Une collection de documentaires : point de vue d’un auteur Pascal Picq, Collège de France, auteur J'ai le plaisir d'être devant vous pour apporter un témoignage en tant qu'auteur, chercheur et universitaire au Collège de France, sur la documentation pour la jeunesse et cette grande discipline qu'est la préhistoire au sens large. Je voudrais tout d'abord rendre hommage aux éditeurs de documentaires pour la jeunesse et aux journalistes pratiquant la vulgarisation, comme Henri de Saint Blanquat, auteur de l'un des plus beaux livres pour la jeunesse actuel, "l'Atlas de la préhistoire", et cofondateur de la revue "Science et avenir". Car s'il n'y a pas de diffusion des connaissances scientifiques, il est très clair qu'il n'y aura pas de nouvelles carrières scientifiques, dont le déficit actuel en fait un enjeu considérable. La communication scientifique joue un rôle primordial et commence avec l'image de la science et du scientifique que l'on donne aux jeunes. Et il faudrait peut être arrêter de véhiculer une image du scientifique vieux et savant ou jeune et déglingué. Le documentaire jeunesse n'a pas été au départ le résultat d'une volonté de ma part. J'ai été mis en relation avec Daniel Sossé, créateur de la collection "Le monde en poche", et mon premier livre portait sur la vie des chimpanzés et des grands singes car à l'époque seul Yves Coppens écrivait sur la préhistoire. Ce livre a été beaucoup traduit à l'étranger mais a été peu lu en France car les singes n'intéressaient pas grand monde. L'enseignement de l'éthologie est encore très peu développé. C'est un pays de grande culture philosophique, anthropocentrique, dans lequel on ne parle ni de Darwin ni des grands singes. Ces habitudes culturelles donnent une vision de l'homme préhistorique qui commence avec "Lucy". Il existe très peu de représentations de ce qui peut exister au-delà, car nous conservons ce mythe de la honte des origines. Or il faut bien se rendre compte que le documentaire jeunesse forge des images pour le futur, et qu'elles transcrivent aux jeunes celles que nous avons de notre société. Heureusement mon deuxième livre, "Lucy et les premiers hominidés" (1974, Le monde en poche) a bien marché, et après s'ouvre l'aventure chez Mango avec "Lucy et son temps" qui est resté mon préféré. Dominique Gossen travaillait dans la publicité avant de devenir directeur de la collection "Regard d'aujourd'hui", et il a voulu créer quelque chose de nouveau, fonctionnant par double page, utilisant l'humour et basé sur la coopération de deux auteurs : un auteur de la discipline, et un directeur artistique de publicité qui compose avec différents artistes et différentes techniques de l'image. C'était à l'époque un concept étonnant et le premier livre a pris un temps considérable : un an pour Lucy... Cette création pour la jeunesse m'a énormément appris, et les livres que j'ai écrits ensuite pour un public averti sont vraiment hérités de mon passage dans le monde du documentaire pour la jeunesse. La littérature scientifique pour la jeunesse est extrêmement intéressante parce qu'elle permet notamment de publier des informations que l'on ne trouve nulle part dans les livres pour adultes. C'est le cas pour l'arbre phylogénétique qui figure dans "Lucy et son temps", qui est maintenant devenu une référence, mais que je n'ai pu publier à l'époque que parce qu'il s'agissait d'un documentaire pour la jeunesse. Et cela a quand même été difficile parce qu'il s'oppose à la vision occidentale qui fige une image de l'homme et une histoire de la vie complètement anthropocentrique. On acceptait alors l'évolution à condition qu'elle aille vers l'homme : nous connaissons tous ces schémas linéaires où les espèces se redressent petit à petit pour aboutir à l'Homme complètement redressé. Cette image existe et persiste depuis 2500 ans, indépendamment de la découverte de la génétique, de la découverte des théories de l'évolution, et de celles que l'on a faites sur les chimpanzés depuis une quarantaine d'années. La vision de l'homme par rapport à la nature qui domine dans notre culture est complètement idéologisée. Les gens qui écrivent pour les adultes fonctionnent sur cette conviction d'une opposition par rapport à la nature, vision complètement inscrite dans notre mentalité et centrée sur notre conception de l'écrit héritée de nos textes sacrés . Or aujourd'hui, nous savons qu'il s'agit d'une évolution buissonnante, c'est à dire que plusieurs espèces coexistaient à toutes les étapes. Cette conception est difficile à faire passer dans l'enseignement, parce les mentalités sont toujours figées sur cette vision hiérarchique et inerte de la nature et de l'homme par rapport à la nature. J'ai pu commencer à démonter cette idée dans la littérature pour la jeunesse parce que l'on peut y faire avancer des idées difficiles. Tant que les jeunes n'ont pas été rattrapés par un enseignement philosophique anthropocentrique, on a une chance de leur faire comprendre les relations entre l'homme et le singe. La France est le seul pays qui se targue de détenir un enseignement de la philosophie totalement coupé des sciences. Dans d'autres pays, comme au Québec, ce sont les philosophes qui organisent des colloques sur des thèmes tels que "science et société", "science et éthique"...... On ne peut comprendre l'évolution sans les classifications. L'idée de l'évolution vient-elle des fossiles ou des classifications? Généralement on croit qu'elle vient des fossiles mais pas du tout. Les fossiles ont été connus de tous temps, mais c'est à partir de Cuvier que l'on a compris qu'ils étaient des vestiges de formes vivantes éteintes qui existaient dans le passé. Et il était naturellement difficilement concevable dans les mentalités de l'époque qu'il ait pu y avoir des échecs dans une nature créée par Dieu. A l'école primaire, les enfants commencent par rassembler les espèces. Si vous leur demandez pourquoi ces espèces se rassemblent en groupes, l'un d'eux dit toujours "C'est peut être parce qu'ils ont un ancêtre commun". Puis à partir de leur ressemblance avec leurs frères et soeurs et au delà avec leurs cousins, on peut faire émerger les notions de parents communs, puis de grands-parents communs. Ils comprennent alors très vite par rapport aux autres espèces que les chimpanzés sont nos frères, et les gorilles nos cousins et ceux des chimpanzés. A 16 millions d'années, nous avons le plus ancien ancêtre commun à l'homme, aux chimpanzés, au gorille et à l'orang outang. A 5 millions d'années se situe le plus ancien ancêtre commun de l'homme et du chimpanzé. On ne se situe plus au même niveau de classification. La première fois où ces thèmes d'évolution et d'éthologie ont été abordés, ils l'ont été dans la littérature de jeunesse, et ils entrent actuellement dans les programmes scolaires grâce à cette littérature. Le deuxième avantage de la littérature pour la jeunesse, c'est que le public n'attend pas des vérités. Lorsque l'on traite ces thèmes, on aborde forcément la question du rapport de l'homme à la nature des générations futures. A partir du moment où l'on considère que la nature n'a été conçue que pour l'homme, on le place au-dessus des autres espèces, et il est très clair que l'on a beaucoup moins de considération pour les autres espèces. L'écho a été moins favorable pour "Le premier homme et son temps", pourtant mieux construit que "Lucy...", peut être parce qu'il aborde une période moins facilement perceptible. Il s'agit d'une période extrêmement difficile de notre évolution, où l'on ne sait pas exactement ce qu'est un homme et où l'on pose la définition du genre homo. Les livres de cette collection "Regard d'aujourd'hui" étaient destinés aux collègiens, mais ne sont accessibles qu'à partir du lycée. Nous avions cru avoir fait les livres que nous voulions avoir pendant notre jeunesse, mais nous y avions mis notre humour et nos références d'adultes. Donc ces livres sont drôles et remarquablement illustrés, mais ils ont raté leur cible. On a réalisé ensuite "La préhistoire", beaucoup plus simple, et qui est utilisable à partir du collège, même si des élèves plus âgés s'y retrouvent car ils y sont moins gênés par un certain type d'humour. Les idées fausses, reproduisant une vision complètement bloquée de l'homme et de la nature, sont également véhiculées par les images. Une image récente comparait l'homme debout, un gorille un peu redressé et Lucy de face. Mais Lucy n'est pas l'intermédiaire entre le singe et l'homme, et l'homme ne descend pas du singe. Nous appartenons au groupe des singes, chaque espèce étant indépendante. Le déficit d'image est ici tout a fait clair, quand on sait qu'elle provient du livre de Thomas Huxckley "The place of human in nature" édité en 1863 et qu'elle a été réutilisée et modifiée en 1979 dans un article de "Science". Quand une image est ainsi réutilisée, pour des raisons différentes : confort de la représentation, une certaine idéologisation, une certaine représentation de l'homme dans la nature, mais aussi pour des raisons de coût, un siècle plus tard, malgré des centaines de fossiles découverts et un progrès des connaissances absolument hallucinant, cette image existe toujours. Et il est très clair que l'on conserve toute sa vie des images véhiculées à travers ces documentaires conçu par des adultes. Ces derniers peuvent imposer une image, une représentation aux jeunes à travers