Le « créationnisme » - analyse d`une aberration importée

publicité
Lycée International des Pontonniers – Strasbourg, 12 décembre 2008
Le « créationnisme » - analyse d’une aberration importée
Patrick LANG,
maître de conférences en philosophie,
Université de Nantes
I. Définition(s) et situation du terme « créationnisme »
A) Cosmogonies légendaires ou mythiques
1. Quelques exemples
2. Définition du mythe
B) Cosmogonies philosophiques
1. Les Présocratiques
2. Platon, Timée
3. Cosmogonies émanationnistes (ou émanatistes)
C) Cosmogonie créationniste des religions monothéistes
1. Résumé du texte biblique
2. Informations sur le texte et analyse
[3. La création dans le Coran]
D) Cosmogonies scientifiques
II. La théorie biologique de l’évolution des espèces
A) Science et théorie scientifique
1. Définition de « science »
2. Définition de « théorie scientifique »
B) La question de l’origine des espèces vivantes
1. Le fixisme
2. Le transformisme
3. La théorie de l’évolution selon Darwin
4. La paléontologie, ses méthodes et ses résultats
C) Interprétations politiques du darwinisme
1. L’eugénisme
2. Le darwinisme social
3. Science et valeurs
III. Les confusions aberrantes du soi-disant « créationnisme » contemporain
A) Caractérisation générale des mouvements « créationnistes »
B) La position officielle de l’Eglise catholique
C) L’intégrisme créationniste aux Etats-Unis
1. « Procès du singe » (1925)
2. La « science créationniste » des années 1980
3. Le mouvement du « dessein intelligent » (Intelligent Design)
D) L’offensive créationniste en Europe
Bibliographie sélective
1
Jules Ferry, fondateur de l’école républicaine en France :
« L’école doit enseigner, non pas certes tout ce qu’il est possible de savoir, mais ce qu’il n’est
pas permis d’ignorer. »
C’est dans cet esprit que je voudrais vous parler aujourd’hui.
I. Définition(s) du terme « créationnisme » (pourquoi ce mot est entre guillemets dans le
titre)
C’est un terme utilisé à bon droit par les historiens de la philosophie et les historiens des
religions.
Très tôt, l’humanité a commencé à réfléchir sur les origines du monde dans lequel elle vit.
Une doctrine qui expose l’origine ou la formation de l’univers s’appelle une « cosmogonie »
(deux racines grecques : cosmos = ordre ; gon-/gen- = engendrement).
Il y a eu et il y a encore aujourd’hui, dans l’humanité, des milliers de cosmogonies
différentes. Il y a les cosmogonies de la Chine ancienne, de l’Inde, celles de Mésopotamie
(Babyloniens et Sumériens), celles de l’Égypte ancienne, celles des anciens Germains, celles
des peuples nordiques (peuples scandinaves, Inuits), mais aussi celles des Aborigènes
d’Australie, celles des peuples africains, celles des civilisations dites précolombiennes
(Aztèques, Mayas, Incas), celles des Amérindiens du Nord et du Sud, etc. Chaque religion a
sa ou plutôt ses cosmogonies, et souvent elles diffèrent, au sein d’une même civilisation,
d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre (ainsi en Égypte ancienne).
Il y a donc une extraordinaire variété de cosmogonies.
On peut essayer de les classer en différents types. Voici un aperçu.
A) Le plus souvent, elles ont été légendaires ou mythiques :
1. Quelques exemples
1.1. L’une des cosmogonies les plus anciennes que nous connaissions est celle de la
mythologie grecque antique, telle qu’elle nous est parvenue par les deux grands poèmes
épiques attribués à Homère (IXe siècle avant J.-C.), l’Iliade et l’Odyssée, et par les poèmes
d’Hésiode (VIIIe-VIIe siècle av. J.-C.), Les travaux et les jours et surtout la Théogonie.
