dossier pédagogique par lionel chiuch

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DOSSIER PÉDAGOGIQUE
PAR LIONEL CHIUCH
« Il n’y a pas de théâtre plus cruel que le théâtre du prétendu tendre Racine »
Emile Faguet
Andromaque 10 -43
Un spectacle produit par :
Cie Lézards Qui Bougent Les Hauts de Bayonne (FR)
Théâtre du Grütli à Genève (CH)
Adaptation : Lionel CHIUCH (CH) François DOUAN (FR) Kristian FRÉDRIC (FR)
D’après une idée originale de : Kristian FRÉDRIC
Édition du texte : Éditions de La Pleine Lune à Lachine (QC)
Mise en scène et Scénographie : Kristian FRÉDRIC
Distribution / Plateau
Pyrrhus : Denis LAVANT (FR)
Andromaque : Monica BUDDE (CH)
Hermione : Jeanne DE MONT (CH)
Oreste : Frédéric LANDENBERG (CH)
Astyanax : (en cours de distribution)
Distribution / Vidéo
Phoenix : Ivan MORANE (FR)
Pylade : Arnaud BINARD (FR)
Astyanax : (en cours de distribution)
Distribution / Voix
Journaliste espagnol : Michèle BELLOT (CH)
Journaliste russe: Julia BATINOVA (CH)
Journaliste coalition: Stéphane GABIOUD (CH)
Journaliste arabe : Lydia BELGHAZI (CH)
Dramaturge : Lionel CHIUCH
Assistantes à la mise en scène : Aline PIGNIER (CH) et Lison FOULOU (FR)
Conception lumière : Nicolas DESCOTEAUX (QC)
Conception vidéo et nouvelles technologies : Olivier PROULX (QC)
Conception du son et musique : Antoine BATAILLE (FR)
Conception des costumes : Anne BOTHUON (FR)
Conception effets spéciaux : Olivier PROULX
Conception des visuels affiche : Richard LAILLIER (FR)
Conception de l’affiche : Studio Graphisme Factory 64 (FR)
Traduction japonais : Andréa POLIER (CH)
Traduction russe : Julia BATINOVA (CH)
Traduction arabe : Djamel BELGHAZI (CH)
Traduction espagnol : Michèle BELLOT (CH)
Politologue et Anthropologue des religions : Ahmed BENANI (CH)
Directeur technique : Eric LAPOINTE (QC)
Régisseur son et vidéo : Bruno BUREL (CH)
Régisseur lumière : Loïc BRISSET (CH)
Construction décor : ACME (QC)
Construction mobilier et plan construction décor : Francis FOULOU (FR)
Tapissière : Pierrette Girodeau (FR)
Maquette décor : Marc et Anthony VIOLANTE (FR)
Participation aux recherches vidéo : BTS Audiovisuel René CASSIN (FR)
Martine CONVERT Benat LAGARDE Rita CLEMENS Anna FAURY Loretxu ETXEMENDI Baptiste PIERRE Paul ADAMCZUK Anaïs
De SOUZA Roxane DUMARAIS Justine SERIS Ophélie CALLÈDE Marie LEBRUN Emilie TORRUBIANO-MAZIN
Attachée de production (Cie Lézards Qui Bougent) : Sophie DARRICAU (FR)
Remerciements à
GEODEZIK Montréal (QC)
Coproduit par :
Scène Nationale Bayonne - Sud-Aquitain / Aquitaine (FR)
Théâtre Georges Leygues / Villeneuve-sur-Lot / Aquitaine (FR)
Théâtre Jean Vilar / Ville d’Eysines / Aquitaine (FR)
OARA (Office Artistique de la Région Aquitaine) (FR)
Babel 64 Productions & Diffusions (FR)
Avec le soutien financier de :
Conseil Général des Pyrénées-Atlantiques (FR) / aide à la Résidence 2012
Conseil Régional d’Aquitaine (FR) / Programme Aquitaine Québec 2012
Théâtre Denise Pelletier / Montréal (QC)
Direction régionale des Affaires Culturelles (DRAC) - Aquitaine (FR) /
aide à la production dramatique 2013
Loterie Romande (CH)
Fondation Ernst Göhner Stiftung (CH)
Résidences d’écritures :
Scène Nationale Bayonne - Sud-Aquitain / Aquitaine (FR) 2012
Chalet Mauriac Saint-Symphorien / Conseil Régional d’Aquitaine (FR) 2013
Lieux accueillant le spectacle :
L’Esplanade du Lac Divonne-les-Bains / Jura (FR)
Maison Des Arts Thônon-Evian/ Rhône Alpes (FR)
Scène Nationale Bayonne - Sud-Aquitain / Aquitaine (FR)
Théâtre Toursky / Marseille / Provence Côte d’Azur (FR)
Théâtre Georges Leygues / Villeneuve-sur-Lot / Aquitaine (FR)
Théâtre de Cahors / Midi-Pyrénées (FR)
Théâtre d’Aurillac / Auvergne (FR)
Théâtre Jean Vilar / Eysines / Aquitaine (FR)
Théâtre Olympia / Arcachon / Aquitaine (FR)
Théâtre de l’Archipel Scène nationale / Perpignan / Languedoc-Roussillon (FR)
Théâtre Denise Pelletier / Montréal (QC)
Théâtre Le Bouscat / Aquitaine (FR)
Dôme théâtre / Albertville / Rhône Alpes (FR)
Théâtre Bourg-en-Bresse / Rhône Alpes (FR)
Théâtre du Jorat / Mézières (CH)
ANDROMAQUE :
D’HIER À AUJOURD’HUI
I) L’HISTOIRE
a) Les personnages
Andromaque, veuve d’Hector, mère d’Astyanax et captive de Pyrrhus
Pyrrhus, fils d’Achille, roi d’Epire
Oreste, fils d’Agamemnon
Hermione, fille d’Hélène et de Ménélas, promise à Pyrrhus
Pylade, ami d’Oreste
Phoenix, conseiller d’Achille puis de Pyrrhus
Astyanax, fils d’Andromaque et d’Hector
Logo du Royaume de l’Épire…
b) L’intrigue
Défiant les années qui passent, la guerre laisse des traces. Il y a dix ans, déjà, que Troie est tombée. Les héros
d’hier sont fatigués. Trop de haine, de violence, de rêves de vengeance. Malgré la lassitude, tapi dans les salles
obscures de son palais, Pyrrhus n’en a pas fini avec le destin.
