La logique dans la science : Place et statut de la logique dans la

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M XAVIER SABATIER
La logique dans la science : Place et statut de la logique dans la
philosophie de Jean Cavaillès/Logic in science: The place and
status of logic in the philosophy of Jean Cavaillès
In: Revue d'histoire des sciences. 1999, Tome 52 n°1. pp. 81-106.
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SABATIER XAVIER. La logique dans la science : Place et statut de la logique dans la philosophie de Jean Cavaillès/Logic in
science: The place and status of logic in the philosophy of Jean Cavaillès. In: Revue d'histoire des sciences. 1999, Tome 52
n°1. pp. 81-106.
doi : 10.3406/rhs.1999.1344
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1999_num_52_1_1344
Abstract
SUMMARY. — No historical examples of logic can give the complete precise forms of scientific
reasoning. Philosophies which try to found logic upon subjectivity cannot translate exhaustively scientific
demonstrations into their a priori categories. Moreover, logics of transcendental subjectivity are always
determinated artificially. Their formulated propositions refer to impure, empiric elements. On the other
hand, logic conceived as an independent science of scientific reasoning only isolates the form of
scientific demonstration at a given time of the history of science. Logicism mistakes those forms for the
totality of scientific reasoning. . The mistakes of all these theories are based upon a misconception of
the essence of science. Through its development, science creates new objects, which subsequently
produce new forms of reasoning. The principle of the evolution of science is to be found in science itself
and gives it an autonomy which philosophies of subjectivity have overlooked. Science is both autonomic
and unpredictable. But those characteristics don't contradict its necessity, whose only principle is
demonstration. As a demonstration, science is logical throughout. But « the logical » must not be
mistaken for logic, a historical science, which is only a part of « the logical », cut from its origin and
defined as an independent science by logicism.
Résumé
RÉSUMÉ. — Aucun exemple historique de logique ne peut donner exhaustivement les formes précises
du raisonnement scientifique. Les philosophies qui fondent la logique sur le sujet connaissant ne
parviennent pas à retrouver la richesse de la démonstration scientifique dans leurs catégories a priori.
De plus, les catégories et les logiques du sujet transcendantal sont toujours établies artificiellement.
Leurs énoncés font toujours référence à des éléments impurs, empiriques. De son côté, une logique
conçue comme science indépendante des raisonnements scientifiques ne fait qu'isoler les formes des
démonstrations scientifiques à un moment de la science et prétend ensuite que ces formes recouvrent
la totalité du raisonnement scientifique. L'erreur de ces théories repose sur une mauvaise
compréhension de l'essence de la science. Celle-ci crée dans son développement de nouveaux objets,
qui engendrent à leur tour de nouvelles formes de raisonnement. Le principe de l'évolution de la science
réside en elle-même et lui confère une autonomie que nient les philosophies du sujet. Ainsi, la science
est à la fois autonome et imprévisible. Mais ces deux caractéristiques n'altèrent pas une nécessité dont
le principe unique est la démonstration. Démonstrative, la science est de part en part logique. Mais « le
logique », produit de la démonstration ne doit pas se confondre avec la logique, science historique qui
correspond seulement à une partie du logique, coupée de son origine et élevée au rang de science
indépendante des enchaînements déductifs par les logicistes.
La logique dans la science :
Place et statut de la logique dans la philosophie
de Jean Cavaillès
Xavier Sabatier (*)
RÉSUMÉ. — Aucun exemple historique de logique ne peut donner exhaustive
ment
les formes précises du raisonnement scientifique. Les philosophies qui fondent
la logique sur le sujet connaissant ne parviennent pas à retrouver la richesse de la
démonstration scientifique dans leurs catégories a priori. De plus, les catégories et
les logiques du sujet transcendantal sont toujours établies artificiellement. Leurs
énoncés font toujours référence à des éléments impurs, empiriques.
De son côté, une logique conçue comme science indépendante des raisonne
ments
scientifiques ne fait qu'isoler les formes des démonstrations scientifiques à
un moment de la science et prétend ensuite que ces formes recouvrent la totalité
du raisonnement scientifique. L'erreur de ces théories repose sur une mauvaise
compréhension de l'essence de la science. Celle-ci crée dans son développement
de nouveaux objets, qui engendrent à leur tour de nouvelles formes de raisonne
ment.
Le principe de l'évolution de la science réside en elle-même et lui confère
une autonomie que nient les philosophies du sujet. Ainsi, la science est à la fois
autonome et imprévisible. Mais ces deux caractéristiques n'altèrent pas une nécess
itédont le principe unique est la démonstration. Démonstrative, la science est de
part en part logique. Mais « le logique », produit de la démonstration ne doit pas
se confondre avec la logique, science historique qui correspond seulement à une
partie du logique, coupée de son origine et élevée au rang de science indépendante
des enchaînements déductifs par les logicistes.
MOTS-CLÉS. — Autonomie de la science; nécessité de la science; imprévisib
ilité
du raisonnement scientifique; démonstration; la logique; le logique.
SUMMARY. — No historical examples of logic can give the complete precise
forms of scientific reasoning. Philosophies which try to found logic upon subjecti
vity
cannot translate exhaustively scientific demonstrations into their a priori cate
gories.
Moreover, logics of transcendental subjectivity are always determinated
artificially. Their formulated propositions refer to impure, empiric elements. ■
(*) Xavier Sabatier, c/ L. Filippi, 24, rue des Fossés-Saint-Jacques, 75005 Paris.
L'auteur voudrait remercier Mme Hourya Sinaceur, M. Julien Dufour, M. Christian
Maurin, M. Nicolas Schont.
Rev. Hist. ScL, 1999, 52/1, 81-106
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Xavier Sabotier
On the other hand, logic conceived as an indépendant science of scientific
reasoning only isolates the form of scientific demonstration at a given time of the
history of science. Logicism mistakes those forms for the totality of scientific reaso
ning. . The mistakes of all these theories are based upon a misconception of the
essence of science. Through its development, science creates new objects, which
subsequently produce new forms of reasoning. The principle of the evolution of
science is to be found in science itself and gives it an autonomy which philosophies
of subjectivity have overlooked. Science is both autonomie and unpredictable. But
those characteristics don 't contradict its necessity, whose only principle is demonst
ration. As a demonstration, science is logical throughout. But « the logical » must
not be mistaken for logic, a historical science, which is only a part of « the
logical », cut from its origin and defined as an indépendant science by logicism.
KEYWORDS. — Autonomy of science; necessity of science; unpredictability of
the scientific reasoning; demonstration; logic; the logical.
Le présent article est le résumé d'un travail portant uniquement
sur la signification du mot « logique » dans la philosophie de Jean
Cavaillès. Cette orientation initiale explique le privilège accordé au
dernier ouvrage de Cavaillès ainsi qu'à un nombre restreint de pas
sages
dispersés dans le corpus de l'épistémologue où le terme
« logique » est utilisé. Cette orientation explique aussi que l'auteur
ait préféré se confronter directement aux écrits de Cavaillès plutôt
que de citer les travaux d'Hourya Sinaceur et Jan Sebestik qui ne
traitent pas du même sujet. Ces ouvrages lui ont été cependant une
aide constante dans la compréhension globale de l'œuvre de
Cavaillès, nécessaire à l'entreprise plus limitée qui le préoccupait.
Lors de ses années de formation, Jean Cavaillès a été confronté
au développement considérable de la logique mathématique. Inté
ressé initialement par la théorie des ensembles et la crise des fon
dements,
Cavaillès rencontre sur son chemin de réflexion les
tentatives d'axiomatisation et de formalisation de l'arithmétique él
émentaire
que les logiciens et les mathématiciens formalistes avaient
faites durant les années vingt. Dès 1935, il publie un article dans
la Revue de métaphysique et de morale (1) où il présente aux phi
losophes
français les conceptions de Wittgenstein et de Carnap sur
le rôle et l'importance de la logique. Deux ans plus tard, il publie
un article dans la Revue philosophique de la France et de
(1) Jean Cavaillès, L'école de Vienne au congrès de Prague, Revue de métaphysique et
de morale, 42 (janv. 1935), 137-149.
