David Lewis - La vérité dans la fiction (revue Klesis)

Klesis Revue philosophique 2012 : 24 La philosophie de David Lewis
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La vérité dans la fiction*
David Lewis
Nous pouvons dire avec vérité que Sherlock Holmes vivait à Baker
Street, et qu’il aimait faire la démonstration de ses capacités mentales. Nous
ne pouvons pas dire avec vérité qu’il était un homme dévoué à sa famille,
ou qu’il travaillait en collaboration étroite avec la police.
Ce serait pratique si nous pouvions prendre au pied de la lettre de
telles descriptions de personnages fictionnels, leur attribuant la forme sujet-
prédicat comme pour les descriptions similaires des personnages de la vie
réelle. Ainsi, les phrases « Holmes porte un chapeau haut de forme en soie »
et « Nixon porte un chapeau haut de forme en soie » seraient toutes les deux
fausses parce que le référent du terme-sujet Holmes dans la fiction ou
Nixon dans la vie réelle, selon le cas ne possède pas la propriété, exprimée
par le prédicat porter un chapeau haut de forme en soie. La seule
différence serait que les termes-sujets « Holmes » et « Nixon » ont des
référents d’une sorte radicalement différente : l’un est un personnage de
fiction, et l’autre une personne en chair et en os de la vie réelle.
Je ne remets pas en question l’idée qu’un traitement à la manière de
Meinong puisse être efficace. Terence Parsons l’a fait
1
. Mais ce n’est pas
une chose facile de surmonter les difficultés qui apparaissent. Tout d’abord,
n’y a-t-il pas un sens tout à fait approprié pour lequel Holmes, comme
Nixon, est une personne de chair et d’os de la vie réelle ? Il y a des histoires
à propos des exploits de super-héros d’autres planètes, de Hobbits, de
déluges de feu, d’intelligences vaporeuses et de non-personnes. Mais quelle
erreur se serait de classer les histoires de Holmes avec tout cela.
Contrairement à Clark Kent et aux autres, Sherlock Holmes n’est qu’une
personne une personne de chair et d’os, un être de la même catégorie que
Nixon.
Considérez aussi le problème de la chorale. Nous pouvons dire avec
vérité que Sir Joseph Porter, K. C. B., est assisté par une chorale formée de
* Traduction par Yann Schmitt de « Truth in Fiction », American Philosophical Quarterly,
1978, 15: 3746 ; texte repris in D. Lewis, Philosophical Papers, Volume I, Oxford, Oxford
University Press, 1983. Avec l’aimable autorisation de Stephanie Lewis.
1
Dans « A Prolegomenon to Meinongian Semantics », Journal of Philosophy 71 (1974):
561-80, et in « A Meinongian Analysis of Fictional Objects », Grazer Philosophische
Studien 1 (1975): 73-86.
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ses sœurs, de ses cousins et de ses tantes*. Pour rendre ceci vrai, il semble
que le domaine des personnages fictionnels doit contenir non seulement Sir
Joseph lui-même, mais aussi beaucoup de sœurs, de cousins et de tantes
fictionnels. Mais combien cinq, une douzaine, peut-être ? Non, car nous
ne pouvons pas dire en vérité que le nombre de membres de la chorale est
cinq ou douze. Nous ne pouvons rien dire d’exact sur sa taille. Alors avons-
nous peut-être une chorale fictionnelle, mais aucun membre fictionnel de
cette chorale et ainsi aucun nombre de membres ? Non car nous pouvons
énoncer certaines vérités à propos de la taille de la chorale. On nous dit que
les sœurs et les cousins, même sans les tantes, se comptent par douzaines.
Le meinongien ne devrait pas supposer que les quantificateurs dans
les descriptions de personnages fictionnels portent sur toutes les choses qu’il
pense exister, aussi bien les fictionnelles que les non-fictionnelles ; mais il
ne pourra pas facilement dire comment le domaine de quantification est à
restreindre. Considérez si nous pouvons dire en vérité que Holmes était plus
intelligent que quiconque à ce jour. Il serait pertinent de le comparer à des
personnages fictionnels, tels que Mycroft et Watson ; mais pas à d’autres
tels que Poirot ou « Slipstick » Libby. Il est certainement pertinent de le
comparer à des personnages non-fictionnels, tels que Newton ou Darwin ;
mais probablement pas à d’autres tels Conan Doyle ou Frank Ramsey.
« Plus intelligent que quiconque » signifiait quelque chose comme « plus
intelligent que quiconque dans le monde de Sherlock Holmes ». Les
habitants de ce « monde » sont tirés en partie du côté fictionnel du domaine
meinongien et en partie du côté non-fictionnel, n’épuisant ni l’un, ni l’autre.
