Etude de la première des Méditations métaphysiques de Descartes.
§ 1. (suite)
La condition de la méditation : isolement et solitude.
On ne philosophe pas dans la foule. Voilà quelque chose qui distingue radicalement Descartes de
toute la tradition antique et même scolastique. Socrate a un souci constant des hommes, il les
interroge inlassablement. Voilà pourquoi la philosophie est essentiellement dialectique. Même chez
les scolastiques, il y a ce souci constant de se référer à ce que les autres ont pensé avant. Ainsi, dans
la Somme théologique, pour répondre à chaque question, Thomas d’Aquin fait état de ce que les
autres philosophes ont bien pu dire avant lui sur la question. La Somme théologique a ainsi une
structure dialectique. Descartes inaugure une autre manière de philosopher : avec lui, la pensée
devient un exercice éminemment solitaire qui requiert la solitude. On pense seul et non pas à
deux ou avec les autres. On pourrait d’ailleurs à partir de cette distinction entre deux manières de
philosopher classer toutes les philosophies : celles qui font du philosopher un exercice dialectique et
celles qui en font un exercice solitaire.
Cette solitude de la pensée est doublement liée au moyen qu’utilise Descartes : le doute. En effet,
celui-ci est un mouvement de distanciation, par lequel la pensée se désolidarise de tout ce à quoi
elle avait coutume d’adhérer. Par le doute, la pensée s’isole, se retire du monde extérieur. On
comprend bien le titre de Méditation et l’idée de recueillement qu’elle implique. Certes, il ne s’agit
pas d’un exercice religieux, encore qu’il ait quelque chose de l’exercice spirituel dans les
Méditations. D’autre part, puisqu’il s’agit pour l’esprit de « se défaire de toutes les opinions que
j’avais reçues jusques alors en ma créance », tout ce qui a été appris doit être rejeté. A l’isolement
physique que requiert la concentration nécessaire à l’exercice du doute, s’ajoute donc un isolement
mental, spirituel. L’esprit se dépouille de tout ce qu’il croyait vrai, de tout ce qu’il a appris. On ne
philosophe pas avec sa mémoire, ni son imagination, mais avec sa raison pure. En isolant ainsi
l’esprit, Descartes pourra ainsi en dégager plus aisément les caractères propres. Mais penser avec sa
seule raison, en faisant constamment abstraction du témoignage des sens, de l’imagination (il est
tellement plus commode d’avoir recours à des images pour penser, nous dont la pensée est sans
cesse ancrée dans le sensible), de l’habitude de croire, d’adhérer à ce qui s’offre à nous, voilà une
entreprise difficile qui a quelque chose d’ascétique et de contre nature. En effet, le mouvement
naturel de la raison est de croire, pas de douter. D’ordinaire, la pensée adhère, colle, à son objet.
Avec le doute, la pensée prend du recul.
Si la vérité est adéquation de la pensée à son objet, on court toujours le risque que cette dernière ne
puisse jamais tout à fait atteindre adéquatement son objet. L’objet n’est que visé et ce que la pensée
en connaît ne peut être qu’une représentation de celui-ci. Or, on le sait, le problème de toute
représentation, c’est qu’elle ne peut être parfaitement fidèle car autrement il s’agirait d’une pure et
simple duplication de l’objet lui-même. En faisant du cogito le fondement de toute vérité et le
modèle même de la vérité, on n’a plus l’inconvénient de l’irréductible extériorité de l’objet par
rapport à la pensée. Voilà pourquoi il vaudrait d’ailleurs mieux parler de certitude plutôt que de
vérité à propos du cogito. En effet, la vérité suppose que d’une côté il y a la pensée et de l’autre
l’objet que tente de saisir cette pensée. Or, le cogito est cette singulière vérité où ne subsiste plus la
moindre extériorité entre la pensée et son objet dans la mesure où l’objet de la pensée est la
pensée elle-même. C’est d’ailleurs pourquoi, il semble délicat de parler de conscience à propos du
cogito. A moins qu’on précise ce qu’on doit entendre par conscience et qu’on ne fasse pas de cette
dernière une représentation du moi par lui-même. Car le cogito n’est pas une représentation du
moi par lui-même. Il est l’activité, découverte grâce au mouvement de distanciation du doute, par
laquelle le moi découvre son irréductible présence à lui-même, et, par là, précisément, son
incapacité à se séparer de soi-même. Le cogito, c’est la présence de la pensée à elle-même. Pour
résumer un peu schématiquement, là où il y a vérité, il y représentation ; là où il y a certitude, il
y a présence. N’est réel que ce qui est présent à l’esprit, que ce qui est clairement et distinctement
présent à l’esprit. En ce sens, le monde sensible, physique, est bien réel, puisque la sensation nous
donne accès à une présence, mais cette présence des choses sensibles, comme nous y avons accès