« Théogonie » signifie « généalogie des dieux ». Il s’agit bien d’une cosmogonie, puisque les
dieux originels sont des personnifications de forces naturelles. Trois principes originels :
Chaos (le vide, le néant
informe)
Erèbe (Ténèbres)
Ether (Lumière)
Nuit
Gaïa (la Terre)
Ouranos (Ciel)-Gaïa Pontos (Mer)
Jour Cyclopes et Titans (Kronos – Rhéa)
Olympiens (Zeus)
2
Eros (l’Amour
charnel comme
force cosmique)
Dans cette cosmogonie, le principe qui rend compte des origines est la métaphore de
l’engendrement originaire et de l’enfantement par union sexuelle.
De nombreuses cosmogonies décrivent des luttes (combats de dieux, d’ancêtres primordiaux,
de héros, gigantomachies et autres combats extraordinaires) ; c’est le cas dans la cosmogonie
grecque.
1.2. Autres exemple : dans d’autres mythologies, l’élément primordial n’est pas un dieu, mais
un homme ou un géant dont le corps démembré fournit les composants de l’univers. (Cf. le
géant Ymir dans la mythologie nordique.)
1.3. Ailleurs encore, la forme qui contenait originellement tout l’univers est un œuf. Lorsque
cet œuf se brise, la moitié de sa coquille forme la voûte céleste, etc.
2. Que signifie : ce sont des cosmogonies mythiques ?
Définition du mythe (du grec muthos) : discours qui n’exige pas de démonstration, parce qu’il
s’adresse principalement à l’imagination. Récit fabuleux (imaginaire) dans lequel des agents
impersonnels, le plus souvent les forces de la nature, sont représentés sous forme d’êtres
personnels, dont les actions ou les aventures ont un sens symbolique. Le mythe est un récit
par lequel « une collectivité transmet de génération en génération ce qu’elle veut garder en
mémoire de ce qu’elle considère comme son passé, passé qui a pour limite inférieure une
époque assez éloignée pour que le narrateur se trouve dans l’impossibilité de vérifier la
validité du discours qu’il tient ». (Luc Brisson) Le mythe introduit une cohérence dans la
représentation du monde. Il a aussi une fonction sociale : il est une source partagée de
symboles, de significations disponibles pour interpréter des situations vécues. Il est source de
sens.
B) Il y a également des cosmogonies philosophiques.
1. Les premiers philosophes grecs, appelés les Présocratiques ou philosophes de la nature,
essaient de rendre compte de l’origine de l’univers sans faire intervenir des dieux. Ils essaient
de trouver un principe rationnel, c’est-à-dire compréhensible par la raison. Ainsi, Leucippe
(Ve siècle av. J.-C.) et Démocrite formulent la théorie atomiste : tout le réel est composé de
petites particules invisibles et indivisibles. Ces particules sont inengendrées, indestructibles,
en nombre infini et en mouvement. Tout être matériel résulte d’un assemblage d’atomes.
Lorsque cet être est détruit, l’assemblage se défait, mais les atomes peuvent entrer dans
d’autres assemblages.
2. Dans un des derniers dialogues de Platon, Timée, on raconte – sous la forme d’un mythe
qui est présenté comme tel ! – la fabrication du monde par un démiurge, c’est-à-dire un dieu
artisan. Ce démiurge n’est pas tout-puissant : il est soumis à un modèle (paradeigma) et doit
tenir compte des nécessités d’un matériau (khôra). Il met de l’ordre dans un matériau en
désordre. Le matériau est formé de quatre éléments, le feu, l’air, l’eau et la terre. Chacun de
ces éléments est associé à un polyèdre régulier, c’est-à-dire une construction géométrique.
Dans ce mythe philosophique, la métaphore de l’enfantement (cf. ci-dessus) est remplacée par
celle de la fabrication artisanale.
