laria.indd 5 Frigyes Karinthy Capillaria ou le pays des femmes roman traduit du hongrois par Véronique Charaire dessins de Stanislao Lepri Minos La Différence 24/04/2014 09:45:10 laria.indd 13 Chapitre deuxième L’auteur comprend qu’il est resté en vie au fond de la mer – Il cherche à se renseigner – Constructions étranges – Plantes singulières – Une race d’animaux inconnue – Les indigènes capturent l’auteur. La vision persista quelques instants, puis se transforma en un voile de brume et se confondit peu à peu avec l’horizon scintillant. Je me suis levé, j’ai tâté mes membres, j’ai constaté que je vivais et percevais des sensations, bien que ces mots n’eussent pas la même signification ici qu’à la surface de la terre. Mes pieds s’appuyaient sur un terrain ferme, mais autour et au-dessus de moi déferlaient des masses d’eau infinies ; des plantes singulières jonchaient le sol, près de moi luisait un petit lac, plus loin je voyais une colline aux contours imprécis. Je ne savais pas encore d’où venait la lumière, mais aussi incroyable que cela pût paraître, il me fallait admettre que j’étais vivant au fond de la mer. Quand j’ai compris cette chose inadmissible, j’ai cru que j’allais mourir à brève échéance ; mon réveil ne pouvait être que le dernier sursaut d’un mourant, le destin cruel voulait simple- 24/04/2014 09:45:10 laria.indd 14 14 ment me montrer le lieu de mon trépas, l’endroit où je serais enseveli à tout jamais. J’ai pensé à ma famille et j’ai pris ma tête entre mes mains. À nouveau, j’ai senti sur mes tempes ces objets semblables à des coquillages et j’ai compris que je devais ma survie à ces instruments. Aucun doute possible : une respiration régulière soulevait ma poitrine, les battements de mon pouls me prou­vèrent aussi qu’il ne me manquait pas l’oxygène, base de toute vie organique. Peu à peu j’ai réalisé que cet élément indispensable à la vie me pénétrait par les oreilles – sans doute à l’aide des appareils fixés à mes tempes. Ce que j’avais appris à l’école me revint à l’esprit : les animaux qui vivent dans l’eau respirent de l’oxygène comme nous, seulement c’est un organe conçu à cet usage, les branchies, qui le puise dans l’eau. Par conséquent, quelqu’un ou quelque chose m’avait doté, pendant que j’étais inconscient, de branchies artificielles. J’étais sans doute dans un pays où vivaient des êtres évolués. L’esprit humain a perfectionné l’œil grâce aux lentilles, inventé le téléphone, instrument aussi complexe que l’oreille, trouvé le principe de l’hélice qui permet aux hommes de voler, mais il n’a pas pensé jusqu’ici à prendre possession des profondeurs sous-marines en inventant les bran­chies artificielles. Les habitants de cette contrée semblaient avoir résolu ce problème : il fallait que je fasse leur connaissance. J’ai supposé qu’il s’agissait d’êtres très avancés qui comprenaient mieux les mathématiques et les techniques scientifiques annexes que les ter- 24/04/2014 09:45:10 laria.indd 15 15 restres – la découverte des branchies artificielles le donnait à supposer. Mon goût de l’aventure se réveilla. Mes yeux s’habituaient peu à peu à la lueur mystérieuse et je commençais à bouger plus hardiment. Brassant l’eau avec mes bras, je m’approchai du petit lac luisant ; des algues et des herbes s’enroulaient autour de mes chevilles, chacun de mes pas remuait un sable rouge très fin et me coûtait un grand effort. Des poissons, avec des tentacules et des nageoires bizarres, filaient à mes côtés. Au-delà du lac, j’ai cru discerner des lignes verticales et régulières, ce qui renforça ma conviction que j’avais échoué dans un endroit habité par des êtres évolués. Quand j’ai atteint avec beaucoup de difficulté le bord du lac, j’ai pris conscience d’un phénomène incompréhensible : au fond de la mer, je voyais un lac qui était séparé du reste de la masse d’eau. Je me suis penché au-dessus de la surface lumineuse et j’ai vu mon visage pâle, défait, ma bouche crispée, les deux disques verts sur mes oreilles. J’ai pris dans le creux de ma main un peu du liquide qui formait le lac, j’ai essayé de l’approcher de mes yeux, mais de petites boules luisantes s’échappaient entre mes doigts. J’avais du mercure dans la main, le petit lac au fond de la mer était formé de ce métal liquide. J’ai pataugé dans le mercure et j’ai vu défiler des troupeaux de poissons inconnus des livres de sciences naturelles, des algues, des araignées de mer, des crabes, des lézards ; je me trouvais certainement dans une profondeur jusqu’alors inexplorée. 24/04/2014 09:45:10 laria.indd 4 Cet ouvrage a paru pour la première fois à La Différence en 1976. Titre original : Capillária. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2014 pour la traduction en langue française. 24/04/2014 09:45:10