Le « créationnisme » - analyse d`une aberration importée

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Lycée International des Pontonniers – Strasbourg, 12 décembre 2008
Le « créationnisme » - analyse d’une aberration importée
Patrick LANG,
maître de conférences en philosophie,
Université de Nantes
I. Définition(s) et situation du terme « créationnisme »
A) Cosmogonies légendaires ou mythiques
1. Quelques exemples
2. Définition du mythe
B) Cosmogonies philosophiques
1. Les Présocratiques
2. Platon, Timée
3. Cosmogonies émanationnistes (ou émanatistes)
C) Cosmogonie créationniste des religions monothéistes
1. Résumé du texte biblique
2. Informations sur le texte et analyse
[3. La création dans le Coran]
D) Cosmogonies scientifiques
II. La théorie biologique de l’évolution des espèces
A) Science et théorie scientifique
1. Définition de « science »
2. Définition de « théorie scientifique »
B) La question de l’origine des espèces vivantes
1. Le fixisme
2. Le transformisme
3. La théorie de l’évolution selon Darwin
4. La paléontologie, ses méthodes et ses résultats
C) Interprétations politiques du darwinisme
1. L’eugénisme
2. Le darwinisme social
3. Science et valeurs
III. Les confusions aberrantes du soi-disant « créationnisme » contemporain
A) Caractérisation générale des mouvements « créationnistes »
B) La position officielle de l’Eglise catholique
C) L’intégrisme créationniste aux Etats-Unis
1. « Procès du singe » (1925)
2. La « science créationniste » des années 1980
3. Le mouvement du « dessein intelligent » (Intelligent Design)
D) L’offensive créationniste en Europe
Bibliographie sélective
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Jules Ferry, fondateur de l’école républicaine en France :
« L’école doit enseigner, non pas certes tout ce qu’il est possible de savoir, mais ce qu’il n’est
pas permis d’ignorer. »
C’est dans cet esprit que je voudrais vous parler aujourd’hui.
I. Définition(s) du terme « créationnisme » (pourquoi ce mot est entre guillemets dans le
titre)
C’est un terme utilisé à bon droit par les historiens de la philosophie et les historiens des
religions.
Très tôt, l’humanité a commencé à réfléchir sur les origines du monde dans lequel elle vit.
Une doctrine qui expose l’origine ou la formation de l’univers s’appelle une « cosmogonie »
(deux racines grecques : cosmos = ordre ; gon-/gen- = engendrement).
Il y a eu et il y a encore aujourd’hui, dans l’humanité, des milliers de cosmogonies
différentes. Il y a les cosmogonies de la Chine ancienne, de l’Inde, celles de Mésopotamie
(Babyloniens et Sumériens), celles de l’Égypte ancienne, celles des anciens Germains, celles
des peuples nordiques (peuples scandinaves, Inuits), mais aussi celles des Aborigènes
d’Australie, celles des peuples africains, celles des civilisations dites précolombiennes
(Aztèques, Mayas, Incas), celles des Amérindiens du Nord et du Sud, etc. Chaque religion a
sa ou plutôt ses cosmogonies, et souvent elles diffèrent, au sein d’une même civilisation,
d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre (ainsi en Égypte ancienne).
Il y a donc une extraordinaire variété de cosmogonies.
On peut essayer de les classer en différents types. Voici un aperçu.
A) Le plus souvent, elles ont été légendaires ou mythiques :
1. Quelques exemples
1.1. L’une des cosmogonies les plus anciennes que nous connaissions est celle de la
mythologie grecque antique, telle qu’elle nous est parvenue par les deux grands poèmes
épiques attribués à Homère (IXe siècle avant J.-C.), l’Iliade et l’Odyssée, et par les poèmes
d’Hésiode (VIIIe-VIIe siècle av. J.-C.), Les travaux et les jours et surtout la Théogonie.
« Théogonie » signifie « généalogie des dieux ». Il s’agit bien d’une cosmogonie, puisque les
dieux originels sont des personnifications de forces naturelles. Trois principes originels :
Chaos (le vide, le néant
informe)
Gaïa (la Terre)
Eros (l’Amour
charnel comme
force cosmique)
Erèbe (Ténèbres) Nuit
Ouranos (Ciel)-Gaïa Pontos (Mer)
Ether (Lumière) Jour
Cyclopes et Titans (Kronos – Rhéa)
Olympiens (Zeus)
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Dans cette cosmogonie, le principe qui rend compte des origines est la métaphore de
l’engendrement originaire et de l’enfantement par union sexuelle.
De nombreuses cosmogonies crivent des luttes (combats de dieux, d’ancêtres primordiaux,
de héros, gigantomachies et autres combats extraordinaires) ; c’est le cas dans la cosmogonie
grecque.