3. Il y a aussi des cosmogonies émanationnistes (ou émanatistes). L’émanation est un
processus par lequel quelque chose coule ou découle d’autre chose. Les êtres multiples qui
forment le monde découlent de l’être unique qui est le principe du monde, et cette émanation
3
a lieu en permanence. On parle aussi de procession – les réalités du monde procèdent d’une
même source, qui coule en permanence (si elle venait à se tarir, le monde cesserait d’être).
Ainsi, chez Plotin (IIIe siècle après J.-C.), le principe de toutes choses est l’Un. De l’Un
découle l’Intelligence, et de celle-ci découle l’Âme. L’Âme met en forme la matière. La
matière est le dernier reflet de l’Un, ce qui en est le plus éloigné.
Nous avons donc plusieurs types de cosmogonies, selon qu’elles se représentent l’origine du
monde par l’enfantement, par la composition, par la fabrication, par l’émanation, etc.
C) Cosmogonie créationniste des religions monothéistes
Les religions monothéistes (judaïsme, christianisme, islam) partagent une cosmogonie
créationniste. Elles se représentent l’origine du monde comme un acte libre de la puissance
d’un Dieu unique et personnel, et cet acte est appelé « création ».
Il existe de nombreuses autres cosmogonies créationnistes.
Insistons sur le fait que la création n’est que l’une des nombreuses façons de se représenter
l’origine.
1. Résumé du texte biblique
Le texte de référence est le « Récit de la création du monde par Dieu » au début du livre de la
Genèse, qui est le premier livre de la Bible.
Nous connaissons tous – je l’espère ! – ces premières lignes de la Bible. « Au
commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vague et vide, les ténèbres
couvraient l’abîme, le souffle de Dieu planait sur les eaux ».
Je résume la suite.
Le premier jour, Dieu crée la lumière par la parole (« Que la lumière soit ! et la lumière fut »),
et l’alternance entre jours et nuits.
Le deuxième jour, il sépare le ciel et la mer.
Le troisième jour, il crée la terre ferme, la fertilise et la parsème de végétation, donnant
naissance à la vie.
Le quatrième jour, il crée le soleil, la lune, et les étoiles.
Le cinquième jour, il peuple le ciel d’oiseaux et les mers de poissons.
Le sixième jour, il décide de créer les êtres qui peupleront la terre ferme, donnant naissance
au règne animal ainsi qu’à l’homme, être à son image et destiné à dominer la terre.
Enfin, le septième jour, il se repose. Il bénit et sanctifie le septième jour comme jour de repos.
Comme nous l’avons vu, le sixième jour, Dieu créa l’homme. Cet être, de sexe masculin, est
conçu à l’image même de son créateur. Dieu le forme à partir de la glaise des champs et lui
insuffle la vie. L’homme (Adam) est placé dans le « Jardin d’Eden », lieu verdoyant où
abondent faune et flore, où il peut vivre sans se soucier de ses besoins vitaux. Cependant,
Dieu lui donne l’ordre de ne jamais goûter aux fruits de « l’arbre de la connaissance du bien et
du mal ». Dieu laisse à Adam le soin de nommer les éléments qui l’entourent, c’est-à-dire la
faune et la flore. Malheureusement, Adam s’ennuie et Dieu crée la femme (Ève) pour lui tenir
compagnie, façonnant cette dernière à partir d’une côte ôtée à l’homme durant son sommeil.
Ève se laisse persuader par le serpent (métaphore du mal) de goûter aux fruits interdits, et elle
4
en donne aussi à Adam. Ainsi, ils commettent le péché originel (la première faute de
l’humanité). Dieu les punit en les chassant du paradis, les condamnant à travailler, à souffrir
et à mourir.
2. Informations sur le texte et analyse
Les juifs orthodoxes sont tenus de croire que le livre de la Genèse a été intégralement dicté
par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï.
