e. artificiel, toujours le degré zéro —car plus abstrait que rationnel— du classement)
• Mais où sont les limites de l’idiotisme ? Bizos (SG 243) indique a[nqrwpoi « pour traduire ‘au monde’, ‘du monde’ » en donnant comme exemple : Swkravth mequvonta oujdei;~
ejwvraken ajnqrwvpwn, «personne au monde n’a vu Socrate ivre». Il s’agit là d’un renforcement que le français rend par une expression emphatique. Mais c’est plutôt la tournure
française qui constitue un idiotisme ; en grec la traduction directe ne pose pas problème.
• Ailleurs (TG 80) –et ne s’agit-il pas ici encore d’une façon bien spéciale que nous avons
de parler ?-, il indique que pour ‘sans’ il n’y a pas de conjonction, le grec disant ainsi pour
‘il agit sans réfléchir’ : pravttei kai;; ouj logivzetai (comme aussi : pauvsesq∆ ajei; peri; tw`n
aujtw`n bouleuovmenoi kai; plevon oujde;n poiou`nte~ ‘…sans en être plus avancés’)
• Que dire aussi des usages divers, e.g. de e[cw (+ adverbe, à l’impératif, + adverbe et génitif…) dont le sens, selon les constructions, paraît éclaté ? ou de ceux de crw`mai (crw`mai
tevcnh/, crw`mai polevmw/, crw`maiv tini, ...) ; où d’un tour comme tiv maqwvn (SG 248) dans des
phrases comme : tiv maqovnte~ prosetavttomen ajpodou`nai Satuvrw/ to; grammatei`on (que"e
idée avions-nous en ordonnant de remettre l’acte à Satyros ?) ; si le dictionnaire, à l’article
manqavnw donne comme équivalent (c’est bien ça une traduction de dictionnaire) français
‘avoir une idée’, il n’y a plus d’idiotisme [hormis le fait que l’interrogatif porte sur le participe et non le verbe]. De la même façon le verbe malcommode ojfliskavnein (être condamné, e.g. fovnou ‘pour meurtre’) n’est pas en soi un idiotisme ; voir in$a). Ce ‘propre à
une langue’ (impropre à une autre) signe la difficulté de la langue du traducteur à retrouver
sa langue. La polyvalence, et la polysémie sont des cas limites d’idiotismes (façon particulière de lier les significations)
Il faut admettre que l’idiotisme est un écart relatif perçu par rapport à la langue d’arrivée
(langue maternelle du traducteur), qui fait ressentir comme étrange ou inattendue la formule
de la langue étrangère. Même quand la logique et la cohérence semblent du côté de cette
dernière. D’où la qualification d’idiotisme pour des cas comme : polloi; kai; megavloi
a[nqrwpoi (‘beaucoup de grands hommes’). Les idiotismes sont donc les différences propres
(et le lexique même, à ce compte, est un idiotisme). Relevons les différences, d’abord sommairement pour la grammaire.
