RÉSISTANCE 15/16
5
FOCUS
Jeune France
Née le 22 novembre 1940, Jeune France était
interdite par le gouvernement en mars 1942. […]
Curieux mélange de communautarisme autori-
taire, de décentralisation, d’antimodernisme, de
ferveur populaire et d’allégeance au maréchal
Pétain. « En retrouvant l’unité de [leur] généra-
tion, dans un combat nouveau, dans une ferveur
neuve, à la suite du Maréchal », ses militants
allaient « refaire l’unité du pays » et une « révo-
lution culturelle », sans « constituer les arts et la
culture en service de propagande », sans « ima-
giner les artistes, les intellectuels et les éduca-
teurs venant chercher leurs thèmes d’inspiration
à quelque bureau central». […]
Aux commandes de Jeune France, on trouve, en
zone sud, à Lyon, Pierre Schaeffer, polytechnicien,
catholique et scout, futur inventeur de la musique
concrète, pionnier des ondes et auteur drama-
tique ; en zone nord, Paul Flamand, catholique,
de formation éclectique, fondateur des Éditions
du Seuil ; à leurs côtés, en zone sud : Emmanuel
Mounier, Pierre Barbier, auteur dramatique,
Maurice Jacquemont, directeur du Théâtre des
Quatre Saisons provinciales, les écrivains Claude
Roy, du journal Combat, encore proche de l’Ac-
tion française, et René Barjavel ; en zone nord :
Maurice Blanchot, également proche de l’Action
française, directeur littéraire et l’un des chefs
de file de la littérature moderne après-guerre,
Xavier de Lignac, futur chef du service de presse
du général de Gaulle, Jean Vilar, futur créateur
du Théâtre national populaire, Maurice Delarue,
futur fondateur de Travail et Culture (TEC), enfin
en Afrique du Nord, le résistant Max-Pol Fouchet.
Du côté des artistes, des personnalités très dif-
férentes venues de milieux divers, aux projets
divergents. Jean Bazaine, personnaliste, Alfred
Manessier ou Jean Le Moal, fidèles au combat
de la gauche, tous trois s’apprêtaient à faire
entrer l’art abstrait dans les églises ; Édouard
Pignon, communiste, plus proche de Picasso
que de la construction des formes entamées par
ses camarades ; Alfred Courmes, anarcho-com-
muniste, précurseur du Pop’Art à la française
et aux accents râleurs ; Lucien Lautrec, artisan-
pédagogue, tenaillé par la volonté de mettre sur
pied un programme populaire, bien plus que les
précédents.
➤ Extrait de Laurence Bertrand Dorléac, L’Ar t
de la Défaite 1940-1944, Le Seuil, 1993, pages
223-225.
Abel Bonnard (1883-1968)
Fils illégitime du comte Joseph Napoléon (dit Gégé Primoli), reconnu par Ernest Bonnard,
directeur de prison, il fait des études supérieures passables.
Par l’intermédiaire de la famille de son père biologique, il côtoie depuis son enfance les
milieux aristocratiques et intellectuels à Paris et à Rome. Il écrit et cause beaucoup, fré-
quente et courtise les cercles dirigeants politiques et intellectuels de droite et d’extrême-
droite, antirépublicains et antidémocrates. À leur contact, il renforce son antisémitisme. Sa
proximité avec certains académiciens, lui vaut d’être élu à l’Académie française en 1932.
Abel Bonnard est aussi un des membres actifs du Comité France-Allemagne. Il devient une
des figures de la Collaboration. Il intrigue pour devenir ministre de l’Éducation nationale.
Nommé en avril 1942, il considère que l’instruction doit être réservée à une élite et qu’il faut
mettre fin à l’Europe des Lumières. Les Beaux-Arts sont intégrés à son ministère.
Membre éminent du groupe Collaboration, il est surnommé « Abetz Bonnard ». Il est
du voyage en Allemagne avec les écrivains en novembre 1941, il soutient la Légion des
Volontaires français contre le Bolchevisme puis la Milice. En juillet 1944, il est le signataire
d’une note pour une guerre sans merci contre la Résistance.
Il crée une chaire d’« ethnologie » raciste et antisémite à la Sorbonne. Il soutient l’exposi-
tion Arno Brecker en juillet 1942 au musée du Jeu de Paume, ainsi que les concerts Cortot.
