LE PROGRAMME ANNUEL DU THÉÂTRE L’EMPORTE -PIÈCES DU NOUVEAU MONDE SAISON 2012–2013 Direction de publication Annie Gascon Coordination Pascale Desgagnés Équipe de rédaction Patricia Belzil Michelle Chanonat LE PROGRAMME ANNUEL DU Anne-Marie Desbiens THÉÂTRE DU NOUVEAU MONDE Hélène Jacques SAISON 2012–2013 Marie Labrecque Dominique Lafon Dépôt légal — Danielle Laurin Bibliothèque et Archives nationales Paul Lefebvre du Québec, 2012 Dépôt légal — Recherche iconographique Bibliothèque et Archives Canada, 2012 Pascale Desgagnés ISBN : 978-2-9810643-4-9 Loui Mauffette Révision et correction d’épreuves © Théâtre du Nouveau Monde Pascale Desgagnés 84, rue Sainte-Catherine Ouest Annie Gascon Montréal (Québec) H2X 1Z6 Marie-Sylvie Hébert www.tnm.qc.ca France Ouellet Conception graphique Tous droits de traduction orangetango et d’adaptation réservés pour tous pays. Les photographes et ayants droit que Nous désirons remercier pour nous n’avons pu retrouver leur précieuse collaboration malgré les recherches entreprises Lyla Film / Françoise Boudreault sont invités à se manifester (UBU Compagnie de création) auprès du TNM. Louisette Charland (Théâtre de Quat’Sous) Le TNM se réserve le droit de modifier Nathalie Le Coz la programmation annoncée. Le service des archives de La Presse Le service des archives de la Ville Les opinions exprimées de Montréal / Le service des archives dans les articles de cette publication de Télé-Québec n’engagent que leurs auteurs. et les photographes Angelo Barsetti / Pierre Desjardins Achevé d’imprimer en Beauce Christian Desrochers par CGI – gestion et impression de Robert Etcheverry documents d’affaires, août 2012. Jean-François Gratton Stéphanie Jasmin / Josée Lambert Louise Leblanc André Pichette (La Presse) Valérie Remise Yves Renaud / Ros Ribas Nicola-Franck Vachon Lorraine Pintal. Photo : Jean-François Gratton LE THÉÂTRE DE TOUS LES LANGAGES Le langage vaut mille images. Au théâtre, plusieurs langages se superposent. La scène est une surface d’inscription complexe où s’alignent les mots, les corps, les signes, les lumières, les symboles. Ce qui m’importe comme artiste de théâtre, c’est de partir à la conquête du sens. De comprendre ce que l’écriture scénique veut dire et ce que les langages peuvent signifier. Est-ce une nouvelle écriture théâtrale qui procure un sens inédit à l’œuvre ? Je crois que oui. La mission du TNM se veut celle de tous les possibles, ce qui suppose un ensemble de règles à bouleverser, un ordre des choses à renverser. Telle œuvre que l’on croyait historique s’avère d’une modernité déconcertante. Telle pièce contemporaine flirte avec le passé et sert de courroie de transmission avec les mythologies anciennes. Tel texte prend sa source dans des temps immémoriaux et s’incarne dans la réalité du monde d’aujourd’hui sans fissure, sans heurt ! Tel théâtre est désormais centenaire Grand partenaire du TNM ce qui est le cas de ce magnifique édifice construit en 1912 qu’occupe le TNM depuis 40 ans et qui ne cesse de renouveler l’expérience au présent des artistes qui l’habitent et des spectateurs qui le fréquentent. La 5e édition de L’Emporte-pièces nous a permis d’ériger un système de codification des signes proposés par l’auteur, le metteur en scène et les équipes de création. Elle sert de métaphore aux mises en scène qui vont créer ces mondes d’invention que vous allez explorer avec nous. Nous vous convions à un théâtre qui demande à être lu autant qu’à être vu. D’où l’importance de parcourir L’Emportepièces qui vous livrera le code des routes empruntées par Patrice Chéreau, Denis Marleau, Serge Denoncourt, Frédéric Dubois, René Richard Cyr et moi-même. La voie a été tracée par nos auteurs de Marguerite Duras à Michel Tremblay en passant par Molière, Michel Marc Bouchard, Eugène Ionesco et Nancy Huston. Quand je pense à ces artistes réunis autour de la 61e saison du TNM, je me dis que la somme des langages en vient à tout englober. Elle a la force des grandes marées qui échappent à l’univocité terrestre pour subdiviser les thèmes abordés et reconfigurer votre perception de l’art théâtral qui se déroule sous vos yeux. Vous êtes donc du côté du lisible ou, comme l’écrivait Roland Barthes, du « scriptible ». Tout est système de relations et c’est ce qui me permet de croire que la relation de confiance et de partage que le TNM établit avec chacun d’entre vous, de saison en saison, tient du bon voisinage au sens premier du terme : être voisin de cœur, heureux de l’être et de participer au même projet de société qui veut que la culture en soit le centre. Bonne saison en votre compagnie. Lorraine Pintal Directrice artistique et générale THÉÂTRE DU NOUVEAU MONDE — 10 | 11 — Pour la première fois, Montréal accueille une œuvre théâtrale de Patrice Chéreau, considéré comme l’un des plus grands metteurs en scène français des cinquante dernières années. Avec La Douleur, il aborde l’écriture envoûtante de Marguerite Duras, portée par la grande comédienne Dominique Blanc. Spectacle optionnel à l'abonnement. — 34 | 35 — L’imposture intellectuelle : pour son premier Molière, voilà un sujet de comédie qui ne pouvait que plaire à Denis Marleau, dont on connaît l’humour excentrique, la rigueur de pensée et l’audace technologique. Les Femmes savantes… une production, aussi contemporaine que les idées de Molière en son temps. — 58 | 59 — Sous la plume de Michel Marc Bouchard, Christine, la reine-garçon fait revivre un personnage historique hors du commun : Christine de Suède. Serge Denoncourt, dont le sens aigu de la théâtralité se déploie particulièrement dans les évocations du passé, a choisi l’électrisante Céline Bonnier pour incarner la plus incandescente des reines du 17e siècle. — 78 | 79 — Drôle, sublime, profondément humain, Le roi se meurt illumine tout le théâtre d’Ionesco. Cet inclassable chef-d’œuvre est mis en scène par Frédéric Dubois qui fait son entrée au TNM. Et comme l’on meurt toujours trop tôt, il a choisi pour le rôle de Bérenger un comédien débordant de toute la fougue de la jeunesse, Benoît McGinnis. — 98 | 99 — Dans Jocaste reine, Nancy Huston refait brillamment l’histoire d’Œdipe à la lumière de tout ce que le féminin porte de désir, de volupté et d’amour. Lorraine Pintal, qui partage avec l’auteure un irrépressible besoin de repenser du point de vue des femmes les fondements de l’imaginaire collectif, s’est entourée d’une équipe brillante où se distingue en Jocaste une véritable reine de théâtre : Louise Marleau. — 120 | 121 — Tout dans la puissante fable de Sainte Carmen de la Main appelle la fusion du théâtre, de la musique et du chant. Le duo René Richard Cyr / Daniel Bélanger déploie dans sa totale envergure cette œuvre magistrale de Michel Tremblay. Carmen, reine du western, dont le retour embrase la Main comme le soleil de juin, prend la voix et les traits de la bouleversante et sensuelle Maude Guérin. —— 186 — L’Envers du décor : Du Gayety au TNM, 1912–2012, un hommage au lieu que le TNM occupe depuis 1972 et qui célèbre cette année ses cent ans d’histoires, les activités en écho à la saison, les privilèges de l’abonnement, nos partenaires et les forces vives du théâtre. 