Psychologie française 52 (2007) 299–314
Article original
Neurones miroir, résonance et cognition sociale
Mirror neurons, resonance and social cognition P.
Jacob
Institut Jean-Nicod, UMR 8129, EHESS/ENS/CNRS, école normale supérieure, pavillon Jardin, 29, rue
d’Ulm, 75005 Paris, France
Reçu le 3 mai 2007 ; accepté le 29 mai 2007
Résumé
Découverts dans les années 1990 par une équipe de Parme, les neurones miroir jouent-ils un rôle
cen- tral dans la cognition sociale des primates ? Les neurones miroir constituent-ils, comme le
soutiennent Rizzolatti et al., un mécanisme de résonance motrice entre les mouvements d’un
agent et le répertoire moteur d’un observateur ? Cette résonance motrice est-elle le mécanisme
grâce auquel l’observateur forme une représentation de l’intention de l’agent ? Répondre
positivement à ces questions, c’est admet- tre que les neurones miroir calculent le but de l’action,
conformément au fonctionnement d’un « modèle direct » de l’action. Or, les données
expérimentales suggèrent plutôt que les neurones miroir calculent les moyens moteurs
d’atteindre un but, conformément au fonctionnement d’un « modèle inverse » de l’action.
© 2007 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Abstract
Mirror neurons were discovered in the 1990’s by cognitive neuroscientists from Parma. How
central are mirror neurons in primates, social cognition. Do mirror neurons enable an observer to
match the agent’s observed movements onto her own motor repertoire? Does this matching
enable the observer to represent the agent’s intention, as argued by Rizzolatti et al? A positive
answer to these questions can’t be provided unless one assumme that mirror neurons compute the
goal of an action by means of a “for- ward model” of the perceived action. However, the
experimental evidence rather suggests that mirror neurons compute the motor means for
achieving the desired goal, in accordance with an “inverse model” of the perceived action.
© 2007 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Adresse e-mail : [email protected] (P. Jacob).
0033-2984/$ - see front matter © 2007 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson
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doi:10.1016/j.psfr.2007.05.003
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300 P. Jacob / Psychologie française 52 (2007) 299–314 Mots clés : Neurones miroir ; Résonance
motrice ; Modèle inverse
Keywords: Mirror neurons; Motor resonance; Inverse model
1. Introduction : neurones miroir et cognition sociale
Par « cognition sociale », j’entends, comme Blakemore et al. (2004), l’ensemble des
proces- sus cognitifs grâce auxquels un être humain perçoit et conceptualise les actions
de ses congé- nères et y réagit. Les développements récents dans les neurosciences de
l’action ont fait consi- dérablement progresser notre compréhension de la cognition
motrice des primates humains et non humains. Ils suggèrent notamment que la cognition
motrice des primates contribue à leur cognition sociale. En particulier, la découverte des
fameux neurones miroir dans le cortex pré- moteur des singes macaques par l’équipe de
Parme menée par Giacomo Rizzolatti montre qu’une même structure cérébrale est active
dans le cerveau d’un primate non humain lorsqu’il exécute une action « transitive
» (dirigée vers une cible) et lorsqu’il observe la même action exécutée par un congénère
(ou un expérimentateur humain). Chez le singe macaque, des neu- rones miroir ont été
enregistrés dans deux régions : l’aire F5 du cortex frontal inférieur (ou cortex prémoteur)
et l’aire PF/PFG du cortex pariétal inférieur. Les techniques d’imagerie céré- brale ont
mis en évidence l’existence, chez l’homme, d’un système doté de propriétés analo- gues
aux neurones miroir dans les aires frontales inférieures et dans le lobe pariétal postérieur.
Les chercheurs de Parme interprètent l’activité des neurones miroir comme un
mécanisme de « résonance » qui coordonne l’activité des mêmes aires cérébrales entre un
agent et un observateur. Sans exécuter l’action, l’observateur forme la même
représentation motrice de l’action que l’agent qui exécute l’action. Le système moteur de
l’observateur résonne donc avec celui de l’agent de l’action observée. Cette congruence
motrice peut être conçue comme une simulation motrice des mouvements observés de
l’agent effectuée automatiquement par le cortex prémoteur de l’observateur : le système
moteur de l’observateur résonne, mais l’obser- vateur n’exécute pas l’action observée.
Grâce à cette résonance (ou simulation) motrice auto- matique, l’observateur est réputé «
comprendre » l’action exécutée par l’agent.