La logique dans la science
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V étranger {2) où il met en parallèle la logique mathématique et la
logique traditionnelle pour les distinguer sur leur approche du syl
logisme.
Ces articles sont cependant les seuls textes expressément
consacrés à la logique mathématique que Cavaillès ait écrits. Quand
la logique réapparaît dans la réflexion de Cavaillès, il ne s'agit plus
seulement de la discipline historique, mais de la capacité d'une
théorie du discours rationnel à penser une activité rationnelle
comme la science. Le terme « logique » cesse alors d'être univoque
et Cavaillès s'engage dans une discussion des définitions et des
rôles que d'illustres prédécesseurs ont assignés à la logique dans
son rapport aux sciences, surtout aux mathématiques.
Le dernier ouvrage de Cavaillès, Sur la logique et la théorie de
la science, est le condensé ainsi que le dernier état de cette discus
sionoù Cavaillès essaie, en critiquant Kant, Bolzano, Carnap et
Husserl, de déterminer si la logique peut constituer la doctrine des
sciences. A vrai dire, Cavaillès est avant tout préoccupé, conformé
ment
à l'optique qui dirige ses ouvrages, par la formulation d'une
epistemologie, d'une doctrine de la science. Mais l'ambition de la
logique chez Bolzano (représenter et réaliser cette doctrine de la
science) contraint Cavaillès à traiter de la science du logos. En
effet, la logique, contrairement à Г epistemologie, n'est pas une
réflexion philosophique sur la science, mais une science positive
dont les lois et les théories possèdent, avec les théorèmes mathé
matiques,
le plus haut degré de précision et de nécessité. Dès lors,
la définition de la logique comme doctrine de la science devient
problématique. Au cours du passage sur Bolzano, Cavaillès énonce
la difficulté centrale de sa dernière œuvre : « La doctrine de la
science est aussi prétention à la validité et à l'intelligibilité : elle
serait science de la science, donc partie d'elle-même (3). » II
devient urgent de situer la doctrine de la science par rapport à la
logique : peut-on assimiler les deux en courant le risque de créer
une science législatrice a priori (de par sa définition) des autres
sciences ou doit-on distinguer nettement les deux disciplines ? Dans
le dernier cas, quelle place reste-il à la logique?
(2) Jean Cavaillès, Logique mathématique et syllogisme, Revue philosophique de la
France et de l'étranger, 123 (mars-avril 1937), 163-175.
(3) J. Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science (cité dorénavant LTS) (Paris :
Vrin, 1997), 39.
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Xavier Sabotier
Pour répondre à ces questions, Cavaillès analyse les positions
des philosophes qui ont tenté de définir la logique dans leur sys
tème.
Les critiques qu'il leur adresse se laissent grossièrement
déterminer par la transgression de deux caractéristiques que
Cavaillès attribue à la science. D'une part, la science est autonome,
il est « impossible de [la] définir du dehors (4) ». D'autre part, elle
est toujours en devenir, incomplète, « le savoir total n'a pas de
sens (5) ».
I. — L'oubli de l'autonomie
Kant et la structure transcendantale
Dans 5мг la logique et la théorie de la science, Cavaillès attaque
la position de Kant en lui reprochant son psychologisme : malgré
un interdit qu'il avait lui-même établi, Kant placerait la justification
des règles de la logique dans les actes d'un sujet psychologique.
Kant, nous rappelle Cavaillès, affirme que « la logique générale fait
abstraction de tout contenu de la connaissance, c'est-à-dire de toute
relation de celle-ci aux objets (6) ». Dans son cours de logique,
Kant précise aussi que la logique générale traite « de l'usage de
l'entendement en général, c'est-à-dire des règles absolument néces
saires sans considération d'objets particuliers de la pensée (7) ». La
logique est donc constituée des lois de l'entendement. Cavaillès fait
porter sa critique sur le statut de ces lois : s'agit-il de lois de
l'entendement au sens de lois de la nature, de lois que l'entende
ment
applique nécessairement ou bien s'agit-il de règles qu'il
applique uniquement dans son bon usage? Cavaillès remarque le
début fâcheux du cours de logique : « Tout dans la nature se produit
(4) Hourya Sinaceur, Lettres inédites de Jean Cavaillès à Albert Lautman, Revue d'his
toire des sciences, XL/1 (1987), 125-126.
(5) LTS, 38.
(6) E. Kant, Critique de la Raison pure (Paris : Gallimard, 1986), « Folio Essais », 120;
cité par Cavaillès, LTS, 21.
(7) E. Kant, Logik (Kœnisberg: G. B. Jàsche, 1800); trad. fr. par L. Guillermit (Paris :
Vrin, 1966), « Bibliothèque des textes philosophiques », 10.
La logique dans la science
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selon des règles (8). » La généralisation initiale est en effet équi
voque,
elle semble effacer la distinction que Kant lui-même avait
repérée entre norme et loi naturelle. La fin du passage cité par
Cavaillès est tout aussi problématique : « Nous ne pouvons pas
penser et utiliser notre entendement autrement que conformément à
certaines règles (9). » Kant semble ici contredire une affirmation du
cours de logique qui fait mention « du droit usage de l'entendement,
celui qui est cohérent avec lui-même (10) ». L'existence d'un droit
usage de l'entendement indique en creux l'existence d'un mauvais
usage, donc infirme l'idée de nécessité naturelle dans les processus
de pensée. Resserrant sa critique, Cavaillès l'oriente sur la réalité
ultime du sujet kantien, la conscience. L'usage de l'entendement
implique la présence de la conscience dont l'antériorité est absolue
sous la forme vide du «je » de l'aperception. Kant avait justement
souligné l'importance du vide de cette forme pour ôter à la psychol
ogie
le privilège qu'il accorde au transcendantal. Cavaillès, prenant
en compte la précaution de Kant, tente dès lors de montrer qu'« une
définition abstraite (11) » de l'entendement, c'est-à-dire non psy
chologique
ne peut donner une logique sans retomber dans le psychologisme.
La loi psychologique est remplacée par la notion de forme. La
conscience, en accomplissant un jugement, peut saisir la forme de
ce jugement par un processus d'abstraction qui écarte peu à peu les
contenus matériels et dégage la forme dans toute sa pureté, la loi
logique. Cependant cette démarche rencontre des difficultés pour
définir l'objet du processus d'abstraction. D'où vient cette forme,
d'où tient-elle son statut d'ut priori logique si elle ne se manifeste
que dans « l'expérience immédiate d'une conscience effective avec
ses accidents empiriques (12) »? Comment est-on sûr d'isoler
l'absolu?
Il existe deux réponses possibles à la première question. La
forme du jugement tient son statut soit du contenu de l'intuition,
soit de la conscience. La réponse de Kant est catégorique : « La
logique générale doit faire abstraction de tout contenu de
(8) Ibid, 9.
(9) Ibid, 10.
(10) Ibid, 12.
(11) LTS, 17.
(12) LTS, 19.
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Xavier Sabotier
connaissance (13). » Le processus d'abstraction manifeste donc la
logique telle qu'elle préexistait dans l'entendement du sujet. Or,
constate Cavaillès, le processus d'abstraction n'est pas une méthode
de découverte mais fonde la logique: «II ne s'agirait pas [...]
d'effectuer l'abstraction elle-même, mais d'avoir l'assurance que,
tout objet ayant été rejeté, le logique subsiste, caractérisé comme
armature interne, inatteignable directement, mais la posant comme
essence originale en présence de l'objet (14). » Cette fondation est
peu convaincante. L'abstraction radicale que demande Kant
débouche sur « l'accord de la pensée avec elle-même (15) », c'està-dire « le vide de l'identité logique (16) ». L'accord de la pensée
avec elle-même ne fournit pas de contenu de connaissance : «[...]
que tirer de l'exigence d'accord de la pensée avec elle-même sinon
l'éternelle répétition. Pour que l'accord revêtit un sens plein, il
faudrait qu'il y eût au moins une différenciation à l'intérieur de la
pensée [...] (17) » Reste une possibilité, mais qui annule un autre
interdit kantien : la logique pour demeurer une discipline doit être
transcendantale.