Depuis Spinoza (mort en 1677), on sait que ce texte (ainsi que tout le reste de la Bible) n’a
pas été écrit en une seule fois ni par un seul auteur. Comment le sait-on ? Par des repères
chronologiques que donnent les textes, par des différences dans le vocabulaire, la grammaire,
le style. Les spécialistes actuels des études bibliques admettent qu’un noyau originel pourrait
remonter jusqu’à l’époque de Moïse (vers 1200 av. J.-C.) et distinguent trois grandes couches
de rédaction :
- la première date d’environ – 900 ;
- la seconde date d’environ – 700 ;
- la troisième, appelée narration sacerdotale, est contemporaine de l’exil des Hébreux à
Babylone (vers – 550).
(J’emprunte ces informations à la Bible de Jérusalem, éditée et reconnue par les autorités
religieuses.)
Le Dieu de la Bible est extérieur au monde qu’il crée. Il crée « à partir de rien ». La théologie
chrétienne définit le concept de creatio ex nihilo (qu’on trouve chez saint Albert le Grand au
e
XIII siècle). Dieu tire l’univers du néant. Il ne crée pas par une nécessité de sa nature, mais
par grâce spontanée, et sans intermédiaires.
Tout au long de l’histoire du christianisme, cette doctrine a fait l’objet de débats théoriques,
de mises au point de détail, de précisions successives, notamment dans la scolastique du
Moyen-Âge.
[Dans l’islam, le Coran reprend le concept de création du monde par Dieu en évoquant le
texte biblique. La Sourate II, verset 164, affirme :
« Certes dans la création des cieux et de la terre, dans l’alternance de la nuit et du jour, dans le
navire qui vogue sur la mer chargé de choses profitables aux hommes, dans l’eau que Dieu
fait descendre du ciel, par laquelle Il rend la vie à la terre une fois morte et y répand des
animaux de toute espèce, dans la variation des vents, et dans les nuages soumis entre le ciel et
la terre, en tout cela il y a des signes, pour un peuple qui comprend ! »
La Sourate XXIII, versets 12-14, évoque la création d’Adam en ces termes :
« Nous avons certes créé l’homme d’un extrait d’argile, puis Nous en fîmes une goutte de
sperme dans un réceptacle solide. Ensuite, Nous avons fait de cette goutte un caillot de sang,
puis, de cette masse, Nous avons créé des os et Nous avons revêtu les os de chair. Ensuite,
Nous l’avons transformé en une tout autre création. Gloire à Dieu le Meilleur des
créateurs ! »]
5
Lorsqu’il s’agit ainsi d’analyser et de caractériser une cosmogonie, le terme de
« créationnisme » est à sa place. On a raison de dire que la cosmogonie biblique est un
créationnisme, plus exactement : un mythe créationniste.
D) Cosmogonies scientifiques
Avec les Présocratiques, on a déjà, en quelque sorte, des ancêtres de cosmogonies
scientifiques. Aujourd’hui, ce sont les astronomes, les physiciens, les chimistes et les
biologistes qui élaborent des théories de l’origine de l’univers et de la vie.
La cosmologie actuelle admet que l’univers s’est formé il y a environ 13 milliards d’années, à
partir d’une grande explosion d’énergie appelée « big bang ».
Il existe une théorie concurrente, celle de l’univers stationnaire, d’après laquelle il n’y a dans
l’univers ni début, ni fin, ni évolution à grande échelle.
J’insiste sur ce dernier point. L’opinion publique se pose la question de l’origine de l’univers,
comme si cette question était inévitable. Elle ne l’est pas. Il y a eu, depuis les débuts de la
pensée humaine, des penseurs pour dire que l’univers n’a pas d’origine, pour la simple raison
qu’il a toujours existé et qu’il existera toujours. Spinoza est de ceux-là. Pour lui, l’univers (ce
qu’il appelle la Substance, ou encore la Nature) est infini dans le temps, et infini dans
l’espace, contient une quantité infinie de matière, etc.
