M XAVIER SABATIER La logique dans la science : Place et statut de la logique dans la philosophie de Jean Cavaillès/Logic in science: The place and status of logic in the philosophy of Jean Cavaillès In: Revue d'histoire des sciences. 1999, Tome 52 n°1. pp. 81-106. Citer ce document / Cite this document : SABATIER XAVIER. La logique dans la science : Place et statut de la logique dans la philosophie de Jean Cavaillès/Logic in science: The place and status of logic in the philosophy of Jean Cavaillès. In: Revue d'histoire des sciences. 1999, Tome 52 n°1. pp. 81-106. doi : 10.3406/rhs.1999.1344 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1999_num_52_1_1344 Abstract SUMMARY. — No historical examples of logic can give the complete precise forms of scientific reasoning. Philosophies which try to found logic upon subjectivity cannot translate exhaustively scientific demonstrations into their a priori categories. Moreover, logics of transcendental subjectivity are always determinated artificially. Their formulated propositions refer to impure, empiric elements. On the other hand, logic conceived as an independent science of scientific reasoning only isolates the form of scientific demonstration at a given time of the history of science. Logicism mistakes those forms for the totality of scientific reasoning. . The mistakes of all these theories are based upon a misconception of the essence of science. Through its development, science creates new objects, which subsequently produce new forms of reasoning. The principle of the evolution of science is to be found in science itself and gives it an autonomy which philosophies of subjectivity have overlooked. Science is both autonomic and unpredictable. But those characteristics don't contradict its necessity, whose only principle is demonstration. As a demonstration, science is logical throughout. But « the logical » must not be mistaken for logic, a historical science, which is only a part of « the logical », cut from its origin and defined as an independent science by logicism. Résumé RÉSUMÉ. — Aucun exemple historique de logique ne peut donner exhaustivement les formes précises du raisonnement scientifique. Les philosophies qui fondent la logique sur le sujet connaissant ne parviennent pas à retrouver la richesse de la démonstration scientifique dans leurs catégories a priori. De plus, les catégories et les logiques du sujet transcendantal sont toujours établies artificiellement. Leurs énoncés font toujours référence à des éléments impurs, empiriques. De son côté, une logique conçue comme science indépendante des raisonnements scientifiques ne fait qu'isoler les formes des démonstrations scientifiques à un moment de la science et prétend ensuite que ces formes recouvrent la totalité du raisonnement scientifique. L'erreur de ces théories repose sur une mauvaise compréhension de l'essence de la science. Celle-ci crée dans son développement de nouveaux objets, qui engendrent à leur tour de nouvelles formes de raisonnement. Le principe de l'évolution de la science réside en elle-même et lui confère une autonomie que nient les philosophies du sujet. Ainsi, la science est à la fois autonome et imprévisible. Mais ces deux caractéristiques n'altèrent pas une nécessité dont le principe unique est la démonstration. Démonstrative, la science est de part en part logique. Mais « le logique », produit de la démonstration ne doit pas se confondre avec la logique, science historique qui correspond seulement à une partie du logique, coupée de son origine et élevée au rang de science indépendante des enchaînements déductifs par les logicistes. La logique dans la science : Place et statut de la logique dans la philosophie de Jean Cavaillès Xavier Sabatier (*) RÉSUMÉ. — Aucun exemple historique de logique ne peut donner exhaustive ment les formes précises du raisonnement scientifique. Les philosophies qui fondent la logique sur le sujet connaissant ne parviennent pas à retrouver la richesse de la démonstration scientifique dans leurs catégories a priori. De plus, les catégories et les logiques du sujet transcendantal sont toujours établies artificiellement. Leurs énoncés font toujours référence à des éléments impurs, empiriques. De son côté, une logique conçue comme science indépendante des raisonne ments scientifiques ne fait qu'isoler les formes des démonstrations scientifiques à un moment de la science et prétend ensuite que ces formes recouvrent la totalité du raisonnement scientifique. L'erreur de ces théories repose sur une mauvaise compréhension de l'essence de la science. Celle-ci crée dans son développement de nouveaux objets, qui engendrent à leur tour de nouvelles formes de raisonne ment. Le principe de l'évolution de la science réside en elle-même et lui confère une autonomie que nient les philosophies du sujet. Ainsi, la science est à la fois autonome et imprévisible. Mais ces deux caractéristiques n'altèrent pas une nécess itédont le principe unique est la démonstration. Démonstrative, la science est de part en part logique. Mais « le logique », produit de la démonstration ne doit pas se confondre avec la logique, science historique qui correspond seulement à une partie du logique, coupée de son origine et élevée au rang de science indépendante des enchaînements déductifs par les logicistes. MOTS-CLÉS. — Autonomie de la science; nécessité de la science; imprévisib ilité du raisonnement scientifique; démonstration; la logique; le logique. SUMMARY. — No historical examples of logic can give the complete precise forms of scientific reasoning. Philosophies which try to found logic upon subjecti vity cannot translate exhaustively scientific demonstrations into their a priori cate gories. Moreover, logics of transcendental subjectivity are always determinated artificially. Their formulated propositions refer to impure, empiric elements. ■ (*) Xavier Sabatier, c/ L. Filippi, 24, rue des Fossés-Saint-Jacques, 75005 Paris. L'auteur voudrait remercier Mme Hourya Sinaceur, M. Julien Dufour, M. Christian Maurin, M. Nicolas Schont. Rev. Hist. ScL, 1999, 52/1, 81-106 82 Xavier Sabotier On the other hand, logic conceived as an indépendant science of scientific reasoning only isolates the form of scientific demonstration at a given time of the history of science. Logicism mistakes those forms for the totality of scientific reaso ning. . The mistakes of all these theories are based upon a misconception of the essence of science. Through its development, science creates new objects, which subsequently produce new forms of reasoning. The principle of the evolution of science is to be found in science itself and gives it an autonomy which philosophies of subjectivity have overlooked. Science is both autonomie and unpredictable. But those characteristics don 't contradict its necessity, whose only principle is demonst ration. As a demonstration, science is logical throughout. But « the logical » must not be mistaken for logic, a historical science, which is only a part of « the logical », cut from its origin and defined as an indépendant science by logicism. KEYWORDS. — Autonomy of science; necessity of science; unpredictability of the scientific reasoning; demonstration; logic; the logical. Le présent article est le résumé d'un travail portant uniquement sur la signification du mot « logique » dans la philosophie de Jean Cavaillès. Cette orientation initiale explique le privilège accordé au dernier ouvrage de Cavaillès ainsi qu'à un nombre restreint de pas sages dispersés dans le corpus de l'épistémologue où le terme « logique » est utilisé. Cette orientation explique aussi que l'auteur ait préféré se confronter directement aux écrits de Cavaillès plutôt que de citer les travaux d'Hourya Sinaceur et Jan Sebestik qui ne traitent pas du même sujet. Ces ouvrages lui ont été cependant une aide constante dans la compréhension globale de l'œuvre de Cavaillès, nécessaire à l'entreprise plus limitée qui le préoccupait. Lors de ses années de formation, Jean Cavaillès a été confronté au développement considérable de la logique mathématique. Inté