6|7 INSPIRÉS PAR LE TALENT ET L’ALUMINIUM Alcoa et ses employés sont fiers de participer à l’essor de la culture québécoise. Apprenez-en davantage sur toutes nos actions de développement durable sur www.alcoa.com/canada Des gestes durables une présentation d’ALCOA de Molière mise en scène Denis Marleau du 2 au 27 octobre 2012 Distribution Carl Béchard / Nicolas Boivin-GRAVEL / Henri Chassé Estelle Clareton / François-Xavier Dufour / Noémie Godin-Vigneau Denis L avalou / Mur iel Legr and / Sy lvie Léonar d / Bruno Marcil C h r i s t i a n e P a s q u i e r / S a m u e l R o y L ’ é q u i pe de c r é a t i o n assistance à la mise en scène Martin Émond scénographie Denis Marleau collaboration artistique, scénographie et conception vidéo Stéphanie Jasmin costumes Ginette Noiseux éclairages Marc Parent musique originale Denis Gougeon maquillages et coiffures Angelo Barsetti coproduction ubu compagnie de création / les châteaux de la drôme / le manège.mons/centre dramatique DOUBLE PAGE : Christiane Pasquier et Noémie Godin-Vigneau. Photo : Jean-François Gratton 10 | 11 Argument Deux clans s’opposent dans la famille de ces femmes savantes. D’un côté, Philaminte, la mère, Armande, sa fille aînée, et Bélise, sa belle-sœur, manifestent un penchant excessif pour la science et une admiration sans borne pour un poète, Trissotin, malgré le fait que le savant Vadius se moque de ses vers. De l’autre côté, Chrysale, le père, son frère Ariste, sa seconde fille Henriette et son fiancé Clitandre incarnent la simplicité et le sens pratique bourgeois. Armande reproche à sa sœur Henriette son désir d’épouser Clitandre – qu’Armande a autrefois éconduit – puisque, selon elle, l’amour devrait demeurer platonique. Le mariage et l’amour physique détourneraient en e≠et la femme des choses de l’esprit, de la philosophie, de la littérature et des sciences grâce auxquelles elle peut s’émanciper. Henriette, elle, trouve tout naturel d’aimer et de s’épanouir dans la vie matrimoniale. Chrysale approuve le mariage mais, dominé par sa femme, savante et autoritaire, il ne parvient pas à imposer sa volonté. les femmes savantes La mère préfère donner sa fille Henriette à Trissotin et entend bien qu’on lui obéisse. Tandis que Chrysale se plie aux souhaits de Philaminte, Clitandre et Henriette mèneront diverses entreprises pour que la mère accepte leur projet de mariage. Mais ni les mauvais vers récités par Trissotin, ni sa querelle grotesque avec Vadius, ni sa joute verbale avec Clitandre, qui tente de démontrer l’hypocrisie du pédant, davantage intéressé par la dot que par la fille, n’ébranleront la confiance de Philaminte en son intellectuel favori. Devant le notaire convié pour sceller le mariage, le lâche Chrysale laisse une servante signaler à l’assemblée que l’autorité paternelle devrait prévaloir. Mais en vain : Philaminte convainc son mari de marier Henriette à Trissotin, et Armande à Clitandre en guise de consolation. Seul un stratagème orchestré par Ariste réussira in extremis à révéler l’imposture de Trissotin et permettra aux amoureux de concrétiser leur alliance. Hélène Jacques 12 | 13 Molière à l’époque des Femmes savantes En 1672, la carrière de Molière est à son apogée. Protégé du roi, reconnu et riche, l’auteur a 50 ans lorsqu’il présente Les Femmes savantes, qu’il peaufine depuis quatre ans. Car après avoir conçu plusieurs projets à la hâte afin de répondre à des commandes royales, Molière souhaite écrire une pièce « tout à fait achevée » une comédie en cinq actes et en vers et approfondir le sujet de son premier succès devant la cour en 1659, Les Précieuses ridicules, une comédie en un acte mais cette fois en prose, dont le ton se rapprochait de la farce. Depuis son arrivée à Paris en 1658, Molière suscite l’envie de ses adversaires et subit de nombreuses attaques. Tandis qu’on cherche à le confiner au rôle d’histrion, il fait au contraire valoir des mérites d’auteur : il a l’ambition littéraire de transcender les limites de la farce en proposant des comédies de mœurs et de caractère. Les querelles de L’École des femmes et du Tartu≠e, en 1663 et 1664, témoignent des rivalités animant la Cour et de l’agressivité des adversaires de Molière ; elles révèlent également qu’il a atteint son objectif. Le projet des Femmes savantes aurait d’ailleurs pour origine un compte à régler avec l’un de ses adversaires. Si cette pièce évoque la situation des femmes au 17e siècle et tourne en dérision les excès de la préciosité, il semble que Molière s’y moque autant des savantes que de l’abbé Cotin, qui lui a inspiré le rôle de Trissotin. L’a≠aire remonte à la représentation de L’École des femmes, en 1662. Cotin, homme savant et auteur de fades poésies galantes pourtant appréciées dans les salons, juge sévèrement la pièce de Molière qu’il considère immorale. Il en remet en 1666 dans La Critique désintéressée sur les satyres du temps, où il attaque les gens de théâtre et plus particulièrement Molière. Ce dernier riposte finalement dans Les Femmes savantes, où des bourgeoises précieuses, usant quantité de compliments hyperboliques, encensent les poèmes aux qualités discutables Tania Fédor, Charlotte Boisjoli, Olivette Thibault et Jean-Louis Roux dans Les Femmes savantes de Molière, m.e.s. Jean Gascon, TNM, saison 1959–1960. Photo : Henri Paul les femmes savantes du sieur Trissotin, accentuant du coup la pauvreté de ses vers. Or, ces poèmes sont issus des véritables Œuvres galantes de l’abbé Cotin… De plus, Molière reproduit dans l’échange entre Vadius et Trissotin une querelle bien connue qui a opposé à cette époque Cotin à l’homme de lettres Gilles Ménage, ce dernier l’ayant confronté publiquement pour la médiocrité de l’un de ses poèmes. Molière exécute donc impitoyablement Cotin caricaturé en Trissotin, le « trois fois sot » que les spectateurs de l’époque reconnaissent aisément1. Toutefois, l’attaque dépasse la caricature individuelle : Molière, selon certains, dessine avec ce personnage plus malhonnête sans doute que ne l’était réellement Cotin le portrait d’un « autre Tartu≠e, [d’] un imposteur qui falsifie, non plus la dévotion, mais les belleslettres, pour briller dans la société et y chasser les plus riches dots2 ». Su∞sant pédant, hypocrite enjôleur, ce tartu≠e des salons abuserait de la soif de galanterie et de savoir des élégantes avec des connaissances relatives et un talent médiocre afin de s’enorgueillir de leur admiration, mais également de s’enrichir. En 1672, Molière vit cependant ses derniers mois. Il cumule alors au sein de sa troupe de multiples fonctions : il est auteur, chef de troupe, metteur en scène et acteur. Il interprète encore les grands rôles qu’il compose, dont Chrysale dans Les Femmes savantes. On le sait cependant très malade. Même épuisé par une toux persistante (il serait atteint de tuberculose), usé par le travail et accablé par de multiples revers – sa collaboratrice de la première heure, Madeleine Béjart, s’éteint ; le roi lui préfère Lulli peu après le grand succès des Femmes savantes ; il perd son fils âgé de quelques semaines –, Molière ne ralentit pas le rythme. Il s’éteint en 1673, après la quatrième représentation du Malade imaginaire dans laquelle il interprétait ironiquement le rôle du malade Argan. Hélène Jacques 1 Madame de Sévigné parle par exemple de la pièce Tricotin dans une lettre de 1672. 