Envoyé par les Grecs, qui veulent récupérer Astyanax (le fils d’Hector et d’Andromaque), Oreste débarque
à Buthrote. Il est déchiré entre son devoir et son amour pour Hermione, la fille d’Hélène, qui est promise
à Pyrrhus. Ce dernier, amoureux d’Andromaque, hésite à livrer l’enfant à ses alliés. Des atermoiements qui
mettent Hermione en rage.
Partagée entre sa fidélité à la mémoire d’Hector, chef troyen tué par Achille, et son désir de sauver son fils,
Andromaque finit par accepter la proposition de Pyrrhus de l’épouser. Elle a toutefois l’intention de se donner la mort dès la cérémonie achevée. Furieuse de se voir ainsi humiliée par une captive, Hermione demande
à Oreste de lui prouver son amour en tuant Pyrrhus. Le crime accompli, Hermione reproche vivement son
geste à Oreste avant de se donner la mort sur le corps de Pyrrhus. Ayant tout perdu, jusqu’à la raison, Oreste
sombre dans la folie tandis qu’Andromaque devient reine.
Voilà l’essentiel de l’intrigue d’Andromaque, tragédie de Jean Racine créée le 17 novembre 1667. Un chefd’oeuvre de la tragédie classique que l’on résume quelquefois par cette formule : A aime B qui aime C qui
aime D – Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui chérit le souvenir de son mari,
Hector. Déchiré entre la passion et le devoir, le héros racinien est voué à un sort funeste. Si les passions l’animent, c’est toutefois son environnement historique qui le contraint au malheur.
c) L’adaptation
Andromaque 10-43 déplace la tragédie à notre époque et met ce nouvel environnement historique en lumière.
Dans sa fameuse collection Petits Classiques, Larousse rappelle ainsi que « la guerre et la paix, la morale et le
mal, le désir et l’amour, la folie et la mort hantent notre monde, comme ils hantaient celui des Grecs et des
gens du XVIIe siècle ». La permanence de la condition humaine, celle des rivalités géopolitiques et l’impuissance des individus face à des mécanismes qui les dépassent figurent parmi les enjeux de cette adaptation.
Avec une pointe de culot, nous sommes donc allés chercher Andromaque sous les ors de son 17e siècle
pour la placer sous les projecteurs de notre XXIe siècle. Racine n’a pas agi autrement à l’égard d’Euripide et
de Virgile, procédant selon son bon vouloir à un réaménagement de l’Histoire afin d’actualiser les faits et les
caractères en fonction de son temps.
Nous voulions voir Andromaque à la lumière d’aujourd’hui. L’habiller selon les canons actuels. Nous avons
donc transposer l’intrigue à notre époque, en déplaçant par la même occasion quelques repères géogra-
phiques. Notre Troie exhale des parfums orientaux, qui expriment moins l’agitation d’Istanbul que les déflagrations de Bagdad. Quant à Buthrote, la ville où se noue la tragédie et que l’on peut localiser dans l’Albanie
actuelle, nous l’avons imaginée plus à l’Est afin qu’elle aussi bénéficie des effluves épicées de l’Orient.
Grâce à ce tour de passe-passe, totalement assumé, Pyrrhus peut revendiquer les mêmes racines culturelles
que sa captive. Comme elle, ses origines sont arabes. Il devient celui qui a trahi en s’alliant avec les forces
impérialistes occidentales, représentées par la Grèce. Mais il hérite ainsi de la même langue que celle pratiquée par Andromaque et tente, par ce biais, de se concilier ses faveurs.
Ces « réajustements » ne relèvent en rien du sacrilège. Au contraire, ils perpétuent l’une des règles de la tragédie, analysée par Jovan Hristic dans Réflexions sur la tragédie (L’Age d’Homme) : « Pour leurs tragédies, les
poètes grecs choisissaient non seulement les histoires les plus sanglantes, mais également celles qui auraient
des répercussions contemporaines /.../ Les Athéniens n’allaient pas au théâtre pour assister à des drames
métaphysiques abstraits sur la destinée humaine, mais pour voir des pièces qui leur parlaient des choses qui
les émouvaient au quotidien ».
Très anciennes, les règles de la guerre ne varient pour ainsi dire jamais. De la Guerre de Troie aux récentes
interventions en Afghanistan et en Irak, on assiste toujours à la mise en place d’alliances entre puissances
dont les intérêts sont les mêmes, du moins le temps que dure le conflit. On pourra ainsi comparer ce qui
caractérise ces différents conflits et surtout pointer en quoi ils sont similaires.
d) Les sources
« Celui qui n’a étudié que les Anciens blessera infailliblement le goût de son siècle dans bien des choses, celui
qui n’a consulté que le goût de son siècle s’attachera aux beautés passagères et négligera les beautés durables.
C’est de ces deux études réunies que résultent le goût solide et la sûreté des procédés de l’Art »
Marmontel La poétique française
Au Ve siècle avant Jésus-Christ, Euripide signe une première pièce autour du personnage d’Andromaque. Sa
version s’articule essentiellement autour du conflit qui oppose Hermione à Andromaque, la première étant
stérile tandis que la seconde a un enfant.
S’il s’inspire de cet auteur, Racine n’hésite pas, en guise de préface, a emprunter une vingtaine de vers à Virgile.
Il ne cache pas, d’ailleurs, avoir puisé dans L’Enéide, tant pour le lieu de l’action que pour les personnages et
l’action elle-même. Il s’inspire également d’Homère, du moins de L’Illiade, à laquelle il emprunte notamment
l’épisode des adieux d’Hector.
Racine doit non seulement s’approprier ses modèles mais aussi veiller à ne pas dénaturer la fable. Le non
respect de la tradition pouvant à l’époque conduire à un échec irrévocable.
Extrait de L’Enéide (livre III - traduction de l’Abbé Delille (1834) :
« De l’Epire déjà nous côtoyons les bords ;
La ville de Chaon nous reçoit dans ses ports ;
Et, de loin dominant sur la plaine profonde,
Buthrote a réparé les fatigues de l’onde.