ressé initialement par la théorie des ensembles et la crise des fon dements, Cavaillès rencontre sur son chemin de réflexion les tentatives d'axiomatisation et de formalisation de l'arithmétique él émentaire que les logiciens et les mathématiciens formalistes avaient faites durant les années vingt. Dès 1935, il publie un article dans la Revue de métaphysique et de morale (1) où il présente aux phi losophes français les conceptions de Wittgenstein et de Carnap sur le rôle et l'importance de la logique. Deux ans plus tard, il publie un article dans la Revue philosophique de la France et de (1) Jean Cavaillès, L'école de Vienne au congrès de Prague, Revue de métaphysique et de morale, 42 (janv. 1935), 137-149. La logique dans la science 83 V étranger {2) où il met en parallèle la logique mathématique et la logique traditionnelle pour les distinguer sur leur approche du syl logisme. Ces articles sont cependant les seuls textes expressément consacrés à la logique mathématique que Cavaillès ait écrits. Quand la logique réapparaît dans la réflexion de Cavaillès, il ne s'agit plus seulement de la discipline historique, mais de la capacité d'une théorie du discours rationnel à penser une activité rationnelle comme la science. Le terme « logique » cesse alors d'être univoque et Cavaillès s'engage dans une discussion des définitions et des rôles que d'illustres prédécesseurs ont assignés à la logique dans son rapport aux sciences, surtout aux mathématiques. Le dernier ouvrage de Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, est le condensé ainsi que le dernier état de cette discus sionoù Cavaillès essaie, en critiquant Kant, Bolzano, Carnap et Husserl, de déterminer si la logique peut constituer la doctrine des sciences. A vrai dire, Cavaillès est avant tout préoccupé, conformé ment à l'optique qui dirige ses ouvrages, par la formulation d'une epistemologie, d'une doctrine de la science. Mais l'ambition de la logique chez Bolzano (représenter et réaliser cette doctrine de la science) contraint Cavaillès à traiter de la science du logos. En effet, la logique, contrairement à Г epistemologie, n'est pas une réflexion philosophique sur la science, mais une science positive dont les lois et les théories possèdent, avec les théorèmes mathé matiques, le plus haut degré de précision et de nécessité. Dès lors, la définition de la logique comme doctrine de la science devient problématique. Au cours du passage sur Bolzano, Cavaillès énonce la difficulté centrale de sa dernière œuvre : « La doctrine de la science est aussi prétention à la validité et à l'intelligibilité : elle serait science de la science, donc partie d'elle-même (3). » II devient urgent de situer la doctrine de la science par rapport à la logique : peut-on assimiler les deux en courant le risque de créer une science législatrice a priori (de par sa définition) des autres sciences ou doit-on distinguer nettement les deux disciplines ? Dans le dernier cas, quelle place reste-il à la logique? (2) Jean Cavaillès, Logique mathématique et syllogisme, Revue philosophique de la France et de l'étranger, 123 (mars-avril 1937), 163-175. (3) J. Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science (cité dorénavant LTS) (Paris : Vrin, 1997), 39. 84 Xavier Sabotier Pour répondre à ces questions, Cavaillès analyse les positions des philosophes qui ont tenté de définir la logique dans leur sys tème. Les critiques qu'il leur adresse se laissent grossièrement déterminer par la transgression de deux caractéristiques que Cavaillès attribue à la science. D'une part, la science est autonome, il est « impossible de [la] définir du dehors (4) ». D'autre part, elle est toujours en devenir, incomplète, « le savoir total n'a pas de sens (5) ». I. — L'oubli de l'autonomie Kant et la structure transcendantale Dans 5мг la logique et la théorie de la science, Cavaillès attaque la position de Kant en lui reprochant son psychologisme : malgré un interdit qu'il avait lui-même établi, Kant placerait la justification des règles de la logique dans les actes d'un sujet psychologique. Kant, nous rappelle Cavaillès, affirme que « la logique générale fait abstraction de tout contenu de la connaissance, c'est-à-dire de toute relation de celle-ci aux objets (6) ». Dans son cours de logique, Kant précise aussi que la logique générale traite « de l'usage de l'entendement en général, c'est-à-dire des règles absolument néces saires sans considération d'objets particuliers de la pensée (7) ». La logique est donc constituée des lois de l'entendement. Cavaillès fait porter sa critique sur le statut de ces lois : s'agit-il de lois de l'entendement au sens de lois de la nature, de lois que l'entende ment applique nécessairement ou bien s'agit-il de règles qu'il applique uniquement dans son bon usage? Cavaillès remarque le début fâcheux du cours de logique : « Tout dans la nature se produit (4) Hourya Sinaceur, Lettres inédites de Jean Cavaillès à Albert Lautman, Revue d'his toire des sciences, XL/1 (1987), 125-126. (5) LTS, 38. (6) E. Kant, Critique de la Raison pure (Paris : Gallimard, 1986), « Folio Essais », 120; cité par Cavaillès, LTS, 21. (7) E. Kant, Logik (Kœnisberg: G. B. Jàsche, 1800); trad. fr. par L. Guillermit (Paris : Vrin, 1966), « Bibliothèque des textes philosophiques », 10. La logique dans la science 85 selon des règles (8). » La généralisation initiale est en effet équi voque, elle semble effacer la distinction que Kant lui-même avait repérée entre norme et loi naturelle. La fin du passage cité par Cavaillès est tout aussi problématique : « Nous ne pouvons pas penser et utiliser notre entendement autrement que conformément à certaines règles (9). » Kant semble ici contredire une affirmation du cours de logique qui fait mention « du droit usage de l'entendement, celui qui est cohérent avec lui-même (10) ». L'existence d'un droit usage de l'entendement indique en creux l'existence d'un mauvais usage, donc infirme l'idée de nécessité naturelle dans les processus de pensée. Resserrant sa critique, Cavaillès l'oriente sur la réalité ultime du sujet kantien, la conscience. L'usage de l'entendement implique la présence de la conscience dont l'antériorité est absolue sous la forme vide du «je » de l'aperception. Kant avait justement souligné l'importance du vide de cette forme pour ôter à la psychol ogie le privilège qu'il accorde au transcendantal. Cavaillès, prenant en compte la précaution de Kant, tente dès lors de montrer qu'« une définition abstraite (11) » de l'entendement, c'est-à-dire non psy chologique ne peut donner une logique sans retomber dans le psychologisme. La loi psychologique est remplacée par la notion de forme. La conscience, en accomplissant un jugement, peut saisir la forme de ce jugement par un processus d'abstraction qui écarte peu à peu les contenus matériels et dégage la forme dans toute sa pureté, la loi logique. Cependant cette démarche rencontre des difficultés pour définir l'objet du processus d'abstraction. D'où vient cette forme, d'où tient-elle son statut d'ut priori logique si elle ne se manifeste que dans « l'expérience immédiate d'une conscience effective avec ses accidents empiriques (12) »? Comment est-on sûr d'isoler l'absolu? Il existe deux réponses possibles à la première question. La forme du jugement tient son statut soit du contenu de l'intuition, soit de la conscience. La réponse de Kant est catégorique : « La logique générale doit faire abstraction de tout contenu de (8) Ibid, 9. (9) Ibid, 10. (10) Ibid, 12. (11) LTS, 17. (12) LTS, 19. 