Le « big bang » n’est donc pas vraiment une théorie, mais plutôt un modèle, une sorte de
reconstruction hypothétique. Mais laissons la question de l’origine de l’univers, qui est à la
marge de notre sujet aujourd’hui, et venons-en à la question de l’origine des espèces vivantes.
II. La théorie biologique de l’évolution des espèces
Que signifie : cosmogonie scientifique ? Pour bien le comprendre, expliquons d’abord ce
qu’est une théorie scientifique.
A) Science et théorie scientifique
1. Définition :
On appelle « science » un ensemble de connaissances et de recherches ayant un degré d’unité
et de généralité tel qu’il est susceptible d’amener les hommes qui s’y consacrent à des
conclusions concordantes, qui ne résultent ni de conventions arbitraires, ni de leurs goûts ou
intérêts individuels, mais [qui résultent] de relations objectives qu’on découvre
graduellement, et que l’on confirme par des méthodes de vérification bien précises.
Dans cette définition, chaque élément est important. S’il en manque un, on n’a pas affaire à
une science.
Les sciences recherchent des lois, c’est-à-dire des relations régulières entre les phénomènes.
2. Définition :
Une théorie scientifique est une construction intellectuelle ordonnée, un ensemble de
principes qui se propose d’expliquer un grand nombre de faits.
Claude Bernard (XIXe siècle, 1865) :
6
« La théorie est l’hypothèse vérifiée, après qu’elle a été soumise au contrôle du raisonnement
et de la critique expérimentale. Mais une théorie, pour rester bonne, doit toujours se modifier
avec les progrès de la science et demeurer constamment soumise à la vérification et à la
critique des faits nouveaux qui apparaissent. »
À quoi reconnaît-on qu’une théorie est scientifique ? À la possibilité de la contrôler par des
faits (par l’observation et l’expérimentation).
Une théorie est d’autant plus valable scientifiquement qu’elle permet de rendre compte d’un
plus grand nombre de faits avec un plus petit nombre d’hypothèses.
Exemple : La théorie de la gravitation universelle selon Newton (1687) : tous les corps
s’attirent en proportion du produit de leurs masses et en proportion inverse du carré de leurs
distances. De cette théorie, on peut déduire mathématiquement (par des équations) le
mouvement des planètes du système solaire, les phases de la lune, les lois des marées, la loi
de la chute des corps à la surface de la Terre.
B) La question de l’origine des espèces vivantes
1. Le fixisme
Jusque vers la fin du XVIIIe siècle, l’autorité de l’Écriture sainte s’impose. Tous les savants qui
s’intéressent à la nature, aux règnes végétal et animal, partent du principe que chaque espèce
végétale ou animale a été « créée par Dieu » et qu’elle a toujours été telle qu’elle se présente à
nous aujourd’hui. On appelle fixisme la théorie selon laquelle chaque espèce vivante est fixe,
c’est-à-dire immuable et bien délimitée.
Cette théorie est aujourd’hui abandonnée par tous les biologistes, et nous verrons pourquoi
dans un instant.
Précisons qu’elle n’a pas empêché des réalisations scientifiques de premier ordre, comme la
taxinomie, c’est-à-dire la classification de toutes les espèces connues selon une nomenclature
binomiale ; un nom de genre est suivi d’un nom d’espèce. Ainsi, le nom scientifique du lion
est panthera leo, celui de l’homme homo sapiens. Ce système de classification remonte au
naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778). La classification complète implique sept
rangs : règne → embranchement ou phylum → classe → ordre → famille → genre → espèce
[→ variété → forme].
Avec le début de la révolution industrielle commence l’exploitation de mines de charbon. En
creusant dans les couches souterraines, on découvre alors, non pas certes pour la première
fois, mais en grande quantité, des fossiles : moulages d’animaux ou de végétaux conservés
dans une roche sédimentaire. Il devient alors évident que de nombreuses espèces fossiles
étaient différentes des espèces vivantes d’aujourd’hui. La problématique devient inévitable
lorsque l’on découvre au XVIIIe siècle des mammifères fossilisés, tels que les mastodontes en
Amérique du Nord et les mammouths en Sibérie.