2 Robert Garapon, Le Dernier Molière. Des Fourberies de Scapin au Malade imaginaire, Société d’édition d’enseignement supérieur, Paris, 1977, p. 119. Portrait de Molière. 14 | 15 Attaque ciblée : Molière contre la bourgeoisie Le public auquel s’adresse principalement Molière est celui de Versailles, autrement dit un public issu de la noblesse. Pour conserver ses privilèges, le favori du roi cherche à ménager ses alliés, à qui ses textes doivent plaire : Clitandre, par exemple, flatte les courtisans, les oppose aux pédants en a∞rmant qu’à la cour « on peut se former quelque bon goût » (Les Femmes savantes, Acte IV, scène III). Molière choisit donc de cibler une classe sociale qui a bien peu de prestige au 17e siècle : la bourgeoisie. Le type bourgeois dont les prétendus défauts – avarice, couardise, jalousie, su∞sance – sont représentés de façon caricaturale « a été utilisé très fréquemment par Molière depuis ses débuts et tient dans son théâtre une place considérable, la première peut-être. » (Paul Bénichou, Morales du grand siècle, 1948) Puisque Molière, lui-même provenant d’une famille bourgeoise, a choisi le métier de comédien plutôt que celui de tapissier comme son père, on suppose aussi qu’il avait pour ce milieu une bien piètre estime. Pourtant, le sens pratique de Chrysale apparaît moins farfelu que les lubies littéraires et les prétentions intellectuelles des femmes savantes. « Je vis de bonne soupe, et non de beau langage. / Vaugelas n’apprend pas à bien faire un potage » (Les Femmes savantes, Acte II, scène VII), dit-il à sa femme lorsqu’elle congédie une servante parce qu’elle massacre les règles grammaticales. Mais la caractéristique principale de Chrysale est sans conteste sa lâcheté, en ce sens que le mari craint sa femme, devant qui il n’ose imposer ses volontés. Tandis que dans une scène il s’a∞rme résolu à donner sa fille à Clitandre, il plie facilement dès la suivante et consent au désir de sa femme de la marier à un autre. Puisqu’il est prosaïque et faible, Chrysale est en somme risible. Il rappelle également que les femmes savantes appartiennent à la bourgeoisie, milieu médiocre selon la cour, dont elles souhaitent laborieusement s’extirper en imitant les manières des véritables précieuses, nobles celles-là. Hélène Jacques les femmes savantes Madame de Scudéry Ces précieuses qui veulent savoir : une certaine émancipation des femmes au 17e siècle Dans Les Femmes savantes, comme il l’avait fait treize ans plus tôt avec ses Précieuses ridicules, Molière se moque du manque de jugement littéraire des femmes et de leurs prétentions intellectuelles. S’oppose-t-il pour autant, dans ces pièces, à leur émancipation ? L’auteur y ridiculise en e≠et dans des scènes très semblables les propos naïfs des femmes au sujet de poèmes médiocres (Acte III, scène II dans Les Femmes savantes, scène IX dans Les Précieuses ridicules ) et place dans la bouche des pères des répliques revendiquant un retour au rôle traditionnel de la femme : « Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes, / Qu’une femme étudie et sache tant de choses. / Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants, / Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens, / Et régler la dépense avec économie, / Doit être son étude et sa philosophie », a∞rme par exemple Chrysale dans la scène VII de l'Acte II des Femmes savantes. Mais Molière ne défend-il pas aussi, dans cette pièce et dans plusieurs autres textes dont L’École des femmes, le droit des jeunes filles de choisir leur mari, à une époque où les mariages forcés sont courants ? Et finalement qui, dans l’univers moliéresque, est épargné par sa plume critique ? Lors de la représentation des Précieuses ridicules en 1659, d’ailleurs, les femmes associées au mouvement de la préciosité n’ont pas été o≠usquées, considérant plutôt que Molière attaquaient les provinciales naïves qui les imitaient maladroitement, qui surestimaient la littérature et l’intellectualité – ce qui distord le rapport à la réalité. L’auteur ridiculise certainement les excès et dérives de la préciosité, mais au-delà de ce portrait caricatural, il donne un aperçu de ce phénomène social féministe du 17e siècle. Gravure de Madeleine de Scudéry, artiste anonyme, BNF. 16 | 17 LA RÉVOLUTION DANS LES SALONS La préciosité apparaît dans les salons : celui de la marquise de Rambouillet qui, vers 1610, reconstitue dans son hôtel particulier une cour où l’on cultive l’art de la conversation ; ou encore celui, plus tard, de Mademoiselle de Scudéry, fréquenté par plusieurs auteurs de renom – Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, La Rochefoucauld ou Chapelain. On y discute littérature, religion ou mode, mais aussi politique. Lieux de di≠usion d’idées progressistes, les salons constitueront de véritables foyers d’opposition au pouvoir, dans lesquels se préparera d’ailleurs la Fronde. On y présente également des conférences de savants qui, à l’extérieur des murs des universités, vulgarisent leurs connaissances pour un public plus vaste. Quelques femmes privilégiées, alors que l’on prive les jeunes filles d’instruction, ont ainsi accès à une forme d’enseignement. Dans ces salons où les femmes jouent un rôle prépondérant, les idées modernes qu’on propage concernent tout particulièrement leur statut social. On revendique la liberté de choisir un époux, le droit au célibat, au divorce, au contrôle des maternités. On propose que les femmes s’a≠ranchissent de leur rôle traditionnel de mères et de ménagères et qu’elles acquièrent leur autonomie, sans tutelle masculine. On réclame le droit des femmes à l’éducation et la reconnaissance de leurs capacités intellectuelles, car « [c]’est faire à notre sexe une trop grande o≠ense, / De n’étendre l’e≠ort de notre intelligence / Qu’à juger d’une jupe et de l’air d’un manteau, / Ou des beautés d’un point, ou d’un brocart nouveau », déplore Armande à la scène II de l'Acte III des Femmes savantes. FEMMES DE TÊTE, FEMMES DE CŒUR Afin de redéfinir les relations entre les hommes et les femmes, les précieuses condamnent le mariage et, du moins en littérature, privilégient le