Historiques série Michel Grenon Charles d’Anjou Frère conquérant de Saint Louis Historiques Travaux Travaux Charles d’Anjou Frère conquérant de Saint Louis Historiques Dirigée par Bruno Péquignot et Denis Rolland La collection « Historiques » a pour vocation de présenter les recherches les plus récentes en sciences historiques. La collection est ouverte à la diversité des thèmes d'étude et des périodes historiques. Elle comprend trois séries : la première s’intitulant « travaux » est ouverte aux études respectant une démarche scientifique (l’accent est particulièrement mis sur la recherche universitaire) tandis que la deuxième intitulée « sources » a pour objectif d’éditer des témoignages de contemporains relatifs à des événements d’ampleur historique ou de publier tout texte dont la diffusion enrichira le corpus documentaire de l’historien ; enfin, la troisième, « essais », accueille des textes ayant une forte dimension historique sans pour autant relever d’une démarche académique. Série ‘Travaux’ Thomas PFEIFFER, Marc Lescarbot : pionnier de la Nouvelle-France, 2012. Michel VANDERPOOTEN, 3000 ans de Révolution agricole, Techniques et pratiques agricoles de l’Antiquité à la fin du XIXe siècle, 2012. Kilien STENGEL, L’aide alimentaire : colis de vivres et repas philanthropiques. Histoire de la Gigouillette 1934-2009, 2012. Donald WRIGHT, L’Antiquité moderne, 2012. Georges ASSIMA, La France et la Suisse. Une histoire en partage, deux patries en héritage, 2012. François CHEVALDONNE, Rosa Bordas, rouge du Midi, mémoires, oublis, Histoire, 2012. Jean-Paul AUTANT, De la mobilisation à la victoire. 1939-1946. Un singulier parcours sous l’uniforme durant le second conflit mondial, 2012. Christian FEUCHER, Ali Bey, un voyageur espagnol en terre d’islam, 2012. Mélanie GABE, Accoucher en France. De la libération aux années 1960, 2012. Jean-Marc SERME, Andrew Jackson, l’homme privé. Émotions et sentiments d’un homme de l’Ouest, 1767-1845, 2012. Gilles GÉRARD, Famiy Maron ou la famille esclave à Bourbon (île de la Réunion), 2012. Bernard CAILLOT, L’Angleterre face aux Bourbons dans la Guerre d’Indépendance Américaine. Paradoxe dans l’Europe des Lumières, 2012. Alain COHEN, Le Comité des Inspecteurs de la salle, 2011. Franck LAFAGE, Le théâtre de la Mort, 2011. Clément LEIBOVITZ, L’entente Chamberlain-Hitler, 2011. Peter HOSKINS, Dans les pas du Prince Noir. Le chemin vers Poitiers 13551356, 2011. Janine OLMI, Longwy 1979, Pour que demeure la vie, 2011. Fabrice MOUTHON, L’homme et la montagne, 2011. Michel Grenon Charles d’Anjou Frère conquérant de Saint Louis Du même auteur Le travail en milieu hostile, P.U.F., 1968. Pour une politique de l’énergie, Marabout, 1972. Ce monde affamé d’énergie (préface de Sicco Mansholt), R. Laffont, 1973, traduit en espagnol et en néerlandais. Energy research and development (avec J.P. Hollomon, MIT), Balinger, 1974. Le nouveau pétrole (préface de Pierre Desprairies), Hachette, 1975. Methods and Models for Assessing Energy Resources, first IIASA Conference on Energy Resources, May 20-21, 1975 - Michel GRENON, Editor, Pergamon Press, 1979 (Originairement publié par IIASA, 1976). Future coal supply for the World Energy Balance, third IIASA Conference on Energy Resources, 28 novembre-2 décembre 1977. Michel GRENON, Editor. Pergamon Press, 1979 La pomme nucléaire et l’orange solaire, R. Laffont, 1978, traduit en anglais. Conventional and Unconventional World Gas Resources, fifth IIASA Conference on Energy Resources, 30 juin-4 juillet 1980, Michel GRENON, Editor, Pergamon Press, 1982. Le Plan Bleu - Avenirs du bassin méditerranéen (avec M. Batisse, préface de M.K. Tolba), Economica, 1989, traduit en anglais, arabe, croate, espagnol, italien et turc. Energie et environnement en Méditerranée, Economica, 1993. Méthodes et outils pour les études systémiques et prospectives en Méditerranée, Le Plan Bleu, 1997. Instability and Conflict in the Middle-East: People, Petroleum and Security Threats (avec Naji ABI-AAD, préface de Robert Mabro, Oxford Institute for Energy Studies), MacMillan Press Ltd., 1997. Conflits sud-italiens et royaume normand (1016-1198), L’Harmattan, 2008. © L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-00345-0 EAN : 9782336003450 À ma petite fille Estelle INTRODUCTION L’épopée de Charles d’Anjou (1227-1285) est une page inattendue et relativement mal connue1, mais fort instructive, de la deuxième moitié du brillant et si fécond XIIIe siècle, cette période si riche de l’histoire européenne, génératrice de tant de changements et annonciatrice de la fin d’un Moyen Age commencé quelque sept à huit cents ans auparavant. À nos yeux, ce qui a marqué le plus ce siècle est la tentative (inaboutie) d’institution dans la chrétienté, au dessus de la chrétienté, d’une théocratie pontificale, d’un véritable impérialisme universel de la papauté romaine. Cette tentative a couvert tout le XIIIe siècle. Elle l’a ouvert avec le pontificat, qualifié de majeur et de « brillant », d’Innocent III, élu en 1198. Elle l’a clos avec le pontificat malheureux de Boniface VIII, mort en 1303. Inspirée des principes du pape Grégoire VII énoncés dans ses Dictatus papae de 1075, cette