Marges linguistiques - Numéro 6, Novembre 2003 - M.L.M.S. éditeur
http://www.marges-linguistiques.com - 13250 Saint-Chamas (France)
5
2.1. Le français populaire perçu par les indigènes et par les experts
Un rapide examen de l’histoire du terme « français populaire », assez opaque
aujourd’hui pour la plupart des locuteurs, montre que son émergence historique re-
monterait à la deuxième moitié du 19ème siècle1, quand commence réellement
l’industrialisation et quand s’intensifie l’urbanisation. Auparavant, les caractérisations
du non-standard, expertes comme ordinaires, renvoient à des styles ou des façons
de parler (comme « style bas » au 17ème siècle). Ce n’est donc que tardivement que
des formulations se mettent à viser les locuteurs et leurs caractéristiques sociales, et
elles ne s’encombrent d’abord pas de nuances : « langue de la crapule ou de la ca-
naille », « mauvais langage », « bas-langage ».
Ces dénominations invitent à s’interroger sur les dénominations de variétés :
auto-désignation vs hétéro-désignation (en ce cas, qui désigne quoi, et qui ?). Qui s e
dirait lui-même « populaire » (tout en pouvant déprécier sa propre façon de parler) ?
Le populaire serait-il alors toujours l’autre ? Voir Tabouret-Keller (1997) pour la no-
mination des langues, dont la réflexion peut être étendue à la nomination de varié-
tés. D’où quelques remarques, dont on se demandera si elles sont généralisables :
1) les variétés sociales des idiomes apparaissent faire moins couramment l’objet d e
désignations, ordinaires ou expertes, que les variétés régionales, dont la nomination
liée à l’espace peut plus facilement être assumée par les locuteurs ; 2) les accents
urbains sont évalués plus négativement que les accents ruraux ; 3) en contexte ur-
bain, les désignations locales peuvent permettre de dissimuler les spécifications so-
ciales : un accent parisien (comme « parigot »), c’est toujours un accent populaire (au
point que dans « français populaire », il y a souvent la présupposition « Paris ou ré-
gion parisienne »).
Quant aux descriptions, la tradition donne Bauche (1920) comme le premier à
décrire ce qu’il appelle le « français du peuple de Paris » ; et le seul ouvrage qui
aurait pu rivaliser quant au statut d’initiateur d’une lignée est celui de Nisard (1875),
très négatif quant à son objet de même qu’aux porteurs de l’objet, plus polémique
que descriptif (et écrit peu de temps après la Commune de Paris…). Bauche n’était
pas linguiste, mais esprit curieux de la langue courante ordinaire, et son travail reste
isolé, n’étant aucunement à regarder comme le signe d’un intérêt des linguistes pour
un objet ; surtout pas à voir la réception méfiante qu’il a connue. Après Bauche et
avant la sociolinguistique, les quelques linguistes qui se sont intéressés au non-
standard (mais rarement au point de le décrire systématiquement) avaient pour point
commun de prendre en considération, même s’ils étaient structuralistes, le locuteur
et pas seulement le système (comme Frei, Brunot, Bally, Dauzat, Cohen, Martinet…).
schichtenspezifischen Sprachunterschiede, ou de schichtspezifisches Sprachverhalten. Voir sur c e
point Dittmar (1997) ; je remercie ici Norbert Dittmar, à qui je dois des commentaires très
éclairants sur ce point. Pour l’anglais londonien, on ne parle pas d’anglais populaire mais de
cockney, pour lequel Lodge (1997) montre à quel point la situation londonienne diverge de la
situation parisienne (effets d’une forte ségrégation sociale et spatiale à Londres). Quant à
l’italien, Berruto montre bien que popolare dans italiano popolare ne revêt pas le même sens que
populaire dans français populaire, car s’il s’agit bien d’usages de locuteurs peu instruits, il s’agit
aussi d’une version unitaire de l’italien face aux dialectes, constituée tardivement sur la base de
l’unité nationale (Berruto, 1987, p. 105 sq., qui y consacre un chapitre de 33 pages). De c e
point de vue, l’italien serait davantage comparable à l’allemand, même si l’expression n’y existe
pas, qu’au français, où elle ne revêt que la valeur de jugement social. Pour une comparaison de
différents termes permettant de qualifier des variétés substandard dans différentes langues, voir
Blasco Ferrer (1990), qui réfléchit aussi en termes typologiques et diachroniques.
1 Une recherche dans Frantext a fourni seulement trois occurrences : chez Victor Hugo, Marcel
Proust, et Annie Ernaux. L’occurrence la plus ancienne date ainsi de 1862. Même en tenant
compte de ce qu’est le corpus de Frantext, ce résultat est saisissant. Quant aux travaux de lin-
guistes, il ne me semble pas que le terme en tant que tel y apparaisse avant les années 1930
chez Albert Dauzat (où il n’est pas réellement thématisé), avant d’être repris par Straka en 1952
(en texte seulement) et par Guiraud en 1965 (qui le thématise en titre) ; mais ce serait à véri-
fier.