modèle de l’amitié tendre. Publiée dans son roman Clélie, histoire romaine, la célèbre « Carte de Tendre » de Mademoiselle de Scudéry, qui d’ailleurs ne s’est jamais mariée, peut être interprétée ainsi. Dans ce pays allégorique où le soupirant chemine vers une femme pour l’obtention de son amitié, il emprunte une route le menant à Tendre, passant par les villages de Billets doux ou de Petits Soins et tâchant d’éviter le Lac d’Indi≠érence. Au-delà de Tendre, les terres sont inconnues et dangereuses : il s’avère donc imprudent de franchir les limites de l’amitié tendre et de s’engager dans la voie du mariage. Si les précieuses accordent par ailleurs une grande importance à la passion amoureuse, elles s’inspirent du modèle courtois, où l’amour est sublimé, où l’homme occupe le rôle de l’adorateur plutôt que celui de l’époux. Fuir le mariage, éviter de se « claquemurer aux choses du ménage », transcender les instincts sensuels en recourant à l’intelligence, voilà ce que propose Armande à sa sœur Henriette pour lui donner accès à de « plus Gravure La Carte de Tendre par François Chauveau, 1654, Paris, BNF. les femmes savantes Madame de Sévigné nobles plaisirs » : « Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie, / Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain, / […] Soumettant à ses lois la partie animale, / Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale » (Les Femmes savantes, Acte I, scène I). Et si mariage il y a, le couple doit être redéfini et la femme s’y trouver égale à l’homme en termes de droits et de responsabilités. Philaminte, détenant sur son mari Chrysale un pouvoir absolu, incarne un nouveau partage des rôles – bien qu’ils soient ici tout simplement inversés. LE BEAU PARLER FRANÇOIS La préciosité correspond enfin à un goût pour les belles manières, à la volonté de se distinguer, de sublimer le quotidien médiocre. Les précieuses entreprendront à cet égard de ra∞ner tout autant les mœurs que la langue. D’une part, elles proposent de retrancher les « syllabes sales » qui, selon Philaminte, « dans les plus beaux mots produisent des scandales » et « font insulte à la pudeur des femmes », (Les Femmes savantes, Acte III, scène II) ou même de proscrire les mots vulgaires. Quelques-unes de leurs suggestions de simplification orthographique seront d’ailleurs retenues par l’Académie française : on doit aux précieuses le retrait de lettres dans certains mots, comme « autheur », par exemple, qui devient grâce à elles « auteur ». D’autre part, les précieuses développent un langage où abondent les néologismes, les hyperboles, les comparaisons et les périphrases. Dans Le Grand Dictionnaire des Précieuses ou la Clef de la langue des ruelles publié en 1660, Antoine Baudeau de Somaize répertorie les expressions et mots de la langue précieuse dans une intention moqueuse. En consultant cet ouvrage, on peut dès lors comprendre qu’assise auprès du supplément de soleil (chandelle) et du siège de Vulcain (cheminée), la précieuse sent s’échau≠er ses trônes de la pudeur (joues) et verse quelques perles d’iris (larmes) lorsqu’elle parcourt, sur l’e≠ronté qui ne rougit pas (papier), les vers furieusement (tout à fait) passionnés de son alcoviste (galant). Elle prend alors un bain intérieur (verre d’eau) et regarde le flambeau du silence (lune) en se délabyrinthant (démêlant) les cheveux. Certaines de leurs expressions sont devenues courantes, comme « les miroirs de l’âme » qui désignent les yeux. Mais ce « jargon » et ces manières parfois exagérément a≠ectées seront ciblés par les adversaires des précieuses. Il n’y a qu’un pas de la recherche de distinction à l’a≠ectation, du savoir au pédantisme prétentieux : il semble qu’aujourd’hui ce soit davantage les dérives du style et des valeurs précieuses que l’on associe au terme préciosité, péjoratif, qui font ombrage au phénomène social précurseur d’une vie intellectuelle et littéraire au féminin. Hélène Jacques Portrait de Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, par Claude Lefèvre, Musée Carnavalet. 18 | 19 LA MANIÈRE UBU PARCOURS DE CRÉATION DE DENIS MARLEAU En 1981, lorsqu’il présente Cœur à gaz et autres textes Dada au Musée d’art contemporain de Montréal, Denis Marleau propose une esthétique étonnante, s’engage dans une voie que nul autre metteur en scène au Québec n’avait encore empruntée : celle d’un théâtre qui s’appuie sur un répertoire littéraire original, voire méconnu, et sur un jeu de l’acteur aux antipodes de l’improvisation ou du réalisme psychologique alors dominants sur les scènes québécoises. Il fonde un an plus tard, avec Anne-Marie Rocher et Denis Leclerc, le Théâtre Ubu (aujourd’hui UBU, compagnie de création) et, depuis, il peaufine et module cette « manière UBU » si singulière. L’esthétique de Denis Marleau repose sur une approche concrète du texte littéraire, dans la mesure où le metteur en scène cherche à « faire entendre » les mots, c’est-à-dire, selon les deux acceptions du terme, faire comprendre le sens du texte, mais aussi faire percevoir ses sonorités. Ainsi, la profération du texte par l’acteur, qui module son débit, sa vitesse d’élocution, ses intonations, ses tonalités, est au cœur d’un théâtre où la manière de dire le texte pour le transmettre au spectateur est toujours nuancée et précisément travaillée. La critique départage généralement le parcours de Marleau en deux périodes, en fonction de ses choix dramaturgiques. La première correspond aux années 1980, durant laquelle le metteur en scène se tourne vers le répertoire des avant-gardes historiques. Les spectacles, conçus à partir des œuvres de Tzara, Schwitters ou Khlebnikov, sont souvent présentés dans des musées, et conçus en collaboration avec des artistes issus entre autres des arts visuels et de la composition contemporaine qui créent les scénographies et les musiques. Le metteur en scène réalise des collages de textes où se succèdent numéros et petits récits souvent absurdes, que les acteurs interprètent en inventant des modalités de jeu inédites : dans un jeu physique surprenant, ils adoptent une démarche et e≠ectuent des gestes non naturalistes, souvent en décalage avec le propos ; ils profèrent le texte, Christiane Pasquier dans Une fête pour Boris de Thomas Bernhard, texte français Claude Porcell, m.e.s. Denis Marleau, coproduction UBU / Festival d’Avignon / Festival TransAmériques / Usine C / Manège.mons / Maison de la culture d’Amiens / Espace Jean Legendre, Théâtre de Compiègne / Cankarjev Dom (Slovénie), 2009. Photo : Stéphanie Jasmin parfois en chœur, en jouant avec ses sonorités, les volumes de la voix et les vitesses du débit. En somme, les acteurs exposent la théâtralité, exacerbent l’artificialité de leur jeu, et le public assiste, réjoui et parfois abasourdi, à une performance spectaculaire d’acteurs virtuoses. Oulipo Show (1988), ou Les Ubs (1991) d’après Jarry, dont le