les documentaires. Il est très rare que la réalisation vienne des jeunes. Il est très difficile de bousculer les images que nous avons de la préhistoire. Au sens strict, la préhistoire est l'évolution des cultures, les productions des hommes dont les plus anciennes sont datées de 2,5 millions d'années en Afrique. Or, aujourd'hui encore, dès que l'on parle de préhistoire, on reste figé sur un certain nombre de clichés : Cro-Magnon, Néandertal, les premiers utilisateurs du feu, ou les modes d'utilisation des grottes. Quand les Cro-Magnons sont arrivés en Europe ils avaient la peau bien sombre. Nous sommes africains. Ceux qui avaient la peau blanche, les vrais européens, les hommes de Néandertal, ont peu à peu disparu après une cohabitation pendant 3000 ans. La vision de la grotte est aussi un héritage de nos représentations. On a commencé à fouiller dans les grottes car ces sites ont été occupés pendant des milliers d'années. Mais les grottes n'existent pas partout. Pendant que certains les occupaient, d'autres vivaient en plaine dans le Bassin parisien, en Afrique ou en Australie. Or c'est la grotte qui est représentée le plus souvent dans les documentaires pour la jeunesse. Je suis moi-même tombé dans ce travers en représentant dans "Lucy et son temps", la démarche d'une femme blonde à côté de Lucy. Ce qui montre que même en essayant d'être critique, on peut tomber dans les pièges de ses représentations. J'aime beaucoup "A la rencontre des hommes préhistoriques" chez Nathan, car il commence par une fiction. C'est le premier livre de cette collection Mégascope, et la structure n'est pas très homogène car les approches comme les auteurs sont différents. Il est heureux que la partie fiction n'ait pas été éliminée, car à partir du moment où elle n'est pas en contradiction avec les données scientifiques, elle possède un pouvoir d'évocation qui va largement au delà d'un texte explicatif ou descriptif de l'état des connaissances. J'ai également collaboré avec Yves Coppens à la réalisation d'un cédérom en 1994, "Aux origines de l'homme" (Microfolie's). La préhistoire se prête bien à cette écriture multi-médiatique car elle se place au carrefour de presque toutes les disciplines : génétique, éthologie, écologie comportementale, anthropologie, conscience et langage de l'homme, physique atomique, géologie, sédimentologie... Et ce n'est pas un hasard si les livres de chez Mango sont apparus au moment où il y avait une réflexion sur ce type d'écriture. Le multimédia a influencé l'écriture du livre documentaire, à partir duquel il est possible de faire travailler les enfants en groupe, par thème et par double page. Le livre a bénéficié d'un nouvel apport et a pu ensuite contribuer à des réalisations sur de nouveaux supports comme cela s'est passé pour "Lucy..." et les émissions de "C'est pas sorcier". Cet afflux de documents de toute nature a pour conséquence que les jeunes refusent les convictions classiques de l'hominisation que l'on retrouve dans les programmes avec notamment l'association type d'homme / type d'outils. La polémique a été tellement vive dans les années 1996-97 autour des origines de l'homme que les inspecteurs ont demandé des documents et des données sur l'évolution des connaissances scientifiques. Un site web appelé Phylogène créé à l'INRP par des enseignants, a été alimenté en grande partie par des documents fournis par les documentaires jeunesse ou le cédérom. L'enseignement d'une discipline a ici pu évoluer parce que l'on avait créé assez de documentaires, et que ces documentaires, qui ne sont pas considérés comme très sérieux, y compris par les chercheurs, reflétaient l'évolution de la recherche. Les chercheurs sont des gens qui s'interrogent en suivant une démarche scientifique parfaitement claire, parfaitement calée. Ils ne doutent pas de la démarche mais obtiennent de nouvelles données qui amènent constamment à changer ou à transformer les hypothèses. La création de documentaires jeunesse demande un effort extrêmement formateur car ils obligent à rechercher la clarté du propos, utiliser l'image ou le schéma, l'analogie, le décalage, l'humour. Les enjeux de la documentation scientifique en préhistoire : La question des origines est universelle. Toute les cultures ont une cosmogonie, alors que les scientifiques n'existent que depuis deux siècles et apportent une réponse qui n'est pas un discours de la vérité. En science, la préhistoire est intéressante parce qu'elle permet de faire comprendre ce qu'est la démarche scientifique, qui est un mode d'interrogation du monde tout à fait particulier, dans lequel on ne cherche pas de vérité. On essaie de donner la meilleure représentation de l'état des