86 Xavier Sabotier connaissance (13). » Le processus d'abstraction manifeste donc la logique telle qu'elle préexistait dans l'entendement du sujet. Or, constate Cavaillès, le processus d'abstraction n'est pas une méthode de découverte mais fonde la logique: «II ne s'agirait pas [...] d'effectuer l'abstraction elle-même, mais d'avoir l'assurance que, tout objet ayant été rejeté, le logique subsiste, caractérisé comme armature interne, inatteignable directement, mais la posant comme essence originale en présence de l'objet (14). » Cette fondation est peu convaincante. L'abstraction radicale que demande Kant débouche sur « l'accord de la pensée avec elle-même (15) », c'està-dire « le vide de l'identité logique (16) ». L'accord de la pensée avec elle-même ne fournit pas de contenu de connaissance : «[...] que tirer de l'exigence d'accord de la pensée avec elle-même sinon l'éternelle répétition. Pour que l'accord revêtit un sens plein, il faudrait qu'il y eût au moins une différenciation à l'intérieur de la pensée [...] (17) » Reste une possibilité, mais qui annule un autre interdit kantien : la logique pour demeurer une discipline doit être transcendantale. Le vide de l'identité logique semble alors évité : « Le même entendement [...] apporte aussi, au moyen de l'unité synthétique du divers dans l'intuition en général, un contenu transcendantal dans ses représentations, à cause de quoi elles se nomment purs concepts de l'entendement, s'appliquant a priori à des objets (18). » L'essent iel dans la formation d'une logique transcendantale est de dégager les purs concepts de l'entendement, c'est-à-dire les catégories. La logique transcendantale déploie ainsi un jeu de concepts, mais elle devient ontologie. Cette transformation est rendue possible par l'assimilation du général et de Va priori dans le transcendantal. Les déterminations les plus générales des objets pour le sujet humain sont celles que l'entendement impose à tout objet, donc les struc tures a priori du sujet. Ainsi la nécessité logique des catégories provient du statut de transcendantal. Cavaillès analyse alors les concepts de l'entendement. La présence du concept de causalité, dont la nécessité n'est pas même d'essence mathématique et dont (13) (14) (15) (16) (17) (18) E. Kant, op. cit. in n. 6, 120. LTS, 21. LTS, 22. LTS, 23. LTS, 22. E. Kant, op. cit. in n. 6, 140; cité par Cavaillès, LTS, 24. La logique dans la science 87 Г émergence, à l'époque de Cavaillès, de la mécanique quantique rendait Fapriorisme douteux, est significatif : « des éléments pseudo a priori (19) » font des apparitions à l'intérieur de la logique transcendantale. Cavaillès peut alors reprendre sa critique initiale : si des prétendus concepts de l'entendement supposent déjà un recours à l'expérience, alors le processus d'abstraction qui était censé les dégager est incomplet et on ne voit plus très bien où l'arrêter, si ce n'est au vide absolu de l'aperception, qui seul reste quand on a ôté le contenu, la matière. Les concepts du transcendantal sont assimilés à « des notions non élaborées du sens vulgaire (20) », qui ne sont que des emprunts à la logique aristotélicienne. Ces emprunts s'expliquent par le fait que le processus d'abstraction ne dégage aucun principe lui-même et se voit donc contraint d'accepter, pour éviter la répétition de l'identité logique, les éléments que lui fournit la logique traditionnelle. Plus généralement, Cavaillès met en cause la capacité du trans cendantal à expliquer la science. Si les principes qui ordonnent nos jugements proviennent uniquement de notre subjectivité, alors leur synthèse avec une matière, un donné extérieur à l'entendement ne peut s'effectuer. Cavaillès repère cette impossibilité pour la géomét rie.Celle-ci nécessite, pour être une connaissance, le recours à l'intuition a priori de l'espace. Mais, de deux choses l'une, soit la géométrie connaît l'espace en analysant ce qu'il est, c'est-à-dire la matière que nous fournit l'intuition a priori en ignorant la structure de l'entendement pour s'adapter à la structure des contenus mêmes et elle n'est plus que « constatations enchaînées les unes aux autres sans que le lien d'enchaînement ait autre autorité encore que l'affi rmation autonome d'un acte (21) »; soit elle suit la structure a priori de l'entendement, mais se refuse à voir autre chose dans l'espace que celle-ci et le gain de connaissance est nul. L'erreur fondament ale du kantisme est de fixer la logique dans la subjectivité. Que celle-là soit transcendantale et non psychologique ne change en définitive rien au problème. Cavaillès a déjà montré la fragilité de la logique transcendantale, son manque de fondement et ses emprunts, mais surtout le transcendantal, structure du sujet, nie l'autonomie de la science, son engendrement spontané d'objets et (19) LTS, 28. (20) LTS, 28. (21) LTS, 29. 88 Xavier Sabatier de méthodes, il l'enserre dans un cadre rigide qui la contraint à la répétition. Avec la logique transcendantale « il n'y a pas de science en tant que réalité autonome et caractérisable comme telle, mais unification rationnelle, suivant un type fixe, d'un divers déjà orga nisé par l'entendement (22) ». Husserl et la constitution transcendantale Comme le remarque Jan Sebestik en commentant dans sa post face de 5мг la logique et la théorie de la science les places respec tivesde la critique de Kant et de la critique de Husserl dans l'écrit de Cavaillès : « Une philosophie de la conscience inaugure le chemin, une autre le termine (23). » Pourquoi Cavaillès prend-il encore en compte une philosophie de la subjectivité alors qu'il a critiqué très durement le recours au sujet dans la fondation d'une logique comme doctrine, de la science? En fait, Husserl semble éviter deux erreurs que Cavaillès attribuait à Kant. Il s'est efforcé de créer une logique originale, dont le statut est repensé entière ment.De plus, il ne sépare pas aussi nettement que Kant la logique des contenus de connaissance et il prétend que la logique formelle n'est complète qu'avec une ontologie formelle. Il semble ainsi éviter les défauts de la position kantienne tout en se maintenant dans la sphère de la subjectivité. La discussion de Husserl est, de loin, la partie la plus longue de Sur la logique et la théorie de la science. Gaston Bachelard nous confie qu'en rédigeant ce texte, Cavaillès écrivait à Albert Lautman : « C'est en fonction de Husserl, un peu contre lui que j'essaie de me définir. » II semble donc que Husserl ait été pour Cavaillès à la fois l'inspirateur et l'adversaire, l'opposant qui pose tout de même les grands axes de la discussion. Au contraire de Kant qui n'arrive à lier entendement et intuition qu'en soumettant les contenus de l'intuition à la forme des concepts purs a priori de l'entendement, au mépris de l'apport de ceux-là, Husserl a cherché « une sauvegarde simultanée des uns et des autres comme éléments irréductibles (24) ». La sauvegarde que recherche Husserl lui semble assurée par les deux composantes nécessaires de (22) LTS, 30. (23) LTS, 92. (24) LTS, 57. La logique dans la science 89 chaque acte du sujet, la conscience et son objet. Le génie d'Husserl est ainsi de lier la théorie des jugements ou apophantique formelle à la mathématique formelle, dont fait partie la théorie des ensemb les,et à laquelle Husserl accorde le statut d'ontologie. La justifi cation de ce lien se fait autour de l'idée que le jugement est expression d'un état de chose. L'ontologie formelle et Г apophant ique formelle ont en quelque sorte le même objet, l'état de chose tel qu'il est exprimé dans un jugement. Leur distinction devient presque secondaire, n'étant plus qu'une différence d'orientation. L'orientation sur le monde extérieur n'est nécessaire que pour les jugements initiaux, les autres pouvant être déduits par les lois de Г apophantique. Cavaillès remarque la valeur extrême que Husserl accorde à ces jugements initiaux, tournés vers l'extérieur dans un extrait de Logique formelle et logique transcendantale : « Quelles que soient les déterminations intermédiaires, [...] en fin de compte importent les substrats inférieurs et primaires, dans les sciences les objets de leur domaine; c'est leur détermination qui, à travers tous les degrés intermédiaires, est visée (25). » II y a donc chez Husserl un mouvement unique qui des jugements initiaux d'expérience va jusqu'aux théorèmes scientifiques, à travers lequel la logique assure son emprise non seulement sur les mathématiques, mais sur la phy sique. En effet, grâce, d'une part, à la stricte articulation de la logique à la mathématique formelle et, d'autre part, au statut d'onto logiede cette dernière, la logique régit a priori les lois des objets physiques, qui dépendent forcément de l'ontologie. L'objet phy sique en tant qu'être est soumis aux déterminations des possibilités d'objets. La pensée de Husserl pose bien la science comme un mouvement unique, nécessaire où logique, mathématique et phy sique s'unissent et où la logique fait une doctrine des sciences incontestable. Mais la facilité de cette unification ne doit pas tromper. Husserl parvient, certes, à unifier logique, mathématique et physique à partir des objets élémentaires et des jugements primaires, mais cela se joue sur la scène de la conscience. Il ne s'agit pas d'objets en soi ou simplement hétérogènes à la subjectivité, mais d'objets connus, d'états pensés, c'est-à-dire ayant déjà pris place dans l'esthétique transcendantale. L'épochè phénoménologique suspend la thèse de (25) Edmund Husserl, Formate und transzendentale Logik (Halle : Max Niemeyer, 1929); trad. fr. par Suzanne Bachelard (Paris : puf, 1957), 154; cité par Cavaillès, LTS, 63. 