Le neurologue Ramachandran (2000) a récemment prédit que « les neurones miroir
seront à la psychologie ce que l’ADN est à la biologie [...] : ils fourniront un cadre
unificateur qui per- mettra d’expliquer diverses capacités mentales qui sont jusqu’ici
restées mystérieuses et inac- cessibles à l’expérimentation1 ». En écho à la prédiction de
Ramachandran, Gallese et al. (2004, p. 396), ont proposé l’hypothèse selon laquelle le
mécanisme de résonance intersub- jective incarné par les neurones miroir constituerait «
la base unificatrice de la cognition sociale2 » :
« Dans cet article, nous offrons une hypothèse unificatrice sur les mécanismes neuro-
naux impliqués dans la compréhension des actions et des émotions d’autrui. Nous soute-
1 Comme l’indique notamment le fait que Oberman et al. (2005) ont commencé à explorer les effets
potentiels du dysfonctionnement des neurones miroir chez des patients humains manifestant «le spectre
des désordres autistiques », il pense manifestement que la découverte des neurones miroir contribuera à
élucider les mécanismes grâce auxquels les êtres humains forment des représentations mentales des états
psychologiques d’autrui.
2 Comme l’indique cette citation, Gallese et al. (2004) proposent d’expliquer aussi la compréhension des
émotions d’autrui par un processus de résonance. Je ne considérerai pas cette extension ici.
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nons que le mécanisme qui est à la base de la compréhension immédiate des actions
d’autrui est l’activité du système des neurones miroir. Un mécanisme semblable
impliquant l’activité des centres viscéromoteurs sous-tend notre compréhension
immédiate des émo- tions d’autrui [...]. Nous postulerons qu’il existe, dans notre cerveau,
des mécanismes neu- ronaux (les neurones miroir) qui nous confèrent une compréhension
directe de la significa- tion des actions et des émotions d’autrui, grâce à leur réplication
(ou « simulation ») interne, sans aucune médiation réflexive [...]. Nous soutenons qu’il
existe un mécanisme qui nous permet de jouir d’une compréhension directe et immédiate
de l’esprit d’autrui et que ce mécanisme n’est pas le raisonnement conceptuel, mais la
simulation directe des évé- nements observés par l’intermédiaire des neurones miroir ».
Dans la deuxième section, je récapitulerai les arguments expérimentaux en faveur de
l’idée que l’activité des neurones miroir sous-tend la compréhension des actions
transitives, grâce à un mécanisme de résonance motrice entre l’observateur d’un acte et
l’agent. Dans la troisième section, j’examinerai deux expériences récentes sur lesquelles
s’appuient les chercheurs de Parme pour défendre l’idée selon laquelle l’activité des
neurones miroir sert à représenter les intentions d’un agent. Je suis sceptique. La
résonance motrice peut sans doute engendrer une simulation motrice des mouvements
d’un agent par un observateur. Mais faute de souscrire à une conception béhavioriste des
états psychologiques d’un agent, la simulation motrice ne suf- fit pas à engendrer une
représentation de l’intention d’un agent3. Plusieurs mouvements diffé- rents peuvent en
effet servir à accomplir une seule et même intention, et un seul et même mou- vement
peut être engendré par des intentions distinctes. En conséquence, je ferai valoir qu’on ne
peut adopter la conception la plus audacieuse sans renoncer à concevoir l’activité des
neu- rones miroir comme un processus de résonance motrice. Dans la dernière section, je
soulèverai la question de savoir si l’activité des neurones miroir dans le cerveau de
l’observateur d’une action exécutée par autrui engendre une représentation du but de
l’action ou si elle présuppose une représentation indépendante du but de l’action. Je ferai
valoir que cette question équivaut à la question de savoir si, dans la terminologie en
vigueur dans les neurosciences computation- nelles de l’action, le calcul effectué par
l’activité des neurones miroir dans le cerveau de l’observateur d’une action correspond au
calcul effectué par un « modèle direct » de l’action ou au calcul effectué par un « modèle
inverse ».
2. Neurones miroir chez le primate non humain et le système miroir chez l’homme
Dans les années 1980, l’équipe de David Perrett à l’université de Saint-Andrews avait
découvert (grâce à l’enregistrement unicellulaire) dans le sillon temporal supérieur (STS)
du singe macaque des neurones qui déchargent de manière sélective lorsque l’animal
perçoit visuellement des actions d’un congénère impliquant des mouvements de la main,
de la tête et des yeux4. Dans les années 1990, l’équipe de Parme menée par Giacomo
Rizzolatti a décou- vert dans l’aire F5 de la partie ventrale du cortex prémoteur des singes
macaques des neurones actifs tantôt lorsque l’animal exécute certaines actions manuelles
ou buccales « transitives », c’est-à-dire dirigées vers des objets inanimés (par exemple,
une cacahuète), tantôt lorsque
3 On peut aussi se demander si elle est nécessaire. Ce que je ne ferai pas ici. 4 Perrett et al. (1982).
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l’animal observe l’une de ces actions exécutées par autrui5. Ces neurones dits « miroir »
se dis- tinguent des neurones voisins dits « canoniques » qui déchargent lorsque l’animal
exécute des actions transitives et lorsqu’il perçoit des objets préhensibles, mais non
lorsqu’il perçoit des actions transitives (dirigés vers des cibles préhensiles). À la
différence des neurones canoni- ques supposés impliqués dans l’exécution d’actions
transitives, les neurones miroir seraient supposés engagés dans la représentation du but
d’une action perçue et exécutée par un congé- nère.