Finalement, le meinongien doit nous dire pourquoi les vérités à propos
de personnages de fiction sont, parfois mais pas toujours, amputés des
conséquences qu’elles devraient impliquer. Nous pouvons dire avec vérité
que Holmes vivait au 221b Baker Street. On m’a dit
2
que le seul immeuble
au 221b Baker Street, à l’époque et encore maintenant, était une banque. Il
ne s’en suit pas et il n’est certainement pas vrai que Holmes vivait dans une
banque.
La voie meinongienne est difficile et dans cet article, je vais explorer
une alternative plus simple. Ne prenons pas les descriptions de personnages
fictionnels au pied de la lettre, mais plutôt, considérons-les comme des
abréviations de phrases plus longues commençant par un opérateur « dans
telle ou telle fiction ». Une telle expression est un opérateur intensionnel qui
peut être mis en préfixe d’une phrase φ pour former une nouvelle phrase.
* Chorale apparaissant dans H. M. S. Pinafore, opéra de Sullivan et Gilbert de 1878, Josep
Porter est l’amiral commandant le Pinafore [Note du traducteur]
2
On m’a dit aussi qu’il n’y avait jamais eu d’immeuble à cette adresse. Peu importe qui a
raison.
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Mais alors, l’opérateur préfixé peut être ôté pour former une abréviation,
nous laissant avec ce qui semble être la phrase initiale φ mais cette
abréviation diffère de φ par son sens.
Ainsi, si je dis que Holmes aimait se vanter, vous admettrez que
j’avais affirmé une version abrégée de la phrase vraie « Dans les histoires de
Sherlock Holmes, Holmes aimait se vanter ». Alors, la phrase enchâssée
« Holmes aimait se vanter », prise en elle-même et dont l’opérateur préfixé
n’est ni présent explicitement, ni tacitement compris, devrait être
abandonnée au destin commun des phrases de la forme sujet-prédicat avec
des termes-sujets sans dénotation : la fausseté automatique ou l’absence de
valeur de vérité, selon votre goût.
Beaucoup de choses que nous pourrions dire de Holmes seraient
potentiellement ambiguës. Elles peuvent ou non être comprises comme des
abréviations de phrases portant le préfixe « Dans les histoires de Sherlock
Holmes... ». Dans la pratique, le contexte, le contenu et le sens commun
résoudront en général l’ambiguïté. Considérez les phrases suivantes :
Holmes vivait à Baker Street.
Holmes vivait plus près de Paddington Station que de Waterloo Station.
Holmes était simplement une personne une personne en chair et en os.
Holmes a réellement existé.
Quelqu’un a vécu au 221b Baker Street.
Le plus grand détective londonien en 1900 prenait de la cocaïne.
Toutes ces phrases sont fausses si nous les prenons sans préfixe,
simplement parce qu’Holmes n’existe pas actuellement. (Ou peut-être que
certaines manquent d’une valeur de vérité) Toutes sont vraies si nous les
prenons pour des abréviations de phrases préfixées. Les trois premières
seraient probablement comprises ainsi, et alors elles semblent vraies. Les
autres seraient probablement comprises comme étant sans préfixe et alors
elles semblent fausses. La phrase
Aucun détective n’a jamais résolu autant de cas.
serait probablement comprise comme sans préfixe et donc comme vraie,
bien qu’elle serait fausse si elle était préfixée. La phrase
Holmes et Watson sont identiques.
est certainement comprise comme préfixée et donc comme fausse, mais ce
n’est pas une réfutation de la logique libre
3
qui pourrait la tenir pour vraie si
on la comprenait comme sans préfixe.
3
Par exemple, le système donné dans Dana Scott, « Existence and Description in Formal
Logic », in Bertrand Russell : Philosopher of the Century, Ralph Schoenman (éd), London,
Allen & Unwin, 1967.
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(Je me hâte de concéder que certaines vérités à propos de Holmes ne
sont pas des abréviations de phrases préfixées, et ne sont pas aussi vraies
parce que « Holmes » est sans dénotation. Par exemple, ces phrases :
Holmes est un personnage fictionnel.
Holmes fut tué par Conan Doyle puis ressuscité ensuite.
Holmes est suivi par une cohorte lui rendant un culte.
•Holmes symbolise la lutte permanente de l’humanité pour la vérité.
•Holmes n’aurait pas eu besoin d’enregistrements pour obtenir des preuves
contre Nixon.