nom du célèbre personnage inspire celui de la compagnie, constituent deux moments marquants de cette période créatrice. Au cours des années 1990, Marleau délaisse les avant-gardes. Les collages de textes font place à des œuvres denses et complexes issues de répertoires divers, tant québécois (Chaurette), que germanique (Gœthe, Bernhard), contemporain (Pliya, Koltès, Fosse) ou historique (Büchner, Shakespeare). Le metteur en scène poursuit néanmoins son travail de découvreur de textes, mettant en scène des œuvres peu montées au Québec comme celle de Maeterlinck. Il approfondit également l’approche multidisciplinaire de la première période, en travaillant notamment avec le sculpteur Michel Goulet qui conçoit les scénographies de plusieurs spectacles. Ce changement de répertoire entraîne une rupture dans le jeu de l’acteur, qui se transforme radicalement, surtout à partir du moment où Marleau monte Beckett. Dans La Dernière Bande, pièce qu’il a mise en scène à deux reprises, en 1994 et 2002, un vieil homme interprété par Gabriel Gascon écoute l’enregistrement de sa voix sur un magnétophone. Immobile, recueilli et penché sur l’appareil, il exprime grâce aux subtiles expressions de son visage les émotions suscitées par la voix du magnétophone. Une interprétation à des lieues, en somme, de l’exubérance spectaculaire de la première période de création ! En e≠et, la gestualité exacerbée et la virtuosité vocale se muent durant les années 1990 en des modalités de jeu caractérisées par l’épure et la retenue. Les acteurs réduisent les gestes redondants et déplacements inutiles sur la scène, demeurant souvent en position frontale. Ils dépouillent aussi la profération du texte, n’ajoutant pas d’e≠ets de jeu : dans une interprétation mesurée, ils e≠acent le superflu, réfrènent le pathétique et l’a≠ectation pour laisser entendre le texte, les émotions et obsessions des personnages, avec sobriété. Trop vouloir « jouer le texte », dans cette optique, consiste à émettre un commentaire, L’Histoire du roi Lear de Shakespeare, traduction Normand Chaurette, m.e.s. Denis Marleau, scénographie Guillaume Lachapelle, vidéo Stéphanie Jasmin, TNM, en collaboration avec UBU, saison 2011–2012. Photo : Yves Renaud à y plaquer un sens. Le travail de l’acteur chez Marleau consiste plutôt à faire entendre ce qui compose le texte et que le spectateur doit déchi≠rer : son rythme, ses sonorités, ses multiples sens, et l’humanité du personnage qui émerge du langage. Parmi les nombreuses productions représentatives de cette décennie de création, mentionnons Maîtres anciens (1995), adaptation du roman de Thomas Bernhard, ainsi que les mises en scène remarquées des pièces de Normand Chaurette, Le Passage de l’Indiana (1996), Le Petit Köchel (2000) et Les Reines (2005). La direction artistique de la compagnie est partagée, depuis 2002, avec Stéphanie Jasmin qui travaille aussi auprès de Denis Marleau en tant collaboratrice artistique et à la conception vidéo. À cette complicité soutenue correspond l’intégration de plus en plus importante, à partir des années 2000, de technologies de l’image et du son dans plusieurs créations. Dans Les Aveugles (2002), par exemple, admirable production qui a connu un grand rayonnement, les visages filmés des acteurs, absents de la représentation, sont projetés sur des masques en relief. Cette « installation-théâtre » provoque un e≠et de réel surprenant tout autant qu’elle suscite une atmosphère inquiétante propre à l’univers symboliste de Maeterlinck. La technologie sur la scène d’UBU permet également de créer un environnement sonore complexe et un mode de di≠usion de la voix des acteurs précisément ajustée, ce qui favorise la transmission limpide du texte sur laquelle Marleau fonde son travail. Ces moyens technologiques, en somme, constituent des outils qui permettent de creuser une démarche remarquable de cohérence, où l’ensemble des composantes de la scène, du jeu de l’acteur aux techniques convoquées, plonge le spectateur dans l’espace du texte. Figure marquante dans le paysage théâtral québécois, Denis Marleau a obtenu plusieurs prix et distinctions, dont le Prix du Gouverneur général pour les arts du spectacle, tout récemment (2012). Cette reconnaissance dépasse les frontières nationales : bien connu en France, notamment, le metteur en scène a été invité à créer des spectacles dans des lieux mythiques, comme Nathan le Sage de Lessing dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes au Festival d’Avignon de 1997 et Agamemnon de Sénèque à la Comédie-Française (2011). Hélène Jacques Henri Chassé et Gabriel Gascon dans Maîtres anciens de Thomas Bernhard, adaptation et m.e.s. Denis Marleau, traduction Gilberte Lambrichs, coproduction UBU / Festival de théâtre des Amériques / Centre national des arts, 1995. Photo : Josée Lambert Le Château de Grignan Les Fêtes nocturnes et Madame de Sévigné Au cours de l’été 2012, Les Femmes savantes, mises en scène par Denis Marleau, ont été créées aux Fêtes nocturnes du Château de Grignan. Durant cette manifestation, qui anime depuis 1987 le petit village de Grignan situé dans la région Rhône-Alpes en Provence, le château accueille dans sa cour une œuvre du répertoire classique. Juché sur son promontoire rocheux, le château surplombe le village depuis le Moyen Âge. Au cours des siècles, cette forteresse médiévale a été aménagée en splendide palais de style Renaissance que Madame de Sévigné (1626–1696), femme d’esprit bien connue dans les salons parisiens, dépeint dans sa correspondance. La célèbre épistolière, contemporaine de Molière, y a en e≠et séjourné à quelques reprises et y est décédée. Sa fille, Françoise-Marie, a épousé en 1669 le comte de Grignan, François de Castellane-Adhémar de Monteil, et a rejoint son mari au château peu de temps après le mariage. Sou≠rant de l’absence de sa fille, Madame de Sévigné a entretenu avec elle une correspondance à travers laquelle on peut suivre l’histoire du règne de Louis XIV tout autant que celle, quotidienne et intime, d’une aristocrate éduquée du 17e siècle. La notoriété de la marquise a d’ailleurs joué un rôle important dans la renommée du village et la restauration de l’édifice, détruit lors de la Révolution française. Marie Fontaine, une riche Parisienne, a fait l’acquisition du château ; entre 1913 et 1931, elle lui a restitué son faste perdu dans des travaux de reconstruction nourris par une volonté d’authenticité. Lieu touristique, le château accueille aujourd’hui des manifestations cultu­relles et abrite une collection d’objets d’art et de mobiliers du 16e au 20e siècle. Entre ses murs réside toujours quelque chose de l’aura littéraire et intellectuelle de Madame de Sévigné, que Les Femmes savantes de Marleau ont ressuscitée le temps des Fêtes nocturnes. Hélène Jacques La troupe des Femmes savantes de Molière, m.e.s. Denis Marleau, présentées au Château