tentative de théocratie pontificale a été, notamment, mise en œuvre par certains des pontifes les plus énergiques (et les plus intransigeants !) de la longue histoire de la papauté romaine, avec Innocent III lui-même et ses deux successeurs Grégoire IX et Innocent IV, ainsi qu’avec les trois papes français, Urbain IV, Clément IV et Martin IV, qui ont frayé le chemin menant de Rome à Avignon et à l’avènement d’une papauté « à la française ». Cet impérialisme pontifical, jaloux, n’en admettait pas d’autres ! La papauté abattit ainsi les deux Empires existants : le byzantin d’abord, au début du siècle (en 1204), presque sans l’avoir voulu pourrait-on dire, et le germanique, au milieu de ce siècle (de 1250 à 1268), avec une opiniâtreté et un acharnement… fort peu chrétiens ! L’épopée de Charles d’Anjou, qui a dominé la scène méditerranéenne et orientale dans la deuxième moitié de ce treizième siècle, est un avatar tardif de deux initiatives – doit-on dire : de deux « erreurs » ? – du grand pape Innocent III : la première, la quatrième croisade de 1204, qui a résulté en la formation, à la fois non prévue et non viable, d’un Empire latin de Constantinople, substitut éphémère à l’Empire byzantin presque millénaire ; et la seconde, le choix en 1211, de son pupille Frédéric de Sicile, futur Frédéric II, pour l’Empire germanique. Contrairement à ce qu’Innocent III pouvait espérer d’un empereur qui lui devrait tout, il se trouva que le plus grand empereur que connut sans doute la chrétienté médiévale (avec Charlemagne) devint aussi le plus actif opposant à cette théocratie pontificale en train de s’installer. Alors s’ouvrit une lutte implacable entre ces deux prétendants à l’Empire universel, le germanique et 1 Comme le montre la bibliographie en fin de volume, il existe fort peu de documents consacrés à Charles d’Anjou. 7 le pontifical. Le premier au nom de Dieu, dont il tenait l’Empire ; le second au nom du Christ, dont il avait reçu le pouvoir de lier et de délier en tant que successeur de Pierre. L’Empire frédéricien et son royaume de Sicile furent vaincus, mais les papes héritiers de cette « victoire » restèrent hantés par la crainte d’une résurrection d’une telle alliance, voire d’une telle fusion mortifère, de l’Empire germano-italo-bourguignon, au nord des territoires de l’Église, et d’un trop puissant royaume de Sicile au sud de ces territoires, enserrant Rome dans une insupportable tenaille. C’est en se référant au principe théocratique fondamental de nomination (et de déposition !) des souverains, affirmé par Grégoire VII, qu’après l’avoir vaincu, la papauté essaya, non sans mal, de trouver un successeur au plus que brillant Frédéric II pour l’Empire, et un autre successeur - surtout pas le même ! - pour le trône de Sicile. En ce qui concerne celui-ci, le choix finalement se porta sur Charles d’Anjou, le plus jeune frère de Saint Louis. Bien qu’avec des conséquences moins graves, Charles d’Anjou, supposé lui aussi tout devoir à la papauté, à commencer par sa couronne, ne se montra finalement, à sa manière, guère plus docile que Frédéric II… * Quasiment aussitôt après son élection en 1198, lorsque le pape Innocent III lança la quatrième croisade, théoriquement destinée à délivrer Jérusalem alors occupée par les Fatimides d’Égypte, et prévoyant pour ce faire de passer par la porte égyptienne pour atteindre Jérusalem par le sud (selon l’ancienne recommandation de Richard Cœur de Lion à la fin de la troisième croisade), ce pape ambitieux ne pouvait sans doute pas prévoir que ses alliés vénitiens détourneraient SA croisade, pour finalement attaquer et mettre à sac la capitale byzantine éternelle, Constantinople (1204). Indigné d’abord, paraît-il, Innocent III s’en accommoda finalement : d’une part, à cause de la naissance d’un « Empire latin » et, d’autre part, conséquence de l’existence d’un tel Empire latin catholique, de la disparition apparente du patriarcat orthodoxe, rival de Rome, ce qui lui permit de croire à l’Union (forcée) des deux Églises, rêve de la plupart des pontifes romains depuis le « schisme » de 1054. Mais bien qu’éclaté en trois fragments concurrents (en Épire, à Trébizonde et à Nicée, ce dernier le plus important), tous trois candidats à la reconquête de Constantinople, l’Empire byzantin survécut à cet énorme choc. Et en 1261, Constantinople fut effectivement reconquise par les armées de l’empereur nicéen Michel VIII Paléologue. L’empereur latin Baudouin II s’enfuit assez piteusement. Il faut dire cependant que l’Empire byzantin ainsi reconstitué à partir de Nicée n’avait plus grand-chose à voir, tant par l’étendue territoriale que par la puissance politique et militaire, avec les glorieux Empires de la longue dynastie macédonienne ou celle des Comnènes. Les deux « fragments » de Trébizonde et d’Épire subsistèrent, avec des fortunes diverses. Quant à 8 l’éphémère ex-Empire latin, dont les droits à un titre impérial quasiment vide de tout contenu se transmirent pendant plusieurs générations, il se fragmenta de son côté tout autant ! Si on ajoute à ce patchwork oriental l’existence d’États balkaniques instables mais ambitieux, tels que la Serbie, la Bulgarie, la Hongrie, etc., il