Le vide de l'identité logique semble alors évité : « Le même
entendement [...] apporte aussi, au moyen de l'unité synthétique du
divers dans l'intuition en général, un contenu transcendantal dans
ses représentations, à cause de quoi elles se nomment purs concepts
de l'entendement, s'appliquant a priori à des objets (18). » L'essent
iel
dans la formation d'une logique transcendantale est de dégager
les purs concepts de l'entendement, c'est-à-dire les catégories. La
logique transcendantale déploie ainsi un jeu de concepts, mais elle
devient ontologie. Cette transformation est rendue possible par
l'assimilation du général et de Va priori dans le transcendantal. Les
déterminations les plus générales des objets pour le sujet humain
sont celles que l'entendement impose à tout objet, donc les struc
tures a priori du sujet. Ainsi la nécessité logique des catégories
provient du statut de transcendantal. Cavaillès analyse alors les
concepts de l'entendement. La présence du concept de causalité,
dont la nécessité n'est pas même d'essence mathématique et dont
(13)
(14)
(15)
(16)
(17)
(18)
E. Kant, op. cit. in n. 6, 120.
LTS, 21.
LTS, 22.
LTS, 23.
LTS, 22.
E. Kant, op. cit. in n. 6, 140; cité par Cavaillès, LTS, 24.
La logique dans la science
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Г émergence, à l'époque de Cavaillès, de la mécanique quantique
rendait Fapriorisme douteux, est significatif : « des éléments pseudo
a priori (19) » font des apparitions à l'intérieur de la logique transcendantale. Cavaillès peut alors reprendre sa critique initiale : si des
prétendus concepts de l'entendement supposent déjà un recours à
l'expérience, alors le processus d'abstraction qui était censé les
dégager est incomplet et on ne voit plus très bien où l'arrêter, si
ce n'est au vide absolu de l'aperception, qui seul reste quand on a
ôté le contenu, la matière. Les concepts du transcendantal sont
assimilés à « des notions non élaborées du sens vulgaire (20) », qui
ne sont que des emprunts à la logique aristotélicienne. Ces emprunts
s'expliquent par le fait que le processus d'abstraction ne dégage
aucun principe lui-même et se voit donc contraint d'accepter, pour
éviter la répétition de l'identité logique, les éléments que lui fournit
la logique traditionnelle.
Plus généralement, Cavaillès met en cause la capacité du trans
cendantal
à expliquer la science. Si les principes qui ordonnent nos
jugements proviennent uniquement de notre subjectivité, alors leur
synthèse avec une matière, un donné extérieur à l'entendement ne
peut s'effectuer. Cavaillès repère cette impossibilité pour la géomét
rie.Celle-ci nécessite, pour être une connaissance, le recours à
l'intuition a priori de l'espace. Mais, de deux choses l'une, soit la
géométrie connaît l'espace en analysant ce qu'il est, c'est-à-dire la
matière que nous fournit l'intuition a priori en ignorant la structure
de l'entendement pour s'adapter à la structure des contenus mêmes
et elle n'est plus que « constatations enchaînées les unes aux autres
sans que le lien d'enchaînement ait autre autorité encore que l'affi
rmation autonome d'un acte (21) »; soit elle suit la structure a priori
de l'entendement, mais se refuse à voir autre chose dans l'espace
que celle-ci et le gain de connaissance est nul. L'erreur fondament
ale
du kantisme est de fixer la logique dans la subjectivité. Que
celle-là soit transcendantale et non psychologique ne change en
définitive rien au problème. Cavaillès a déjà montré la fragilité de
la logique transcendantale, son manque de fondement et ses
emprunts, mais surtout le transcendantal, structure du sujet, nie
l'autonomie de la science, son engendrement spontané d'objets et
(19) LTS, 28.
(20) LTS, 28.
(21) LTS, 29.
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Xavier Sabatier
de méthodes, il l'enserre dans un cadre rigide qui la contraint à la
répétition. Avec la logique transcendantale « il n'y a pas de science
en tant que réalité autonome et caractérisable comme telle, mais
unification rationnelle, suivant un type fixe, d'un divers déjà orga
nisé par l'entendement (22) ».
Husserl et la constitution transcendantale
Comme le remarque Jan Sebestik en commentant dans sa post
face de 5мг la logique et la théorie de la science les places respec
tivesde la critique de Kant et de la critique de Husserl dans l'écrit
de Cavaillès : « Une philosophie de la conscience inaugure le
chemin, une autre le termine (23). » Pourquoi Cavaillès prend-il
encore en compte une philosophie de la subjectivité alors qu'il a
critiqué très durement le recours au sujet dans la fondation d'une
logique comme doctrine, de la science? En fait, Husserl semble
éviter deux erreurs que Cavaillès attribuait à Kant. Il s'est efforcé
de créer une logique originale, dont le statut est repensé entière
ment.De plus, il ne sépare pas aussi nettement que Kant la logique
des contenus de connaissance et il prétend que la logique formelle
n'est complète qu'avec une ontologie formelle. Il semble ainsi
éviter les défauts de la position kantienne tout en se maintenant
dans la sphère de la subjectivité. La discussion de Husserl est, de
loin, la partie la plus longue de Sur la logique et la théorie de la
science. Gaston Bachelard nous confie qu'en rédigeant ce texte,
Cavaillès écrivait à Albert Lautman : « C'est en fonction de Husserl,
un peu contre lui que j'essaie de me définir. » II semble donc que
Husserl ait été pour Cavaillès à la fois l'inspirateur et l'adversaire,
l'opposant qui pose tout de même les grands axes de la discussion.
Au contraire de Kant qui n'arrive à lier entendement et intuition
qu'en soumettant les contenus de l'intuition à la forme des concepts
purs a priori de l'entendement, au mépris de l'apport de ceux-là,
Husserl a cherché « une sauvegarde simultanée des uns et des autres
comme éléments irréductibles (24) ». La sauvegarde que recherche
Husserl lui semble assurée par les deux composantes nécessaires de
(22) LTS, 30.
(23) LTS, 92.
(24) LTS, 57.
La logique dans la science
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chaque acte du sujet, la conscience et son objet. Le génie d'Husserl
est ainsi de lier la théorie des jugements ou apophantique formelle
à la mathématique formelle, dont fait partie la théorie des ensemb
les,et à laquelle Husserl accorde le statut d'ontologie. La justifi
cation de ce lien se fait autour de l'idée que le jugement est
expression d'un état de chose. L'ontologie formelle et Г apophant
ique
formelle ont en quelque sorte le même objet, l'état de chose
tel qu'il est exprimé dans un jugement. Leur distinction devient
presque secondaire, n'étant plus qu'une différence d'orientation.
L'orientation sur le monde extérieur n'est nécessaire que pour les
jugements initiaux, les autres pouvant être déduits par les lois de
Г apophantique. Cavaillès remarque la valeur extrême que Husserl
accorde à ces jugements initiaux, tournés vers l'extérieur dans un
extrait de Logique formelle et logique transcendantale : « Quelles
que soient les déterminations intermédiaires, [...] en fin de compte
importent les substrats inférieurs et primaires, dans les sciences les
objets de leur domaine; c'est leur détermination qui, à travers tous
les degrés intermédiaires, est visée (25). » II y a donc chez Husserl
un mouvement unique qui des jugements initiaux d'expérience va
jusqu'aux théorèmes scientifiques, à travers lequel la logique assure
son emprise non seulement sur les mathématiques, mais sur la phy
sique.
En effet, grâce, d'une part, à la stricte articulation de la
logique à la mathématique formelle et, d'autre part, au statut d'onto
logiede cette dernière, la logique régit a priori les lois des objets
physiques, qui dépendent forcément de l'ontologie. L'objet phy
sique en tant qu'être est soumis aux déterminations des possibilités
d'objets. La pensée de Husserl pose bien la science comme un
mouvement unique, nécessaire où logique, mathématique et phy
sique
s'unissent et où la logique fait une doctrine des sciences
incontestable.