90 Xavier Sabotier l'existence extérieure des contenus de la conscience. Dès lors, comme l'écrit Cavaillès, pour la phénoménologie « la conscience est la totalité de l'être (26) », « l'être est unique ». Husserl a beau jeu, une fois l'être homogénéisé, d'unifier la connaissance. L'hété rogénéité entre les objets et la conscience, leurs différences récipro ques expliquent la division de la physique en branches non encore unifiées, les problèmes que rencontre la mathématisation des disci plines physiques et, de façon plus globale, les difficultés de l'ente ndement à saisir la nature et ses lois. Husserl, en subjecti visant l'ontologie, supprime d'un seul coup tous ces problèmes. La sépa ration de l'être et de la connaissance se retrouve chez Husserl uniquement dans la conscience, précisément, comme le remarque Cavaillès citant Husserl, dans « la possibilité de la réflexion sur soi (27) ». La conscience devient connaissance quand elle analyse de façon reflexive, thématique, le donné vers lequel elle est déjà orientée. Tout est présent à l'origine dans l'être même, la conscience. Par conséquent, puisqu'il n'y a pas d'hiatus entre l'être et la connaissance et que l'être est unique « il ne peut y avoir d'hiatus infranchissable entre deux domaines du connaît re [...] (28) ». Cavaillès en conclut qu' « entre l'évidence ration nelle d'une démonstration mathématique et l'évidence sensible de la perception historique d'un objet il y a l'homogénéité profonde qu'elles sont l'une et l'autre pleine lumière de la même conscience [...] (29) ». La position de Husserl sur la logique rejoint alors celle de Kant. Pour éviter une négation de la variété de l'être et le vide de la conscience, qui menacent toujours une conception subjectiviste de la logique, il faut reconnaître les invariants, « les diversités authentiques » que nous donne la subjectivité. Cavaillès résume ainsi la nouvelle tâche du phénoménologue : «[...] le pro blème posé par la logique se transforme en problème de la consti tution transcendantale des entités objectives (30). » Husserl se trouve donc confronté au problème de Kant. Il doit par diverses méthodes, parmi lesquelles la variation eidétique, dégager la structure de la subjectivité. Mais, n'ayant que la conscience et la relation d'intentionnalité (conscience A de (26) (27) (28) (29) (30) LTS, 69. Edmund Husserl, op. cit. in n. 25, 363 ; cité par Cavaillès, LTS, 69. LTS, 70. LTS, 70. LTS, 72. La logique dans la science 91 l'objet B) comme absolu d'irréductibilité, il doit, pour trouver une structure quelconque, effectuer « un stoppage du progrès [des méthodes phénoménologiques] par une sorte de coup de force (31) ». De plus, Husserl redouble la difficulté par son insis tance sur les problèmes de constitution, sur la création d'une nou velle logique pour normer la recherche phénoménologique ellemême. Kant, au prix, il est vrai, d'un manque de systématicité, s'était prudemment servi de la logique aristotélicienne comme fil conducteur. Husserl, en radicalisant la démarche de la philosophie de la subjectivité, en marque plus nettement les limites. Cavaillès cite à ce sujet Logique formelle et logique transcendantale : « Qu'advient-il de cette logique sous les normes de laquelle s'effec tuentles recherches transcendantales ? [...] la notion de vérité en soi n'a plus de sens normal (32). » Et, plus loin : « On voit se développer une curieuse discipline transcendantale [...] avec ses vérités essentielles, théories qui valent exclusivement pour moi, l'Ego (33). » Dès lors, la logique qui norme la recherche transcen dantaleen se constituant comme science réclame aussi une logique différente pour la normer, puisqu'elle est constituée par le phénoménologue et qu'elle ne préexistait pas à la recherche transcendant ale. Cette nouvelle logique en réclame une autre, et ainsi de suite. Aucune ne pourra jamais rejoindre l'irréductible de la conscience. Dire comme Husserl que le processus s'arrêtera à un moment, c'est espérer qu'une logique soit logique d'elle-même. Or, toute la théorie de la constitution phénoménologique s'oppose à une telle solution; une visée succède à l'autre sans jamais confondre la noèse avec le noème, ce qui rendrait la conscience impossible. En phéno ménologie, « seule la conscience a l'autorité de se poser en soi (34) ». Par conséquent, ou bien la logique est transcendantale et « il n'y a pas de logique absolue (35) », mais seulement la conscience et le vide de la structure intentionnelle ; ou bien « il y a une logique absolue et elle ne peut tirer son autorité que d'ellemême [c'est-à-dire d'un contenu sans rapport avec la conscience], elle n'est pas transcendantale (36) ». (31) (32) (33) (34) (35) (36) LTS, 77. Edmund Husserl, op. cit. in n. 25, 358; cité par Cavaillès LTS, 76. Ibid., 359; cité par Cavaillès LTS, 76. LTS, 78. LTS, 78. LTS, 78. 92 ' Xavier Sabatier La fin de 5мг la logique et la théorie de la science est une récapitulation des griefs de Cavaillès contre une philosophie de la conscience appliquée à la logique et à la science. Les philosophies de la subjectivité sont prises entre le vide du « je » de la conscience et les notions logiques qu'elles ne peuvent que supposer et jamais trouver. Soit elles s'arrêtent, dans le meilleur des cas, à un « Je ne peux autrement (37) » qui évoque dangereusement le psychologisme et qui, du moins, « est une abdication de la pensée (38) », une renonciation à la nécessité du mouvement scientifique; soit elles sont dans l'impossibilité de fonder une logique et de penser la science en restant suspendues dans le vide de l'aperception ou de la structure intentionnelle. II. — L'oubli du « devenir imprévisible » Bolzano et la doctrine des raisonnements Dans sa classification des doctrines de la science, Cavaillès range Bolzano parmi les penseurs du système démonstratif. La préoccu pationessentielle du philosophe autrichien est la nécessité de la science qu'il place, non dans la notion d'évidence, mais dans la notion de démonstration. Alors que le recours à l'évidence renvoie inévitablement à la conscience, la notion de démonstration indique la prise en compte d'une spécificité de la science. Cavaillès en conclut que « pour la première fois peut-être la science n'est plus considérée comme simple intermédiaire entre l'esprit humain et l'être en soi, dépendant autant de l'un que de l'autre et n'ayant pas de réalité propre, mais comme un objet sui generis, original dans son essence, autonome dans son mouvement (39) ». Pour Bolzano, la structure de la science est donc la démonstrat ion. Une doctrine de la science doit analyser les enchaînements rationnels tels qu'ils s'effectuent dans la science, et non tels qu'une (37) LTS, 89. (38) LTS, 89. (39) LTS, 36. La logique dans la science 93 conscience les permettrait par sa structure. Un problème se profile : si cette doctrine des sciences devient une science, la logique elle deviendrait « science de la science, partie d'elle-même (40) ». Quand, dans une conception subjectiviste, le philosophe essaie de fonder une logique, il évite le problème de la science