Là d’incroyables bruits, jusqu’à nous parvenus,
Etonnent notre oreille : on nous dit qu’Hélénus,
Enfant du dernier roi de la triste Pergame,
Possède de Pyrrhos et le sceptre et la femme ;
Qu’il commande à des Grecs, et qu’un dernier lien
Met la veuve d’Hector dans les bras d’un Troyen.
Un désir curieux de mon âme s’empare ;
Je brille d’admirer un destin si bizarre,
De voir, d’entretenir le successeur d’Hector.
Ce jour même, sa veuve, inconsolable encor,
Hors des murs, dans un bois qui d’un épais ombrage
D’un nouveau Simoïs ornait le doux rivage,
Figurant en gazon un triste et vain cercueil,
Offrait à son époux le tribut de son deuil.
Pour charmer ses regrets, loin des regards profanes,
A ce lugubre asile elle invitait ses mânes,
L’appelait auprès d’elle ; et, chers à ses douleurs,
Deux autels partageaient le tribut de ses pleurs,
L’un pour Astyanax, et l’autre pour son père :
Là pleurait tour à tour et l’épouse et la mère ».
e) Généalogie des personnages
Les Troyens
Priam + Hécube
De nombreux enfants dont :
Pâris Cassandre Hélénos
Polyxène
Hector + Andromaque
Astyanax
Les Grecs
Pélée et Thétis
Atrée + Aéropé
Achille
Pyrrhus
Agamemnon + Clytemnestre
Electre
Oreste
Ménélas + Hélène
Iphigénie
Hermione
II) DIEUX, IMAGES ET INFORMATIONS
a) Le « tout visible »
Figés dans la tragédie, les personnages d’Andromaque ne cherchent même plus à s’en échapper. La fatalité est
là, qui leur impose une unique voie. Longtemps, elle a arboré le masque des dieux. La voilà à visage découvert :
via les écrans, cette nudité là s’expose sans pudeur. Ainsi, du polythéisme (Euripide) et du monothéisme (Racine), nous avons basculé dans l’exhibitionnisme (notre époque). De Dieu, nous sommes passé à Big Brother
(Google?). Rien ne prouve qu’il nous veut du bien.
Ecoutons ce que dit Thierry Maulnier en 1936 : « Les dieux de Racine ne sont pas insensibles et sourds. Mais
ils n’écoutent pas les prières qui demandent grâce, ils exaucent seulement celles qui peuvent ajouter à la
terre un surcroît de détresse et de malédiction ». Remplacer « les dieux de Racine » par « les médias » et
alors vous constaterez que la formule reste valable. Le bonheur a mauvaise presse. Le malheur, en revanche,
fait ses choux gras.
Dieu n’est-il pas aujourd’hui symbolisé par l’association caméra-écran, qui observe et donne à voir ? Omnipotence, omniprésence, omniscience. C’est un dieu profane et faussement neutre qui vieille aujourd’hui sur
nous. On peut toutefois lui donner un nom : information. Tout comme Pyrrhus dans son bunker, nous croulons sous la masse des informations. La rapidité avec laquelle elles peuvent circuler, être déformées et retranscrites à travers les réseaux montre bien la fragilité d’un monde où le « tout visible » se double régulièrement
de manipulations et où l’individu est l’otage d’un système qu’il a contribué à mettre en place.
Voilà pourquoi le travail de l’image pour ce spectacle est de première importance. L’image, fugace et inachevée, symbolise bien ce monde qui ne prend plus le recul nécessaire et qui, sous prétexte d’informer, est
capable de plonger les êtres dans le chaos le plus absolu. Ainsi, sur le plateau, il sera possible de mesurer ce
qui sépare un événement de la manière dont il est relaté, selon qu’il soit diffusé sur une chaîne de la coalition
ou sur celle de l’Epire.
b) Roland Barthes : dedans/dehors
Du fond de son abri, où il médite sur les méfaits de la guerre, Pyrrhus peut donc se tenir au courant de tout
ce qui se passe dans le monde. Et constater ainsi que chacun de ses choix, chacune de ses actions, affecte le
cours de l’Histoire. Il dispose pour cela d’un mur d’écrans, qui permet à l’actualité – et au monde extérieur
- de s’engouffrer dans son bunker.
Dans son essai Sur Racine (Points/Essais), Roland Barthes note : « Entre le temps extérieur et le temps enfermé, il y a le temps du message, en sorte que l’on n’est jamais certain que l’événement reçu soit le même que
l’événement produit ». Si « le temps du message » s’est considérablement réduit avec les nouvelles technologies, il n’en reste pas moins qu’un doute subsiste : ce que diffuse les écrans est-il la réalité? L’immédiateté estelle compatible avec la vérité ? Existe-t-il une information objective ? Peut-on se fier à des images qui, nécessairement, ont fait l’objet d’un montage ? Et comment interpréter les commentaires qui les accompagnent ?
Ce qui se révèle aussi dans ce rapport du dedans au dehors, ce sont les liens entre l’intime (le lieu clos) et
l’« extime » (les réseaux). Ainsi, quand Hermione confie ses états d’âme à ses nombreux « amis », via un
réseau qui tiendrait aussi bien de Twitter que de Facebook. S’instaure par ce biais une sorte de « monologue », très actuel, qui se soumet aux regards et aux commentaires de tous. Rappelons au passage que Roland
Barthes décrivait Hermione comme le personnage « le plus socialisé ». Dans Andromaque 10-43, elle échange
volontiers avec son réseau, ce dernier lui tenant finalement lieu de « confidente ». Par delà les siècles, ne fait-il
pas écho aux choeurs de la tragédie Grecque ? N’est-il pas la voix sans cesse relayée du « commun » ? Les
réseaux sociaux, quoi qu’il en soit, prennent ici la place des confidentes.
Enfin, l’opposition lieu clos/écran est aussi celle de l’ombre et de la lumière. « La vie est dans l’ombre, qui est à
la fois repos, secret, échange et faute », note encore Roland Barthes. « C’est sa nature unie et pourrait-on dire
étalée qui fait de l’ombre un bonheur ». L’ombre est protection : le malheur ne peut venir que de la lumière,
qui désormais n’est plus contenue par les murs du palais mais se répand – et avec elle la clameur du monde
– grâce aux écrans. « L’ombre se transperce de lumière, l’ombre se corrompt, résiste et s’abandonne », écrit
Roland Barthes, avant d’ajouter que, du côté de la lumière, on trouve « tous les objets de la stridence ».