Mais la facilité de cette unification ne doit pas tromper. Husserl
parvient, certes, à unifier logique, mathématique et physique à partir
des objets élémentaires et des jugements primaires, mais cela se
joue sur la scène de la conscience. Il ne s'agit pas d'objets en soi
ou simplement hétérogènes à la subjectivité, mais d'objets connus,
d'états pensés, c'est-à-dire ayant déjà pris place dans l'esthétique
transcendantale. L'épochè phénoménologique suspend la thèse de
(25) Edmund Husserl, Formate und transzendentale Logik (Halle : Max Niemeyer,
1929); trad. fr. par Suzanne Bachelard (Paris : puf, 1957), 154; cité par Cavaillès, LTS, 63.
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Xavier Sabotier
l'existence extérieure des contenus de la conscience. Dès lors,
comme l'écrit Cavaillès, pour la phénoménologie « la conscience
est la totalité de l'être (26) », « l'être est unique ». Husserl a beau
jeu, une fois l'être homogénéisé, d'unifier la connaissance. L'hété
rogénéité
entre les objets et la conscience, leurs différences récipro
ques
expliquent la division de la physique en branches non encore
unifiées, les problèmes que rencontre la mathématisation des disci
plines physiques et, de façon plus globale, les difficultés de l'ente
ndement à saisir la nature et ses lois. Husserl, en subjecti visant
l'ontologie, supprime d'un seul coup tous ces problèmes. La sépa
ration
de l'être et de la connaissance se retrouve chez Husserl
uniquement dans la conscience, précisément, comme le remarque
Cavaillès citant Husserl, dans « la possibilité de la réflexion sur
soi (27) ». La conscience devient connaissance quand elle analyse
de façon reflexive, thématique, le donné vers lequel elle est déjà
orientée. Tout est présent à l'origine dans l'être même, la
conscience. Par conséquent, puisqu'il n'y a pas d'hiatus entre l'être
et la connaissance et que l'être est unique « il ne peut y avoir
d'hiatus
infranchissable
entre
deux
domaines
du
connaît
re
[...] (28) ». Cavaillès en conclut qu' « entre l'évidence ration
nelle d'une démonstration mathématique et l'évidence sensible de
la perception historique d'un objet il y a l'homogénéité profonde
qu'elles sont l'une et l'autre pleine lumière de la même
conscience [...] (29) ». La position de Husserl sur la logique rejoint
alors celle de Kant. Pour éviter une négation de la variété de l'être
et le vide de la conscience, qui menacent toujours une conception
subjectiviste de la logique, il faut reconnaître les invariants, « les
diversités authentiques » que nous donne la subjectivité. Cavaillès
résume ainsi la nouvelle tâche du phénoménologue : «[...] le pro
blème
posé par la logique se transforme en problème de la consti
tution transcendantale des entités objectives (30). »
Husserl se trouve donc confronté au problème de Kant. Il doit
par diverses méthodes, parmi lesquelles la variation eidétique,
dégager la structure de la subjectivité. Mais, n'ayant que
la conscience et la relation d'intentionnalité (conscience A de
(26)
(27)
(28)
(29)
(30)
LTS, 69.
Edmund Husserl, op. cit. in n. 25, 363 ; cité par Cavaillès, LTS, 69.
LTS, 70.
LTS, 70.
LTS, 72.
La logique dans la science
91
l'objet B) comme absolu d'irréductibilité, il doit, pour trouver une
structure quelconque, effectuer « un stoppage du progrès [des
méthodes phénoménologiques]
par une
sorte de
coup
de
force (31) ». De plus, Husserl redouble la difficulté par son insis
tance sur les problèmes de constitution, sur la création d'une nou
velle logique pour normer la recherche phénoménologique ellemême. Kant, au prix, il est vrai, d'un manque de systématicité,
s'était prudemment servi de la logique aristotélicienne comme fil
conducteur. Husserl, en radicalisant la démarche de la philosophie
de la subjectivité, en marque plus nettement les limites. Cavaillès
cite à ce sujet Logique formelle et logique transcendantale :
« Qu'advient-il de cette logique sous les normes de laquelle s'effec
tuentles recherches transcendantales ? [...] la notion de vérité en
soi n'a plus de sens normal (32). » Et, plus loin : « On voit se
développer une curieuse discipline transcendantale [...] avec ses
vérités essentielles, théories qui valent exclusivement pour moi,
l'Ego (33). » Dès lors, la logique qui norme la recherche transcen
dantaleen se constituant comme science réclame aussi une logique
différente pour la normer, puisqu'elle est constituée par le phénoménologue et qu'elle ne préexistait pas à la recherche transcendant
ale.
Cette nouvelle logique en réclame une autre, et ainsi de suite.
Aucune ne pourra jamais rejoindre l'irréductible de la conscience.
Dire comme Husserl que le processus s'arrêtera à un moment, c'est
espérer qu'une logique soit logique d'elle-même. Or, toute la
théorie de la constitution phénoménologique s'oppose à une telle
solution; une visée succède à l'autre sans jamais confondre la noèse
avec le noème, ce qui rendrait la conscience impossible. En phéno
ménologie,
« seule la conscience a l'autorité de se poser en
soi (34) ». Par conséquent, ou bien la logique est transcendantale et
« il n'y a pas de logique absolue (35) », mais seulement la
conscience et le vide de la structure intentionnelle ; ou bien « il y
a une logique absolue et elle ne peut tirer son autorité que d'ellemême [c'est-à-dire d'un contenu sans rapport avec la conscience],
elle n'est pas transcendantale (36) ».
(31)
(32)
(33)
(34)
(35)
(36)
LTS, 77.
Edmund Husserl, op. cit. in n. 25, 358; cité par Cavaillès LTS, 76.
Ibid., 359; cité par Cavaillès LTS, 76.
LTS, 78.
LTS, 78.
LTS, 78.
92
'
Xavier Sabatier
La fin de 5мг la logique et la théorie de la science est une
récapitulation des griefs de Cavaillès contre une philosophie de la
conscience appliquée à la logique et à la science. Les philosophies
de la subjectivité sont prises entre le vide du « je » de la conscience
et les notions logiques qu'elles ne peuvent que supposer et jamais
trouver. Soit elles s'arrêtent, dans le meilleur des cas, à un « Je ne
peux autrement (37) » qui évoque dangereusement le psychologisme
et qui, du moins, « est une abdication de la pensée (38) », une
renonciation à la nécessité du mouvement scientifique; soit elles
sont dans l'impossibilité de fonder une logique et de penser la
science en restant suspendues dans le vide de l'aperception ou de
la structure intentionnelle.
II. — L'oubli du « devenir imprévisible »
Bolzano et la doctrine des raisonnements
Dans sa classification des doctrines de la science, Cavaillès range
Bolzano parmi les penseurs du système démonstratif. La préoccu
pationessentielle du philosophe autrichien est la nécessité de la
science qu'il place, non dans la notion d'évidence, mais dans la
notion de démonstration. Alors que le recours à l'évidence renvoie
inévitablement à la conscience, la notion de démonstration indique
la prise en compte d'une spécificité de la science. Cavaillès en
conclut que « pour la première fois peut-être la science n'est plus
considérée comme simple intermédiaire entre l'esprit humain et
l'être en soi, dépendant autant de l'un que de l'autre et n'ayant pas
de réalité propre, mais comme un objet sui generis, original dans
son essence, autonome dans son mouvement (39) ».
Pour Bolzano, la structure de la science est donc la démonstrat
ion.
Une doctrine de la science doit analyser les enchaînements
rationnels tels qu'ils s'effectuent dans la science, et non tels qu'une
(37) LTS, 89.
(38) LTS, 89.
(39) LTS, 36.
La logique dans la science
93
conscience les permettrait par sa structure. Un problème se profile :
si cette doctrine des sciences devient une science, la logique elle
deviendrait « science de la science, partie d'elle-même (40) ».