[Le grand naturaliste Cuvier (1769-1832) reste fixiste. Il imagine toutefois une petite nuance :
il n’y aurait pas eu une création unique mais plusieurs, successives. Ces « re-créations »
feraient suite à des catastrophes planétaires (catastrophisme) ; ce qui peut, dans son esprit,
expliquer les restes fossiles d’espèces éteintes.]
2. Le transformisme
7
Lamarck est l’un des premiers « transformistes » : selon lui (Philosophie zoologique, 1809),
les espèces actuelles résultent d’une filiation, d’une modification des espèces, en fonction des
nécessités de leur adaptation au milieu. Il a formulé le principe : « La fonction crée
l’organe ».
« Relativement aux habitudes, il est curieux d’en observer le produit dans la forme
particulière et la taille de la girafe : on sait que cet animal, le plus grand des mammifères,
habite l’intérieur de l’Afrique, et qu’il vit dans des lieux où la terre, presque toujours aride et
sans herbage, l’oblige de brouter le feuillage des arbres, et de s’efforcer continuellement d’y
atteindre. Il est résulté de cette habitude, soutenue, depuis longtemps, dans tous les individus
de sa race, que ses jambes de devant sont devenues plus longues que celles de derrière, et que
son col s’est tellement allongé, que la girafe, sans se dresser sur les jambes de derrière, élève
sa tête et atteint à six mètres de hauteur (près de vingt pieds). » (PZ)
Ainsi, le milieu exercerait une contrainte pour l’adaptation des organismes, et selon cette
contrainte, tel ou tel organe se renforce ou, au contraire, s’atrophie (dépérit) ; et l’organe ainsi
transformé se transmet aux générations suivantes.
Sa théorie est fondée sur le principe de la transmission des caractères acquis, qui existe depuis
Aristote, et qu’il reprend simplement. Mais il n’explique pas, et c’est le point faible de sa
théorie, comment une telle transmission pourrait être possible.
3. La théorie de l’évolution selon Darwin
À la suite d’un voyage d’exploration autour du monde qui a duré près de cinq ans, Charles
Darwin (1809-1882) publie en 1859 son ouvrage L’origine des espèces au moyen de la
sélection naturelle. Sa théorie est fondée sur le double principe de la variation et de la
sélection.
1) On observe que la nature produit des variations : par exemple, tous les individus d’une
portée de chats sont différents. Ces variations peuvent être transmises à la descendance, parce
qu’elles sont d’origine génétique.
2) Une sélection s’opère sur les variations affectant les organismes. Certains organismes
survivent ou se reproduisent mieux que d’autres, parce qu’ils ont certaines caractéristiques
avantageuses par rapport à un milieu donné. Si l’environnement change au cours du temps,
d’autres caractéristiques – plus rares mais présentes chez certains individus d’une population,
du fait de la variation – pourront conférer un avantage pour la survie et/ou pour la
reproduction et [pourront], au fil du temps, se répandre dans une population. Ainsi peut
apparaître une nouvelle espèce.
Exemple : ce n’est pas pour atteindre plus facilement les feuillages des grands arbres que le
cou des girafes s’est allongé ; c’est parce que les individus pourvus d’un cou plus long que les
autres avaient un avantage que les autres ont progressivement disparu.