Les conflits, les armes, la démagogie des hommes politiques, le « spectacle » (de la guerre, du malheur, etc.)
ne sont-ils pas les outils de cette stridence, qui déchire non seulement la pénombre de l’abri mais aussi les
coeurs des personnages ? N’est-ce pas cette perpétuelle clameur, soigneusement mise en scène, qui vient
contrarier leurs amours ?
III) AU PIED DU MUR... DE PLANCK
Pourquoi Andromaque 10-43 ? Quel code cabalistique se dissimule derrière ce « 10-43 »? S’agit-il d’une obscure
référence à la date de naissance d’un auteur ou d’un comédien ? D’une fantaisie du dramaturge, soucieux de
glisser une énigme dans son titre ?
Rien de tout cela : il s’agit une fois encore de mur et de lumière (voir chapitre précédent).
Ce chiffre fait en effet référence au mur de Planck – ou temps de Planck, situé à 10-43 seconde après l’instant
0 du Big Bang.Avant ce temps, période appelée l’ère de Planck, toutes les lois actuelles de la physique classique
comme de la physique quantique trouvent leur limitation dans la mesure où il devient nécessaire d’avoir une
description microscopique de la gravitation qui reste encore mystérieuse à ce jour.
Dans son Discours sur l’origine de l’univers (Champs/Sciences), le chercheur Etienne Klein écrit : « Résumons-nous : au temps de Planck, c’est-à-dire lors de la période de l’univers la plus ancienne que nos équations
(et nos seules équations) parviennent à concevoir, l’univers était nerveux et sec, minuscule et gorgé d’énergie,
et son espace-temps avait une structure « bizarre ». Le mur de Planck incarne la limite de validité ou d’opérativité des concepts de la physique que nous utilisons : ceux-ci conviennent pour décrire ce qui s’est passé
après lui, pas ce qui a eu lieu avant lui (ainsi, nos représentations habituelles de l’espace et du temps perdent
toute pertinence en amont du mur de Planck) »
Quel rapport avec Andromaque ? Eh bien, avant ce fameux mur opaque, nous sommes dans un chaos – celui de
la guerre de Troie - que nulle formule ne parvient à définir et qu’aucune image ne peut décrire.Au-delà, les lois
de la physique s’appliquent : tout, dès lors, devient inéluctable. De même, les personnages de la tragédie sont
issus de ce chaos qu’est la guerre de Troie : mais une fois que la fureur est retombée, leur destin est noué. Et
ce qui attend les survivants, au terme de leurs amours contrariées, c’est un nouveau chaos.
Ecoutons encore Etienne Klein : « Du côté de la Grèce, au tout début il y avait le Chaos, nous dit la Théogonie d’Hesiode.Vaste vide sombre et informe au sein duquel apparut Gaïa, la Terre aux larges flancs, la base
inébranlable du monde. Puis survint Eros, l’amour, le plus beau des dieux, capable de les soumettre tous, dieux
et humains. De Chaos naquirent encore les ténèbres d’en bas et la nuit noire. Tous d’eux s’unirent et engendrèrent à leur tour la lumière d’en haut, ainsi que le jour... »
Surprenantes accointances, entre la physique et la mythologie, la mythologie et la tragédie, la tragédie et la
physique...
IV) UN AUTEUR : RACINE
Né en 1639, Racine perd très vite ses parents et est élevé par sa grand-mère, une janséniste qui rejoint le
couvent de Port-Royal. Racine suit donc ses premières études à Port Royal, recevant une excellente éducation classique de la part des moines, apprenant le latin et le grec. L’alliance de la notion grecque de destin et
de la croyance janséniste en l’impuissance humaine donnera plus tard naissance aux tragédies raciniennes qui
mettent aux prises la volonté humaine et la passion.
En 1658, Racine quitte Port-Royal pour étudier la philosophie au collège d’Harcourt à Paris. Son jansénisme
cède alors la place à la vie parisienne et aux plaisirs mondains. La meilleure façon de réussir y est d’attirer
l’attention des puissants. Et le théâtre est le moyen le plus rapide pour se faire connaître – d’autant plus que
le succès peut s’accompagner de retombées financières qui n’ont rien de négligeables.
On l’oublie parfois, mais, à l’origine de sa carrière d’auteur, Racine a commencé par essuyer des refus : pour
Amasie, écartée en 1660 par Le Marais, et pour une pièce consacrée à Ovide que lui refuse les comédiens de
l’Hôtel de Bourgogne en 1661. A la même période, Racine se fait toutefois connaître par son Ode.
De 1661 à 1663, l’écrivain est à Uzes (Gard). C’est sous ce ciel où « toutes les passions sont démesurées »,
selon André Le Gall, qu’il découvrira « ces fureurs familières qui grondent dans la tragédie grecque ». C’est
à Uzès également, que Racine note de brèves réflexions sur les auteurs antiques. Comme celles-ci : « Tant il
est bon de laisser un fils après soi », « Aimer comme si l’on devait haïr, haïr comme si l’on devait aimer » ou
encore, lisant l’Iliade, « Paroles divines d’Andromaque sur le corps d’Hector ».
En 1664, Molière met en scène sa deuxième pièce,Thébaïde au théâtre du Palais Royal, ainsi que Alexandre le
Grand (1665). Mais, très vite, les relations entre les deux hommes s’enveniment. Notamment quand Thérèse
du Parc, la plus grande actrice de la troupe de Molière, est séduite par Racine.
Pas de quoi, toutefois, détourner Racine de son oeuvre : il signe Andromaque en 1667, puis Les Plaideurs
(1668). Ce seront ensuite Britannicus (1669), Bérénice (1670), Bajazet (1672), Mithridate (1673), Iphigénie(1674). Ce cycle s’achève avec sa plus grande pièce, Phèdre (1677).
Elu à l’Académie française en 1672, Racine est alors dans une situation privilégiée, aussi bien socialement que
professionnellement, devenant l’un des premiers dramaturges à pouvoir vivre uniquement de ses pièces.