est évident que l’ensemble de la région ex-byzantine offrait d’innombrables tentations à bien des aventuriers. Manfred par exemple, le fils adultérin de Frédéric II et de Bianca Lancia, proclamé roi de Sicile en 1258 ─ au grand désarroi et courroux de la papauté ─ s’y fit une place en Illyrie, future tête de pont vers Constantinople. Mais il fut vaincu trop tôt, en 1266, par Charles d’Anjou, ce qui mit fin à son rêve oriental, rêve que ses ancêtres normands avaient essayé de concrétiser avant lui.2 Aventurier, ambitieux, peu scrupuleux, vainqueur de Manfred dont il usurpa l’héritage, Charles d’Anjou fut à son tour attiré par cette proie orientale apparemment facile à conquérir. Avec une rare opiniâtreté et pièce par pièce, il tenta de se bâtir un Empire angevin d’Orient. Sans doute espérait-il s’asseoir à son tour sur le trône de Constantinople... Comte d’Anjou et comte de Provence, devenu roi de Sicile en 1266, il posa les premiers jalons de son projet oriental dès 1267, et y consacra une majeure part de ses efforts jusqu’à sa mort. On le verra ainsi devenir seigneur ou podestat de nombreuses cités d’Italie du Nord, sénateur de Rome et vicaire pontifical en Toscane, roi autoproclamé d’Albanie, prince d’Achaïe, roi titulaire de Jérusalem, le tout en moins de vingt ans ! Rien ne prouve mieux la continuité de son vaste projet oriental que les mariages qu’il organisa pour ses enfants à partir du moment où il devint roi de Sicile, mariages devenus effectifs souvent de longues années après leur signature, vu les âges respectifs des futurs conjoints ! De ses quatre enfants restant à marier après le mariage de sa première fille au comte de Flandre (à l’époque où Charles avait des ambitions « nordiques »), une fille fut mariée à Philippe de Courtenay (futur empereur de Constantinople) et l’autre à Ladislas (futur roi de Hongrie, pays clé de toute politique balkanique) ; son fils et héritier, futur Charles II, fut marié à Marie de Hongrie (un de leur fils en deviendra roi) et un autre fils, enfin, à Isabelle de Villehardouin, future princesse d’Achaïe… *** Le premier chapitre expose les grands traits de la théocratie pontificale (ou « Gouvernement de Dieu sur terre par les papes »), ses antécédents, ses objectifs, ses moyens et ses premiers accomplissements, sans la compréhension desquels il n’est pas possible de bien saisir l’épopée de Charles d’Anjou et l’évolution géopolitique du XIIIe siècle et de ses suivants. Concrètement sont présentés les grands acteurs pontificaux, entre 2 Voir par exemple mon ouvrage : Conflits sud-italiens et royaume normand. L’Harmattan, 2008. 9 l’élection d’Innocent III en 1198 et la mort d’Alexandre IV en 1261, c’est-àdire pratiquement jusqu’à l’arrivée de Charles d’Anjou sur la scène italienne. On peut qualifier cette phase de crescendo de la théocratie pontificale, son apogée correspondant à nos yeux au pontificat d’Innocent IV, encore que certains auteurs préfèrent l’associer à celui de Grégoire IX, et d’autres à celui de Boniface VIII. Ayant défini les grands traits de la théocratie pontificale, le chapitre décrit la papauté militante (pour ne pas dire militaire), dans sa lutte impitoyable contre son concurrent à la domination universelle, Frédéric II. Il faut avouer que les souverains pontifes concernés, non sans mérites par ailleurs, ne s’y montrèrent pas sous leur meilleur jour catholique, aveuglés par leur projet d’imposer leur supériorité temporelle aux divers souverains nationaux de la chrétienté. Cette attitude leur attira force oppositions politiques ou morales, culminant notamment lors du duel entre le pape Boniface VIII et le roi de France Philippe IV le Bel à la fin du siècle. Mais qu’était la Méditerranée orientale dans les années 1260, quand Charles d’Anjou commença à s’y intéresser ? (Chapitre II). Le grand bouleversement s’y était produit avec le détournement de la quatrième croisade, théoriquement destinée, comme ses précédentes, à la libération des Lieux saints, mais réorientée par les Vénitiens, d’abord vers la prise de Zara hongroise et chrétienne, puis vers Constantinople, honteusement conquise et plus honteusement encore pillée. De cette déshonorante conquête s’ensuivit la constitution d’un Empire latin d’Orient, croyant un temps pouvoir se substituer à l’ex-Empire byzantin. Empire latin éphémère, éclaté en un certain nombre de principautés franques plus ou moins indépendantes, comme l’Achaïe (ou Morée) ou le duché d’Athènes, sur lesquelles Charles d’Anjou, devenu roi de Sicile, mit progressivement la main, constituant autant de fragments de son futur Empire oriental. La mort en 1250 de Frédéric II n’avait pas éteint pour autant la haine des souverains pontifes à l’égard de la « race maudite » des Hohenstaufen, tant que leurs derniers descendants ne furent pas abattus. Mais que pouvait faire, qu’allait faire la papauté de ses victoires ? (Chapitre III). Imbue de son rôle de créatrice (ou redistributrice) de couronnes d’empereurs et de rois, elle devait surtout ne pas permettre, et plus encore, ne pas trouver par elle-même, un remplaçant ou un successeur à Frédéric II sur le double trône germanique et sicilien. Il lui fallait deux