de Grignan, été 2012. Photo : Stéphanie Jasmin L’HUMOUR CHEZ DENIS MARLEAU Rares sont les comédies dans le parcours de Denis Marleau. Il a mis en scène Chaurette, Beckett, Shakespeare, Tchekhov et Maeterlinck, si bien qu’on associe davantage son esthétique tout en clair-obscur à des univers dramaturgiques mélancoliques, voire tragiques, abordant avec inquiétude des questions métaphysiques et le thème de la mort. Mais en remontant le fil de son parcours, on remarque que l’humour, loin d’en être absent, surgit de manière récurrente. Dans les premières créations du metteur en scène, le jeu des acteurs est sans conteste fondé sur des stratégies suscitant le rire. La diction exagérée, les modulations vocales extravagantes, les gestes grandiloquents, les parodies des modes de jeu surannés, comme la déclamation emphatique, tout concourt à conférer aux acteurs une allure de clowns absurdes. Les spectateurs qui ont assisté, en 1988 ou lors de la reprise en 2011, au spectacle Oulipo Show se souviendront de ce jeu physique et vocal d’une grande e∞cacité comique. Récitant un collage de textes composé principalement des Exercices de style de Queneau, Carl Béchard, Pierre Chagnon, Bernard Meney et Danièle Panneton répètent continuellement la même histoire en variant la manière et en exagérant le trait. Dans un autre spectacle phare de la compagnie, les mêmes Béchard et Panneton, en plus de Pierre Lebeau et d’Alexis Martin, parmi une distribution nombreuse, interprètent les personnages de l’univers de Jarry dans Les Ubs (1991), véritable fête ludique. A≠ublés de costumes déformant « Ah ! Vous dire les bonheurs de cette mise en scène heureuse et libre que l'on doit au très grand artiste québécois Denis Marleau ! » Critique des Femmes savantes, Le Figaro, 28 juin 2012. leur corps et maquillés à grands traits, les acteurs exagèrent les accents et les émotions théâtrales, gesticulent et courent sur la scène comme des pantins désarticulés. De plus, quelques textes auxquels s’intéresse Marleau, sans appartenir à proprement parler au genre comique, contiennent leur part d’humour. C’est le cas des œuvres de l’Autrichien Thomas Bernhard, dont le ton dominant est l’humour cynique. Révoltés, nihilistes, les personnages bernhardiens s’expriment par l’hyperbole et l’exagération, dans une logorrhée où s’accumulent, surabondantes, méchancetés et attaques sarcastiques. Dans Maîtres anciens (1995), la charge enragée et ironique de Reger, personnage dédoublé et interprété par Gabriel Gascon et Pierre Collin, devient drôle à force d’exagération, tandis qu’Alexis Martin, bou≠on, accentue la bêtise de son personnage de gardien de musée. Avec une grande intelligence du texte, Christiane Pasquier a également livré sans faille, dans Une fête pour Boris (2009), un torrent verbal tout empli de cet humour décapant. Cette dernière était tout aussi étonnante dans Les Reines de Normand Chaurette (2005), pièce dont l’humour n’apparaît pas d’emblée mais que Marleau a su mettre en lumière en révélant, derrière leur masque royal, les travers de ces personnages avides de pouvoir. Lorsqu’on se souvient que c’est en reine Élisabeth décoi≠ée et dégringolant les escaliers que Pasquier a fait son entrée en scène, on se dit que le style ubuesque des premières années n’est pas loin, non plus que les bou≠onneries moliéresques. Hélène Jacques Carl Béchard et Christiane Pasquier dans Les Femmes savantes de Molière, m.e.s. Denis Marleau, présentées au Château de Grignan, été 2012. Photo : Stéphanie Jasmin UBU parle la langue de Molière Entretien avec Denis Marleau et Stéphanie Jasmin On retrouve peu d’auteurs classiques dans votre parcours. Pouvez-vous expliquer ce qui vous a menés vers Molière et ce qui vous intéresse dans Les Femmes savantes ? Denis Marleau : Le projet a pour origine une invitation qui m’a été lancée par la direction culturelle du château de Grignan dans la Drôme. Un site patrimonial remarquable qui a hébergé de célèbres châtelaines dont la fille de Madame de Sévigné. Celle-ci, grande auteure épistolière, y vécut ses dernières années. Ses nombreuses lettres, que nous avons parcourues, racontent avec beaucoup de détails les mœurs, la vie quotidienne et l’état d’esprit de son siècle, le dix-septième. Et assez naturellement, nos lectures se sont orientées vers Molière qui a retenu plus spécifiquement mon attention. Pour deux raisons : d’abord, après Lear, je voulais enchaîner avec une comédie et, ensuite et surtout, parce que jusque-là je n’avais jamais abordé Molière comme metteur en scène, même si ma toute première expérience théâtrale à seize ans fut Le Médecin volant, où j’ai joué Sganarelle sur les planches d’une salle d’école secondaire… Depuis 1987 se tient donc à Grignan un événement culturel durant tout l’été qui s’appelle Les Fêtes nocturnes où pendant deux mois est présentée une œuvre classique sur une scène en plein air devant la façade renaissance du château qui surplombe cette belle région provençale. Après une visite du site, je me suis projeté sans hésitation dans cette aventure qui me déplace ailleurs, puisque c’est le premier théâtre d’été qu’UBU va vivre sur une aussi longue période, exception faite du Festival d’Avignon où nous avons déjà présenté six de nos créations. Photo : Angelo Barsetti les femmes savantes Stéphanie Jasmin : Souvent ce sont des intuitions qui nous portent vers un texte. Après, on peut s’expliquer ce choix par quelques mises en relation évidentes et des raisons plus souterraines. Ainsi, de prime abord mais de façon lointaine, le comique des Femmes savantes, leurs jeux obsessifs et parfois risibles avec le langage nous ont rappelé des personnages de Thomas Bernhard. Comme Molière, il se moquait de l’imposture intellectuelle et de la prétention des grands bourgeois de son temps, pour ne penser qu’à Maîtres anciens ou Une fête pour Boris. Puis, nous nous sommes intéressés à l’histoire du château et à l’écrivaine qui y a séjourné, Madame de Sévigné, qui était une vraie femme savante, de surcroît contemporaine de Molière. Dans sa correspondance, elle évoque d’ailleurs une lecture publique des Femmes savantes comme « d’une fort plaisante chose ». Ensuite, nous est apparue fascinante l’idée de monter cette pièce devant le château où elle a terminé ses jours auprès de sa fille avec qui elle entretenait une relation passionnelle, un amour fusionnel. Ce lien trouve un écho réel dans la pièce, qui décrit une journée dans la vie d’une famille, puisque Molière y place au cœur de celle-ci la relation entre une mère et ses filles aux prises avec leurs choix, leur destin de femmes. Tout cela à ce moment de l’histoire où une nouvelle voie s’o≠rait aux femmes par le biais de la connaissance, de l’écriture et de la di≠usion de la culture, à travers les salons littéraires et philosophiques par exemple. De façon plus indirecte, on pourrait faire aussi un lien avec