Quand, dans une conception subjectiviste, le philosophe essaie de
fonder une logique, il évite le problème de la science de la science
en cherchant à l'extérieur de la science, dans la structure du sujet,
son principe de nécessité. Avec la thèse de l'autonomie de la
science, il faut chercher dans la science elle-même sa propre nécess
ité.La notion de démonstration ne fournit pas de réponse imméd
iate. Une logique qui devient théorie de la démonstration n'a pas
pour autant défini clairement son statut. Cavaillès formule les incer
titudes qui pèsent sur la théorie de la démonstration : « Le problème
[...] est d'appréhender ce principe dans son mouvement générateur,
de retrouver cette structure [la démonstration] non par description
mais apodictiquement, en tant qu'elle se déroule et se démontre
elle-même (41). » Une fois la description écartée comme paraphrase
inutile, il reste encore deux conceptions possibles de la théorie de
la science. L'une essaie de distinguer dans les raisonnements scien
tifiques
« l'élément essentiel permanent (42) », qu'elle prend pour
objet et dont elle fait une « théorie pure des enchaînements
rationnels (43) ». C'est la solution de Frege et des logicistes.
L'autre « pose elle-même la totalité de ce qu'elle atteint (44) », la
science, avant d'effectuer un travail similaire à la précédente. La
différence semble minime et Bolzano pensait probablement concilier
les deux conceptions. Pourtant la deuxième conception exige que la
science soit posée et qu'à partir seulement de la science telle qu'elle
existe à un moment donné on puisse atteindre les démonstrations
qui organisent la science pure et permettent, à travers la science
d'une époque, d'y accéder, par exemple, en axiomatisant. Or,
puisque, dans la perspective de Cavaillès, le savoir total n'a pas de
sens, la logique doit être perpétuellement dépendante de la science.
Dans ce cas, la logique exige la science. Cette solution ne semble
pas avoir été soutenue par le philosophe autrichien. Au contraire,
privilégiant « l'élément essentiel permanent », il semble avoir
insisté sur la possibilité de dégager des structures fixes de la
(40)
(41)
(42)
(43)
(44)
LTS,
LTS,
LTS,
LTS,
LTS,
39.
40.
40.
40.
40.
94
Xavier Sabatier
science, des règles de démonstration légiférant la totalité des
enchaînements du raisonnement scientifique alors même que les
étapes (les théorèmes d'une théorie) ne sont pas encore atteintes.
D'ailleurs, rien n'interdit dans la philosophie de Bolzano la possi
bilité d'un savoir total. Avec la doctrine bolzanienne des vérités en
soi et de la science en soi, que Cavaillès passe sous silence, la
science totale est non seulement possible, mais elle existe d'une
certaine manière. Le problème de Bolzano est que seule une partie
de cette science a été découverte par l'humanité pour l'instant, ce
qui rend difficile l'accès à la totalité des enchaînements démonstrat
ifs.
En optant pour une logique constituée en science définitive, on
présuppose la répétition des mêmes schémas de raisonnement d'un
bout à l'autre du mouvement scientifique et, ainsi, une certaine
prévisibilité de la découverte scientifique. Cette conception, expli
citechez les logicistes, est analysée par Cavaillès avec les écrits de
Carnap.
Carnap et l'hypertrophie de la syntaxe
La position initiale de Carnap est celle de Frege et de Russell :
réduction des mathématiques à la logique, c'est-à-dire à quelques
notions et principes logiques à partir desquels les théorèmes mathé
matiques
peuvent être déduits. Le théorème de Gôdel mit fin à cette
conception. Dans Logische Syntax der Sprache, Carnap prend acte
des résultats d'incomplétude de Gôdel et formule un principe de
tolérance, exposé ainsi par Cavaillès : « En logique il n'y a pas de
canon, mais possibilité illimitée de choix parmi les canons (45). »
Au lieu d'être : «[...] l'ensemble des systèmes formels, [la théorie
logique devient] l'ensemble des syntaxes de tous les systèmes
formels [...] les mathématiques sont tous les systèmes for
mels (46). ». On voit le recul de l'ambition; la logique ne prétend
plus donner un système formel qui contiendrait toutes les démonst
rations des mathématiques organisées, en revanche elle prétend
toujours fournir toutes les règles de démonstration possibles. La
logique énumère les règles que peuvent utiliser les mathématiciens,
(45) LTS, 48, citation approximative de Carnap.
(46) LTS, 47-78.
La logique dans la science
95
sans déduire, à partir de celles-là, la totalité des théorèmes mathé
matiques.
Mais ces ambitions plus limitées ne le sont pas suffisamment aux
yeux de Cavaillès. En effet, d'après une analyse du mouvement des
mathématiques, Cavaillès a démontré que les mathématiques n'uti
lisent pas un nombre fixe de règles de démonstration mais qu'un
problème nouveau engendre souvent une nouvelle relation qui
devient un nouvel objet, engendrant de nouvelles relations, et ainsi
de suite : « L'être de la relation est ce qu'elle ajoute à son origine,
donc est autre que la nécessité qui la fait une, donc affirme, malgré
cette nécessité, une indépendance qui se traduit en indifférence rela
tive, source de pluralité (47). » Prétendre énumérer ces règles de
démonstration est donc une entreprise vaine. Cavaillès s'interroge
sur « la façon [dont] se construit le système base de toutes les
syntaxes (48) ». En fait, Carnap ne fait qu'emprunter aux mathémat
iques
effectivement réalisées les règles de démonstration et ensuite
dote ces règles d'une valeur universelle. Couper la syntaxe de son
contenu ne peut conduire qu'à la négligence de cet indéfini au cœur
même des mathématiques : de nouveaux objets engendrent de nou
velles
méthodes, qui, à leur tour, engendrent de nouveaux objets.
Carnap, en croyant atteindre la totalité des enchaînements ration
nels,ne fait qu'une « hypostasie de systèmes et de procédés qui ne
sont qu'en tant que transitoires (49) », c'est-à-dire qu'en tant qu'ils
correspondent à un moment particulier des mathématiques histori
ques.La syntaxe ainsi séparée du contenu des mathématiques et
traitée dans une discipline particulière, la logique, n'a aucune
chance de prévoir les futurs liens démonstratifs créés par le devenir
mathématique. Carnap, en détachant la syntaxe des mathématiques,
atteint l'essence d'un moment des mathématiques, mais rate
l'essence de celles-là, en prétendant atteindre la totalité des liens
démonstatifs : « Abstraire de la sorte n'est pas fixer l'essence mais
arrêter (50). »
A la lumière de son dernier ouvrage, il paraît probable que, pour
Cavaillès, logique et doctrine de la science devaient être conçues
non comme des synonymes, mais comme des notions clairement
(47)
(48)
(49)
(50)
LTS,
LTS,
LTS,
LTS,
42.
49.
50.
50.
96
Xavier Sabotier
distinctes. Le but de cet écrit reste avant tout de déterminer la
nature de la science et de caractériser le principe de son dévelop
pement. La logique n'apparaît que dans la mesure où elle reven
dique ce rôle, comme chez Kant et Husserl avec la logique
transcendantale et chez Bolzano et Carnap avec la logique formelle.
L'abandon de la logique comme problématique principale (abandon
qui s'effectue dès la discussion des positions de Kant) marque très
nettement l'incapacité de la logique, qu'elle soit transcendantale ou
formelle, à s'imposer comme doctrine de la science. La disparition
du thème de la logique en faveur du thème de la doctrine de la
science plaide pour une nette séparation des deux.
De façon plus évidente encore, la réfutation systématique des
philosophes ou logiciens qui tentent de faire de la logique la doc
trine de la science indique clairement que cette conception était
l'erreur à dénoncer. La discussion de Kant est symptomatique :
Cavaillès critique initialement la conception kantienne de la logique
générale, l'accusant de psychologisme, puis il dénonce l'hétérogé
néité
de la logique générale avec la subjectivité transcendantale et,
enfin critique l'impossibilité pour la logique transcendantale de
penser la science. Une critique de Г epistemologie kantienne de la
logique se mue en critique de la logique transcendantale comme
epistemologie des mathématiques et de la physique. Husserl, qui a,
plus que Kant, systématiquement pensé et décrit la fondation de la
logique formelle comme doctrine de la science par la logique trans
cendantale,
est à son tour combattu et longuement réfuté : « [...] ni
la logique objective [...] ni la logique subjective, fondement de la
première en tant qu'elle rattache les produits à l'activité de la
conscience absolue, ne peuvent rendre compte ni du progrès effectif
[de la science], ni des structures et des entités qui le jalon
nent(51). » Enfin, les logiques effectives, pensées et réalisées par
Bolzano et Carnap, sont décrites comme impropres à découvrir la
totalité des démonstrations. Quel sens peut donc recouvrir le terme
de logique pourtant si présent dans le dernier écrit de Cavaillès?