successeurs, l’un empereur (encore qu’elle s’en serait bien passé !), l’autre roi de Sicile, ce grand et puissant royaume sur son flanc sud. En réalité, les deux problèmes étaient tout à fait différents. L’Empire germanique était, théoriquement, électif, au choix des Grands. Certes, la papauté pouvait suggérer, proposer même, voire déposer un empereur, comme elle l’avait fait pour Henri IV et plus récemment pour Frédéric II. Mais elle ne pouvait se substituer aux grands électeurs pour l’élection impériale. Dans le cas du royaume de Sicile, par contre, depuis Nicolas II et Robert Guiscard (en 1059), depuis Innocent II et Roger II (en 10 1138), elle en était la suzeraine, et le choix de son vassal dépendait, en théorie du moins, des règles féodales. Le chapitre montre les diverses tentatives pontificales pour trouver un occupant sur le trône de Sicile, notamment en Angleterre, et le choix, apparemment final, de Charles d’Anjou, le plus jeune frère du roi de France, Louis IX. Dès son mariage avec Béatrice de Provence en 1246, Charles d’Anjou apparut à la fois comme un conquérant insatiable et comme un remarquable organisateur, que rien ni personne ne pouvait empêcher d’atteindre ses objectifs (Chapitre IV). Son frère, le roi de France Louis IX, bien que s’inquiétant parfois des audaces de Charles, l’encouragea en vérité plus qu’il ne le freina. Quand lui fut attribué en 1265-1266 le trône de Sicile par la papauté, trône qu’il lui restait en réalité à conquérir, Charles d’Anjou avait près de quarante ans, et une solide expérience politique et militaire. À peine eut-il vaincu Manfred en 1266, roi titulaire de Sicile, Charles d’Anjou posa ses premiers jalons vers ses conquêtes orientales. Puis, après avoir vaincu en 1268 et fait décapiter Conradin, petit fils de Frédéric II et « dernier » des Hohenstaufen, Charles réussit à modifier le projet de seconde croisade de son frère Louis IX, et la détourna à son profit vers la Tunisie, géographiquement bien éloignée de la Terre sainte, mais bien proche de la Sicile angevine ! Après les pontificats des deux papes français Urbain IV et Clément IV, à qui il devait sa couronne de Sicile et un soutien quasi inconditionnel pour sa politique italienne, Charles d’Anjou dut temporiser quelque peu, sans cesser de tisser ses toiles italienne et orientale (Chapitre V). Le nouveau souverain pontife, Grégoire X, élu après une longue vacance historique de près de trois années, eut pour priorité d’effacer le « schisme de 1054 » et de réaliser l’Union des Églises orientale et romaine, en profitant des bonnes dispositions, non sans arrière-pensées politiques, de l’empereur byzantin Michel VIII Paléologue. Ce même Michel VIII que Charles d’Anjou souhaitait combattre, et vraisemblablement… remplacer, sur le trône de Constantinople. En 1276, Charles d’Anjou fêta ses dix années sur le trône de Sicile. Après la mort à Tunis de Louis IX, mettant à profit le Grand Interrègne de l’Empire germanique (jusqu’en 1273), le roi de Sicile devint quasiment le souverain le plus puissant d’Occident (Chapitre VI). Il vécut alors ses années d’apogée. Le grand pape Grégoire X s’était éteint début 1276. Sur le trône de Pierre se succédèrent trois papes en moins de trois ans, qui ne furent pas de vrais obstacles à la politique angevine. Un quatrième, Nicolas III, eut une politique ambigüe vis-à-vis du trop puissant roi de Sicile. Début 1277, Charles d’Anjou acheta à Marie d’Antioche la couronne de Jérusalem. Plus rien ne semblait pouvoir freiner le grand projet oriental de Charles d’Anjou. D’autant plus qu’il réussit à installer sur le trône de saint Pierre un nouveau pape français, Martin IV, qui se mit quasiment au service des ambitions du roi de Sicile. Venise même, après de très longues hésitations et 11 négociations, s’allia à l’Angevin, alliance qui incluait la promesse d’une flotte, qui manquait à celui-ci pour ses projets orientaux (Chapitre VII). Cependant, Charles connut quelques revers militaires en Italie du Nord, et une défaite sévère dans les Balkans, à Bérat, en 1281. Pas de quoi abattre cet homme de fer… Le coup quasi mortel et complètement inattendu vint quelque temps après de la Sicile, qu’il n’avait jamais aimée, où il n’avait jamais remis les pieds depuis son bref passage lors de la croisade de Tunisie en 1270. Lors du lundi de Pâques à Palerme, à l’heure des Vêpres en avril 1282, les Siciliens tuèrent ou chassèrent les Français détestés, et se donnèrent au roi d’Aragon, Pierre III, époux de Constance, fille de Manfred, petite-fille de Frédéric II. Pour l’indomptable Charles d’Anjou, il ne pouvait s’agir que d’un contretemps, qui retardait certes, mais ne remettait pas vraiment en cause son projet de campagne orientale. Le pape servile Martin IV donna toute sa mesure, et déclara une croisade contre Pierre III d’Aragon, qu’il déposa du trône d’Aragon pour donner celui-ci à Charles de Valois, le plus jeune fils du peu capable roi de France Philippe III le Hardi, qui avait succédé à son père Saint Louis : Charles de Valois, le jeune frère du futur Philippe IV le Bel. Mais Charles d’Anjou mourut début 1285, sans voir le résultat de la désastreuse croisade d’Aragon, et sans avoir reconquis Constantinople. Avec lui disparaissait un des derniers grands conquérants du Moyen Age, et son rêve oriental, poursuivi pendant vingt ans… Que devinrent les royaumes et les conquêtes de Charles d’Anjou ? La conclusion présente succinctement les luttes autour d’une Sicile trop convoitée, les destinées et la fin dramatique du royaume angevin de Naples, la splendeur (inattendue) des rois Anjou de Hongrie, et l’évolution de l’Orient après les Vêpres siciliennes, jusqu’à la fin définitive du royaume d’Acre-Jérusalem en 1291. 