L’acquisition d’une telle position n’alla toutefois pas sans se créer de puissants ennemis, pour l’essentiel les
amis et admirateurs du grand rival Pierre Corneille. Les attaques de ces ennemis furent telles que Racine
décida en 1677 de renoncer au théâtre et devint, en même temps que Nicolas Boileau, l’historiographe du roi.
Il épousa la pieuse Catherine de Romanet et se rapprocha de nouveau des jansénistes. Il décéda en 1699, fut
enterré à Port-Royal et plus tard sa dépouille sera transférée à l’église Saint-Etienne du Mont.
V) CITATIONS AUTOUR DE RACINE ET D’ANDROMAQUE
« C’est un arbre qui a fait sécher quelques arbres plantés dans son voisinage ; qui a étouffé les plantes qui croissaient
à ses pieds ; mais il a porté sa cime jusque dans la nue, ses branches se sont étendues au loin ; il a prêté son ombre à
ceux qui venaient, qui viennent et qui viendront se reposer autour de son tronc majestueux ; il a produit des fruits d’un
goût exquis, et qui se renouvellent sans cesse ».
Diderot, à propos de Racine
« Racine passa de bien loin et les Grecs et Corneille dans l’intelligence des passions, et porta la douce harmonie de la
poésie, ainsi que les grâces de la parole, au plus haut point où elles pussent parvenir ».
Voltaire
« C’est au public louis-quatorzien qu’il offre ses personnages, leurs moeurs et leur « philosophie ». Ainsi est-il amendé
à « christianiser » la conduite et surtout le dénouement de ses pièces, à y introduire la tendresse et la cruauté que ses
spectateurs attendent. Dans ce compromis entre la fidélité à l’histoire et à la Fable et l’esthérique de son temps, Racine
trouve sa voie, ses succès ou ses faiblesses »
Alain Niderst
« (Dans) la tragédie de Racine (...) le héros livre, immobile, une ultime bataille contre la force, bataille perdue d’avance,
vrai « baroud d’honneur ». Pour dire « non », il n’est besoin ni de durée, ni de place : l’acte du refus est une chose simple.
Cette simplicité, ce « peu de matière » sont les traits essentiel de la tragédie de Racine »
Anne Ubersfeld
« Andromaque fit grand bruit, et elle attira à l’auteur beaucoup d’envieux »
Robinet.
« Votre Andromaque est fort belle (...) mais je crois qu’on peut aller plus loin dans les passions (...) Cependant, à tout
prendre, Racine doit avoir plus de réputation qu’aucun autre, après Corneille ». Saint-Evremond
L’art racinien « est le plus civilisé parce qu’il est le plus instinctif ».
André Le Gall
« Andromaque est, par excellence, le drame du recommencement »
Georges Poulet
« Il y a dans Andromaque des vers tout à fait curieux. Et, malgré la dualité de l’action, la pièce m’a intéressé par sa psychologie »
Victor Hugo
« Cette humilité que le christianisme a répandue dans les sentiments perce à travers tout le rôle moderne d’Andromaque »
Chateaubriand
« Voici que dans Andromaque Racine pose une troisième fois la même question : comment passer d’un ordre ancien
à un ordre nouveau ? Comment la mort peut-elle accoucher de la vie ? Quels sont les droits de l’une sur l’autre ? »
Roland Barthes
« Cette société (les Grecs) dispose d’une idéologie, la vendetta »
Roland Barthes
« Suicide, meurtre et psychose semblent être le destin de ceux qui ne veulent pas lâcher prise, la couronne est le destin
de ceux qui vivent dans le présent et protègent l’enfant »
Declan Donnellan
« Une pièce nécessaire qui raconte l’abîme que peut engendrer la volonté de pouvoir »
Muriel Mayette
VI) PRISE DE LANGUE
« J’avoue que les vers qu’on récite sur le théâtre sont présumés être prose : nous ne parlons pas d’ordinaire
en vers, et sans cette fiction leur mesure et leur rime sortiraient du vraisemblable »
Corneille
Les douze pieds de l’alexandrin ne poussent bien qu’à l’ombre de la fiction.
Qu’importe, alors, que cette fiction subissent quelques modifications. Le vers racinien résiste à son environnement. Mieux : il l’accompagne.
Pour cette adaptation, le choix a été fait de considérer l’alexandrin comme la langue du pouvoir, celle de la
diplomatie et de l’ordre régnant occidental – et, pourquoi pas, comme « langue de bois ». On peut, d’une
certaine manière, l’identifier à l’anglais : mais un anglais qui aurait conservé toute sa richesse. Cette langue,
c’est donc celle qu’utilise la coalition occidentale, représentée dans la pièce par Hermione, Oreste, Pylade
et Pyrrhus. Elle est également en usage dans les médias de la coalition. L’une des difficultés de l’adaptation a
donc été de créer un alexandrin « journalistique », qui respecte la versification classique mais recourt à un
vocabulaire plus « neutre ».
S’il pratique l’alexandrin avec ses alliés, Pyrrhus a toutefois l’arabe pour langue-mère, tout comme Andromaque – laquelle ne fait usage de l’alexandrin (langue de l’ennemi) qu’avec dédain. L’arabe pratiqué ici est
l’arabe classique : celui en usage dans les classes dirigeantes ou dans les médias. Il est le symbole d’une culture
forte mais aussi d’une oligarchie intellectuelle qui refuse de se soumettre à ceux qui se considèrent comme
les nouveaux maîtres du monde. Pyrrhus recours notamment à cette langue pour tenter d’amadouer sa captive. Andromaque, elle, ne l’utilise que pour rassembler ses forces intérieures et pour essayer de faire plier
Pyrrhus.
ACTE QUATRIÈME
Hermione sort par le côté officiel. Pyrrhus finit de s’habiller. Andromaque qui a entendu la fin de la scène
rentre avec son fils. Ils sont tous deux, habillés pour la cérémonie. Elle, en robe de mariée, lui en tenu
identique à celle de Pyrrhus (un double). Elle tient la main de son fils. À voir quand on les verra traverser le
couloir de surveillance et quand le public les apercevra dans le décor.
Scène VI
Pyrrhus, Andromaque et Astyanax.