de la science en cherchant à l'extérieur de la science, dans la structure du sujet, son principe de nécessité. Avec la thèse de l'autonomie de la science, il faut chercher dans la science elle-même sa propre nécess ité.La notion de démonstration ne fournit pas de réponse imméd iate. Une logique qui devient théorie de la démonstration n'a pas pour autant défini clairement son statut. Cavaillès formule les incer titudes qui pèsent sur la théorie de la démonstration : « Le problème [...] est d'appréhender ce principe dans son mouvement générateur, de retrouver cette structure [la démonstration] non par description mais apodictiquement, en tant qu'elle se déroule et se démontre elle-même (41). » Une fois la description écartée comme paraphrase inutile, il reste encore deux conceptions possibles de la théorie de la science. L'une essaie de distinguer dans les raisonnements scien tifiques « l'élément essentiel permanent (42) », qu'elle prend pour objet et dont elle fait une « théorie pure des enchaînements rationnels (43) ». C'est la solution de Frege et des logicistes. L'autre « pose elle-même la totalité de ce qu'elle atteint (44) », la science, avant d'effectuer un travail similaire à la précédente. La différence semble minime et Bolzano pensait probablement concilier les deux conceptions. Pourtant la deuxième conception exige que la science soit posée et qu'à partir seulement de la science telle qu'elle existe à un moment donné on puisse atteindre les démonstrations qui organisent la science pure et permettent, à travers la science d'une époque, d'y accéder, par exemple, en axiomatisant. Or, puisque, dans la perspective de Cavaillès, le savoir total n'a pas de sens, la logique doit être perpétuellement dépendante de la science. Dans ce cas, la logique exige la science. Cette solution ne semble pas avoir été soutenue par le philosophe autrichien. Au contraire, privilégiant « l'élément essentiel permanent », il semble avoir insisté sur la possibilité de dégager des structures fixes de la (40) (41) (42) (43) (44) LTS, LTS, LTS, LTS, LTS, 39. 40. 40. 40. 40. 94 Xavier Sabatier science, des règles de démonstration légiférant la totalité des enchaînements du raisonnement scientifique alors même que les étapes (les théorèmes d'une théorie) ne sont pas encore atteintes. D'ailleurs, rien n'interdit dans la philosophie de Bolzano la possi bilité d'un savoir total. Avec la doctrine bolzanienne des vérités en soi et de la science en soi, que Cavaillès passe sous silence, la science totale est non seulement possible, mais elle existe d'une certaine manière. Le problème de Bolzano est que seule une partie de cette science a été découverte par l'humanité pour l'instant, ce qui rend difficile l'accès à la totalité des enchaînements démonstrat ifs. En optant pour une logique constituée en science définitive, on présuppose la répétition des mêmes schémas de raisonnement d'un bout à l'autre du mouvement scientifique et, ainsi, une certaine prévisibilité de la découverte scientifique. Cette conception, expli citechez les logicistes, est analysée par Cavaillès avec les écrits de Carnap. Carnap et l'hypertrophie de la syntaxe La position initiale de Carnap est celle de Frege et de Russell : réduction des mathématiques à la logique, c'est-à-dire à quelques notions et principes logiques à partir desquels les théorèmes mathé matiques peuvent être déduits. Le théorème de Gôdel mit fin à cette conception. Dans Logische Syntax der Sprache, Carnap prend acte des résultats d'incomplétude de Gôdel et formule un principe de tolérance, exposé ainsi par Cavaillès : « En logique il n'y a pas de canon, mais possibilité illimitée de choix parmi les canons (45). » Au lieu d'être : «[...] l'ensemble des systèmes formels, [la théorie logique devient] l'ensemble des syntaxes de tous les systèmes formels [...] les mathématiques sont tous les systèmes for mels (46). ». On voit le recul de l'ambition; la logique ne prétend plus donner un système formel qui contiendrait toutes les démonst rations des mathématiques organisées, en revanche elle prétend toujours fournir toutes les règles de démonstration possibles. La logique énumère les règles que peuvent utiliser les mathématiciens, (45) LTS, 48, citation approximative de Carnap. (46) LTS, 47-78. La logique dans la science 95 sans déduire, à partir de celles-là, la totalité des théorèmes mathé matiques. Mais ces ambitions plus limitées ne le sont pas suffisamment aux yeux de Cavaillès. En effet, d'après une analyse du mouvement des mathématiques, Cavaillès a démontré que les mathématiques n'uti lisent pas un nombre fixe de règles de démonstration mais qu'un problème nouveau engendre souvent une nouvelle relation qui devient un nouvel objet, engendrant de nouvelles relations, et ainsi de suite : « L'être de la relation est ce qu'elle ajoute à son origine, donc est autre que la nécessité qui la fait une, donc affirme, malgré cette nécessité, une indépendance qui se traduit en indifférence rela tive, source de pluralité (47). » Prétendre énumérer ces règles de démonstration est donc une entreprise vaine. Cavaillès s'interroge sur « la façon [dont] se construit le système base de toutes les syntaxes (48) ». En fait, Carnap ne fait qu'emprunter aux mathémat iques effectivement réalisées les règles de démonstration et ensuite dote ces règles d'une valeur universelle. Couper la syntaxe de son contenu ne peut conduire qu'à la négligence de cet indéfini au cœur même des mathématiques : de nouveaux objets engendrent de nou velles méthodes, qui, à leur tour, engendrent de nouveaux objets. Carnap, en croyant atteindre la totalité des enchaînements ration nels,ne fait qu'une « hypostasie de systèmes et de procédés qui ne sont qu'en tant que transitoires (49) », c'est-à-dire qu'en tant qu'ils correspondent à un moment particulier des mathématiques histori ques.La syntaxe ainsi séparée du contenu des mathématiques et traitée dans une discipline particulière, la logique, n'a aucune chance de prévoir les futurs liens démonstratifs créés par le devenir mathématique. Carnap, en détachant la syntaxe des mathématiques, atteint l'essence d'un moment des mathématiques, mais rate l'essence de celles-là, en prétendant atteindre la totalité des liens démonstatifs : « Abstraire de la sorte n'est pas fixer l'essence mais arrêter (50). » A la lumière de son dernier ouvrage, il paraît probable que, pour Cavaillès, logique et doctrine de la science devaient être conçues non comme des synonymes, mais comme des notions clairement (47) (48) (49) (50) LTS, LTS, LTS, LTS, 42. 49. 50. 50. 96 Xavier Sabotier distinctes. Le but de cet écrit reste avant tout de déterminer la nature de la science et de caractériser le principe de son dévelop pement. La logique n'apparaît que dans la mesure où elle reven dique ce rôle, comme chez Kant et Husserl avec la logique transcendantale et chez Bolzano et Carnap avec la logique formelle. L'abandon de la logique comme problématique principale (abandon qui s'effectue dès la discussion des positions de Kant) marque très nettement l'incapacité de la logique, qu'elle soit transcendantale ou formelle, à s'imposer comme doctrine de la science. La disparition du thème de la logique en faveur du thème de la doctrine de la science plaide pour une nette séparation des deux. De façon plus évidente encore, la réfutation systématique des philosophes ou logiciens qui tentent de faire de la logique la doc trine de la science indique clairement que cette conception était l'erreur à dénoncer. La discussion de Kant est symptomatique : Cavaillès critique initialement la conception kantienne de la logique générale, l'accusant de psychologisme, puis il dénonce l'hétérogé néité de la logique générale avec la subjectivité transcendantale et, enfin critique l'impossibilité pour la logique transcendantale de penser la science. Une critique de Г epistemologie kantienne de la logique se mue en critique de la logique transcendantale comme epistemologie des mathématiques et de la physique. Husserl, qui a, plus que Kant, systématiquement pensé et décrit la fondation de la logique