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Frigyes Karinthy
Capillaria
ou le pays des femmes
roman
traduit du hongrois
par Véronique Charaire
dessins
de Stanislao Lepri
Minos
La Différence
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Chapitre deuxième
L’auteur comprend qu’il est resté en vie au fond de la mer – Il
cherche à se renseigner – Constructions étranges – Plantes
singulières – Une race d’animaux inconnue – Les indigènes
capturent l’auteur.
La vision persista quelques instants, puis se transforma en un voile de brume et se confondit peu à peu
avec l’horizon scintillant. Je me suis levé, j’ai tâté mes
membres, j’ai constaté que je vivais et percevais des
sensations, bien que ces mots n’eussent pas la même
signification ici qu’à la surface de la terre.
Mes pieds s’appuyaient sur un terrain ferme, mais
autour et au-dessus de moi déferlaient des masses
d’eau infinies ; des plantes singulières jonchaient le
sol, près de moi luisait un petit lac, plus loin je voyais
une colline aux contours imprécis. Je ne savais pas
encore d’où venait la lumière, mais aussi incroyable
que cela pût paraître, il me fallait admettre que j’étais
vivant au fond de la mer. Quand j’ai compris cette
chose inadmissible, j’ai cru que j’allais mourir à brève
échéance ; mon réveil ne pouvait être que le dernier
sursaut d’un mourant, le destin cruel voulait simple-
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ment me montrer le lieu de mon trépas, l’endroit où je
serais enseveli à tout jamais. J’ai pensé à ma famille
et j’ai pris ma tête entre mes mains.
À nouveau, j’ai senti sur mes tempes ces objets
semblables à des coquillages et j’ai compris que je
devais ma survie à ces instruments. Aucun doute possible : une respiration régulière soulevait ma poitrine,
les battements de mon pouls me prou­vèrent aussi qu’il
ne me manquait pas l’oxygène, base de toute vie organique. Peu à peu j’ai réalisé que cet élément indispensable à la vie me pénétrait par les oreilles – sans doute
à l’aide des appareils fixés à mes tempes.
Ce que j’avais appris à l’école me revint à l’esprit : les animaux qui vivent dans l’eau respirent de
l’oxygène comme nous, seulement c’est un organe
conçu à cet usage, les branchies, qui le puise dans
l’eau. Par conséquent, quelqu’un ou quelque chose
m’avait doté, pendant que j’étais inconscient, de branchies artificielles.
J’étais sans doute dans un pays où vivaient des
êtres évolués. L’esprit humain a perfectionné l’œil
grâce aux lentilles, inventé le téléphone, instrument
aussi complexe que l’oreille, trouvé le principe de
l’hélice qui permet aux hommes de voler, mais il n’a
pas pensé jusqu’ici à prendre possession des profondeurs sous-marines en inventant les bran­chies artificielles. Les habitants de cette contrée semblaient
avoir résolu ce problème : il fallait que je fasse leur
connaissance. J’ai supposé qu’il s’agissait d’êtres très
avancés qui comprenaient mieux les mathématiques
et les techniques scientifiques annexes que les ter-
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restres – la découverte des branchies artificielles le
donnait à supposer.
Mon goût de l’aventure se réveilla. Mes yeux
s’habituaient peu à peu à la lueur mystérieuse et je
commençais à bouger plus hardiment. Brassant l’eau
avec mes bras, je m’approchai du petit lac luisant ;
des algues et des herbes s’enroulaient autour de mes
chevilles, chacun de mes pas remuait un sable rouge
très fin et me coûtait un grand effort. Des poissons,
avec des tentacules et des nageoires bizarres, filaient à
mes côtés. Au-delà du lac, j’ai cru discerner des lignes
verticales et régulières, ce qui renforça ma conviction
que j’avais échoué dans un endroit habité par des êtres
évolués.
Quand j’ai atteint avec beaucoup de difficulté
le bord du lac, j’ai pris conscience d’un phénomène
incompréhensible : au fond de la mer, je voyais un
lac qui était séparé du reste de la masse d’eau. Je me
suis penché au-dessus de la surface lumineuse et j’ai
vu mon visage pâle, défait, ma bouche crispée, les
deux disques verts sur mes oreilles. J’ai pris dans le
creux de ma main un peu du liquide qui formait le lac,
j’ai essayé de l’approcher de mes yeux, mais de petites boules luisantes s’échappaient entre mes doigts.
J’avais du mercure dans la main, le petit lac au fond
de la mer était formé de ce métal liquide. J’ai pataugé
dans le mercure et j’ai vu défiler des troupeaux de
poissons inconnus des livres de sciences naturelles,
des algues, des araignées de mer, des crabes, des lézards ; je me trouvais certainement dans une profondeur jusqu’alors inexplorée.
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Cet ouvrage a paru pour la première fois à La Différence en 1976.
Titre original : Capillária.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2014
pour la traduction en langue française.
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