*
Inventaire significatif mais inachevé des particularités grammaticales du grec :
Flexion nominale et système casuel (et tout ce qui s’ensuit),
voix (moyenne) supplémentaire,
mode optatif,
génitif absolu, accusatif absolu,
duel,
substantivation généralisée (avec phénomènes d’ellipse du nom, et incluant la forme article neutre + gén. cplmt de nom ta; th`~ povlew~),
A.Zucker. Cours de version grecque. Université de Nice. 2009-2010
3
attractions diverses en particulier de l’attribut et du relatif (au{th ejsti;n ajrethv, su;n toi`~
fivloi~ oi|~ stevrgw),
construction complétive avec une proposition participiale (après les verbes de perceptionconnaissance),
aoriste gnomique,
accusatif d’objet interne (figure étymologique),
verbe du neutre collectif (‘pluriel’) au singulier et parfois inversement verbe d’un collectif
singulier au pluriel (to; plh`qo~ prostrevcousin),
instabilité du style indirect (phrase directe introduite par o{ti – ajpekrivnato o{ti ou[k eijmi
plouvsio~-, reprise du verbe déclaratif en incise –ou{tw~ ei\pen : ou[k eijmiv, e[fh...-, temps du
discours direct décalé –ei\pen o{ti h{xei-),
complétive exprimant une pensée ou un discours après des verbes non déclaratifs,
prolepse (to;n despovthn fobou`mai mh; calepaivnh/),
formulations personnelles en face d’impersonnels français (fanerov~ eijmi, dokw`, tosouvtou
devw...),
hysteron proteron (ajpovlwle kai; nenovshke hJ {Ella~),
triple valeur du ‘comparatif ’,
optatif oblique,
abondance de participiales circonstancielles variées,
(accents et esprits) …
*
On peut considérer que ce qui cause problème au traducteur, comme, plus primitivement, au
lecteur, dans la façon de parler de l’autre, c’est :
(1) les formules elliptiques (il faut savoir ce qui manque, deviner ce que l’expression laisse
informulé ou incomplètement formulé)
(1’) inversement (mais ce groupe est plus suspect) les formules excessives dans lesquelles il
y a apparemment des mots en trop (qu’on ne traduit pas, faute peut-être de les comprendre…)
(2) les tournures de penser ou façons de parler –ou de dire ce que nous disons autrement,
en suivant d’autres circuits
(3) les expressions toutes faites, autrement dit figées et dont on ne peut que laborieusement et de façon insatisfaisante reconstruire la genèse, en créant des étapes entre le sens
abouti et les valeurs initiales des termes en jeu.
(4) les images propres (et là, naturellement on ne peut inventorier toutes les résonances
particulières des mots dans une langue, mais seulement signaler quelques locutions interprétables dans notre langue)
Voici un repérage incomplet des cas les plus fréquents où se manifeste cette différence :
F
(1)
ormules elliptiques
(il manque un mot ou un connecteur que l’usage –l’oreille- ordinairement supplée)
meivzwn ejlpivdo~ (plus grand qu’on ne s’y attendait)
o{son ajpozh`n, o{son gev me eijdevnai (autant [qu’il faut pour] vivre, autant que je sache)
A.Zucker. Cours de version grecque. Université de Nice. 2009-2010
4
oujc o{pw~ h{kei, ajll∆ oujd∆ ajph`lqen (loin [de dire] qu’il est arrivé, il n’est pas même parti)
eujdaivmonev~ eijsi, mh; o{ti kakw`~ pavscousin (loin de souffrir, ils sont heureux)
mh; calepo;n eijpei`n h\/ ([je crains] que ce ne soit difficile à dire)