Quelle signification possèdent les théorèmes de la logique mathé
matique
que Cavaillès a présenté au public français dans les articles
« Ecole de Vienne au congrès de Prague » et « Logique mathémat
ique
et syllogisme » ?
(51) LTS, 86-87.
La logique dans la science
97
III. — Le Logique comme essence de la science
En fait, tout au long de Sur la logique et la théorie de la science
court une ambiguïté, nulle part plus visible que dans la discussion
de Kant. Nous avions déjà remarqué l'équivoque de la définition
kantienne de la logique : « L'entendement [est] la source et la
faculté de penser des règles en général. Nous ne pouvons penser et
faire usage de notre entendement qu'en nous conformant à certaines
règles (52) », ambiguïté dont Cavaillès se sert pour critiquer la posi
tion de Kant. Mais une fois la définition des règles logiques comme
lois psychologiques écartée, le statut du terme « logique » n'est pas
éclairci pour autant. L'entendement, en effet, préexiste à la découv
erte et à la rédaction de la table des catégories puisqu'il lie le
divers de l'intuition alors même que la table des catégories est
ignorée. Les lois du « droit usage » de l'entendement doivent
préexister à leur découverte pour rendre possibles la science et le
raisonnement, même si les règles de ce dernier sont inconnues.
Comment la logique pourrait-elle se constituer si elle n'avait l'assu
rance que quelque* part, dans l'être idéal ou sensible, existe son
objet, en un mot, que le logique précède la logique?
Le terme « le logique » apparaît chez Cavaillès au début de Sur
la logique et la théorie de la science (53). Il s'agit bien de l'objet
de la logique en tant qu'il précède celle-ci et qu'il impose sa nécess
itédans les jugements corrects. Curieusement, Cavaillès ne s'en
sert pas explicitement comme axe de réflexion et parle ensuite à
nouveau de la logique. Son importance est capitale, mais Cavaillès
n'engage pas de dialectique explicite du logique avec la logique et
se contente d'une manipulation souterraine.
Dans le débat avec Kant, où le logique occupe une place cent
rale,
Cavaillès remarque d'abord que celui-ci devrait précéder
l'acte de l'entendement au lieu d'être défini par lui, si l'on veut
éviter tout risque de psychologisme. Dans la définition kantienne
de la logique citée par Cavaillès, « la logique est connaissance par
(52) E. Kant, op. cit. in n. 7, 9-10.
(53) LTS, 18.
■
98
Xavier Sabatier
soi de l'entendement et de la raison d'après la forme (54) », le
logique apparaît dans la notion de forme qui préexiste à la connais
sance
que l'on peut en avoir ou, du moins, peut intervenir sans elle.
Cavaillès reconnaît d'ailleurs que le recours au logique élimine le
risque de psychologisme : « Par le recours à la forme [...] l'ambi
guïtédes formules où interviennent la nature ou l'invocation de
notre pensée devient alors inoffensive (55). » Pourtant Cavaillès, au
lieu d'analyser directement cette notion de forme, évacue le logique
pour se concentrer sur ce qu'il appelle « un double processus
d'élimination (56) ».
Ce double processus est, d'une part, l'élimination de l'empirique
au profit de Va priori, d'autre part, l'élimination du matériel au
profit du formel. Mais plus important est le statut que lui donne
Cavaillès : ce statut oscille sans cesse entre fondation philosophique
du logique et méthode scientifique de la logique. Or il n'est pas
certain que Kant ait donné à ce processus le sens fondateur que lui
trouve Cavaillès. L'analytique transcendantale est trop importante
dans la philosophie kantienne pour dépendre de la possibilité de la
logique en tant que science, ce qui n'était pour Kant qu'un pro
blème
mineur. Il est, au contraire, plus convaincant d'imaginer que
la présence certaine, pour Kant, d'un a priori logique comme struc
ture de la subjectivité rende possible la perspective d'une science
qui saisisse cet a priori par le processus d'abstraction décrit par
Cavaîllès. D'ailleurs, Cavaillès cite très peu Kant en décrivant ce
processus. Les deux citations utilisées ne parlent aucunement du
logique mais de la logique : « [...] la logique est la connaissance
par soi de l'entendement et de la raison d'après la forme (57) », « la
logique générale fait abstraction de tout contenu de la connaissance,
c'est-à-dire de toute relation de celle-ci aux objets (58) ». On voit
que, non seulement le logique n'est jamais mentionné et encore
moins sa possibilité ou son impossibilité (que la première citation
présuppose au contraire comme condition de la logique), mais aussi
que le processus d'abstraction n'est lui-même évoqué que fort
brièvement : « [...] la logique fait abstraction de tout contenu. » Le
(54)
(55)
(56)
(57)
(58)
E. Kant, op. cit. in n. 7, 13; cité par Cavaillès, 18.
LTS, 19.
LTS, 19.
LTS, 18.
LTS, 21.
La logique dans la science
99
« faire abstraction » de cette phrase semble plutôt souligner l'aspect
formel de la logique que décrire une méthode.
On l'aura deviné, le processus d'abstraction est une machine de
guerre que Cavaillès utilise pour réfuter la possibilité du logique tel
que le pense Kant. Si, en effet, le logique existe tel que le conçoit
Kant, une des conséquences sera que le processus d'élimination
décrit par Cavaillès isolera le logique. La conclusion de Cavaillès
est que la philosophie transcendantale ne permet pas de penser le
logique auquel elle aspire : « [Elle] suppose un logique déjà connu
pour poser cette conscience absolue qui doit le révéler et dont il
dépend (59). » S'attaquant, par l'intermédiaire de la conception kan
tienne
de la logique, à la doctrine du logique, c'est-à-dire à l'ana
lytique
et à la logique transcendantale, Cavaillès substitue souvent
le terme « la logique » au terme « le logique ». Cependant la conclu
sion
du passage sur Kant ne laisse aucun doute quant à la nature
du véritable enjeu du débat. L'erreur de Kant est bien la croyance
en « la prééminence d'un formel (60) », au fait, selon les mots du
philosophe allemand, que « [l'entendement] est lui-même la légis
lation pour la nature (61) », bref en une conception particulière du
logique qui en fait « un type fixe ».
Il semble donc légitime de distinguer dans la philosophie de
Cavaillès la notion « le logique » de la notion « la logique ». Cette
distinction se révèle fructueuse pour analyser le passage qui traite
des positions de Bolzano. Cavaillès s'interroge sur la théorie de la
science. Après avoir repris l'idée kantienne de forme avec l'expres
sion
« structure », Cavaillès affirme d'une façon qui peut sembler
contradictoire avec ce que nous avons dit : « La science, si elle est,
est tout entière démonstration, c'est-à-dire logique (62). » L'inter
prétation
du terme « logique » comme désignant la discipline du
même nom peut être écartée sans trop de risque. Outre qu'une telle
interprétation renverrait Cavaillès dans le rang des logicistes, dont
il a critiqué les erreurs, la phrase elle-même ne peut avoir ce sens.
L'attribut « logique » est mis en apposition au terme « démonst
ration». Affirmer que la logique aristotélicienne ou mathématique
est une démonstration n'a pas d'intérêt dans ce contexte. En
(59)
(60)
(61)
(62)
LTS, 20-21.
LTS, 29.
E. Kant, op. cit. in n . 6, 731.
LTS, 40.
100
Xavier Sabatier
revanche, si nous le comprenons comme « le logique », nous obte
nons une réponse à la question : qu'est-ce que le logique? Cavaillès
répond en deux temps : c'est la démonstration, c'est la science.