Holmes aurait pu résoudre les meurtres A.B.C. plus vite que Poirot.
Je n’aurai rien à dire ici du traitement correct de ces phrases. Si le
meinongien les manipule sans problèmes spéciaux, ceci donne un avantage
à son approche par rapport à la mienne.)
L’ambiguïté des préfixes explique pourquoi les vérités à propos des
personnages fictionnels sont parfois amputées de leurs conséquences
apparentes. Supposez que nous ayons un argument (avec zéro ou plus
prémisses) qui est valide, au sens modal il est impossible pour les
prémisses d’être toutes vraies et la conclusion fausse.
Ψ1, .... , Ψ2
---------------
φ
Alors il semble clair que nous obtenons un autre argument valide si
nous préfixons un opérateur « dans la fiction f ... » de manière uniforme
pour chaque prémisse et à la conclusion de l’argument initial. La vérité dans
une fiction donnée est close sous l’implication.
Dans f, Ψ1, .... , Dans f, Ψ2
----------------------------------
Dans f, φ
Mais si nous préfixons l’opérateur « Dans la fiction f ... » à certaines
prémisses de l’argument initial et pas à d’autres, ou si nous admettons que
certaines mais pas toutes les prémisses sont tacitement préfixées, alors en
général, ni la conclusion initiale φ ni la conclusion préfixée « Dans la fiction
f, φ » ne s’en suivent. Dans l’inférence que nous considérions
précédemment, il y avait deux prémisses. La prémisse que Holmes vivait au
221b Baker Street était vraie seulement si elle était comprise comme
préfixée. La prémisse que le seul immeuble au 221b Baker Street était une
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banque, d’autre part, était vraie seulement si elle était comprise comme sans
préfixe ; car, dans les histoires, il n’y avait aucune banque à cette adresse
mais plutôt une pension. Comprendre les prémisses comme nous le ferions
naturellement de manière à les rendre vraies n’implique rien : ni la
conclusion sans préfixe que Holmes vivait dans une banque ni la conclusion
préfixée que dans les histoires, il vécut dans une banque. Comprendre les
deux prémisses comme sans préfixe, la conclusion sans préfixe s’en suit
mais la première prémisse est fausse. Comprendre les deux prémisses
comme préfixées, la conclusion préfixée s’en suit mais la seconde prémisse
est fausse
4
.
Il nous reste à voir ce qu’il faut dire à propos de l’analyse des
opérateurs « Dans telle et telle fiction ... ». J’ai déjà noté que la vérité dans
une fiction donnée est close sous l’implication. Une telle clôture est le signe
distinctif d’un opérateur de nécessité relative, un opérateur intensionnel qui
peut être analysé comme un quantificateur universel sur les mondes
possibles restreint. Donc nous pouvons procéder comme suit : une phrase
préfixé « Dans la fiction f, φ » est vraie (ou, comme nous pourrions aussi le
dire φ est vraie dans la fiction f) ssi φ est vraie dans chaque monde possible
d’un certain ensemble, cet ensemble étant en quelque sorte déterminé par la
fiction f.
En première approximation, nous pourrions considérer exactement ces
mondes l’intrigue de la fiction se joue, une suite d’événements a lieu
qui correspond à l’histoire. Ce qui est vrai dans les histoires de Sherlock
Holmes serait alors ce qui est vrai dans tous ces mondes possibles il y a
des personnages qui ont les attributs, qui sont dans les relations et qui font
les actions qui sont attribués dans les histoires à Holmes, Watson et les
autres. (Savoir si ces personnages seraient alors Holmes, Watson et les
autres est une question qui fâche et nous devrons l’étudier bientôt).
Je pense que cette proposition n’est pas parfaitement juste. D’abord, il
y a une menace de circularité. Même les histoires de Holmes, pour ne pas
mentionner des fictions écrites dans des styles moins explicites, n’ont pas du
tout la forme de franches chroniques. Un lecteur intelligent et informé peut
en effet découvrir l’intrigue et pourrait l’écrire sous la forme d’une
chronique parfaitement explicite s’il le désire. Mais cette extraction de
l’intrigue hors du texte n’est pas une tache triviale ou automatique. Peut-être
que le lecteur l’accomplit seulement en comprenant ce qui est vrai dans les
histoires c’est-à-dire, seulement en exerçant sa maitrise tacite du concept
de vérité dans la fiction que nous sommes maintenant en train de chercher.
4
Jusqu’ici, mon traitement suit de près celui de John Heintz « Reference and Inference in
Fiction », Poetics 8, 1979.
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