Andromaque
.‫إلاه أتسمع لا تهمل‬S
‫عاشقة حاقدة تسعى للإنتقام‬
‫وهي من أجل ذلك مزعومة‬
‫عداوتها لليونان معقودة‬
…‫ ربما بهذا الثمن‬،‫أوريست لازال يحبها‬
Seigneur, vous entendez. Gardez de négliger
Une amante en fureur qui cherche à se venger.
Elle n'est en ces lieux que trop bien appuyée :
La querelle des Grecs à la sienne est liée ;
Oreste l'aime encore, et peut-être à ce prix...
Pyrrhus
‫ سأنقذ ابنك‬،‫الرهبان ينتظرنا‬.
Le prêtre nous attend. Je sauve votre fils.
Sur la fin de cette scène, on verra une présentatrice entrain de parler. Peut-être avec une image incrustée (ou
non). Andromaque rassurée lâche la main de son fils, qui, un peu impressionné, va vers Pyrrhus. Quand il
sera près de lui, ce dernier aura un geste paternel, par exemple lui réajuster sa casquette ou une partie de son
costume. Ils sortiront pour rejoindre la cérémonie, tandis que sur le plateau la lumière baissera, faisant
ressortir ainsi plus les écrans. Le son de ces derniers augmentera et l’on entendra la fin de la phrase de la
présentatrice. L’univers sonore du lieu se tendra, tandis que l’on arrivera au noir total.
ALERTE
INFO
Kristian Frédric
nous parle d’Andromaque 10-43
VII) L’ESPACE SCENIQUE
« Pour Andromaque 10-43, tout de suite me sont apparues les lignes des sculptures de Richard Serra. Ce
rapport étonnant entre le poids de la matière utilisée et la fluidité des lignes, au bord d’un gouffre comme
les êtres qui traversent ces sculptures. Ce poids, qui pèse là, je me suis dit qu’il fallait que Pyrrhus, Hermione,
Andromaque et Oreste le subissent, se débattent avec lui comme ils le font avec le monde qui les entoure.
Je n’ai pu m’empêcher de rêver à un endroit du monde qui soit une disjonction de l’architecture environnante. Quelque chose qui situe ce lieu et dans lequel on pénètre. C’est pourquoi je suis parti des formes
de Serra, je les ai regardées et laissées vivre dans cette sensation qui m’envahissait de plus en plus. Puis j’ai
modelé, martelé, inversé les lignes. J’ai cherché cet autre personnage. Ce lieu inéluctable, dont ils ne pourront
s’extirper que pour mourir, fuir ou décider de rejoindre ce mécanisme du chaos qui régit leur monde. Cette
société qui s’acharne à briser les rêves et à procréer des tombeaux. ».
VIII) COSTUMES
Nous sommes au vingt-et-unième siècle, l’action se passe dans les arcanes du pouvoir en place en Epire. Ce
monde est le nôtre, avec ses outils, son protocole et ses ballets diplomatiques. Quand je pense à Pyrrhus, par
exemple, je vois les silhouettes de Sadam Hussein, de Mouammar Kadhafi qui se dessinent, mais aussi d’Al
Pacino dans Le Parrain III. On pourrait imaginer une évolution de son costume, de l’image du dirigeant en
costume (type Bachar el-Assad ou Al Pacino) au début du spectacle, à celle du militaire en tenue d’apparat
lorsqu’il va se marier avec Andromaque (type Mouammar Kadhafi)…
IX) DRAMATURGIE DES DIFFÉRENTS DISPOSITIFS VIDÉO - MULTIMÉDIA D’ANDROMAQUE 10-43
UNE PIÈCE SUR NOTRE TRAGÉDIE CONTEMPORAINE, SUR LE POUVOIR ET SES OUTILS DE PROPAGANDE…
SUR LA SOLITUDE DES ÊTRES FACE À CET ENGRENAGE …
L’idée de plonger cette tragédie classique dans notre monde du 21e siècle en considérant que Jean Racine serait un
auteur de notre époque, nous a fait nous poser de nombreuses questions sur le contexte géopolitique de l’histoire,
mais aussi sur notre monde et ses outils de « communication ». La rapidité entre autres avec laquelle une information
peut circuler, être déformée et retranscrite à travers nos réseaux montre bien la fragilité d’un monde où le « Tout
visible » s’apparente souvent à une forme de manipulation et où l’individu est l’otage d’un système qu’il a contribué
lui-même à mettre en place.
Nous sommes au 21e siècle, une guerre a ravagé l’Orient pendant 10 ans. Une coalition occidentale (Ménélas / Grèce)
et orientale (Achille / Epire) a prêté allégeance à un empire oriental (Hector / Troie). Les raisons d’un tel conflit ? Toutes
celles qui régissent notre monde et nos états modernes : le profit, la dépendance aux matières premières, les enjeux
géostratégiques, la possibilité d’étendre l’influence occidentale sur un monde oriental souvent perçu comme obsolète.
Et dans ce partage sans merci du monde, les Etats s’affrontent, se servant de tous les outils disponibles pour étendre
leur hégémonie. C’est ce que feront la Grèce et L’Épire vis-à-vis de Troie, laissant derrière elles des étendues dévastées
et une culture meurtrie. N’est-ce pas ce que tout au long de la pièce Andromaque reproche à Pyrrhus ? N’oppose-t-elle
pas à ce monde : sa culture, ses ancêtres et ses valeurs qu’elle ne veut jamais oublier? Deux mondes ici s’affrontent,
l’un qui se dit éperdument moderne et un autre qui s’accroche désespérément à son passé.
Nous sommes ici dans les sphères du pouvoir et de la diplomatie, dans les rouages du système. Les êtres qui y vivent
où plutôt qui s’y débattent font partie intégrante de cette mécanique. Ils dépendent tous des enjeux d’un système économique puissant qui domine leurs intérêts propres. Leur langue parlée est une langue commune : l’alexandrin. C’est
la langue de la diplomatie, de l’ordre régnant occidental. Elle peut être comparée à la langue anglaise qui aujourd’hui
règne dans les sphères mondiales. Depuis plus de dix ans, elle a pris une place prépondérante dans le palais de Pyrrhus.
C’est une des conséquences directes de la guerre de Troie et de l’alliance entre Ménélas et Achille. Cette langue dont
Pyrrhus et Andromaque – et d’autres peut-être – s’affranchissent parfois par inadvertance ou rébellion, pour retrouver
fugitivement au détour d’une réplique leur expression d’origine.