Il convient de saisir l'ampleur du déplacement effectué par
rapport à la position de Kant. Le logique n'est plus cherché dans
une structure du sujet, que ce soit l'entendement, la raison ou
l'intuition. Le logique ne se définit pas à partir d'autre chose que
la science. Il est dans l'activité scientifique dégagée des contraintes
d'une faculté. Le recours à la démonstration permet de balayer les
doutes sur les risques de détacher la science d'une structure a
priori. L'unité de la science n'est pas fragilisée. A la fois garante
de nécessité et extérieure à une problématique du sujet, la démonst
ration s'impose comme essence de la science : « [...] il n'est
qu'une façon de s'imposer par une autorité qui n'emprunte rien audehors, il n'est qu'un mode d'affirmation inconditionnel, la
démonstration (63). » On pourrait reprocher à Cavaillès le fait que
les logicistes et les formalistes ont eux aussi choisi la démonstration
comme essence de la science et n'ont pas pour autant respecté le
critère d'imprévisibilité. Mais son originalité réside en ceci qu'il
place la démonstration non dans un système formel mais dans le
développement même de la science. « Une théorie de la science ne
peut être que théorie de l'unité de la science. [Autre alinéa] Cette
unité est mouvement : comme il ne s'agit pas ici d'un idéal scien
tifique mais de la science réalisée, l'incomplétude et l'exigence de
progrès font partie de la définition (64). » La théorie de la science
se préoccupe de l'unité qu'elle trouve dans la science réalisée. Ainsi
le logique assimilé à la démonstration n'est pas analysé dans une
science particulière, autonome, qui prendrait la démonstration
comme objet. La démonstration ne se laisse pas saisir dans ses
étapes, ce que les logicistes et les formalistes essayaient au contraire
de faire en établissant des règles de transformation : « La règle
interne qui la [la démonstration] dirige pose chacune de ses étapes,
toute en elles, et impossible à saisir ne varietur dans aucune (65). »
(63) LTS, 39.
(64) LTS, 37.
(65) LTS, 39.
La logique dans la science
101
IV. — La logique, moment de la science
Un paradoxe semble résulter de la définition du logique :
comment la logique, dont l'objet est manifestement le logique,
l'essence de la science, peut-elle se voir refuser le statut de doctrine
de la science? Que reste-il à la logique si elle ne peut traiter de la
démonstration, comme le voudrait la caractérisation du logique
comme démonstration? Ou bien faut-il renoncer à établir un rapport
que suggère pourtant la racine commune entre le logique et la
logique comme discipline effective?
La science du logique
Si nous partons du logique tel que le pense Cavaillès, nous
comprenons parfaitement les raisons qui empêchent une discipline
le prenant pour objet de se constituer de façon indépendante. Ins
crite
dans l'essence de la science se trouve Fincomplétude : cette
discipline ne pourrait pas saisir la totalité des enchaînements
rationnels ; elle sait a priori que de nouvelles démonstrations appar
aîtront
et lui échapperont.
Le logique doit pourtant se manifester aux sujets connaissants
sinon son existence serait une supposition gratuite. En fait, il se
construit et se réalise dans les mathématiques. Ce sont les mathé
matiques
elles-mêmes qui nous livrent le logique. Cavaillès échappe
ainsi à la difficulté posée par le problème de la science de la
science. La réponse est en filigrane dans la discussion de Bolzano :
la doctrine de la science apparaît dans une « auto-illumination du
mouvement scientifique (66) » ; un autre passage précise qu' « en
définissant une structure de la science qui n'est qu'une manifestat
ion
à elle-même de ce qu'elle est, on précise et justifie les carac
tères précédents [c'est-à-dire autonomie et devenir imprévisible,
caractéristiques que Cavaillès vient d'attribuer à la science], non
par une explicitation qui aurait son lieu propre et serait, à son tour,
objet de réflexion, mais par une révélation qui n'est pas distincte
du révélé, présente dans son mouvement, principe de sa nécessité.
(66) LTS, 39.
102
Xavier Sabatier
La structure parle sur elle-même (67) ». Ce passage contient
l'essentiel : l'impossibilité d'une logique comme science séparée, la
révélation du logique par les mathématiques. Si le terme « auto
illumination
» n'évoque pas l'activité humaine génératrice de la
description du logique, l'expression « la structure parle sur ellemême » indique clairement que le logique est explicité et érigé en
science au moment où la science se fait.
Le détail de cet explicitation du logique apparaît dans le passage
sur le paradigme et le thématique. Le paradigme correspond à l'iso
lation dans le développement de la science de l'être d'un enchaîne
ment
démonstratif. Pour paraphraser Cavaillès : la démonstration
néglige le démontré et se pose elle-même comme démonstration
type, il y a « suppression de singularité (68) ». Cavaillès affirme que
ce processus correspond à la règle logique de substitution. Par
exemple, un paradigme peut être : 3 + 7-10, 3 + y = 10, x + y
= 10, x + y = z, la dernière expression étant la structure de la pre
mière.
Le thématique apparaît quand la relation x + y = z devient
objet à son tour d'une démonstration, d'un système de règles. On
s'intéresse désormais au quomodo, au comment de la démonstration.
Pour l'exemple de l'addition, c'est le thématique qui donne les lois
d'associativité, de commutativité et de l'élément neutre.
Ce qui est intéressant ici, ce n'est pas tant la description de ce
processus que l'assurance qu'il se déroule dans les mathématiques
mêmes. Le logique est entièrement réalisé dans la science. Cavaillès
ne manque pas une occasion de rappeler cette récupération par les
mathématiques du terrain réservé à la logique. A H. Schrecker, qui
évoquait l'inféodation des mathématiques à la logique, comme le
suggère leur définition de « science deductive », Cavaillès
répondait : « Vous allez me dire que la définition d'une science
deductive est une question logique [...] mais si nous voulons savoir
ce qu'est une déduction, nous n'avons qu'un moyen : faire des
mathématiques (69). » Dans Méthode axiomatique et formalisme,
évoquant le théorème de Gôdel, il écrit même : « Ici [...] se produit
un curieux renversement : ces enchaînements sont d'ordre mathé
matique
[allusion à la numérotation de Gôdel]. La logique devient
(67) LTS, 39.
(68) LTS, 43.
(69) Jean Cavaillès (en collaboration avec Albert Lautman), La pensée mathématique,
Bulletin de la société française de philosophie, 40 (1946), 1-39 ; in Œuvres complètes (Paris :
Hermann, 1994), 625.
La logique dans la science
103
une partie des mathématiques. La traduction de Gôdel [...]
l'imposait (70). » Puis, il cite Camap : « La syntaxe pure [ou
logique] est [...] une partie de l'arithmétique (71). »
La logique, moment historique et essentiel de la science
Quel rôle reste-il dès lors à une discipline qui a pourtant eu une
existence historique avec la logique aristotélicienne et la logique
mathématique ?
A propos de la logique aristotélicienne, le corpus littéraire de
Cavaillès ne nous offre pas de réponse précise. Cavaillès souligne
très
nettement
dans
l'article
« Logique
mathématique
et
syllogisme » l'opposition de la logique traditionnelle à la logique
quantifïcationnelle « deux modes de pensée hétérogènes (72) », mais
il ne situe pas les deux disciplines dans un même ensemble ni ne
rend un tel rapprochement impossible. Plus intéressante est, en
revanche, la remarque « on suppose en soi une législation et l'on
procède par exemples (73) ». Elle laisse présumer du lien d'une telle
discipline avec l'ontologie, supposition renforcée par l'insistance
sur la moindre formalisation et la conséquence qui en découle :
« Pour s'assurer de la vérité d'un enchaînement, elle invoque le
témoignage de la pensée intuitive (74). » Cette remarque évoque
étrangement le reproche adressé à la logique générale kantienne
dans le dernier ouvrage de Cavaillès : « On sait comment, dans
l'exécution du programme, éléments pseudo a priori et éléments
empiriques [...]
s'enchevêtrent de
façon inextricable (75). »
Cavaillès précisait alors que la perspective transcendantale ne per
mettait
pas une « collaboration avec l'ontologie traditionnelle », ce
qui sous-entendait que l'ancienne théorie du logos était construite
à partir d'une telle collaboration. Sous toute réserve, il semble donc
que Cavaillès ait conçu la logique traditionnelle comme étroitement
imbriquée dans l'ontologie. Il est, en revanche, remarquable que
(70) Méthode axiomatique et formalisme (cité dorénavant MAF) (Paris : Hermann, 1981), 167.