Le principal avantage scientifique de cette théorie, c’est qu’elle n’a pas besoin de recourir à
une hypothèse finaliste ; c’est-à-dire qu’elle n’a pas besoin d’admettre que l’évolution tend
vers un but. L’évolution des espèces se fait « par hasard », c’est-à-dire par l’action mécanique
des circonstances : hasard des processus qui sont à l’origine des variations – ce sont des
mutations génétiques –, hasard des conditions environnementales, etc. Le fait que les espèces
vivantes soient si parfaitement adaptées à leur environnement (songeons à la perfection
hydrodynamique du fuselage des requins, à la complexité des yeux à facettes des insectes,
8
etc.) n’est pas le fruit d’une intention intelligente dans la nature, mais résulte de processus
matériels. La nature n’a pas d’intentions, elle ne cherche à réaliser aucun but qu’elle se serait
proposé à l’avance.
Tous les êtres vivants, y compris les humains, sont le résultat d’une longue série de
transformations qui ont conduit à l’apparition, puis à la diversification des espèces, par
filiation, à partir des formes de vie élémentaires. (La question particulière de l’origine de
l’homme est traitée par Darwin dans un ouvrage ultérieur, La Descendance de l’homme et la
sélection sexuelle, 1871.) J’insiste sur le fait que Darwin n’a jamais dit que « l’homme
descend du singe », et qu’il est incorrect de présenter sa théorie en ces termes. Ce qu’il dit,
c’est que l’homme descend d’espèces qui lui sont inférieures sur le plan de l’intelligence etc.,
et que, très probablement, les primates (grands singes génétiquement proches de l’homme) et
l’homme ont des ancêtres communs.
4. La paléontologie
C’est la science qui étudie les restes fossiles des êtres vivants du passé et qui en tire des
conclusions évolutives. Elle dispose de nombreuses techniques d’observation et
d’expérimentation qui permettent de dater les fossiles, c’est-à-dire de déterminer leur âge.
L’une de ces techniques est la datation radiométrique, utilisée depuis près de cinquante ans.
La méthode la plus connue est celle de la datation par le carbone 14.
Le carbone 14 ou radiocarbone est un isotope (une variante) radioactif de l’élément chimique
carbone dont la période radioactive (ou demi-vie) est égale à 5.734 ans. C’est-à-dire qu’au
cours de cette durée la moitié des atomes de l’isotope radioactif contenus au départ dans une
masse donnée se transforment en matière non radioactive (« produit de déintégration »). Un
organisme vivant assimile le carbone sans distinction isotopique. Durant sa vie, la proportion
de carbone 14 (14C) présent dans l’organisme par rapport au carbone total (12C, 13C et 14C)
est la même que celle existant dans l’atmosphère du moment. La datation par le carbone 14 se
fonde ainsi sur la présence dans tout organisme de radiocarbone en infime proportion (de
l’ordre de 10-12 pour le rapport 14C/C total). À partir de l’instant où un organisme meurt, la
quantité de radiocarbone qu’il contient, ainsi que son activité radiologique, décroissent au
cours du temps selon une loi exponentielle. Un échantillon de matière organique issu de cet
organisme peut donc être daté en mesurant soit le rapport 14C/C total avec un spectromètre de
masse, soit son activité radiologique x années après la mort de l’organisme.
Avec le carbone 14, on peut remonter à 30.000 ans environ. Avec le potassium-argon, jusqu’à
un million d’années. Etc.
La paléontologie a notamment établi l’échelle des temps géologiques. Je rappelle quelques
grandes étapes, qu’il faut bien avoir en tête (cela fait partie, à mon sens, de la culture
générale). L’âge de la Terre est estimé à plus de 4,5 milliards d’années. Les premières cellules
vivantes (bactéries) se forment vers –3,6 milliards d’années ; les premiers organismes
pluricellulaires vers –1,2 milliards d’années ; vers –500 millions d’années, à l’ère géologique
appelée Cambrien, les espèces vivantes connaissent une diversification et une expansion
relativement rapides. Au Silurien (–440 à –420 millions), la vie « sort de l’eau » : premières
plantes et premiers animaux « terrestres ».
