COURS DE GÉOPOLITIQUE 2 – La conscience géographique De la cartographie à la conquête du monde Une explication exclusivement géographique d’un phénomène politique est insuffisante Aristote explique la supériorité politique d’Athènes par trois raisons d’ordre géographique : 1) ouverte à la mer (condition favorable si l’on dispose d’une puissante flotte militaire) 2) couverte à ses épaules par quatre grandes montagnes 3) Sa position à mi-chemin entre l’Europe et l’Asie, lui permettant de profiter du climat européen (esprit) et du climat asiatique (intelligence et habileté) (Πολιτικά – La politique) Ces conditions géographiques n’ont pas empêché la décadence d’Athènes entre 300 000 et 550 000 habitants à l’époque d’Aristote (IVe siècle) environ 4 000 au début du XIXe siècle Ve siècle aJC – Athènes – XIXe siècle La géopolitique étudie la relation dynamique entre l’activité humaine, l’espace et le temps Ces trois dimensions ne sont jamais égales à elles-mêmes Aujourd’hui, l’activité humaine n’est plus ce qu’elle était à l’époque de l’Empire romain ou de la II Guerre mondiale L’activité humaine s’est modifiée sous l’influence de l’espace et du temps En se modifiant, elle a transformé à son tour l’espace et le temps : les distances se sont raccourcies, les temps se sont accélérés Ainsi, la géographie peut être considérée comme une forme de conscience des interactions entre l’homme et l’espace dans le temps Γεωγραφία-geographia, signifie “description de la terre” Le mot aurait été créé par le mathématicien grec Ératosthène de Cyrène (c.276-195 BCE) qui calcula la circonférence de la Terre et dessina la première carte du monde connu Le plus célèbre des géographes de l’antiquité est Claudius Ptolémée (90-c.168) dont l’influence et les conceptions astronomiques durent jusqu’aux Grandes Découvertes Ce vide de quatorze siècles s’explique par la décadence économique et politique de l’Europe, qui entraîne également un déclin de la science géographique La relève est assurée par les cartographes et astronomes chinois et musulmans entre le IIIe et le XIIIe siècles Al-Bīrūnī’s projection Le mathématicien persan Al-Bīrūnī (976-1048) étudie la rotation de la Terre autour de son axe et autour du soleil Première représentation en projection de la Terre Muhammad al-Idrisi (1099-c.1165), géographe à la cour du roi normand de Sicile, Roger II, et auteur d’une carte du monde (Tabula Rogeriana, 1154) Elle inspire d’autres cartographes (Ibn Khaldūn), et sera utilisée par Christophe Colomb et Vasco Da Gama. Al-Idrisi’s map La recherche scientifique autour des problèmes géographiques reprend avec les grandes découvertes On commence à penser le monde comme un ensemble unique La géographie se diversifie et donne naissance à des disciplines autonomes : cartographie, astronomie, géographie humaine, etc. La cartographie progresse en qualité et en quantité, grâce à l’invention de l’imprimerie L’Allemand Gerard Kremer (Mercator, 1512-1594) donne une nouvelle projection de la Terre qui est restée jusqu’à nos jours Petite curiosité : le nom « Amérique » est une erreur ! En 1507, le cartographe allemand Martin Waldseemüller (c.1470-1520) dessine une carte du monde qui porte le nom d’Amérique en l’honneur d’Amerigo Vespucci (en ignorant entre autres Christophe Colomb) Waldseemüller plus tard reconnaît son erreur et appelle le nouveau continent Terra incognita Mais puisque 1 000 copies de la carte avaient déjà été distribuées, le nouveau nom est finalement resté Universalis cosmographia secundum Ptholomaei traditionem et Americi Vespucii aliorumque lustrationes La cosmographie universelle selon la tradition de Ptolémée et les découvertes d’Amerigo Vespucci et d’autres Jusque là, les grandes puissances avaient occupé un espace exclusivement régional soit en s’ignorant réciproquement (l’Empire romain et l’Empire han), soit en s’affrontant directement sans pourtant sortir d’une dimension régionale (empires byzantin et sassanide) Les grandes découvertes des XVe et XVIe siècles entraînent l’ambition de dominer le monde Le traité de Tordesillas (1494) premier partage du monde en « sphères d’influence », entre Espagne et Portugal Conséquences géopolitiques des grandes découvertes : déplacement du centre des trafics internationaux de la Méditerranée à l’Atlantique ; diminution de l’importance des voies terrestres pour les échanges avec l’Asie ; montée en puissance des pays européens qui dominent les océans ; naissance du premier empire colonial mondial, « donde nunca se ponía el sol » (sur lequel le soleil ne se couche jamais) : celui de Charles Quint, roi d’Espagne et empereur germanique ; crise des puissances « renfermées » dans la Méditerranée : l’Italie et l’empire ottoman Empire de Charles Quint La transformation des rapports de force entre les puissances suite au grandes découvertes fait que la domination des océans entraîne aussi, de retour, la domination du vieux continent Les mêmes puissances qui s’affrontent sur les mers s’affrontent également sur le continent La guerre de Sept Ans qui se conclut avec le traité de Paris (1763) est la première « guerre mondiale » Pour trois raisons : 1) son origine se trouvait dans le conflit entre les ambitions d’expansion mondiale de la France et de l’Angleterre 2) elle se déroula sur trois continents (Europe, Amérique et Asie) 3) toutes les grandes puissances européennes y prirent part: non seulement la France et l’Angleterre, mais aussi la Russie, l’Autriche, la Prusse, l’Espagne, le Portugal, la Pologne, la Suède, et le Royaume de Naples La victoire anglaise contribue à la naissance d’une sorte de « conscience géopolitique » Pour garantir et perpétuer sa domination terrestre, l’empire anglais doit 1) s’assurer le contrôle des mers, à travers le contrôle des points de passage (Gibraltar, le Cap, Suez, Aden, Hormuz, Singapour), des ports et des îles La géopolitique devient ainsi un instrument de politique étrangère, avant même que son nom ne soit inventé La victoire anglaise contribue à la naissance d’une sorte de « conscience géopolitique » Pour garantir et perpétuer sa domination terrestre, l’empire anglais doit 2) s’assurer que la force de ses adversaires potentiels soit équilibrée (balance of power) La force (“power”) d’un État potentiellement hostile est équilibrée (“balanced”) quand celui-ci est suffisamment puissant pour endiguer la force d’un autre État potentiellement hostile, mais pas suffisamment pour s’y imposer La géopolitique devient ainsi un instrument de politique étrangère, avant même que son nom ne soit inventé L’État-nation L’État moderne (État-nation) est essentiellement caractérisé par le principe de souveraineté établi par les traités de Westphalie (1648) La souveraineté est le droit d’exercer de manière exclusive l’autorité (politique, judiciaire et militaire) à l’intérieur d’une zone géographique donnée (principe de non-ingérence dans les affaires d’un autre État) Cuius regio eius religio (« tel prince, telle religion ») chaque prince a le droit d’imposer sa religion (ainsi que tout autre volonté) à ses sujets, et les autres États n’ont pas à s’immiscer La naissance des frontières Du point de vue géographique, la première conséquence du principe de souveraineté est l’importance des frontières séparant le territoire d’un prince du territoire d’un autre prince Jusque là (à part quelques exceptions), les frontières d’un État avaient été définies par un obstacle naturel (forêt, fleuve, montagne, glacier, désert, marécage), ou bien elles avaient été floues et mobiles Avec le principe de la souveraineté, les frontières deviennent stables et infranchissables Au XIXe siècle, à l’apogée de l’État-nation, les frontières deviennent « sacrées » Second élément constitutif de l’État-nation : l’homogénéisation du territoire Tous les sujets d’un même prince doivent pouvoir se reconnaître les uns les autres, se comprendre les uns les autres, obéir aux mêmes caractères distinctifs et aux mêmes lois Ils doivent devenir la « nation » La pleine maturation de l’État-nation correspond au stade du développement industriel (Ernest Gellner) Le niveau de compétition entre États industrialisés nécessite l’identification entre sujets/citoyens et État condition sine qua non de la capacité de mobiliser toutes les forces nationales Pour que cette identification ait lieu, l’État doit 1) prouver aux sujets/citoyens que faire partie de la nation comporte des privilèges et des bénéfices et en comportera toujours davantage 2) promouvoir une intense « pédagogie nationale » (« inventer la nation », Anne-Marie Thiesse) 3) assujettir les cultures locales et minoritaires L’homogénéisation culturelle a lieu, en règle générale, par « le remplacement des cultures diversifiées, locales et inférieures par des cultures élevées, normalisées, formalisées, codifiées et littéraires » (Gellner) Quel est le sort des « cultures inférieures