C’est l’arabe classique qui est la langue-mère de Pyrrhus et d’Andromaque. Elle est le symbole d’une culture forte mais
aussi d’une oligarchie intellectuelle, qui ne veut pas se soumettre aux nouveaux maîtres du monde. Pyrrhus fera, entre
autres, appel à elle pour mieux atteindre ses desseins vis-à-vis de sa captive. Andromaque, elle, se réfugiera sans doute
dans cette dernière, pour faire appel à ses forces intérieures, mais aussi pour essayer de convaincre et faire plier Pyrrhus. Cette langue « oubliée » permettra l’évocation de leurs racines (car ils descendent tous deux de la même culture
et ont les mêmes ancêtres) mais elle sera aussi un moyen pour eux d’essayer de se « parler » autrement. Ils finiront
par n’employer que leur langue-mère lors de la dernière scène de l’Acte IV (scène 6) où Andromaque qui aura une
prémonition, préviendra Pyrrhus de la dangerosité de la souffrance d’Hermione :
Andromaque (*) Seigneur, vous entendez. Gardez de négliger Une amante en fureur qui cherche à se venger. Elle n’est en
ces lieux que trop bien appuyée : la querelle des Grecs à la sienne est liée; Oreste l’aime encore, et peut-être à ce prix...
Pyrrhus Le prêtre nous attend. Je sauve votre fils.
(*) Lors des échanges en arabe classique entre Pyrrhus et Andromaque, il y aura pour les spectateurs la traduction en
alexandrin (par un système de sur titrage intégré dans l’espace de jeu).
Pyrrhus (fils d’Achille) est devenu le maître de l’Épire (sans doute à contrecœur). A-t-il choisi de faire cette guerre ?
N’est-il pas lui aussi piégé dans ce monde ? N’était-il pas au départ un simple prince moudjahidine qui a dû malgré lui,
combattre un peuple et une culture qu’il considérait jusque-là comme proches de ses propres convictions ? Être le
fils d’Achille ne lui permettait pas de résister à ses inclinations pour la conquête et le pouvoir. Il y a chez Pyrrhus une
étonnante similitude avec le personnage de Don Corleone (fils) interprété par Al Pacino dans la trilogie du Parrain de
Francis Ford Coppola. Comme Don Corleone, il se retrouve malgré lui embarqué dans ce conflit. Comme lui, il essayera
en vain de s’en extraire. Comme lui il possède une maîtrise du pouvoir et en connaît tous les rouages. Et comme lui, il
se trouve pris entre ses désirs et ce monde qui le phagocyte et l’empêche de changer.
Pyrrhus est le pur produit de notre société, il possède et connaît tous les moyens de propagande et de communication.
Dans son palais, il a sa disposition entre autres un mur d’écrans qui lui permet de suivre l’évolution du monde (à travers
les diverses nouvelles diffusées) et d’y voir les conséquences que provoquent ses positions face au conflit qui l’oppose
à son ancien allié la Grèce. C’est un homme qui est en connexion avec son époque, c’est un boulimique d’informations.
Il a cette capacité qu’ont certains hommes d’engranger et d’analyser une masse importante d’informations. C’est un
homme de pouvoir, de décisions et un grand stratège. Grâce à des caméras de surveillance, il peut suivre tout ce qui
se passe dans son Palais et s’immiscer ainsi dans l’intimité des personnes qu’il veut observer, mais aussi communiquer
avec certains interlocuteurs. Son statut de chef de guerre et le monde dans lequel il louvoie lui imposent cette vigilance.
Mais ce qui reste le plus intéressant dans ce drame qui se déroule devant nous, c’est ce que font les protagonistes des
outils qui sont à leur disposition. Pyrrhus, par exemple, ne peut s’empêcher grâce à cela d’épier le moindre mouvement
d’Andromaque, jusqu’à la regarder dormir pendant de longues heures et enregistrer ces moments. On ne peut s’empêcher de
penser au roman Les Belles endormies de Kawabata. Mais il aime aussi regarder tout ce qui peut lui vider la tête et lui faire oublier
durant quelques instants son séisme intérieur. Mais ces outils mis en place par Achille sous les conseils avisés de Phoenix ne sont-ils
pas un moyen de mieux le surveiller lui aussi et d’essayer de le contrôler ? Ne dépend-il pas, lui aussi, d’intérêts supérieurs ?
Et c’est là où tout le sens du travail de l’image à travers ce spectacle est passionnant. L’image n’est et ne peut être une « illustration », car dit-on des informations que vomissent nos écrans qu’elles sont des illustrations ? Non, elles sont malheureusement le
résultat d’un monde qui réagit et communique à travers ces vecteurs, d’un monde qui ne prend plus de recul. Et qui, sous prétexte
d’informer est capable de plonger des êtres dans le chaos le plus absolu. C’est aussi ce que racontera le travail que nous ferons sur
les traitements des images diffusées et comment, par exemple, une scène qui vient de se dérouler devant nous et les informations
qu’elle a véhiculées sont alors très peu de temps après transcrites et analysées au travers du prisme des diverses chaînes télévisuelles. Le microcosme s’élargit très vite en un macrocosme qui étouffe de plus en plus les protagonistes de l’histoire.
Cet étouffement sera accentué par le fait que, quand les protagonistes voudront échanger avec leurs confidents, ils ne pourront
le faire qu’à travers des outils de communication électronique. Seuls seront présents physiquement sur le plateau Pyrrhus, Oreste,
Hermione, Andromaque et Astyanax, comme prisonniers d’un labyrinthe dont ils ne peuvent s’échapper. Toutes les autres interventions extérieures se feront à travers les divers moyens de communication (en direct sur des écrans type Skype ou virtuelles
à travers des discussions type Tweeter ou Face Book). Ils feront partie d’un monde bouillonnant, tout en étant physiquement et
intérieurement seuls.
Ici la place du Chœur dans la tragédie antique, du confident dans la tragédie classique, sera remplacée par les réseaux sociaux. Pour
exemple (liste non exhaustive) :
. Acte I / Scène 3 : Le dialogue entre Pyrrhus et Phoenix se fera à travers les écrans, par un système de communication type
Skype.