Le Jurassique est l’ère des grands dinosaures (–200 à –150 millions d’années). La domination
des dinosaures sur le règne animal cesse vers –70 millions d’années, en raison de
9
changements climatiques très marquants sur la Terre. Pendant l’ère tertiaire, ce sont les
mammifères qui se développent le plus. La lignée des chimpanzés et celle des humains se
séparent vers –13 millions d’années. Les premiers hominidés remontent à environ –3 millions
d’années. L’homme moderne (le genre biologique homo) se forme au cours de l’ère
quaternaire, depuis environ 1,8 millions d’années.
Les écrits et les théories de Darwin combinés avec les découvertes génétiques de Gregor
Mendel (1822-1884) sont considérés comme formant la base de toute la biologie moderne.
Cependant, la renommée et la popularité de Darwin ont conduit à associer son nom à des
idées et des mouvements qui n’ont qu’une relation indirecte à son œuvre, et parfois sont
directement à l’opposé de ses convictions.
C) Interprétations politiques du darwinisme
1. L’eugénisme (du grec : bonne naissance)
L’eugénisme désigne l’amélioration des caractères héréditaires de l’espèce humaine par une
intervention délibérée. C’est en quelque sorte de l’élevage appliqué à l’humain. À la suite de
la publication par Darwin de L’Origine, son cousin Francis Galton applique ses conceptions à
la société humaine, commençant en 1865 à promouvoir l’idée de « l’amélioration
héréditaire », qu’il élabore de façon détaillée en 1869. Dans La Filiation de l’homme, Darwin
convient que Galton a démontré qu’il est probable que le « talent » et le « génie » chez
l’homme sont héréditaires, mais il écarte comme irréalisables les changements sociaux que
propose Galton. Ni Galton ni Darwin ne soutenaient une intervention gouvernementale et ils
pensaient que, tout au plus, l’hérédité devrait être prise en considération par les individus dans
la recherche de partenaires. En 1883, après la mort de Darwin, Galton commence à appeler
eugénisme sa philosophie sociale. Au XXe siècle, les mouvements eugénistes devinrent
populaires dans un certain nombre de pays et participèrent aux programmes de contrôle de la
reproduction tels que les lois de stérilisation forcée. Des lois eugénistes ont été mises en place
aux États-Unis à partir de 1907, au Japon à partir des années 1926, en Allemagne nazie. Il
saute aux yeux que l’eugénisme pose de sérieux problèmes éthiques car il implique une
sélection portant nécessairement une part de subjectivité et une part de contrainte, ne serait-ce
qu’envers les individus écartés, ou à l’égard des individus incités à se reproduire, voire à se
reproduire avec telle personne et nulle autre.
2. Le darwinisme social
Herbert Spencer (1820-1903), entre autres, a appliqué les idées d’évolution et de « survie du
plus apte » aux sociétés, aux nations et aux entreprises humaines. Ses positions sont devenues
populaires à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, au point d’être utilisées pour défendre
différentes perspectives idéologiques, parfois contradictoires, y compris l’économie du
laissez-faire, le colonialisme, le racisme et l’impérialisme. Le terme « darwinisme social »
date des années 1890, mais il est devenu courant en tant que terme polémique au cours des
années 1940. Ces conceptions sont en réalité antérieures à la publication par Darwin de
L’Origine en 1859, puisque Spencer avait publié en 1851 ses livres sur l’économie et en 1855
ses livres sur l’évolution.
Darwin lui-même insistait pour que la politique sociale n’obéît pas simplement aux concepts
de lutte et de sélection dans la nature, et pensait que la sympathie devait s’étendre à toutes les
races et toutes les nations. Il n’a souscrit à aucune de ces « applications » de sa théorie, et il
s’est efforcé au contraire de la maintenir dans des limites disciplinaires et méthodologiques
rigoureuses, celles des sciences expérimentales de la nature.
10
Au XXe siècle, on a contesté que l’évolution biologique et l’évolution sociale soient
comparables ; il s’agit de processus de nature fondamentalement différente.
3) