Portefeuille de programmes et options réelles

publicité
dossier :Maîtrise des projets informatiques
Portefeuilles de programmes
et options réelles
Difficulté à évaluer
la valeur d’opportunité
d’un projet
Herbert Groscot,
Agrégé en mathématiques,
Chercheur en Intelligence Artificielle
Joël Lebidois,
Ingénieur
Herbert Groscot, normalien,
agrégé en mathématiques,
chercheur en intelligence
artificielle, est spécialiste de
prévision et de modélisation.
Ceci le conduit à l’étude et à
la mise en place de politique
• La revue n° 84 - Novembre 2006
de gestion des risques.
16
Joël Lebidois, ingénieur, a
consacré la majeure partie
de sa carrière à la direction
de programmes de R & D
innovants ainsi qu’à la
conduite de grands projets
de télécommunication au
sein de groupes industriels
comme Thomson ou Alcatel.
La gestion d’un portefeuille de
programmes permet à une DSI de
disposer d’une visibilité sur ses
projets en fonction de leur état opérationnel et de leur utilité stratégique. Un élément essentiel en est
leur valeur. Or, un programme est en
général vécu comme un coût, et
cette valeur est déduite des économies et des impacts des projets au
sein de la chaîne de valeur de
l’entreprise (cf. à ce sujet l’article paru
en juin 2005 dans ces colonnes). La
valeur réelle d'un programme
devrait pourtant être recherchée à
travers les profits qui peuvent être
attendus par ses résultats et à travers la valorisation des opportunités
ouvertes par ses projets.
Avec un tel principe de valorisation,
nous sommes pourtant confrontés
au paradoxe suivant : si le projet a en
général un coût bien identifié, les
gains attendus dépendent fortement de l'acceptation des produits
par les utilisateurs. Il en résulte une
incertitude qui génère un risque
pouvant encourager l’abandon du
projet : l’incertain se manifeste par
un pessimisme des prévisions,
concrétisées par des profits (cashflows) « en probabilité » inférieurs
aux investissements consentis.
Pourtant, il est connu que ce sont les
environnements propices à la prise
de risque et à l’innovation qui sont le
plus favorables aux entreprises.
De l’utilité de la flexibilité
dans la planification
Nous affirmons que l'incertain peut
apporter de la valeur à un projet, et
qu'il est important de savoir en tirer
parti et l’intégrer afin de permettre
des choix stratégiques pertinents.
Or les pratiques courantes en termes
de budgétisation reposent sur le
calcul de ce qui est appelé VAN
(Valeur Actuelle Nette) et ne prend
pas en compte la flexibilité souvent
nécessaire dans le déroulement des
projets. Les approches traditionnelles basées sur la VAN sont en effet
responsables d’un sous-investissement systématique et d’une stagnation. La VAN passe sous silence
une réalité importante : les décisions
en termes de business peuvent être
implémentées de manière flexible à
travers des reports, des changements, des abandons, des expansions, ou à travers une série d'étapes
qui, in fine, constituent ce qu’on
appelle des options réelles.
Pour cela, nous proposons de procéder en deux étapes.
La première consiste à découper un
programme en tranches et à bien
identifier les investissements correspondant à chacune de ces tranches.
Les projets informatiques se prêtent
bien à ce type de découpage, en
raison des phases liées au cycle de
vie d’un projet, et de la pratique de
versions intermédiaires de programmes avant une version définitive. De plus, les projets ont une
durée de vie variable – environ 2 ans
pour des projets de front office, 5 à
10 ans pour des projets de middle
office, et 10 à 20 pour des projets
back office tels que des infrastructures – et la non prise en compte de
la flexibilité favorise les projets court
terme au détriment des projets long
terme. On demande que, pour
chaque étape, des moyens soient
donnés pour approfondir la connaissance sur le marché, affiner les
profits réalisables, confirmer les
opportunités pressenties.
La deuxième étape consiste alors à
se donner le droit d'arrêter, poursuivre, différer, ou augmenter les
investissements en fonction des
résultats et des prévisions obtenus
lors de chacune des tranches précédentes. Le résultat de ce processus
est un planning « flexible » avec des
critères de décisions, spécifiés dès le
lancement du projet, sur les conditions de passage d’une phase à la
suivante.
Or, c'est justement ce droit d'intervenir durant la vie du projet, qui a
une valeur. Pour la calculer, on fait
appel à la théorie des options
réelles.
Présentation
des options réelles
Historiquement, les options réelles
se sont appuyées sur la théorie des
options financières, dont la partie la
plus connue est la formule de BlackScholes établie en 1973 et ayant
apporté le prix Nobel à Myron
Scholes avec R. Merton en 1997. Elles
s’appliquent notamment aux investissements tels que des usines, des
réalisations d’infrastructures ou des
projets de R & D.