(71) Rudolf Camap, Logische Syntax der Sprache (Vienne : Wien Springer, 1934), 66.
(72) Logique mathématique et syllogisme, op. cit. in n. 2, 163-175; in Œuvres complètes,
op. cit. in n. 69, 590.
(73) Logique mathématique et syllogisme, op. cit. in n. 2; in Œuvres complètes, op. cit.
in n. 69, 590.
(74) Ibid., 591.
(75) LTS, 28.
104
Xavier Sabatier
Cavaillès ne parle jamais de la logique aristotélicienne comme
d'une possible théorie de la science. On dirait que la possibilité
d'envisager une science de la science ne pouvait naître qu'à partir
d'un moment historique déterminé.
L'émergence d'une conception qui fait de la logique une science
de la démonstration se fait avec « la solution bolzanienne » et
l'ébauche « d'une théorie pure des enchaînements rationnels » réa
lisée formellement et axiomatiquement par les logicistes. Ainsi appar
aîtle lien originaire entre logique et logicisme, entre le projet de
réduire les mathématiques aux règles d'une science de la démonstrat
ion
et cette science-là, chargée de réaliser ce projet. Il semble que
Cavaillès ait toujours pensé qu'il existait un rapport profond entre la
logique mathématique et le logicisme. П ne parle de la logique mathé
matique
que dans ses analyses du logicisme, sauf dans l'article
« Logique mathématique et syllogisme », qui est un article d'exposit
ion.
D'autres indices plus précis témoignent de l'association logiquelogicisme. Quand Cavaillès parle du projet formaliste de Hilbert par
opposition au logicisme, il précise bien que dans cette optique « la
logique disparaît comme discipline autonome, on ne peut plus définir
que négativement son rôle par élimination de celui des intuitions
concrètes (76) ». Dans Sur la logique et la théorie de la science,
évoquant la postérité de Kant, il parle de la doctrine de la science
comme « système démonstratif ». Quand il reprend cette idée, il ne
la désigne pas comme la conception logiciste de Bolzano, mais
comme « conception logique inaugurée par Bolzano (77) ». Ici
l'adjectif « logique » ne peut désigner le logique. D'une part, la
construction de la phrase met en parallèle conception logique, forma
lisme et position de Husserl. D'autre part, il s'agit bien de doctrine
de la science comme discipline et non de l'essence de la science. Il
paraît donc évident à Cavaillès que le logicisme inaugurait une dis
cipline
nouvelle, dont le statut et la définition dépendaient irrémédia
blementdu projet qui l'avait fait naître.
Ce projet, cependant, n'est pas pour Cavaillès uniquement le
fruit d'une réflexion philosophique sur l'essence de la science. Dans
Méthode axiomatique et formalisme , Cavaillès situe la naissance du
projet de Bolzano dans l'histoire des mathématiques : « La double
crise de rigueur du début du xixe siècle provoque une remise en
(76) MAF, 92.
(77) LTS, 30.
La logique dans la science
105
question des principes et des notions fondamentales de la géométrie
et de l'analyse (78). » Cette crise entraîne une modification du
critère de certitude. C'est pour remédier à cette fragilisation que
Bolzano « se proposait de jeter les bases d'une nouvelle
logique (79) ». Cavaillès décrit cette logique et le projet logiciste
comme une même réponse à la crise des fondements : « Les opéra
tions intellectuelles effectives sont remplacées par un jeu mécanique
dans lequel on a confiance parce qu'on en a donné une fois pour
toutes les règles. Ainsi la mathématique, puisqu'elle n'est
qu'enchaînement de raisons (et non plus d'intuitions), s'incorporera
à une logique formelle élargie : l'aboutissement est le logicisme des
systèmes de Frege et de Dedekind, continués par Russell (80). » Le
sens général de ce passage de Méthode axiomatique et formalisme
nous pousse à penser que, pour Cavaillès, la logique mathématique
fut engendrée par la même nécessité qui, dans les mathématiques,
assure la création de nouveaux objets et de nouvelles méthodes. Il
s'agit d'un moment des mathématiques, historiquement déterminé,
dont la fin commence avec le formalisme de Hilbert, qui incorpore
au système formel des axiomes dont le statut logique pose problème
et dont l'agonie est marquée par, d'un côté, la réfutation des ambit
ions logicistes et formalistes et, de l'autre, l'arithmétisation de la
logique dans des procédés comme la numérotation de Gôdel.
On explique ainsi la référence à la logique dans la dialectique
du paradigme et du thématique, par exemple, pour le paradigme « la
réduction de tous les jugements au jugement prédicatif, de tout
raisonnement à la répétition ou morcellement d'une formule unique
et identique [...] l'utilisation d'une combinatoire élémentaire (81) »
et, pour le thématique, l'allusion à Boole, Frege, Schroder et les
« systèmes formels généraux (82) ». La division de la logique en
langue symbolique (L) et en règles de ce langage reflète la dialec
tique du paradigme et du thématique. Le logicisme consiste en une
« absolutisation » de ce qui n'était qu'un moment de cette dialec
tique. Cavaillès décrit ce processus pour le paradigme : « [...] en
remplaçant les déterminations d'actes par la place vide pour une
substitution [...] qui donne l'illusion d'un formel irréductible (83) »,
(78)
(79)
(80)
(81)
(82)
MAF, 45.
MAF, 46.
MAF, 47.
LTS, 44.
LTS, 45.
106
Xavier Sabatier
ou encore : « L'utilisation d'une combinatoire élémentaire, qui con
serve,
en tant qu'elle se révèle à elle-même (quitte à justifier de
façon opaque tous les hiatus) dans l'infini les caractères simples du
fini, sont à la fois liées à l'origine de l'entreprise et cause de son
échec (84). » On retrouve ainsi à l'intérieur du rapprochement du
logicisme et de la logique mathématique leur distinction : l'une est
un moment des mathématiques, l'autre est tentative d'absolutisation
de ce moment, « hypostasie de systèmes et procédés qui ne sont
qu'en tant que transitoires (85) ».
Si le logicisime est rejeté, la logique quantificationnelle, moment
des mathématiques, n'en est pas moins toujours valable. Car, pour
Cavaillès « la science se meut hors du temps (86) », c'est-à-dire
qu'un moment de la science ne disparaît pas mais continue de
prendre place à l'intérieur du mouvement scientifique. Ainsi, dans
l'unique passage de son œuvre où, par l'intermédiaire de Brouwer,
il donne une définition de la logique, Cavaillès, dans Méthode axiomatique et formalisme, insiste sur la valeur éternelle de la logique :
« La signification véritable de la logique semble avoir été définit
ivement précisée par Brouwer : c'est la traduction, dans la syntaxe
du langage, d'expressions générales sur des systèmes finis; son
autorité est celle d'une première étape par laquelle il faut toujours
passer, autorité identique à celle de l'arithmétique et de l'analyse
pour les théories postérieures (87). » Nous retrouvons là les traits
de la pensée de Cavaillès : inclusion dans l'histoire, nécessité.
L'idée du lien entre la logique et les domaines finis est importante
puisqu'elle conforte la thèse de Cavaillès, tirée des démonstrations
de Gôdel et de Gentzen, sur le lien essentiel entre mathématique et
infini actuel. Elle donne de plus une signification positive à l'idée
d'une logique, première étape, en attribuant à la logique le fini et
à la mathématique l'infini tout en sachant que l'une est une partie
de l'autre. Enfin, elle rejoint ce que Cavaillès affirmait, cette foisci de sa propre autorité, à M. Schrecker : « Les processus logiques
qu'on appelle déductifs sont une combinatoire mathématique très
élémentaire (88). »
(83)
(84)
(85)
(86)
(87)
(88)
LTS, 44.
LTS, 44.
LTS, 50.
LTS, 37.
MAF, 180.
Jean Cavaillès, La Pensée mathématique, op. cit. in n. 69, in Œuvres complètes, 625.
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