Les neurones de l’aire F5 ont été baptisés « miroir » pour deux raisons qui se renforcent
mutuellement : d’une part, le mot « miroir » fait référence au fait qu’une même structure
dans le cortex prémoteur d’un seul et même individu est active lorsqu’il exécute une
action et lorsqu’il observe cette même action exécutée par un autre, en différentes
occasions. En ce sens, des neurones peuvent être dits « miroir » à condition qu’il existe
une congruence suffi- sante entre leurs propriétés motrices et leurs propriétés
perceptives6. D’autre part, le mot « miroir » fait référence au fait que cette structure est
active au même instant dans le cerveau de deux individus dont l’un exécute une action et
l’autre l’observe. Cette coactivation est inter- prétée comme un mécanisme de résonance.
Plus récemment, des neurones miroir ont été découverts dans le cortex pariétal inférieur
des singes macaques. Or, il existe des projections réciproques, d’une part, entre la partie
ventrale du cortex prémoteur et le cortex pariétal infé- rieur et, d’autre part, entre le
cortex pariétal inférieur et le STS (Keysers et Perrett, 2004). Outre que les neurones du
STS répondent chez le singe à une gamme d’actions plus large que les neurones miroir, à
la différence de ceux-ci, les neurones du STS ont des propriétés exclusivement
perceptives et sont dépourvus de propriétés motrices : autrement dit, ils ne déchargent
que lorsque l’animal observe une action exécutée par autrui, non lorsqu’il exécute lui-
même une action.
Kohler et al. (2002) et Keysers et al. (2003) ont montré qu’en tâche perceptive, les neuro-
nes miroir ont des propriétés plurimodales. Dans la région F5 du cortex prémoteur,
l’activité de neurones miroir a été enregistrée en effet, lorsque l’animal exécute certaines
actions bruyantes : par exemple, déchirer ou plier du papier, casser une cacahuète,
choquer un métal contre un objet, etc. Ces mêmes neurones déchargent lorsque l’animal
voit et entend l’expéri- mentateur exécuter ces actions bruyantes, lorsque l’animal voit
simplement l’expérimentateur exécuter ces actions et lorsque l’animal entend simplement
l’expérimentateur exécuter ces actions. Les neurones miroir déchargent non seulement
lorsque l’animal exécute et perçoit des actions transitives manuelles, mais aussi lorsqu’il
exécute et perçoit des actions transitives buccales. Ferrari et al. (2003) ont, par exemple,
enregistré l’activité de neurones miroir situés dans la région F5 du cortex prémoteur
lorsque l’animal exécute et observe des actions transiti- ves de la bouche destinées à
mastiquer de la nourriture. L’activité de ces neurones a été enre- gistrée lorsque l’animal
observe des actions « intransitives » de la bouche comme le claque- ment des lèvres et la
protrusion de la langue qui ont une fonction communicative dirigée vers un congénère (et
non pas vers une cible inanimée). À ce jour cependant, on n’a pu enregistrer l’activité
d’aucun neurone miroir dans le cortex prémoteur d’un singe macaque lorsque l’animal
exécute une action intransitive de la bouche.
5 Di Pellegrino et al. (1992) ; Rizzolatti et al. (1995) ; Rizzolatti, Fadiga, Fogassi, et Gallese (1996) et
Rizzolatti et al. (2000).
6 Csibra (2004) a émis des doutes sur ce point.
P. Jacob / Psychologie française 52 (2007) 299–314 303
Umiltà et al. (2001) ont montré que les neurones miroir du cortex prémoteur déchargent
lorsque l’animal observe un mouvement de la main exécuté par autrui et dirigé vers une
cible, à condition que l’animal sache que la cible est présente, même si la cible elle-même
et la fin du mouvement de l’agent sont cachées par un écran. En revanche, les neurones
miroir du cortex prémoteur ne déchargent pas si l’animal observe le même mouvement de
la main en l’absence d’une cible.
Depuis cette découverte effectuée grâce à l’enregistrement unicellulaire chez le singe
macaque, l’imagerie cérébrale a révélé que, chez l’homme, l’activité du système dit «
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