1.2. Autres exemple : dans d’autres mythologies, l’élément primordial n’est pas un dieu, mais
un homme ou un géant dont le corps démembré fournit les composants de l’univers. (Cf. le
géant Ymir dans la mythologie nordique.)
1.3. Ailleurs encore, la forme qui contenait originellement tout l’univers est un œuf. Lorsque
cet œuf se brise, la moitié de sa coquille forme la voûte céleste, etc.
2. Que signifie : ce sont des cosmogonies mythiques ?
Définition du mythe (du grec muthos) : discours qui n’exige pas de démonstration, parce qu’il
s’adresse principalement à l’imagination. Récit fabuleux (imaginaire) dans lequel des agents
impersonnels, le plus souvent les forces de la nature, sont représentés sous forme d’êtres
personnels, dont les actions ou les aventures ont un sens symbolique. Le mythe est un récit
par lequel « une collectivité transmet de génération en génération ce qu’elle veut garder en
mémoire de ce qu’elle considère comme son passé, passé qui a pour limite inférieure une
époque assez éloignée pour que le narrateur se trouve dans l’impossibilité de vérifier la
validité du discours qu’il tient ». (Luc Brisson) Le mythe introduit une cohérence dans la
représentation du monde. Il a aussi une fonction sociale : il est une source partagée de
symboles, de significations disponibles pour interpréter des situations vécues. Il est source de
sens.
B) Il y a également des cosmogonies philosophiques.
1. Les premiers philosophes grecs, appelés les Présocratiques ou philosophes de la nature,
essaient de rendre compte de l’origine de l’univers sans faire intervenir des dieux. Ils essaient
de trouver un principe rationnel, c’est-à-dire compréhensible par la raison. Ainsi, Leucippe
(Ve siècle av. J.-C.) et Démocrite formulent la théorie atomiste : tout le réel est composé de
petites particules invisibles et indivisibles. Ces particules sont inengendrées, indestructibles,
en nombre infini et en mouvement. Tout être matériel résulte d’un assemblage d’atomes.
Lorsque cet être est détruit, l’assemblage se défait, mais les atomes peuvent entrer dans
d’autres assemblages.
2. Dans un des derniers dialogues de Platon, Timée, on raconte sous la forme d’un mythe
qui est présenté comme tel ! la fabrication du monde par un démiurge, c’est-à-dire un dieu
artisan. Ce démiurge n’est pas tout-puissant : il est soumis à un modèle (paradeigma) et doit
tenir compte des nécessités d’un matériau (khôra). Il met de l’ordre dans un matériau en
désordre. Le matériau est formé de quatre éléments, le feu, l’air, l’eau et la terre. Chacun de
ces éléments est associé à un polyèdre régulier, c’est-à-dire une construction géométrique.
Dans ce mythe philosophique, la métaphore de l’enfantement (cf. ci-dessus) est remplacée par
celle de la fabrication artisanale.
3. Il y a aussi des cosmogonies émanationnistes (ou émanatistes). L’émanation est un
processus par lequel quelque chose coule ou découle d’autre chose. Les êtres multiples qui
forment le monde découlent de l’être unique qui est le principe du monde, et cette émanation
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a lieu en permanence. On parle aussi de procession les réalités du monde procèdent d’une
même source, qui coule en permanence (si elle venait à se tarir, le monde cesserait d’être).
Ainsi, chez Plotin (IIIe siècle après J.-C.), le principe de toutes choses est l’Un. De l’Un
découle l’Intelligence, et de celle-ci découle l’Âme. L’Âme met en forme la matière. La
matière est le dernier reflet de l’Un, ce qui en est le plus éloigné.
Nous avons donc plusieurs types de cosmogonies, selon qu’elles se représentent l’origine du
monde par l’enfantement, par la composition, par la fabrication, par l’émanation, etc.
C) Cosmogonie créationniste des religions monothéistes
Les religions monothéistes (judaïsme, christianisme, islam) partagent une cosmogonie
créationniste. Elles se représentent l’origine du monde comme un acte libre de la puissance
d’un Dieu unique et personnel, et cet acte est appelé « création ».
Il existe de nombreuses autres cosmogonies créationnistes.
Insistons sur le fait que la création n’est que l’une des nombreuses façons de se représenter
l’origine.
1. Résumé du texte biblique
Le texte de référence est le « Récit de la création du monde par Dieu » au début du livre de la
Genèse, qui est le premier livre de la Bible.
Nous connaissons tous je l’espère ! ces premières lignes de la Bible. « Au
commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vague et vide, les ténèbres
couvraient l’abîme, le souffle de Dieu planait sur les eaux ».