connaissances à un moment donné, tout en sachant que nous n'atteindrons jamais la vérité. Cette démarche amène à respecter nos collaborateurs, nos collègues et nos aînés, tout en produisant de nouvelles données qui vont nous amener à changer notre représentation de l'état des connaissances, donc garder une vision critique de ce que l'on nous enseigne. On sait notamment que jusqu'aux découvertes d'Orrorin (6 millions d'années au Kenya) en 2000 et de Toumaï en 2002 (7 millions d'années), l'East Side story était la meilleure hypothèse rendant intelligible l'état des connaissances tel que nous l'avions sur les origines et l'évolution de l'homme. Aujourd'hui cette théorie a vécu, ce qui ne veut pas dire que l'Est, la formation du Rift africain ou les changements de l'environnement n'ont pas joué un rôle important. Ces éléments sont la grande contribution, parmi d'autres, d'Yves Coppens. Comprendre qu'il est possible d'exercer une certaine critique, un certain jugement par rapport à ce que l'on nous dit en fonction des faits, peut apporter une aide dans les grands débats tels que ceux sur la mondialisation, dans lesquels les enjeux scientifiques interviennent de plus en plus. Michel Serre, dans un article récent du Monde parle de l'idée et de l'urgence de fonder un nouvel humanisme. Les droits universels de l'homme sont une émanation de la philosophie occidentale et de notre pensée anthropocentrique. Ce principe doit s'appliquer à l'ensemble de l'humanité, mais d'autres cultures n'ont pas la même vision des droits de l'homme. Or les milliers de cosmogonies qui existent ou ont existé nous montrent bien qu'il n'y a pas une seule vérité. Les sciences ne cherchent pas à apporter une vérité mais un mode d'interrogation universel et partageable par toutes les cultures, la démarche scientifique. Michel Serre dit que les sciences ont effectivement montré que tous les hommes et toutes les femmes appartiennent à une même espèce, que nous avons une communauté d'origine. Plutôt que d'imposer une vision du monde unique, la construction d'un humanisme commun à toute l'espèce humaine est possible à partir de ce fond commun incontestable et accepté par toutes les cultures humaines. A partir du moment où on a respecté les principes des droits de l'homme, on peut construire les individualités de différentes cultures sans qu'il y ait hiérarchisation. La préhistoire est importante en ce qu'elle permet de montrer qu'il faut sortir de ce schéma de hiérarchie. Les jeunes sont sensibles à ce discours apporté par un enseignement universel, celui des sciences. J'ai évoqué tout à l'heure cette idéologisation de progrès du 19è siècle et dès que vous touchez aux origines, vous flirtez avec les idéologies. La préhistoire est fille du 19è siècle où il importait pour les nations européennes de montrer leur supériorité, ce qui passait notamment par la nécessité de démontrer que les origines se situaient en Europe (ex l'homme de Piltdown). L'évolutionnisme culturel persistant encore dans certains manuels. Mais les singes ne sont pas restés en panne d'évolution. L'idée à faire comprendre est que toutes les espèces actuelles sont récentes. Ce que je viens de dire pour les espèces animales concerne également les populations humaines : on a montré des aborigènes dans des cages parce qu'ils étaient sensés représenter le stade de Cro-Magnon. A travers la préhistoire, il faut faire attention au message et aux images véhiculées, qui ne sont que celles du monde dans lequel nous sommes. Il faut montrer la communauté d'origine, montrer que les autres populations ont d'autres représentations du monde qui ne sont pas moins bonnes que les nôtres. Certains chercheurs projettent leurs a-priori, par exemple lorsqu'ils affirment qu'il n'existe pas plusieurs types d'australopithèques mais un seul avec un important dimorphisme sexuel, alors qu'aucune espèce de singe ne possède deux systèmes locomoteurs différents. Le même type de problème se pose avec les généticiens qui affirment que l'homme actuel ne serait issu que d'une famille de 60 000 individus, ce qui rappelle étrangement l'histoire du peuple élu qui traverse la mer rouge. L'évolution de cette discipline nous inscrit dans une quête concernant une question universelle qui interpelle toutes les cultures humaines et toutes les approches. A travers les manuels ou autres documents, la façon dont on va produire des images reproduit nos propres clichés ou représentations et inversement, à travers une production ou des reflexions de qualité on peut amener les jeunes à participer à une démarche scientifique et à l'interrogation du monde, ou bien les grands singes auront disparu de leur environnement naturel dans 30 ans.