Jean Cavaillès mort est devenu le symbole
de l’Université résistante et, peut-être même un
peu plus. Cela ne s’est pas fait de soi, selon une
nécessité tout entière noble. Certes, son image
présentait toutes les qualités pour cette
transfiguration. De Gaulle en dira : « philosophe
que sa nature eût porté à la prudence, mais que
sa haine de l’oppression poussait au plus fort de
l’audace ». Pourquoi sa nature aurait elle dû le
porter à la prudence ? Parce que, pour le
Général, l’image du philosophe est Aristote.
Pourtant Cavaillès aimait citer l’exemple de
Descartes tirant l’épée et, plus significatif
encore, celui de Spinoza écrivant publiquement
« Ultimi barbarorum » après l’assassinat des
frères de Witt. Mais c’est ainsi, les philosophes
doivent être méditatifs et prudents et, quand ils
ne le sont pas, ils étonnent. Cela dit, le texte de
De Gaulle n’est venu qu’après la cristallisation
de l’image de Cavaillès lors de la cérémonie à
l’université de Strasbourg pour sa réouverture
française, avec le très beau texte de Canguilhem,
qui, avec fidélité, sera amené à en produire
plusieurs variantes.
Bien sûr, il y a des éléments d’explication
biographiques familiaux et personnels, mais
chez quelqu’un d’aussi maître de soi, d’aussi
hostile au psychologisme et qui, de plus,
philosophiquement, refuse de s’appuyer sur le
Cogito
, il faut chercher plus avant. Spinoza est
celui qui dit : « la volonté et l’entendement sont
une seule et même chose », et qui pense la
liberté comme réalisation ou épanouissement de
soi. L’effort et la joie valent plus, moralement,
que la résignation et la tristesse, parce que la joie
est un plus d’être.
« En mathématiques, il y a conscience du
progrès ; il n’ y a pas progrès de la conscience »,
dit Cavaillès pendant sa soutenance de thèse, en
1938, devant Brunschvicg, auteur d’un livre intitulé :
Le progrès de la conscience..
. Et, en contrepoint,
cette boutade qu’il aimait aussi : « La géométrie
n’a jamais sauvé personne ». Bref, le progrès de
la connaissance ne détermine ou n’entraîne, de
soi, aucun progrès moral. L’optimisme du progrès
auquel les néokantiens, dont Brunschvicg, étaient
attachés, n’est pas fondé, parce que la science est
un ordre en soi. […] La même année 1938,
soutenant sa thèse
Introduction à la philosophie
de l’histoire
, devant le même Brunschvicg,
Raymond Aron, pour d’autres raisons, attaque
également l’idée d’un progrès de la conscience «
lorsque les orages de la barbarie sont déjà
menaçants, prêts à éclater ». Et d’Aron, Cavaillès
retient que la science qui, intrinsèquement,
comporte une nécessité de progrès, est insérée
dans une histoire humaine qui n’en comporte pas
et qui est frappée de contingence.
1903, Naissance à Saint-Maixent
1919-1920, Baccalauréats de philo et de sciences
1923, Entrée à l’E.N.S.
Etudes de philosophie et de mathématiques
1927, Agrégation de philosophie
1927-1928, Service militaire, dont il sort avec le grade
de sous-lieutenant d’Infanterie.
1928-1936, Secrétaire du Centre de Documentation
Sociale créé d’abord rue d’Ulm par le banquier Albert
Kahn. C’est « une sorte de séminaire ou de laboratoire,
où des philosophes et des historiens viennent apprendre
à recueillir, classer, interpréter les faits contemporains
de l’ordre social et économique. » (Gustave Lanson). En
1929 le fonds documentaire s’enrichit de 4 000 livres et
90 revues, recevant les publications du Bureau
international du travail ou de la Société des Nations.
Cavaillès noue à ce moment, avec les syndicalistes, des
contacts qui seront déterminants dans la Résistance.
début 1929. Assiste aux Conférences de Husserl à Paris,
puis aux secondes rencontres de Davos (Cassirer,
Heidegger, le rapport de la philosophie et de la science).
1930-1931, Séjour d’étude en Allemagne, rencontre
près de Fribourg avec Husserl, échanges avec des
mathématiciens, enquête sur les mouvements de
jeunesse (bourse d’études de la Fondation Rockfeller),
analyse de l’évolution politique de l’église luthérienne.