12 CHAPITRE I LA THÉOCRATIE PONTIFICALE (1198-1261) L’effondrement et le démantèlement de l’Empire carolingien au IXe siècle laissèrent la place à des seigneuries puissantes et concurrentes réparties entre trois grands ensembles, la Francie orientale (ou Germanie), la Francie occidentale (future France), et entre les deux, la Lotharingie, fragile et convoitée. Dès le deuxième tiers du Xe siècle s’affirmèrent, d’une part, une résurrection de l’Empire de Charlemagne devenu germanique et incluant l’Italie du Nord comme son prédécesseur, et d’autre part, cette « France » fortement féodalisée et dont les rois eurent beaucoup de mal, et de mérite, pour imposer lentement et patiemment leur domination. Celle-ci ne fut enfin bien assise qu’à partir des XIe et XIIe siècles, avec les souverains capétiens Louis VII, Philippe II Auguste, Louis IX et Philippe IV le Bel. De leur côté, l’Église et la papauté vécurent trois siècles très contrastés : un Xe siècle féodal, un XIe siècle de sursaut, et un XIIe siècle de prestige et de victoire. Réformées, libérées de la tutelle laïque, l’Église et la papauté abordèrent le XIIIe siècle en essayant de pousser leurs avantages, en débordant du spirituel sur le temporel pour instituer une théocratie pontificale et universelle. Cette tentative, qui échoua finalement en se heurtant à la puissance grandissante de nations comme l’Angleterre, la Castille et surtout la France d’un Philippe le Bel, domina cependant ce XIIIe siècle, et aboutit à un remodelage de tout le paysage politique de l’Europe chrétienne, remodelage auquel contribua activement Charles d’Anjou. I. ÉGLISE ET PAPAUTE A LA FIN DU XIIe SIECLE Une difficile montée en puissance Au Xe siècle, l’Église romaine était tombée dans une situation catastrophique : une fraction non négligeable du clergé s’adonnait ouvertement à la simonie (commerce des fonctions ecclésiastiques et des sacrements) et au nicolaïsme (mariage ou concubinat des prêtres), dénoncés en vain depuis longtemps. Quant à la papauté, après l’effondrement du pouvoir carolingien, elle était devenue un enjeu entre les mains d’une aristocratie romaine dévoyée. Mais en un siècle et demi (1050 à 1200), l’Église s’était profondément transformée et, en conséquence, elle avait considérablement accru son emprise sur la société médiévale, par la conjonction de trois réformes3 : 3 Les histoires générales de la papauté sont relativement nombreuses. Signalons notamment, (loin de toute exhaustivité) : La grande storia dei papi, Eamon Dufy, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, de Jean Chelini, Histoire de la papauté, d’Yves-Marie Hilaire, 13 - la réforme monastique, née quasi simultanément en deux régions : en Lorraine (Lotharingie), dans les monastères de Gorze, Verdun, Stavelo ; et en Bourgogne, à Cluny, dès le début du Xe siècle (910) ; - la réforme ecclésiastique, initiée par les Lorrains Brunon d’Eguisheim (devenu le pape Léon IX) et Humbert de Moyenmoutier, et par les Italiens Pierre Damien et Hildebrand (futur pape Grégoire VII), réforme liée à l’idée de la « libertas Ecclesiae », c’est-à-dire l’indépendance des clercs vis-à-vis du pouvoir laïc. Vouloir imposer cette idée ouvrit, comme on sait, la longue « Lutte du Sacerdoce et de l’Empire » ; - la réforme pontificale, à savoir la mise en œuvre progressive des idées réformatrices pour une Église épurée de ses deux grands maux, « l’argent et le sexe », initialement soutenue par les empereurs germaniques : Henri II et surtout Henri III (1039-1056), dont l’objectif avait été d’asseoir sur le siège de Pierre des papes irréprochables. Avec saint Léon IX (1049-1054), la réforme de l’Église, d’abord monacale, puis épiscopale, devint donc pontificale, servie, défendue doit-on dire, pendant quelque cent cinquante ans, par une succession de pontifes remarquables, de Nicolas II à l’opposant à l’empereur Frédéric Barberousse, Alexandre III. À la fin du XIIe siècle, l’Église sortait donc considérablement renforcée par la mise en application de la réforme, aussi difficile, aussi laborieuse eût-elle été. Son influence et son emprise sur la société s’en étaient accrues d’autant. Son omniprésence et sa visibilité étaient manifestes. Préludes de la papauté monarchique Si le monachisme avait été l’initiateur de la réforme, le clergé dans son ensemble en avait été le principal bénéficiaire. Il en sortait épuré (même si ce n’était pas à cent pour cent !), et surtout, notablement structuré. Au sommet de la pyramide se trouvait la papauté, grandie par sa fermeté à faire triompher ses convictions, et par sa victoire finale durement acquise, notamment sur l’Empire germanique, mais aussi