Je résume la suite.
Le premier jour, Dieu crée la lumière par la paroleQue la lumière soit ! et la lumière fut »),
et l’alternance entre jours et nuits.
Le deuxième jour, il sépare le ciel et la mer.
Le troisième jour, il crée la terre ferme, la fertilise et la parsème de végétation, donnant
naissance à la vie.
Le quatrième jour, il crée le soleil, la lune, et les étoiles.
Le cinquième jour, il peuple le ciel d’oiseaux et les mers de poissons.
Le sixième jour, il décide de créer les êtres qui peupleront la terre ferme, donnant naissance
au règne animal ainsi qu’à l’homme, être à son image et destiné à dominer la terre.
Enfin, le septième jour, il se repose. Il bénit et sanctifie le septième jour comme jour de repos.
Comme nous l’avons vu, le sixième jour, Dieu créa l’homme. Cet être, de sexe masculin, est
conçu à l’image même de son créateur. Dieu le forme à partir de la glaise des champs et lui
insuffle la vie. L’homme (Adam) est placé dans le « Jardin d’Eden », lieu verdoyant
abondent faune et flore, il peut vivre sans se soucier de ses besoins vitaux. Cependant,
Dieu lui donne l’ordre de ne jamais goûter aux fruits de « l’arbre de la connaissance du bien et
du mal ». Dieu laisse à Adam le soin de nommer les éléments qui l’entourent, c’est-à-dire la
faune et la flore. Malheureusement, Adam s’ennuie et Dieu crée la femme (Ève) pour lui tenir
compagnie, façonnant cette dernière à partir d’une côte ôtée à l’homme durant son sommeil.
Ève se laisse persuader par le serpent (métaphore du mal) de goûter aux fruits interdits, et elle
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en donne aussi à Adam. Ainsi, ils commettent le péché originel (la première faute de
l’humanité). Dieu les punit en les chassant du paradis, les condamnant à travailler, à souffrir
et à mourir.
2. Informations sur le texte et analyse
Les juifs orthodoxes sont tenus de croire que le livre de la Genèse a été intégralement dicté
par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï.
Depuis Spinoza (mort en 1677), on sait que ce texte (ainsi que tout le reste de la Bible) n’a
pas été écrit en une seule fois ni par un seul auteur. Comment le sait-on ? Par des repères
chronologiques que donnent les textes, par des différences dans le vocabulaire, la grammaire,
le style. Les spécialistes actuels des études bibliques admettent qu’un noyau originel pourrait
remonter jusqu’à l’époque de Moïse (vers 1200 av. J.-C.) et distinguent trois grandes couches
de rédaction :
- la première date d’environ – 900 ;
- la seconde date d’environ 700 ;
- la troisième, appelée narration sacerdotale, est contemporaine de l’exil des Hébreux à
Babylone (vers – 550).
(J’emprunte ces informations à la Bible de Jérusalem, éditée et reconnue par les autorités
religieuses.)
Le Dieu de la Bible est extérieur au monde qu’il crée. Il crée « à partir de rien ». La théologie
chrétienne définit le concept de creatio ex nihilo (qu’on trouve chez saint Albert le Grand au
XIIIe siècle). Dieu tire l’univers du néant. Il ne crée pas par une nécessité de sa nature, mais
par grâce spontanée, et sans intermédiaires.
Tout au long de l’histoire du christianisme, cette doctrine a fait l’objet de débats théoriques,
de mises au point de détail, de précisions successives, notamment dans la scolastique du
Moyen-Âge.
[Dans l’islam, le Coran reprend le concept de création du monde par Dieu en évoquant le
texte biblique. La Sourate II, verset 164, affirme :
« Certes dans la création des cieux et de la terre, dans l’alternance de la nuit et du jour, dans le
navire qui vogue sur la mer chargé de choses profitables aux hommes, dans l’eau que Dieu
fait descendre du ciel, par laquelle Il rend la vie à la terre une fois morte et y répand des
animaux de toute espèce, dans la variation des vents, et dans les nuages soumis entre le ciel et
la terre, en tout cela il y a des signes, pour un peuple qui comprend ! »
La Sourate XXIII, versets 12-14, évoque la création d’Adam en ces termes :
« Nous avons certes créé l’homme d’un extrait d’argile, puis Nous en fîmes une goutte de
sperme dans un réceptacle solide. Ensuite, Nous avons fait de cette goutte un caillot de sang,
puis, de cette masse, Nous avons créé des os et Nous avons revêtu les os de chair. Ensuite,
Nous l’avons transformé en une tout autre création. Gloire à Dieu le Meilleur des
créateurs ! »]
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