1934, 2-7 septembre. Au Congrès international de
philosophie de Prague ; conversations avec Bénès,
naissance d’une amitié avec Gaston Bachelard.
1935, Début des échanges avec les mathématiciens du
groupe BOURBAKI.
1936, Nomination au lycée d’Amiens.
1938, 22 janvier. Soutenances de ses Thèses,
Méthode
axiomatique et formalisme
et
Remarques sur la théorie
de la formation abstraite des ensembles
, sous la
direction de Brunschvicg. Chargé de cours, puis Maître
de conférences à la Faculté de Strasbourg.
1939, 3 septembre. Mobilisation.
1940, Juin. Fait prisonnier. Juillet, évasion. Août, rejoint
Clermont-Ferrand où sa Faculté est repliée.
1941, Janvier. Formation avec Lucie Aubrac, Emmanuel
d’Astier de la Vigerie et Samuel Spanien (avocat de
Léon Blum) de "Libération Sud".
- mars, Nomination à la Sorbonne ; Georges
Canguilhem le remplace dans ses fonctions
universitaires et politiques. Devient membre du Comité
directeur de “Libération Nord”.
1942, Avril. Création du réseau « Cohors » de
renseignements et de sabotage militaire
- septembre. Arrestation près de Narbonne
- détention, évasion manquée, non-lieu
- 29 décembre. Evasion, révocation, clandestinité
1943, Février. Londres, rencontre de de Gaulle.
Echanges avec Simone Weil.
- avril. Paris, séparation de « Cohors »
- 28 août. Arrestation par l’Abwerh ; détention à Fresnes
1944, 19 janvier. Camp de Compiègne. Beaucoup,
jusqu’à de Gaulle, le croiront alors déporté vers
l’Allemagne
- 11 février. Condamnation à mort par le tribunal
militaire allemand d’Arras.
- 17 février. Jean Cavaillès est fusillé à Arras.
1946, Son corps est exhumé pour être inhumé dans la
Crypte de la Sorbonne.
1947, Parution de
Sur la logique et la théorie de la
Scienc
e, avec une Préface de Gaston Bachelard.
41 années
d’une trajectoire
hors du commun
Soixante-six ans après l’exécution de Jean Cavaillès par
la puissance nazie dans les fossés de la citadelle d’Arras, le temps
a fait son œuvre. Pourquoi revenir sur le souvenir d’une période
et d’événements, certes terribles, mais qui sont maintenant à
distance et même devenus lointains ? Commémorer, n’est-ce pas
tourner le regard vers une époque révolue, alors que tant notre présent immédiat
que la préparation de l’avenir requièrent à tout moment l’engagement résolu de
notre intelligence et de notre volonté ?
Sans doute tout geste de célébration d’un disparu peut-il présenter le
caractère d’un rituel quelque peu dérisoire, mais, en son absence, comment le
sacrifice de ceux que la clandestinité condamnait à l’anonymat et que la mort a
frappé sans considération de leur personne échapperaient-ils à l’anéantissement
dont seul les préserve la fidélité de notre souvenir ? Ainsi en alla t-il de « l’inconnu
n°5 » de la fosse commune de la citadelle d’Arras ; Une dette nous relie à ceux qui
ont considéré que l’amour de la liberté pour lequel ils encourraient le risque
suprême pouvait être préférée à leur présence parmi nous.
Pourquoi commémorer ?
Singularité de
Jean Cavaillès
De voir tout en noir ne m’empêche pas, mon cher Borne, de penser aux brillantes dissertations que
vous avez pu faire sur des sujets inconnus – au moins celui d’histoire car j’ai eu un écho –
administratif – des 2 autres. Envoie-moi un mot si tu as le temps, et joins-y même un petit coup de
[mot illisible], cela me fera du bien. Jamais je n’aurais pu dire aussi bien je suis mon corps, c’est-à-
dire courbatures et coups de soleil conscients. Heureusement qu’il y a le développement sentimental
avec les tirailleurs et mon ancien capitaine. Bien amicalement à toi, J. Cavaillès
Albert Lautman
8 février 1908- 1er août 1944
Remerciements à H. Benis Sinaceur
© Fonds Etienne Borne, Collection du Centre
d’études et Musée Edmond Michelet, Brive