. Acte II / Scène I : On verra Hermione qui est en train d’échanger des messages écrits avec Pylade. La page de dialogue sera
visible pour les spectateurs à travers le mur d’écrans. Dans cette scène Hermione agitée, en colère, et malheureuse, va aller et venir
dans la pièce. Elle réagira verbalement aux messages tout en allant taper en réponse une partie de ses réflexions.
. Acte IV / Scène I et Scène II : Hermione, désemparée, incapable de savoir ce qu’elle souhaite vraiment erre dans le Palais.
Elle ira rechercher du réconfort auprès de ses amis de réseaux sociaux. Les réactions et commentaires se multiplieront, hors de
contrôle, sans lui donner de solution. Il faut que l’on ait l’impression d’une multiplicité et d’une conférence mondiale désordonnée
et envahissante. La machine s’emballera la conduisant à une forme de noyade psychologique et affective. Et n’est-ce pas là le sens
profond de cette scène ?
En prenant ces exemples on remarque que ces outils deviennent par cette forme d’utilisation des acteurs du spectacle, des partenaires de jeu des comédiens présents sur le plateau. Et c’est là un des grands enjeux de cette production. Tout au long du spectacle
et sous diverses formes, les informations qui passeront par ses outils pourront êtres vecteurs d’action, de sens et de rebondissements. C’est à travers les écrans qu’Andromaque lors de la scène 1 de l’Acte IV écoutera Pylade (correspondant de la chaîne
de la coalition) faire le compte-rendu de l’annonce par Pyrrhus de son mariage avec elle. C’est face à cela qu’elle réagira et nous
annoncera sa décision de mettre fin à ses jours après son mariage. C’est enfin à son fils, et non plus à Céphise, qu’elle fera don de
ses derniers préceptes tout en l’aidant à s’habiller pour la cérémonie.
Andromaque
Viens, mon petit garçon, viens poser sur mon sein Ce visage qui ignore tant de sombres desseins, Et accorde à ta mère cette dernière étreinte
Que ne sauraient dénouer ni ma peur ni mes craintes. (Tout en l’aidant à finir de s’habiller pour la cérémonie) De l’espoir des Troyens le seul
dépositaire,
Songe à combien de rois tu deviens nécessaire. Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi : S’il le faut, je consens qu’on lui parle de moi
; Apprends à tout savoir des héros de ta race, Autant que tu pourras, conduis-toi sur leur trace : Saches par quels exploits leurs noms ont
éclaté, Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été ; Souviens toi tous les jours des vertus de ton père ; Et quelquefois aussi souviens-toi de ta
mère. Enfin ne songe plus, mon fils, à nous venger : Nous te laissons un maître, il le faut ménager. Garde de tes aïeux un souvenir modeste :
Tu es du sang d’Hector, mais tu en es le reste ; Et pour ce reste enfin j’ai moi-même, en un jour, Sacrifié mon sang, ma haine, et mon amour.
Cet exemple nous montre bien cet aller-retour continuel qu’il y aura entre les personnages et les outils qui régissent ce monde.
C’est bien entendu aussi une allégorie sur le « pouvoir » et sur l’enfermement dans lequel il nous plonge. On ne peut s’empêcher
de penser à certaines réflexions d’Antonin Artaud et notamment à cette dernière : « Le monde en ébullition est enfer perpétuel,
guerre sempiternelle jamais achevée pour vivre dans cet état de genèse, temps des hommes tous guerriers et héros ». C’est le
drame de cette histoire : dans une société qui ne laisse plus la place au temps de la réflexion et de la résonance, comment imaginer
pouvoir bâtir un nouveau monde ? Ici les protagonistes sont les marionnettes d’un système, tout en étant persuadés qu’ils peuvent
y échapper. Jean Racine l’a compris en enlevant toute notion de polythéisme dans sa version, la nôtre qui transporte ce drame dans
notre monde et dans ses enjeux politico-économiques permet aussi de mieux appréhender cette tragédie et d’en comprendre
toute la complexité.
C’est pourquoi il ne faut pas avoir peur d’utiliser nos codes actuels, de les questionner, de les distordre, pour mieux en analyser les
dangers et les travers. Cette utilisation des divers outils (informations télévisuelles, réseaux sociaux, caméras de surveillance, blackberry...) est la résultante de cette immersion au sein de notre société. Depuis plusieurs années déjà les dispositifs technologiques
ont envahi nos scènes, souvent au détriment du sens. Ici, nous photographions notre monde et ses rouages. Nous nous servons de
ce « tout visible » pour mieux encore appréhender la nature humaine et en disséquer les tréfonds.
La première version de l’adaptation nous montre bien la cohérence d’une telle démarche, et surtout démontre que la pertinence
des propos de Jean Racine sur le pouvoir et ses abominables conséquences, est toujours d’actualité. À nous de la faire résonner
dans notre monde, avec nos propres codes et nos propres outils. Ainsi nous rejoindrons encore Antonin Artaud quand il pose son
regard sur l’acte théâtral en déclarant : « L’action du théâtre comme celle de la peste est bienfaisante, car poussant les hommes à
se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie. » N’est-ce pas
là tout l’enjeu d’une telle création ?
www.andromaque1043.com
CONTACTS
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LES HAUTS DE BAYONNE
BP 710 - 64107 BAYONNE CEDEX
TÉL. 05 59 50 36 60
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[email protected]
Sophie Darricau, responsable communication
et administration
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[email protected]
Tél. 06 83 89 05 10
La compagnie Lézards Qui Bougent les Hauts de Bayonne est conventionnée par la Ville de Bayonne,
le Conseil Général des Pyrénées Atlantiques.
Elle est subventionnée par le Conseil Régional d’Aquitaine et la Ville d’Anglet.
Elle est soutenue par l’Habitat Sud Atlantic / Office public de l’Habitat de Bayonne.
THÉÂTRE DU GRÜTLI
16, Général-Dufour / 1204 Genève
Tél. 00 41 22 888 44 84
www.grutli.ch
Rachel Lam / Relations publiques & Communication
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+41 (0)22 888 44 88
Le Théâtre du Grütli est soutenu par le Département des affaires
culturelles de la Ville de Genève et l’Etat de Genève.
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