formelle comme doctrine de la science par la logique trans cendantale, est à son tour combattu et longuement réfuté : « [...] ni la logique objective [...] ni la logique subjective, fondement de la première en tant qu'elle rattache les produits à l'activité de la conscience absolue, ne peuvent rendre compte ni du progrès effectif [de la science], ni des structures et des entités qui le jalon nent(51). » Enfin, les logiques effectives, pensées et réalisées par Bolzano et Carnap, sont décrites comme impropres à découvrir la totalité des démonstrations. Quel sens peut donc recouvrir le terme de logique pourtant si présent dans le dernier écrit de Cavaillès? Quelle signification possèdent les théorèmes de la logique mathé matique que Cavaillès a présenté au public français dans les articles « Ecole de Vienne au congrès de Prague » et « Logique mathémat ique et syllogisme » ? (51) LTS, 86-87. La logique dans la science 97 III. — Le Logique comme essence de la science En fait, tout au long de Sur la logique et la théorie de la science court une ambiguïté, nulle part plus visible que dans la discussion de Kant. Nous avions déjà remarqué l'équivoque de la définition kantienne de la logique : « L'entendement [est] la source et la faculté de penser des règles en général. Nous ne pouvons penser et faire usage de notre entendement qu'en nous conformant à certaines règles (52) », ambiguïté dont Cavaillès se sert pour critiquer la posi tion de Kant. Mais une fois la définition des règles logiques comme lois psychologiques écartée, le statut du terme « logique » n'est pas éclairci pour autant. L'entendement, en effet, préexiste à la découv erte et à la rédaction de la table des catégories puisqu'il lie le divers de l'intuition alors même que la table des catégories est ignorée. Les lois du « droit usage » de l'entendement doivent préexister à leur découverte pour rendre possibles la science et le raisonnement, même si les règles de ce dernier sont inconnues. Comment la logique pourrait-elle se constituer si elle n'avait l'assu rance que quelque* part, dans l'être idéal ou sensible, existe son objet, en un mot, que le logique précède la logique? Le terme « le logique » apparaît chez Cavaillès au début de Sur la logique et la théorie de la science (53). Il s'agit bien de l'objet de la logique en tant qu'il précède celle-ci et qu'il impose sa nécess itédans les jugements corrects. Curieusement, Cavaillès ne s'en sert pas explicitement comme axe de réflexion et parle ensuite à nouveau de la logique. Son importance est capitale, mais Cavaillès n'engage pas de dialectique explicite du logique avec la logique et se contente d'une manipulation souterraine. Dans le débat avec Kant, où le logique occupe une place cent rale, Cavaillès remarque d'abord que celui-ci devrait précéder l'acte de l'entendement au lieu d'être défini par lui, si l'on veut éviter tout risque de psychologisme. Dans la définition kantienne de la logique citée par Cavaillès, « la logique est connaissance par (52) E. Kant, op. cit. in n. 7, 9-10. (53) LTS, 18. ■ 98 Xavier Sabatier soi de l'entendement et de la raison d'après la forme (54) », le logique apparaît dans la notion de forme qui préexiste à la connais sance que l'on peut en avoir ou, du moins, peut intervenir sans elle. Cavaillès reconnaît d'ailleurs que le recours au logique élimine le risque de psychologisme : « Par le recours à la forme [...] l'ambi guïtédes formules où interviennent la nature ou l'invocation de notre pensée devient alors inoffensive (55). » Pourtant Cavaillès, au lieu d'analyser directement cette notion de forme, évacue le logique pour se concentrer sur ce qu'il appelle « un double processus d'élimination (56) ». Ce double processus est, d'une part, l'élimination de l'empirique au profit de Va priori, d'autre part, l'élimination du matériel au profit du formel. Mais plus important est le statut que lui donne Cavaillès : ce statut oscille sans cesse entre fondation philosophique du logique et méthode scientifique de la logique. Or il n'est pas certain que Kant ait donné à ce processus le sens fondateur que lui trouve Cavaillès. L'analytique transcendantale est trop importante dans la philosophie kantienne pour dépendre de la possibilité de la logique en tant que science, ce qui n'était pour Kant qu'un pro blème mineur. Il est, au contraire, plus convaincant d'imaginer que la présence certaine, pour Kant, d'un a priori logique comme struc ture de la subjectivité rende possible la perspective d'une science qui saisisse cet a priori par le processus d'abstraction décrit par Cavaîllès. D'ailleurs, Cavaillès cite très peu Kant en décrivant ce processus. Les deux citations utilisées ne parlent aucunement du logique mais de la logique : « [...] la logique est la connaissance par soi de l'entendement et de la raison d'après la forme (57) », « la logique générale fait abstraction de tout contenu de la connaissance, c'est-à-dire de toute relation de celle-ci aux objets (58) ». On voit que, non seulement le logique n'est jamais mentionné et encore moins sa possibilité ou son impossibilité (que la première citation présuppose au contraire comme condition de la logique), mais aussi que le processus d'abstraction n'est lui-même évoqué que fort brièvement : « [...] la logique fait abstraction de tout contenu. » Le (54) (55) (56) (57) (58) E. Kant, op. cit. in n. 7, 13; cité par Cavaillès, 18. LTS, 19. LTS, 19. LTS, 18. LTS, 21. La logique dans la science 99 « faire abstraction » de cette phrase semble plutôt souligner l'aspect formel de la logique que décrire une méthode. On l'aura deviné, le processus d'abstraction est une machine de guerre que Cavaillès utilise pour réfuter la possibilité du logique tel que le pense Kant. Si, en effet, le logique existe tel que le conçoit Kant, une des conséquences sera que le processus d'élimination décrit par Cavaillès isolera le logique. La conclusion de Cavaillès est que la philosophie transcendantale ne permet pas de penser le logique auquel elle aspire : « [Elle] suppose un logique déjà connu pour poser cette conscience absolue qui doit le révéler et dont il dépend (59). » S'attaquant, par l'intermédiaire de la conception kan tienne de la logique, à la doctrine du logique, c'est-à-dire à l'ana lytique et à la logique transcendantale, Cavaillès substitue souvent le terme « la logique » au terme « le logique ». Cependant la conclu sion du passage sur Kant ne laisse aucun doute quant à la nature du véritable enjeu du débat. L'erreur de Kant est bien la croyance en « la prééminence d'un formel (60) », au fait, selon les mots du philosophe allemand, que « [l'entendement] est lui-même la légis lation pour la nature (61) », bref en une conception particulière du logique qui en fait « un type fixe ». Il semble donc légitime de distinguer dans la philosophie de Cavaillès la notion « le logique » de la notion « la logique ». Cette distinction se révèle fructueuse pour analyser le passage qui traite des positions de Bolzano. Cavaillès s'interroge sur la théorie de la science. Après avoir repris l'idée kantienne de forme avec l'expres sion « structure », Cavaillès affirme d'une façon qui peut sembler contradictoire avec ce que nous avons dit : « La science, si elle est, est tout entière démonstration, c'est-à-dire logique (62). » L'inter prétation du terme « logique » comme désignant la discipline du même nom peut être écartée sans trop de risque. Outre qu'une telle interprétation renverrait Cavaillès dans le rang des logicistes, dont il a critiqué les erreurs, la phrase elle-même ne peut avoir ce sens. L'attribut « logique » est mis en apposition au terme « démonst ration». Affirmer que la logique aristotélicienne ou mathématique est une démonstration n'a pas d'intérêt dans ce contexte. En (59) (60) (61) (62) LTS, 20-21. LTS, 29. E. Kant, op. cit. in n . 6, 731. LTS, 40. 