Il couvre le pillage au profit de l’Allemagne de la collection Schloss et de celle du musée
de Pau. Il quitte Paris seulement le 20 août pour rejoindre Pétain à Sigmaringen. Il fuit en
Espagne franquiste où il trouve refuge.
2. SURVEILLER ET INTERDIRE
L’Occupant, de fait, contrôle directement ou
indirectement toute la chaîne de produc-
tion et de diffusion de l’information et de
la culture : presse, radio, cinéma, maison
d’éditions, etc. ainsi que les machines, outils
et matériaux (presse, papier, encre, pelli-
cule, etc.). Par exemple, une ordonnance du
15avril 1942 impose aux éditeurs l’obtention
du visa de censure pour la délivrance du
papier d’imprimerie nécessaire à l’édition
de tout ouvrage. Ses services de police et de
censure agissent immédiatement. Dès le
FOCUS
Les organismes de contrôle
Côté allemand, c’est le haut commandement militaire en France qui dirige les opérations. Six
sections spécialisées de ses services de propagande – Presse, Radio, Propagande active, Film,
Littérature, Culture (variété, Beaux-Arts, théâtre, musique, etc.) — sont à pied d’œuvre dès
l’automne 1940. Elles emploient un millier de personnes (350 encore en juillet 1944) et un
budget mensuel de 90 millions de francs leur est alloué. À leurs côtés, s’activent des services
de la Gestapo en France, mais aussi l’ambassade d’Allemagne à Paris qui dispose d’un budget
annuel de 100 millions de francs et d’une enveloppe complémentaire d’un milliard.
Côté État français, sur tout le territoire (à l’exception des territoires annexés), tout dépend
directement du chef de l’État (assisté d’un conseiller culture particulier) et de son président
du Conseil (Premier ministre). Les politiques sont mises en œuvrent par les ministres de l’Ins-
truction et des Beaux-Arts, de l’Information et de la Propagande, de la Jeunesse et des Sports,
de l’Intérieur ainsi que par les directeurs des grandes administrations, en premier lieu celle
de la Culture.
15juillet 1940, une liste dite Bernhard énu-
mère les ouvrages français et étrangers inter-
dits à la vente et par conséquence retirés
aussi des rayonnages des bibliothèques. Le
28septembre, cette liste est englobée dans
une liste beaucoup plus importante dite
« liste Otto » (1060 titres), qui elle-même sera
augmentée successivement en juillet1941,
juillet1942 (voir Document) et mai1943. Ce
sont des millions d’ouvrages qui sont saisis
et détruits. En peinture, la Société nationale
des Beaux-Arts se voit interdire de rendre
hommage au peintre Jean-Louis Forain lors
du salon annuel de 1940. Une œuvre de Marcel
Gromaire doit être décrochée de l’exposi-
tion de l’Entraide des artistes en 1940. Avec
la bénédiction de l’occupant allemand, des
hommes acquis à sa cause prennent les com-
mandes d’entreprises culturelles : l’écrivain
Pierre Drieu la Rochelle évince ainsi Jean
Paulhan de la direction de la NRF (Nouvelle
Revue française) des éditions Gallimard.
Enfin, cette situation d’oppression installe
des réactions d’autocensure chez les créateurs
de toutes les disciplines et chez leur diuseur.
L’État Français use des mêmes pouvoirs et des
mêmes pratiques. Il s’empare de la liste Otto
pour « épurer » les rayonnages des librairies et
des bibliothèques de la zone non-occupée. En
permanence ses services de censure frappent
les publications, à l’exemple des revues poé-
tiques Confluence et Fontaine interdites tem-
porairement par Paul Marion, ministre de
l’Information, après la publication de textes
jugés subversifs. Sur l’ensemble du territoire
national, des hommes acquis à la politique
de Révolution nationale sont nommés à tous
les niveaux des administrations et des insti-
tutions culturelles. À la direction des Beaux-
Arts, Georges Huisman jugé trop républicain,
est remplacé par le très conservateur Louis
Hautecoeur, lui-même remplacé en 1944 par
Georges Hilaire. Jean Cassou, fondateur du
Musée d’Art moderne, ne peut en prendre la
direction lors de son inauguration en 1942 car
il est considéré comme trop lié au Front popu-
laire et aux avant-gardes artistiques.
L’État français s’engage également dans un
vaste programme de mise au pas des artistes
et des métiers de la Culture par la création
de comités d’organisation professionnels ou
d’ordres professionnels : Cinéma, Musique,
Beaux-Arts, etc. Les conséquences se font
sentir au-delà du cercle des artistes.