Jackie d’Elfriede Jelinek, que nous avons montée à l’Espace GO et qui donnait à entendre la voix d’une icône du 20e siècle, Jackie Kennedy, qui a incarné pour toute une génération le drame d’une femme modèle et surtout captive de son image, celle d’une jeune femme brillante, épouse et mère à la fois. D.M. : Avec ce projet moliéresque, j’avais envie aussi de reconstituer une troupe, le désir de convoquer des acteurs qui ont marqué mon trajet artistique (Carl Béchard, Henri Chassé, Christiane Pasquier, Muriel Legrand et, plus récemment, Sylvie Léonard et Bruno Marcil) et aussi d’en réunir d’autres pour la première fois (Denis Lavalou, François-Xavier Dufour, Estelle Clareton et Noémie Godin-Vigneau). Un bel équilibre de plateau avec des acteurs qui ont pour la plupart plus d’expérience de Molière que moi et dont certains ont même « pratiqué » Les Femmes savantes, comme Christiane qui a mis en scène la pièce au Théâtre du Trident à Québec il y a une douzaine d’années, ou encore Carl qui a joué dans le spectacle de Lorraine Pintal à la NCT et Denis Lavalou, dans deux ou trois autres productions. Pour toute l’équipe, c’est vraiment un projet exceptionnel, dans la durée comme dans l’espace, puisque nous serons neuf mois ensemble d’avril à décembre 2012, de la Provence à Montréal et en tournée au Québec. Est-ce impressionnant de présenter Molière en France ? D.M. : Comment dire, autant et pas tellement plus que d’aller présenter Faust de Gœthe à Weimar, Les Aveugles de Maeterlinck à Bruxelles ou Les Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa d'après le récit d'Antonio Tabucchi, à Lisbonne. Molière appartient au répertoire universel avec son théâtre qu’on recrée régulièrement et qu’on s’approprie partout dans le monde. En tout cas, pour les Français, je ne suis certainement pas un metteur en scène de la tradition classique qui va inscrire la pièce en continuité ou en rupture, comme Planchon, Vitez ou Mnouchkine, par rapport à une culture de sa représentation. Molière reste pour moi un territoire étranger dont le matériau textuel est aussi complexe et dense qu’une pièce de Jelinek. Autrement dit, j'aborde Les Femmes savantes, comme un texte d’aujourd’hui et surtout pas dans le but d’en faire un exercice de reconstitution archéologique, par exemple, sur la manière baroque de dire les alexandrins et encore moins de chercher à dépoussiérer une œuvre. Au fond, ce qui compte pour moi, c’est de trouver 26 | 27 des relations ludiques et sensibles avec ce texte dont je me mettrai entièrement à l’écoute, de partir de tout ce qu’il peut mettre en orbite aujourd’hui comme lieux de tension ou problématiques irrésolues et vivantes. Cela se produira surtout avec les acteurs sur le plateau. Ceci dit, comme prémisses de travail, Stéphanie et moi avons trouvé certaines résonances québécoises qu’on a envie de creuser et qui pourront éventuellement servir d’appui à notre approche de mise en scène. S.J. : Par exemple, les « femmes savantes » qui, à leur époque, ont réellement di≠usé la culture, nous ont rappelé qu’ici, au Québec, les femmes ont également joué un rôle important dans la transmission de la culture et de la connaissance au sein du noyau familial, avant la Révolution tranquille, au moment où la culture n’était pas forcément valorisée dans la société civile, en dehors des collèges classiques. Les femmes de la pièce de Molière souhaitent légitimement s’élever par le savoir, la science, les belles-lettres, les beaux-arts, la philosophie, mais, en adoptant une posture intellectuelle sans pouvoir la maîtriser, elles deviennent, à l’exception d’Henriette, risibles et naïves. Faudra-t-il considérablement adapter le spectacle, qui sera d’abord présenté en plein air et ensuite sur la scène du TNM ? D.M. : Pour moi, le défi c’est de réaliser une seule mise en scène qui permettrait aux acteurs de développer le même esprit de jeu au TNM qu’à Grignan. La question du lieu scénique, bien évidemment, reste entière, puisque nous créerons la pièce dans un décor presque « naturel », avec des sensations réelles de vent, de lumière, de piaillements d’oiseaux ; un décor dont l’architectonie est vraiment inspirante. À Grignan, elle sera perçue par les spectateurs comme le château de plaisance de cette famille qui en prend possession au cours de l’été. À Montréal, on jouera plutôt le château comme un souvenir à travers le dispositif et les images qu’il renverra aux spectateurs. Aborderez-vous Molière comme les textes que vous mettez en scène généralement, en vous appuyant sur le langage ? L’approche est-elle différente lorsqu’il s’agit d’un classique ? Également, est-ce que l’écriture en vers représentera une contrainte supplémentaire ? D.M. : Comment monter Molière sans se documenter sur son époque, sans faire quelques recherches pour comprendre les idées, les préoccupations et obsessions des personnages ! En m’appuyant sur le langage de ces « femmes savantes » dont l’e≠et d’étrangeté me semble tellement plus grand que dans une pièce de Thomas Bernhard, il y a en e≠et un lexique à déchi≠rer, un usage des mots et d’expressions idiomatiques dont il faut au préalable bien traduire la pensée. Ce qui m’intéresse évidemment c’est la forme du vers, sa musicalité, une contrainte parfaitement oulipienne, dont les règles d’exécution seront à préciser entre nous. S.J. : La versification est certes une contrainte, et dans celle-ci, on doit trouver le moyen de faire entendre toute l’humanité du personnage. Les acteurs devront en jouer toutes les nuances, faire entendre leurs répliques comme si elles s’inventaient au fur et à mesure. C’est un défi d’autant plus grand lorsqu’il s’agit d’une musique qu’on croit connaître comme celle de Molière. les femmes savantes Dans vos premières créations, un jeu physique très comique était développé. Dans la mesure où Molière privilégiait lui-même le jeu corporel, comptez-vous explorer cet aspect dans la construction du personnage ? D.M. : Dans les premiers spectacles de la compagnie, nous explorions surtout, les acteurs et moi, des répertoires rarement visités sur nos scènes, des textes dadaïstes, futuristes et ceux de Jarry. Avec Carl Béchard, Pierre Lebeau, Pierre Chagnon et Danièle Panneton, nous avions développé en e≠et un style de jeu qui versait dans la marionnettisation de l’humain à travers des figures qui nous y incitaient, d’ailleurs, comme Père Ubu, Mère Ubu et d’autres. Avec Molière, nous entrons dans un tout autre univers. S.J. : Cela dit, dans Les Femmes savantes, il y a des scènes qui donnent beaucoup de place à l’exagération. Molière force quelquefois le trait en jouant sur certains contrastes ou en appuyant sur des motifs nobles et poétiques, mais qui se révèlent absurdes, risibles et même pathétiques. Il ne faut pas perdre de vue que Molière est un styliste du langage et qu’il développe dans cette pièce une versification très