sur les royaumes d’Angleterre et de France, qui tous avaient finalement admis de renoncer à l’élection des évêques et des abbés par la crosse et l’anneau, se réservant l’octroi par le sceptre des attributs temporels associés. Parallèlement à l’affirmation du rôle et du prestige du souverain pontife, on avait assisté à un spectaculaire développement de la fonction cardinalice. Non seulement les cardinaux élisaient le pape, mais ils l’aidaient et participaient de plus en plus à la gestion des affaires de la chrétienté. Rappelons qu’on doit à Urbain II (1095-1101) l’utilisation du terme Curie (romaine) pour désigner la nouvelle organisation du gouvernement de plus en plus centralisé de l’Église. Un des outils utilisé par la papauté pour codifier et notifier les acquis de la réforme fut le recours à des conciles, suivis par la publication des canons Dictionnaire historique de la papauté, de Jean Levillain, La véritable histoire des papes, de Jean Mathieu-Rosay, Histoire de la papauté, de Marcel PACAUT, etc. 14 adoptés. Signe d’une importante évolution, Latran I, en 1123, fut le premier concile œcuménique tenu en Occident, sans l’Église byzantine orthodoxe. Lors de Latran III, en 1179, après la victoire d’Alexandre III sur l’empereur Frédéric Barberousse, fut notamment prononcée la première condamnation de l’hérésie des Cathares, et leur excommunication. En plus de la continuation opiniâtre de la réforme ecclésiastique ET laïque, et de la lutte, jamais tout à fait gagnée, contre la simonie et le nicolaïsme, à quels thèmes majeurs la papauté, devenue la tête pensante et agissante de la chrétienté, avait-elle à faire face au début du XIIIe siècle ? Parmi ces thèmes, évidemment très divers à cause de l’universalité de la vocation de l’Église romaine, nous en verrons deux d’entre eux jouer un rôle majeur lors de l’épopée de Charles d’Anjou : - la croisade, dont la papauté s’était attribuée la responsabilité. La reconquête de Jérusalem, lors de la première croisade lancée en 1095 à Clermont par Urbain II, lui avait valu un prestige certain. Cependant, les croisades suivantes avaient tendu de plus en plus à échapper à Rome au profit des souverains, et n’avaient pas atteint leur objectif, la reconquête d’Edesse et de Jérusalem, progressivement reprises par les Sarrasins. Cette éventuelle reconquête de Jérusalem restera toujours plus ou moins inscrite dans tous les projets pontificaux, et on verra effectivement Innocent III tenter de récupérer l’initiative au profit du prestige du Saint-Siège. Il convient en plus de rendre à Rome ce qui revient à Rome, car nombreux furent les papes qui oeuvrèrent, arbitres infatigables des conflits interchrétiens, pour faire régner une paix jugée condition indispensable de toute croisade future. Pour sa part, Charles d’Anjou participa avec son frère Saint Louis aux deux dernières croisades historiquement répertoriées (1248-1254 en Égypte et 1270 en Tunisie), et il intrigua auprès de plusieurs papes pour ou contre un énième projet, selon les circonstances et… son propre intérêt. - l’Union des Églises grecque et romaine, qui s’étaient progressivement éloignées l’une de l’autre au cours des siècles (langues, liturgies et quelques points de dogme), avec une rupture, plus apparente que réelle ou définitive, en 1054. Définitive, elle le devint en réalité, comme on le verra, suite à la quatrième croisade, prêchée par Innocent III. La plupart de ses successeurs tentèrent, inégalement, d’œuvrer pour cette reconstitution d’une unique Église chrétienne universelle. Les espérances d’Union du pape Grégoire X, concrétisées par le concile de Lyon en 1274, obligèrent Charles d’Anjou à mettre en sourdine certaines phases de ses projets orientaux. Jérusalem toujours aux mains des Infidèles suite aux échecs des deuxième et troisième croisades, l’Union des Églises d’Orient et d’Occident toujours retardée mais présente comme une écharde dans la chair de la papauté romaine (Annexe 1), l’hérésie s’enracinant et menaçant l’emprise du clergé catholique sur la société chrétienne, tels étaient en 1298 les trois défis majeurs pour le nouveau pape Innocent III. 15 II. INNOCENT III (1198-1216) Aux meilleurs esprits Que d’erreurs promises Paul Valéry Innocent III4 a été souvent qualifié de plus grand pape du Moyen Age. Il en a été, indéniablement, un des plus influents par le nombre et la diversité de ses interventions. Son long pontificat (près de vingt ans) a été certainement un des plus importants, et des plus féconds de la chrétienté médiévale. Il fut notamment l’initiateur de la tentative d’instauration d’une théocratie pontificale universelle imaginée par Grégoire VII et que ses successeurs amplifièrent, pour le meilleur, et surtout pour le pire ! Un idéal qui a imprégné tout le XIIIe siècle. À la fin de ce siècle, la théocratie pontificale fut dramatiquement mise en échec par Philippe IV le Bel lors de son conflit avec le pape Boniface VIII. Ayant peu renié de ses prétentions, mais très amoindrie et modifiée, la théocratie pontificale se poursuivit néanmoins pendant la première moitié du XIVe siècle, en Italie notamment, illustrée par l’entente étroite de la papauté avec le royaume angevin