100 Xavier Sabatier revanche, si nous le comprenons comme « le logique », nous obte nons une réponse à la question : qu'est-ce que le logique? Cavaillès répond en deux temps : c'est la démonstration, c'est la science. Il convient de saisir l'ampleur du déplacement effectué par rapport à la position de Kant. Le logique n'est plus cherché dans une structure du sujet, que ce soit l'entendement, la raison ou l'intuition. Le logique ne se définit pas à partir d'autre chose que la science. Il est dans l'activité scientifique dégagée des contraintes d'une faculté. Le recours à la démonstration permet de balayer les doutes sur les risques de détacher la science d'une structure a priori. L'unité de la science n'est pas fragilisée. A la fois garante de nécessité et extérieure à une problématique du sujet, la démonst ration s'impose comme essence de la science : « [...] il n'est qu'une façon de s'imposer par une autorité qui n'emprunte rien audehors, il n'est qu'un mode d'affirmation inconditionnel, la démonstration (63). » On pourrait reprocher à Cavaillès le fait que les logicistes et les formalistes ont eux aussi choisi la démonstration comme essence de la science et n'ont pas pour autant respecté le critère d'imprévisibilité. Mais son originalité réside en ceci qu'il place la démonstration non dans un système formel mais dans le développement même de la science. « Une théorie de la science ne peut être que théorie de l'unité de la science. [Autre alinéa] Cette unité est mouvement : comme il ne s'agit pas ici d'un idéal scien tifique mais de la science réalisée, l'incomplétude et l'exigence de progrès font partie de la définition (64). » La théorie de la science se préoccupe de l'unité qu'elle trouve dans la science réalisée. Ainsi le logique assimilé à la démonstration n'est pas analysé dans une science particulière, autonome, qui prendrait la démonstration comme objet. La démonstration ne se laisse pas saisir dans ses étapes, ce que les logicistes et les formalistes essayaient au contraire de faire en établissant des règles de transformation : « La règle interne qui la [la démonstration] dirige pose chacune de ses étapes, toute en elles, et impossible à saisir ne varietur dans aucune (65). » (63) LTS, 39. (64) LTS, 37. (65) LTS, 39. La logique dans la science 101 IV. — La logique, moment de la science Un paradoxe semble résulter de la définition du logique : comment la logique, dont l'objet est manifestement le logique, l'essence de la science, peut-elle se voir refuser le statut de doctrine de la science? Que reste-il à la logique si elle ne peut traiter de la démonstration, comme le voudrait la caractérisation du logique comme démonstration? Ou bien faut-il renoncer à établir un rapport que suggère pourtant la racine commune entre le logique et la logique comme discipline effective? La science du logique Si nous partons du logique tel que le pense Cavaillès, nous comprenons parfaitement les raisons qui empêchent une discipline le prenant pour objet de se constituer de façon indépendante. Ins crite dans l'essence de la science se trouve Fincomplétude : cette discipline ne pourrait pas saisir la totalité des enchaînements rationnels ; elle sait a priori que de nouvelles démonstrations appar aîtront et lui échapperont. Le logique doit pourtant se manifester aux sujets connaissants sinon son existence serait une supposition gratuite. En fait, il se construit et se réalise dans les mathématiques. Ce sont les mathé matiques elles-mêmes qui nous livrent le logique. Cavaillès échappe ainsi à la difficulté posée par le problème de la science de la science. La réponse est en filigrane dans la discussion de Bolzano : la doctrine de la science apparaît dans une « auto-illumination du mouvement scientifique (66) » ; un autre passage précise qu' « en définissant une structure de la science qui n'est qu'une manifestat ion à elle-même de ce qu'elle est, on précise et justifie les carac tères précédents [c'est-à-dire autonomie et devenir imprévisible, caractéristiques que Cavaillès vient d'attribuer à la science], non par une explicitation qui aurait son lieu propre et serait, à son tour, objet de réflexion, mais par une révélation qui n'est pas distincte du révélé, présente dans son mouvement, principe de sa nécessité. (66) LTS, 39. 102 Xavier Sabatier La structure parle sur elle-même (67) ». Ce passage contient l'essentiel : l'impossibilité d'une logique comme science séparée, la révélation du logique par les mathématiques. Si le terme « auto illumination » n'évoque pas l'activité humaine génératrice de la description du logique, l'expression « la structure parle sur ellemême » indique clairement que le logique est explicité et érigé en science au moment où la science se fait. Le détail de cet explicitation du logique apparaît dans le passage sur le paradigme et le thématique. Le paradigme correspond à l'iso lation dans le développement de la science de l'être d'un enchaîne ment démonstratif. Pour paraphraser Cavaillès : la démonstration néglige le démontré et se pose elle-même comme démonstration type, il y a « suppression de singularité (68) ». Cavaillès affirme que ce processus correspond à la règle logique de substitution. Par exemple, un paradigme peut être : 3 + 7-10, 3 + y = 10, x + y = 10, x + y = z, la dernière expression étant la structure de la pre mière. Le thématique apparaît quand la relation x + y = z devient objet à son tour d'une démonstration, d'un système de règles. On s'intéresse désormais au quomodo, au comment de la démonstration. Pour l'exemple de l'addition, c'est le thématique qui donne les lois d'associativité, de commutativité et de l'élément neutre. Ce qui est intéressant ici, ce n'est pas tant la description de ce processus que l'assurance qu'il se déroule dans les mathématiques mêmes. Le logique est entièrement réalisé dans la science. Cavaillès ne manque pas une occasion de rappeler cette récupération par les mathématiques du terrain réservé à la logique. A H. Schrecker, qui évoquait l'inféodation des mathématiques à la logique, comme le suggère leur définition de « science deductive », Cavaillès répondait : « Vous allez me dire que la définition d'une science deductive est une question logique [...] mais si nous voulons savoir ce qu'est une déduction, nous n'avons qu'un moyen : faire des mathématiques (69). » Dans Méthode axiomatique et formalisme, évoquant le théorème de Gôdel, il écrit même : « Ici [...] se produit un curieux renversement : ces enchaînements sont d'ordre mathé matique [allusion à la numérotation de Gôdel]. La logique devient (67) LTS, 39. (68) LTS, 43. (69) Jean Cavaillès (en collaboration avec Albert Lautman), La pensée mathématique, Bulletin de la société française de philosophie, 40 (1946), 1-39 ; in Œuvres complètes (Paris : Hermann, 1994), 625. La logique dans la science 103 une partie des mathématiques. La traduction de Gôdel [...] l'imposait (70). » Puis, il cite Camap : « La syntaxe pure [ou logique] est [...] une partie de l'arithmétique (71). » La logique, moment historique et essentiel de la science Quel rôle reste-il dès lors à une discipline qui a pourtant eu une existence historique avec la logique aristotélicienne et la logique mathématique ? A propos de la logique aristotélicienne, le corpus littéraire de Cavaillès ne nous offre pas de réponse précise. Cavaillès souligne très nettement dans l'article « Logique mathématique et syllogisme » l'opposition de la logique traditionnelle à la logique quantifïcationnelle « deux modes de pensée hétérogènes (72) », mais il ne situe pas les deux disciplines dans un même ensemble ni ne rend un tel rapprochement impossible. Plus intéressante est, en revanche, la remarque « on suppose en soi une législation et l'on procède par exemples (73) ». Elle laisse présumer du lien d'une telle discipline avec l'ontologie, supposition renforcée par l'insistance sur la moindre formalisation et la conséquence qui en découle : « Pour s'assurer de la vérité d'un enchaînement, elle invoque le témoignage de la pensée intuitive (74). » Cette remarque évoque étrangement le reproche adressé à la logique générale kantienne dans le dernier ouvrage de Cavaillès : « On sait comment, dans l'exécution du programme, éléments pseudo a priori et éléments empiriques [...] s'enchevêtrent de façon inextricable (75). » Cavaillès précisait alors que la perspective transcendantale ne per mettait pas une « collaboration avec l'ontologie traditionnelle », ce qui sous-entendait que l'ancienne théorie du logos était construite à partir d'une telle collaboration. Sous toute réserve, il semble donc que Cavaillès ait conçu la logique traditionnelle comme étroitement imbriquée dans l'ontologie. Il est, en revanche, remarquable que (70) Méthode axiomatique et formalisme (cité dorénavant MAF) (Paris : Hermann, 1981), 167. (71) Rudolf Camap, Logische Syntax der Sprache (Vienne : Wien Springer, 1934), 66. (72) Logique mathématique et syllogisme, op. cit. in n. 2, 163-175; in Œuvres complètes, op. cit. in n. 69, 590. (73) Logique mathématique et syllogisme, op. cit. in n. 2; in Œuvres complètes, op. cit. in n. 69, 590. (74) Ibid., 591. (75) LTS, 28. 