Les options réelles sont particulièrement utiles pour des projets qui
comprennent à la fois un très fort
degré d'incertitude et des opportunités de développement lorsque de
nouvelles informations deviennent
disponibles.
Par exemple, dans le cas de l’exploitation pétrolière ou de la pharmacie,
des investissements importants sont
consentis au moment de démarrer
l’exploration d’un champ de pétrole
ou de lancer le développement
d’une nouvelle molécule. Les résultats finaux sont aléatoires, en raison
de l’incertitude sur la richesse réelle
du champs de pétrole ou en raison
de l’efficacité et de l’innocuité réelle
de la molécule. Les délais de démarrage et d’exploitation se comptent
en années, les projets sont découpés
en phases permettant de lever les
incertitudes avec le temps (apprentissage, tests). La théorie des options
réelles permet de juger, à chaque
étape, de l’opportunité de poursuivre le projet ou au contraire de le
suspendre.
Les projets d’infrastructures ont une
autre problématique : leur rentabilité au moment de leur exploitation
dépend du succès du produit
(exemple : licence UMTS). Il peut
être utile d’acquérir des droits d’exploitation mais d’attendre que les
circonstances soient favorables pour
lancer les investissements puis l’exploitation. La théorie des options
réelles permet ici de calculer les
seuils d’équilibre.
Dans le cas des projets de recherche
et développement, la théorie des
options réelles permet de lancer ces
projets et d’établir des jalons permettant soit l’abandon, soit le développement commercial de produits
innovants, soit la cession des droits à
des start-up.
Par définition, la valeur d'option est
le droit de tirer avantage des étapes
favorables d’un projet tout en évitant des pertes dans les états défavorables. En procédant ainsi, on
introduit une asymétrie dans la distribution de la valeur du projet. Dans
l'analogie avec les options financières, le sous-jacent est en fait un
actif réel : le cash-flow généré par le
projet et actualisé à aujourd'hui.
L'approche des options réelles
considère ainsi le management stratégique comme un processus visant
à réduire l'exposition au risque tout
en promouvant l'exposition aux
opportunités.
La direction générale apporte ainsi
de la valeur à une société par sa
capacité à manager activement le
changement alors que les incertitudes se lèvent avec le temps. Les
options réelles cherchent à quantifier la valeur de cette prise en
compte active de l’incertain par les
managers.
Un exemple
Afin de montrer comment une telle
quantification peut être déduite,
illustrons notre propos par un
exemple. Prenons un projet d’infrastructure qu'une entreprise souhaite
développer en deux étapes successives. La première version (version I)
servira à tester la réaction des utilisateurs et les performances, la version
II permettra le déploiement définitif
du système développé.
Supposons que les investissements
associés à la version I soient de
1 400 k€, et que le cash-flow généré
par le projet soit égal à 1 370 k€, la
valeur étant actualisée à aujourd'hui. La valeur actuelle nette de la
première version du projet est donc
négative et égal à – 30 k€. La version I est supposée livrable dans un
an et exploitable durant les quatre
années suivantes.
Nous pensons que dans trois ans, le
marché sera plus mûr pour l’exploitation de la version II. Les investissements liés à cette version sont estimés à 2 700 k€. Dans trois ans, nous
supposons que le cash-flow actualisé généré par cette deuxième version sera de 2 620 k€ (il s’agit d’une
valeur prenant en compte des cas
favorables et défavorables). Pour les
calculs, nous supposons que le
« taux sans risque » est de 4 % et le
taux annuel avec prise en compte du
risque est de 20 %.
Les approches traditionnelles nous
amènent à rejeter la version I sur le
projet pris isolément ainsi que l’ensemble du programme.
Nous proposons et décidons de voir
le projet de réalisation de la version
II comme une option : si, dans trois
ans, la deuxième version permet
d’espérer un cash-flow supérieur à
2 700 k€, alors la société va investir
dans le projet, sinon elle va décider
de ne pas le lancer. Ainsi, nous décidons de ne développer la version II
que si les circonstances du marché
sont favorables, c'est-à-dire, si les
futurs utilisateurs ont une bonne
perception du système et sont prêts
à l’utiliser.
Les grandes incertitudes pesant sur
le comportement du marché pour
cette deuxième version se mesurent
• La revue n° 84 - Novembre 2006
Maîtrise des projets informatiques dossier
17
dossier :Maîtrise des projets informatiques
à travers un nombre bien connu des
financiers : la volatilité, qui reflète la
propension de la valeur à fluctuer en
permanence. Nous supposons ici
que les managers de la société
choisissent une volatilité annuelle
de 35 % pour cette valeur « sousjacente » de 2 620 k€.