de Naples, fondé par Charles Ier d’Anjou. Sans nier la sincérité de ses convictions ni ses indéniables talents, constatons qu’Innocent III bénéficia de circonstances politiques exceptionnellement favorables, qu’auraient certainement bien aimé connaître ses prédécesseurs ! : un Empire germanique en crise depuis la mort inattendue en 1197 d’Henri VI, fils et successeur de Frédéric Barberousse, laissant pour héritier un enfant de quatre ans (le futur Frédéric II) ; l’affaiblissement résultant d’un royaume normand de Sicile qui avait causé tant de soucis à la papauté pendant des décennies, mais finalement replacé sous sa tutelle par l’impératrice Constance (fille posthume du roi Roger II et veuve d’Henri VI), sur son lit de mort fin 1198 ; un Empire byzantin en déclin depuis la fin de la dynastie Comnène en 1185 et suscitant des convoitises croissantes ; enfin un Empire musulman éclaté, en pleine « turquification ». Innocent III fut également favorisé par un développement économique opportun, contemporain d’une urbanisation et d’une christianisation croissantes. Et enfin, vicaire de saint Pierre, entouré d’une Curie renouvelée et efficace, Innocent III put s’appuyer sur une Église réformée et restructurée, fidèlement rangée derrière son chef incontesté et ayant retrouvé son prestige. Un nouveau style pontifical Lothaire de Segni de Conti, issu d’une grande famille, fut élu pape à 37 ans le 8 janvier 1198, le jour même de la mort de son prédécesseur Célestin III. Il fut ordonné prêtre le 21 février, puis évêque et intronisé dès le lendemain. 4 Dictionnaire historique de la papauté, de Jean Levillain, pp. 877-882. 16 Innocent III avait bénéficié d’une triple formation à Rome, à Paris et à Bologne, qui lui avait donné à la fois une profonde connaissance de la théologie et des Ecritures, et une parfaite maîtrise des concepts juridiques. Intelligent et cultivé, administrateur de talent et diplomate-né, il était épris d’ordre et de justice, au point que certains de ses contemporains le surnommèrent « Salomon III ». A la fois majestueux et méprisant, il nourrissait un goût pour l’ascèse et la pénitence, et se faisait servir à table par des moines, imposant à ses familiers des vêtements de laine blanche qu’il avait adoptés pour lui-même. Innocent III développa une activité inlassable. Peu de domaines échappèrent à ses interventions. En dix-huit années de pontificat, il n’envoya pas moins de six mille lettres, promulgua cinq cent quatre-vingt-seize décrétales et nomma trente-deux cardinaux. La théocratie pontificale Grégoire VII (1073-1085) avait énoncé les principes de la théocratie pontificale dans ses célèbres Dictatus papae de 1075. Les vingt-sept articles lapidaires5, notés dans le désordre, concernaient à la fois l’installation d’une monarchie pontificale absolue sur toute l’Église (plenitudo ecclesiasticae potestatis), effectivement réalisée au cours des XIIe et XIIIe siècles comme on l’a vu, et l’instauration d’une théocratie « impériale » universelle, sur toute la Chrétienté, comme le prouvent les six articles suivants : 2. Seul, le souverain pontife mérite d’être appelé universel. 8. Seul, il peut user des insignes impériaux. 9. Le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds. 12. Il lui est permis de déposer les empereurs. 19. Il ne doit être jugé par personne. 27. Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. Les historiens discutent encore ce qu’étaient réellement ces Dictatus papae, apparemment non publiés tels quels et trouvés dans le registre du pape : des notes pour un projet de sermon ou de décret ? Une simple énumération non ordonnée de principes ? Comme on sait, Grégoire VII appliqua effectivement les articles 12 et 27 dans le cadre de la Lutte entre l’Empire et le Sacerdoce : il déposa l’empereur Henri IV (dont il voulait le salut !) et il releva ses sujets de leur serment de fidélité. L’idéal d’une théocratie pontificale fut en partie repris, avec une certaine modération, par Alexandre III, lors du troisième concile du Latran (1179)6, après la paix signée à Venise avec Frédéric Barberousse. Il appartenait à Innocent III d’en lancer effectivement la réalisation concrète. 5 Le monde de la Bible. N° hors-série automne –hiver. Histoire des conciles, d’Yves Chiron, pp. 96-104. Sur les conciles en général, voir également : Conciles et synodes, de Norman Tanner. 6 17 Peu après son élection, le nouveau souverain pontife déclara dans une lettre au patriarche de Constantinople que l’univers entier avait été confié à Pierre et à ses successeurs. C’est à Pierre que Jésus avait dit « Pais mes brebis », et à lui seul qu’il avait donné le pouvoir de lier et de délier, le « pouvoir des clés ». Cet argument sera de plus en plus employé par Innocent III et ses successeurs. D’après Innocent III, le souverain pontife possédait la plenitudo potestatis, expression utilisée par Léon 1er au Ve siècle, reprise par Innocent II au concile Latran II en 1129 ainsi que par saint Bernard dans son traité De consideratione adressé au pape cistercien Eugène III. De plus, reprenant une expression qu’avait employée ce dernier, Innocent III se déclara, non plus vicaire de Pierre, mais « vicaire du Christ, celui dont le royaume n’a pas de limite », appelé en conséquence à appliquer la juridiction de Dieu sur tous les hommes, selon les circonstances. Certes, le Christ n’avait pas exercé certains pouvoirs temporels… mais il aurait pu le faire s’il l’avait voulu ! Aux yeux d’Innocent III, inversant du tout au tout le principe de Charlemagne selon lequel la papauté dépendait du pouvoir impérial, c’est l’empire qui dépendait de la papauté, comme la Lune dépend du Soleil dont elle reçoit la lumière. Bien que tous deux établis par Dieu et relativement indépendants et autonomes, le principe spirituel et le principe temporel ne sont pas égaux, le spirituel domine le temporel, car ce dernier n’est légitime qu’en restant fidèle à sa mission de conduire les hommes vers le salut. Le salut : ce merveilleux « bras de levier » qui permet à l’Église d’agir sur la société… Le pape précisa notamment sa pensée dans les deux décrétales Venerabilem de 1202 et Novit de 1204 sur les pouvoirs temporels des souverains et sur l’élection impériale (qu’il appliqua pour la succession disputée d’Henri VI, comme on le verra ci-dessous). Selon Innocent III, le pontife ne cherche pas à intervenir systématiquement, ni en permanence, dans la gestion des pouvoirs temporels (ses successeurs franchiront ce pas !) mais le souverain qui se rend indigne par son action ou par son exemple, facilitant l’œuvre du démon, peut être légitimement déposé. Le pape développa ainsi le principe de soumission du pouvoir temporel au pouvoir spirituel, à cause du péché, ratione peccati. Le vicaire du Christ a le droit d’intervenir quand les souverains prennent des décisions politiques ayant des effets négatifs sur la vie spirituelle ou sur la morale publique. Dans le même esprit, rompre un serment (comme le mariage chrétien ou la vassalité féodale) revient à violer un engagement pris avec Dieu comme témoin, et relève donc de la juridiction ecclésiastique… C’est dans cet esprit qu’Innocent III s’attaqua à – et résolut – divers problèmes. Installation à Rome et reconquête du territoire pontifical Rappelons le paradoxe selon lequel, à mesure que la papauté retrouvait son indépendance vis-à-vis des princes laïcs et regagnait son pouvoir d’influence 18 sur la chrétienté, ses titulaires étaient souvent chassés de Rome par des révolutions populaires. Certains papes ne purent jamais pénétrer dans la Ville Eternelle ou rejoindre le Latran, ce qui ne fut pas étranger à leur installation ultérieure en Avignon ! Pendant presque tout le XIIe siècle, la plupart des souverains pontifes avaient été réduits à gouverner l’Église de leurs divers exils, à Anagni, Pérouse, Viterbe, voire en France comme Urbain II, Gélase II, Innocent II, Alexandre III, etc. Comme l’a dit Jean Chelini, « Le pape tendit à gouverner le monde, mais jamais il n’arriva à imposer son autorité à Rome. » Innocent III se fixa donc comme première tâche le rétablissement de son autorité dans la capitale pontificale, mais il lui fallut pas moins de six années pour imposer enfin en 1204 son autorité. Entretemps, il s’était efforcé, avec succès, de récupérer les régions relevant du patrimoine de saint Pierre et qui en avaient été, au cours du temps, plus ou moins séparées, comme la Campanie, et d’anciens territoires contestés de la comtesse Mathilde de Canossa en Toscane, voire carrément annexés, notamment par l’Empire germanique, comme la Marche d’Ancône et le duché de Spolète. Arbitre incontesté de l’Occident chrétien Innocent III intervint et imposa son autorité dans deux affaires, très différentes, intéressant les souverains de la France et de l’Angleterre. En Angleterre notamment, il n’hésita pas à ouvrir un conflit violent avec le roi Jean-Sans-Terre, qui refusait de reconnaître l’élection du cardinal Etienne Langton au siège primatial de Canterbury. Après que son royaume eut été frappé d’interdit7 en 1208, puis lui-même excommunié en 1209, le souverain capitula et, fort habilement, se reconnut vassal du Saint-Siège pour l’Angleterre (avec un cens annuel de 1.000 marcs d’argent), ce qui le protégeait de toute attaque du roi français Philippe Auguste. Avec Philippe Auguste, c’est le comportement matrimonial du roi qui déclencha l’intervention rigoriste d’Innocent III. Après quelques mois de mariage seulement, le roi avait répudié son épouse, Ingeborg, sœur du roi de Danemark, afin de pouvoir épouser Agnès de Méran. Après avoir été menacé d’interdit puis effectivement soumis celui-ci début 1200, le roi finalement s’inclina, et l’interdit fut levé. Agnès mourut la même année, mais Ingeborg ne fut effectivement libérée qu’en 1213. Innocent III intervint pareillement et avec autant de rigueur dans les affaires matrimoniales d’Alphonse X de Léon et de Pierre 1er d’Aragon. Celui-ci se reconnut vassal du Saint-Siège, comme Jean-Sans-Terre, comme le souverain de Portugal, et comme le royaume de Sicile (depuis 1059, renouvelé en 1198). 7 Rappelons que l’interdit privait l’ensemble de la population de toute liturgie, de tous les sacrements : plus de baptêmes, plus de mariages chrétiens, plus d’inhumations en terre chrétienne, une arme spirituelle à laquelle peu de souverains pouvaient résister. 19