o{pw~ mh; hJma`~ o[yontai([pourvu vel prenons garde] qu’ils ne nous voient pas)
o{sai hJmevrai ajfiknei`tai (il vient tous les jours [qu’il y a])
oi{oi~ hJmi`n eijpei`n (parler à des gens tels que nous [sommes])
jAristovdhmo~ paregegovnei, Swkravtou~ ejrasth;~ w]n ejn toi`~ mavlista (Il y avait là Aristodème,
amoureux de Socrate plus que personne)
ei[ soi boulomevnw/ (hJdomevnw/) (si tu veux)
Syntagmes elliptiques
(il manque un mot, régulièrement sous-entendu, et restituable aisément)
ejn didaskavlou (oijkiva/), eij~ {Aidou (dwvmati)
hJ tw`n Skuqw`n (gh`), hJ polemiva, hJ oijkoumevnh
hJ dexiav (ceivr)
hJ uJsteraiva (hJmevra)
hJ ejrhvmh (divkh)
hJ e[xw (oJdov~)
hJ eiJmarmevnh (moi`ra)
hJ ejnantiva (yh`fo~)
ma; to;n (Diva, kuvna)
to; tou` poihtou` (legovmenon) [‘comme dit le poète’, voir in$a]
oJ pavnu (peribovhto~) Periklh`~
ijevnai ojrqhvn (oJdovn)
hJ oJrqhv (grammhv ou ptw`si~) (la ligne droite ou le nominatif)
V
(1’)
erbe explétif
(présentant donc un surplus au lieu d’un manque, comme plus haut ; surtout avec le verbe
ei\nai)
fluarei`~ e[cwn (tu dis des bêtises)
eJkw;n ei\nai (volontairement)
to; nu`n ei\nai (maintenant)
kata; duvnamin ei\nai (dans la mesure du possible)
to; ejp∆ aujtw`/ ei\nai (autant qu’il est en lui)
T
(2)
ournures spéciales
(littéralement et inversement puisque la rétroversion pose des difficultés symétriques)
tav te a[lla kai; tovd∆ ei\pen (entre autres il a dit cela)
calepovn, oi\mai, diabaivnein, a[llw~ te kai; polemivwn pollw`n e[mprosqen o[ntwn (il est difficile
à franchir, surtout quand on a beaucoup d’ennemis devant soi)
ta; a[lla ajgnoei`, to;n de; tovpon... (il se trompe sur tout, sauf sur le lieu que…)
a[llo ti h] ojrqw`~ levgei (il a raison, n’est-ce pas ?!)
A.Zucker. Cours de version grecque. Université de Nice. 2009-2010
5
h\lqen aujtoi`~ toi`~ o{ploi~ (il est venu avec ses armes)
h\lqen e[cwn ta; o{pla (il est venu avec ses armes)
h\lqen a[gwn th;n stratian (il est venu avec son armée)
ijscurovterov~ ejstin h] w{ste ajnaireqh`nai (il est trop fort pour être renversé)
au{th sofiva ejsti; meivzwn h] kat∆ a[nqrwpon (c’est une sagesse trop grande pour un homme)
oujde;n ei\pen o{ti mh; ojlivga (il n’a rien dit, si ce n’est quelques mots)
oiJ ajei; levgonte~ (tous ceux qui parlent)
oi\mai movnon oujk ejn makavrwn nhvsoi~ oijkei`n (je m’imagine presque habiter les îles des Bienheureux)
oiJ aujtoiv moi dikastai; kai; mavrturev~ ejste (vous êtes à la fois mes juges et mes témoins)
kalov~ te kajgaqo;~ th;n fuvsin, o{son mh; uJbristhv~ (honnête homme, sauf qu’il est orgueilleux)
ajpagoreuvei oJ novmo~ mh; pravttein h] mhde; dhmhgorei`n (la loi défend de se faire payer, sous
peine d’exclusion de la tribune)
faivnontai krathvsante~ a]n tw`n basilevw~ pragmavtwn, eij mh; dia; Ku`ron (il est évident qu’ils
auraient triomphé de la puissance du Grand roi, n’eût été Cyrus)
ouj prosivesan pro;~ to; pu`r tou;~ ojyivzonta~ eij mh; metadoi`en purou;~ h] ei[ a[llo ti e[coien
brwtovn (ils ne laissaient pas les retardataires s’approcher du feu, s’ils ne donnaient pas du blé
ou ce qu’ils avaient à manger)
iJkano;~ ei[ (vel wJ~) ti~ kai; a[llo~ frontivzein (il était apte comme personne à réfléchir)