En pratique, il y a plusieurs moyens
pour estimer cette volatilité : en
regardant les historiques de volatilité des industries du secteur où de
certains projets similaires, en effectuant des analystes de sensibilité,
c'est-à-dire en prenant des scénarios
optimistes et au contraire pessimiste
et en les comparant, ou encore en
effectuant des simulations mathématiques de type Monte-Carlo.
Dans le cas qui nous préoccupe, l’option de développer la version II est
appelée une option de croissance
(et aussi une option d'apprentissage
ou une option d'expansion, dans la
mesure où la version I doit être mise
à profit pour mieux connaître le
comportement de notre marché).
Plus précisément, il s’agit d’une
option dite européenne (la décision
de poursuivre est prise à date fixe :
dans 3 ans).
• La revue n° 84 - Novembre 2006
Les paramètres intervenant dans le
calcul de cette option sont les
suivants :
18
Les calculs financiers permettent de
donner une valeur de 122 k€ pour
cette option. Cette valeur prend en
compte le fait que, bien que risqué,
le projet a, vu d’aujourd'hui, une
forte probabilité ou bien un fort
potentiel de rendement, et cela jusqu'à 6 000 k€. Entre autre, on peut
estimer que la probabilité pour que
le cash-flow du deuxième projet soit
supérieure à 2 700 k€ est de l'ordre
de 34 % et ce sont ces cas favorables
qui donnent de la valeur à l’option.
Ainsi, la valeur actuelle nette « étendue » du programme, prenant en
compte l’opportunité de développement de la version II est égale à
– 30 k€ + 122 k€ = 92 k€.
Elle est positive et justifie le développement de la version I, dans le cas où
on envisage de poursuivre une
version II si les circonstances sont
favorables.
Volatilité
35 %
Échéance
3 ans
Investissement à réaliser dans 3 ans
2 700 k€
Valeur du projet de 2 620 k€,
actualisé aujourd’hui
1 438 k€
Les différents types
d’options réelles
Conclusion :
utilité de la démarche
Il existe de nombreux types d'options réelles, mais celles que l’on rencontre le plus souvent sont les trois
options de base suivante :
• l'option de croissance : une fois
qu'un projet est lancé, le management peut avoir la flexibilité d'effectuer des investissements additionnels. Il peut ainsi se lancer
dans un projet ambitieux et se
prémunir des incertitudes du
marché par une première phase
exploratoire ou pilote. C'est ce qui
s'est passé dans l'exemple que
nous venons de rencontrer,
• l'option de différer : le projet est
différé jusqu’à ce que sa valeur
deviennent supérieur à l’investissement nécessaire, mais n'est pas
abandonné, et reprend lorsque les
conditions sont favorables. On
peut choisir cette option par
exemple dans l'exploitation d'une
licence d’un réseau de télécommunication. Dans ce cas, le management peut acquérir très tôt les
licences d’exploitation du réseau,
mais attendre que les conditions
soient favorables pour son développement et son exploitation. La
théorie lui fournit aussi un prix
acceptable d’acquisition de telles
licences,
• l'option d'abandon : si les conditions du marché changent, le
management peut abandonner
un projet, éventuellement en
échange d'une valeur de revente.
Cela permet de lancer des projets
de R & D et de disposer de critères
de décisions quant à l’utilisation
réelle des résultats obtenus.
De plus, un planning peut comporter plusieurs phases donc plusieurs
options, certaines d’entre elles étant
réputées exercées à date fixe,
d’autres sur un intervalle de temps
prédéterminé.
Alors que l’usage des options réelles
est répandu aux États-Unis, il existe
un écart d’une quinzaine d’années
avec la France.
Pour être employée avec succès,
cette technique suppose :
• un modèle économique simple et
compréhensible ,
• des hypothèses claires permettant
d’identifier les sources d’incertitudes,
• des expressions mathématiques
simples permettant de calculer les
cash-flows,
• l’identification de toutes les prises
de décisions (options) en cours de
programme,
• une vision stratégique à long
terme.
L’adoption des options réelles dans
un programme oblige ainsi la
Direction Générale et la DSI à poser,
dès le départ, les bonnes questions
en terme de vision stratégique à
long terme et à adopter des hypothèses permettant de donner un
éclairage sur la valeur d’option
des opportunités. Elle permet de
présenter les investissements et les
opportunités associées à des financiers en adoptant un mécanisme
basé sur des taux et des volatilités
qui leur parlent.
La question de savoir si cette valeur
est une mesure précise ou au
contraire un prix de marché indicatif
devient secondaire lorsque l’on s’est
plié à cette démarche.
Cette démarche doit permettre
d’apporter un consensus autour
d’un problème réel correspondant à
un besoin réel. « Quel est le point
d’équilibre en deçà duquel je préfère
laisser le programme à mes concurrents, mais au delà duquel je souhaite
être présent ? ». Dans ce contexte, la
frilosité rencontrée en France face à la
prise de risque est certainement
regrettable pour notre pays.
Téléchargement