diversifiées, locales » qui sont remplacées ? Gellner (et l’expérience historique) nous donne trois possibilités : 1) assimilation 2) expulsion 3) massacre « La phase la plus violente du nationalisme est celle qui accompagne l’émergence de l’industrialisme et la diffusion de l’industrialisme » (E. Gellner) Les intellectuels accompagnent et justifient les transformations de la société Le XIXe n’est pas seulement le siècle de la naissance de l’État tel que nous le connaissons, mais aussi de la naissance d’une théorie de l’État comme aboutissement de l’évolution politique humaine Pour G.W.F. Hegel (1770-1731), l’État est l’aboutissement de l’Idée qui y parvient à l’auto-conscience) Pour Rudolf Kjellén (1864-1922), c’est une « forme vivante » La géopolitique est l’outil théorique des puissances qui contestent l’ordre existant (les « révisionnistes ») mais également des puissances qui veulent conserver les privilèges que leur garantit l’ordre existant (les « conservateurs ») A la fin du XIXe siècle, certains intellectuels allemands, japonais et américains ont forgé des théories géopolitiques pour contester les équilibres politiques internationaux existants Des intellectuels britanniques (et, en moindre mesure, français) ont forgé des théories géopolitiques pour conserver les équilibres politiques internationaux existants Halford John Mackinder (1861-1947) inventeur d’un concept-clé de la géopolitique jusqu’à nos jours : le concept de heartland (État-pivot) Le « cœur de la Terre » entre l’Ukraine, la mer Caspienne et la Sibérie orientale (1/6 de la Terre) progressivement élargi Le heartland se caractérise pour son étendue, ses richesses en matières premières, l’absence de grands obstacles géographiques à son intérieur Th. : qui contrôle le heartland contrôle l’étendue eurasiatique qui contrôle l’étendue eurasiatique contrôle le monde Le risque principal de la politique mondiale (pour Mackinder) : un « bouleversement de l’équilibre des forces en faveur de l’État-pivot » Democratic Ideals and Reality - 1919 Le « bouleversement de l’équilibre des forces en faveur de l’État-pivot » permettrait à celui-ci de contrôler, directement ou indirectement, les pays de l’« inner crescent » (ou « rimland ») Si cela devait se produire, « le contrôle du monde entier serait proche » Le risque à éviter était qu’une “puissance latérale” (l’Allemagne, ou le Japon, ou la Chine) ne parvienne à dominer la Russie: cela entraînerait la naissance d’une superpuissance à même de dominer la mer et la terre Karl Ernst Haushofer (1869-1946) Son hypothèse prévoyait la conquête d’un espace vital (Lebensraum) Lebensraum pour l’Allemagne Une alliance entre la Großdeutschland, la Russie et le Japon, avec pour but de rendre possible la création de quatre grandes sphères d’influence (“pan-regions”): 1) zone pan-germanique (paneuropéenne), contrôlant l’Afrique et le Moyen-Orient 2) zone pan-russe, embrassant également l’Afghanistan 3) zone pan-japonaise, dominant Asie méridionale et Océanie 4) zone pan-américaine, suivant la doctrine Monroe Pour Haushofer, le futur appartient aux grands ensembles continentaux C’était une vieille thèse de Ratzel, très à la mode au début du XXe siècle et en particulier autour de la Grande Guerre libéral anglais John Atkinson Hobson (1858-1940), marxiste autrichien Karl Kautsky (1854-1938), radical français Aristide Briand (1862-1932) démocrate austro-japonais Richard Nikolaus von Coudenhove-Kalergi (1894-1972), le “père” de la Paneuropa (1923) Coudenhove-Kalergi: L’Europe doit s’unir contre l’Amérique et la Russie Partisan de construction de cinq grands ensembles continentaux Pan-Europe Pan-America Asie orientale Empire fédéral britannique Empire fédéral russe Coudenhove-Kalergi’s world: Pan-Europe, Pan-America, East-Asia, British Federal Empire, Russian Federal Empire Les États-Unis héritent de la théorie du britannique Mackinder dès qu’ils deviennent la nouvelle puissance insulaire qu’ils deviennent la première puissance mondiale Pour Spykman comme pour Mackinder, le cauchemar était une possible association entre Heartland et Rimland capable de remettre en cause l’hégémonie américaine (ou britannique) La question de «comment prévenir l’émergence d’une puissance eurasienne dominante et rivale demeure centrale pour la capacité américaine d’exercer la suprématie mondiale» Zbigniew Brzezinski, The Grand Chessboard: American Primacy and Its Geostrategic Imperatives, 1997