qaumastw`~ (uJperfuw`~) wJ~ kalov~ (mevga~ ktl.) (étonnamment beau)
qaumastou;~ o{sou~ polemivou~ ejnivkhse (il a vaincu un nombre d’ennemis étonnant)
ajnh;r oi|o~ e[mpeiro~ polevmou (un homme qui a vraiment l’expérience de la guerre)
ou[k ejstin o{pw~ hJmavrtet∆, a[ndre~ jAqhnai`oi (il est impossible que vous vous soyez trompés,
vous ne vous êtes sûrement pas trompés)
eij~ pa`n ajfivketo (ejn panti; h\n) basileuv~ (le grand roi fut mis dans tous ses états)
ou|toi h[ ti h] oujde;n ajlhqe;~ eijrhvkasi (ils n’ont à peu près rien dit de vrai)
C
(3)
onstructions verbales particulières
(rendant une traduction analytique directe généralement impossible)
peri; pollou` (pleivono~, pleivstou, oujdenov~) poiei`sqai (faire grand -plus grand, très grand aucun- cas de)
oujk e[fqasan eijpovnte~ kai; ejloidorhvqhsan (dès qu’il eurent parlé ils furent insultés, ils n’eurent pas plus tôt parlé qu’ils furent insultés)
e[laqev me tou`to poiw`n (il a fait ça à mon insu)
ajrcovmeno~ (teleutw`n) ou{tw~ ei\pen (il commença vel finit en disant ceci)
oujdei;~ caivrwn ajdikhvsei (personne ne commettra d’injustice impunément)
mikro;n dialipw;n ejn taujtw`/ yhfivsmati grafeiv~ (après avoir écrit un peu plus bas dans le
même décret)
kinduneuvei~ ojrqw`~ tou`to eijpei`n (tu as peut-être eu raison de dire cela)
ejpoivoun o{ ti tuvcoien (ils agissaient n’importe comment)
tosouvtou kakw`~ pavscein devousin, w{ste eujdaivmonev~ eijsin (loin de souffrir, ils sont heureux,
cf. formules e"iptiques)
e[legen kakw`~ ajkouvein uJp∆ aujtou` (il disait qu’il était diffamé par lui)
A.Zucker. Cours de version grecque. Université de Nice. 2009-2010
6
kivnduno~ ouj smikro;~ sfalei`sin, oi|a dh ejn polevmw/ filei` (le péril n’est pas mince en cas
d’échec, et cela arrive souvent à la guerre)
Locutions adverbiales
(avec des adjectifs, correspondant à des formules elliptiques, des verbes, ou des substantif à
l’accusatif –sans parler du datif-)
a) adjectif
kata; th;n ejmhvn <gnwvmhn> (selon mon opinion)
tw`/ o{lw/ kai; pantiv (complètement)
wJ~ ejpi; to; poluv (le plus souvent)
ajp∆ i[sh~, ejx i[sou, kat∆ i[son (dans des conditions égales, également)
b) verbe
wJ~ e[po~ eijpei`n (pour ainsi dire)
(wJ~) ejmoi; dokei`n (me semble-t-il)
o{sa ge ta ejmoi; dokou`nta (si je ne me trompe)
wJ~ sunelovnti eijpei`n (bref)
ojlivgou dei`n (peu s’en faut)
to; ejp∆ aujtw/` ei\nai (autant qu’il est en lui)
wJ~ ejn hJmi`n aujtoi`~ eijrh`sqai (soit dit enntre nous)
wJ~ tavcou~ ei\ce (de toute sa vitesse)
to; legovmenon (comme on dit, selon l’expression)
c) substantif
(th;n) ajrch;n (absolument pas)
par∆ ajspivda (à gauche)
to; kat∆ auJto;n mevro~ (pour sa part)
ejn tw`/ mevrei (à son tour)
ejk paidov~ (dès l’enfance)
tuvch/ ajgaqh/` (bonne chance)
L
(4)
ocutions imagées
(appartiennent à ce groupe tous les proverbes et une partie des jeux de mots)
ajpo; stovmato~ (par cœur)
eja`n caivrein (+acc), pollav caivrein eijpei`n (+dat.), polla; ejrrw`sqai eijpei`n (+dat.) (envoyer
promener, planter là)
pavnta~ ejkpodw;n poiei`sqai (se débarrasser de tout le monde)
eij~ th;n yuch;n fevrwn ejnqw` to;n lovgon (je fais entre de force mes paroles dans ton âme)
A.Zucker. Cours de version grecque. Université de Nice. 2009-2010
Téléchargement