sophistiquée. Il y a donc un équilibre à trouver entre ce que le corps peut raconter et la déclamation qui ne doit jamais empêcher la vérité de la situation, la vérité de ce qui se joue réellement dans les débats entre les personnages. Terminons avec la question de la position de Molière à l’égard des femmes. Dans la pièce, il souhaite qu’Henriette puisse choisir son époux, mais il se moque du fait que les savantes répriment leur instinct amoureux au bénéfice de leur soif de connaissance. Sa position vous paraît-elle ambiguë ? S.J. : Chaque personnage propose des nuances intéressantes dans leur rapport au savoir qui est un moyen d’accéder à la liberté pour ces trois femmes savantes, Armande, Philaminte et Bélise. Par exemple, Armande en opposition à Henriette dit vouloir se couper des émotions viles du corps et de la matière pour se consacrer de façon presque dogmatique aux plus nobles réflexions sur le monde, mais on sent bien qu’elle n’est pas tout à fait en accord avec ce principe, qu’elle est troublée, sinon brisée intérieurement. Bélise est beaucoup plus romanesque et en proie à des lubies. Quant à Philaminte, elle est en quelque sorte la reine-mère de la maisonnée, la figure la plus pragmatique dans ses activités intellectuelles de salon qu’elle règle avec ouverture et fermeté. Molière met donc en relief une approche dualiste plus ou moins rigide ou assumée chez l’une comme chez les autres, selon leurs aspirations et leurs statuts de mère, de célibataire ou de jeune femme. Ces ambivalences et ces désirs de transcender le réel en font des figures finalement plus mouvantes, alors que les hommes semblent plus habités de pensées monolithiques et engagés dans des trajectoires de certitude. Molière n’épargne personne avec son observation pleine d’acuité des comportements de ses contemporains… D.M. : Chaque trajet de personnage se révèle d’une grande complexité et recèle de nombreux états intérieurs, entre le drame et la comédie. Pour citer Jacques Copeau, un des premiers grands metteurs en scène du 20e siècle, il faut essayer « d’inventer au-dedans, d’emplir de réalité, de saturer de poésie tout ce qui se fait et se dit sur la scène, sans jamais outrer la signification, sans jamais déborder ce que j’appelle la pure configuration des chefs-d’œuvre. » (Anthologie inachevée à l’usage des jeunes générations, 2012) Propos recueillis et mis en forme par Hélène Jacques, le 15 février 2012 28 | 29 Christiane Pasquier En eaux profondes Christiane Pasquier, c’est le bonheur de créer à l’état pur. Fusionnelle jusqu’à la démesure avec ses personnages, sa quête la porte dans les profondeurs abyssales de la condition humaine pour insuffler vie à ces femmes ardentes, complexes, lumineuses, tragiques. Comme elles, la comédienne aspire à plus que la vie ordinaire. Ce qui la démarque vraiment, en plus de son immense talent, c’est son standard d’excellence. Elle met simplement la barre très haute… Assoiffée d’absolu, elle aime remettre en question, se tordre les méninges, changer les angles de la réalité, juste pour voir ce qui se cache au fond des choses. Tête chercheuse, cœur généreux, elle porte en pleine lumière les joyaux bruts de la création, qu’elle cisèle avec une éblouissante maîtrise. Christiane Pasquier est femme de contrastes et son parcours est loin d’être linéaire. Elle qui a su, en début de carrière, se faire adorer des téléspectateurs québécois grâce à une présence quasi continue, s’est pourtant retrouvée propulsée dans le cercle des initiés du théâtre d’art. Alors qu’au Québec, dans les années 70, la culture devenait une question d’identité nationale, la jeune actrice se tournait davantage vers l’ailleurs. Un séjour de trois ans à Londres lui fait découvrir sa niche artistique. Elle en revient avec un féroce appétit de jouer et un désir de faire jaillir l’inédit. Dès lors, elle n’aura de cesse d’approfondir ses connaissances d’actrice, de prendre l’exacte mesure de ses capacités et d’en élargir les possibilités. Des mots et des gens S’attardant d’abord au côté profondément humain et universel des textes, cette artiste d’une grande exigence prend tous les moyens nécessaires pour transmettre l’exacte pensée de l’auteur, dans toute sa profondeur et sa complexité, que ce soit directement au spectateur quand elle joue, ou partagée avec son équipe lorsqu’elle assure la mise en scène ou qu’elle dirige des ateliers. Sa façon de penser le théâtre, elle a le bonheur de la partager lors de collaborations intenses : lumineuse avec Claude Poissant, profonde avec Denis Marleau. « La vision de Claude m’a apporté une grande joie et beaucoup de permissivité dans le travail. Et j’ai trouvé en Denis une résonance évidente dans ma façon d’aborder les choses. C’est un privilège de pouvoir développer un tel rapport de confiance, que seul le temps peut permettre, parce que dans ce type de travail exploratoire, on ne sait pas ce qu’on cherche tant qu’on ne l’a pas trouvé. Il y a nécessairement un abandon de soi. C’est vertigineux, exigeant et tellement enrichissant pour tous ! » Christiane Pasquier dans Le dieu du carnage de Yasmina Reza, m.e.s. Lorraine Pintal, TNM, saison 2010–2011. Photo : Yves Renaud les femmes savantes S’engager Ce n’est pas que sur les planches que Christiane Pasquier a∞che cette propension à aller au fond des choses, avec une grande intégrité. « Dans les années 80, Lise Payette faisait plus qu’écrire pour la télé, elle donnait aux femmes de 30 ans leur place dans la société ! Parce que je voulais me rendre utile, je lui ai envoyé une lettre témoignant de mon désir de faire partie de l’aventure (La Bonne Aventure et, plus tard, Un signe de feu). Pour moi, c’était beaucoup plus qu’un gagne-pain, c’était ma façon de légitimer mon métier. » C’est toujours la notion de quête qui mène Christiane Pasquier en d’autres endroits. Ce besoin de plonger, toujours plus loin. Elle est venue à l’enseignement parce qu’elle avait besoin de transmettre, de donner. À la mise en scène, pour la nécessité de porter une parole en laquelle elle a foi. Et elle revient toujours au jeu parce qu’elle a une fascination absolue pour les êtres, et qu’elle n’en finit jamais de questionner, creuser, fouiller l’expérience de vivre. Anne-Marie Desbiens 1 23 45 6 78 9 1011 12 distribution Carl Béchard Trissotin | Nicolas Boivin-Gravel 2 Julien, Valet acrobate | Henri Chassé3 Chrysale | Estelle Clareton4 Martine | François-Xavier Dufour5 Clitandre | Noémie Godin-Vigneau6 Armande | Denis Lavalou7 Vadius, Le Notaire | Muriel Legrand8 Henriette | Sylvie Léonard9 Bélise | Bruno Marcil10 Ariste | Christiane Pasquier11 philaminte | Samuel Roy12 1 L’Épine, Valet acrobate Photos : 1 Julie Perreault 3 Maude Chauvin 4 Stéphane Najman 5 David Ospina 6 Yanick MacDonald 7 Jean-Sébastien Baillat 9 Monic Richard 10 Stéphane Dumais 11 Dominique Malaterre repères biographiques des artistes tnm.qc.ca 30 | 31