104 Xavier Sabatier Cavaillès ne parle jamais de la logique aristotélicienne comme d'une possible théorie de la science. On dirait que la possibilité d'envisager une science de la science ne pouvait naître qu'à partir d'un moment historique déterminé. L'émergence d'une conception qui fait de la logique une science de la démonstration se fait avec « la solution bolzanienne » et l'ébauche « d'une théorie pure des enchaînements rationnels » réa lisée formellement et axiomatiquement par les logicistes. Ainsi appar aîtle lien originaire entre logique et logicisme, entre le projet de réduire les mathématiques aux règles d'une science de la démonstrat ion et cette science-là, chargée de réaliser ce projet. Il semble que Cavaillès ait toujours pensé qu'il existait un rapport profond entre la logique mathématique et le logicisme. П ne parle de la logique mathé matique que dans ses analyses du logicisme, sauf dans l'article « Logique mathématique et syllogisme », qui est un article d'exposit ion. D'autres indices plus précis témoignent de l'association logiquelogicisme. Quand Cavaillès parle du projet formaliste de Hilbert par opposition au logicisme, il précise bien que dans cette optique « la logique disparaît comme discipline autonome, on ne peut plus définir que négativement son rôle par élimination de celui des intuitions concrètes (76) ». Dans Sur la logique et la théorie de la science, évoquant la postérité de Kant, il parle de la doctrine de la science comme « système démonstratif ». Quand il reprend cette idée, il ne la désigne pas comme la conception logiciste de Bolzano, mais comme « conception logique inaugurée par Bolzano (77) ». Ici l'adjectif « logique » ne peut désigner le logique. D'une part, la construction de la phrase met en parallèle conception logique, forma lisme et position de Husserl. D'autre part, il s'agit bien de doctrine de la science comme discipline et non de l'essence de la science. Il paraît donc évident à Cavaillès que le logicisme inaugurait une dis cipline nouvelle, dont le statut et la définition dépendaient irrémédia blementdu projet qui l'avait fait naître. Ce projet, cependant, n'est pas pour Cavaillès uniquement le fruit d'une réflexion philosophique sur l'essence de la science. Dans Méthode axiomatique et formalisme , Cavaillès situe la naissance du projet de Bolzano dans l'histoire des mathématiques : « La double crise de rigueur du début du xixe siècle provoque une remise en (76) MAF, 92. (77) LTS, 30. La logique dans la science 105 question des principes et des notions fondamentales de la géométrie et de l'analyse (78). » Cette crise entraîne une modification du critère de certitude. C'est pour remédier à cette fragilisation que Bolzano « se proposait de jeter les bases d'une nouvelle logique (79) ». Cavaillès décrit cette logique et le projet logiciste comme une même réponse à la crise des fondements : « Les opéra tions intellectuelles effectives sont remplacées par un jeu mécanique dans lequel on a confiance parce qu'on en a donné une fois pour toutes les règles. Ainsi la mathématique, puisqu'elle n'est qu'enchaînement de raisons (et non plus d'intuitions), s'incorporera à une logique formelle élargie : l'aboutissement est le logicisme des systèmes de Frege et de Dedekind, continués par Russell (80). » Le sens général de ce passage de Méthode axiomatique et formalisme nous pousse à penser que, pour Cavaillès, la logique mathématique fut engendrée par la même nécessité qui, dans les mathématiques, assure la création de nouveaux objets et de nouvelles méthodes. Il s'agit d'un moment des mathématiques, historiquement déterminé, dont la fin commence avec le formalisme de Hilbert, qui incorpore au système formel des axiomes dont le statut logique pose problème et dont l'agonie est marquée par, d'un côté, la réfutation des ambit ions logicistes et formalistes et, de l'autre, l'arithmétisation de la logique dans des procédés comme la numérotation de Gôdel. On explique ainsi la référence à la logique dans la dialectique du paradigme et du thématique, par exemple, pour le paradigme « la réduction de tous les jugements au jugement prédicatif, de tout raisonnement à la répétition ou morcellement d'une formule unique et identique [...] l'utilisation d'une combinatoire élémentaire (81) » et, pour le thématique, l'allusion à Boole, Frege, Schroder et les « systèmes formels généraux (82) ». La division de la logique en langue symbolique (L) et en règles de ce langage reflète la dialec tique du paradigme et du thématique. Le logicisme consiste en une « absolutisation » de ce qui n'était qu'un moment de cette dialec tique. Cavaillès décrit ce processus pour le paradigme : « [...] en remplaçant les déterminations d'actes par la place vide pour une substitution [...] qui donne l'illusion d'un formel irréductible (83) », (78) (79) (80) (81) (82) MAF, 45. MAF, 46. MAF, 47. LTS, 44. LTS, 45. 106 Xavier Sabatier ou encore : « L'utilisation d'une combinatoire élémentaire, qui con serve, en tant qu'elle se révèle à elle-même (quitte à justifier de façon opaque tous les hiatus) dans l'infini les caractères simples du fini, sont à la fois liées à l'origine de l'entreprise et cause de son échec (84). » On retrouve ainsi à l'intérieur du rapprochement du logicisme et de la logique mathématique leur distinction : l'une est un moment des mathématiques, l'autre est tentative d'absolutisation de ce moment, « hypostasie de systèmes et procédés qui ne sont qu'en tant que transitoires (85) ». Si le logicisime est rejeté, la logique quantificationnelle, moment des mathématiques, n'en est pas moins toujours valable. Car, pour Cavaillès « la science se meut hors du temps (86) », c'est-à-dire qu'un moment de la science ne disparaît pas mais continue de prendre place à l'intérieur du mouvement scientifique. Ainsi, dans l'unique passage de son œuvre où, par l'intermédiaire de Brouwer, il donne une définition de la logique, Cavaillès, dans Méthode axiomatique et formalisme, insiste sur la valeur éternelle de la logique : « La signification véritable de la logique semble avoir été définit ivement précisée par Brouwer : c'est la traduction, dans la syntaxe du langage, d'expressions générales sur des systèmes finis; son autorité est celle d'une première étape par laquelle il faut toujours passer, autorité identique à celle de l'arithmétique et de l'analyse pour les théories postérieures (87). » Nous retrouvons là les traits de la pensée de Cavaillès : inclusion dans l'histoire, nécessité. L'idée du lien entre la logique et les domaines finis est importante puisqu'elle conforte la thèse de Cavaillès, tirée des démonstrations de Gôdel et de Gentzen, sur le lien essentiel entre mathématique et infini actuel. Elle donne de plus une signification positive à l'idée d'une logique, première étape, en attribuant à la logique le fini et à la mathématique l'infini tout en sachant que l'une est une partie de l'autre. Enfin, elle rejoint ce que Cavaillès affirmait, cette foisci de sa propre autorité, à M. Schrecker : « Les processus logiques qu'on appelle déductifs sont une combinatoire mathématique très élémentaire (88). » (83) (84) (85) (86) (87) (88) LTS, 44. LTS, 44. LTS, 50. LTS, 37. MAF, 180. Jean Cavaillès, La Pensée mathématique, op. cit. in n. 69, in Œuvres complètes, 625.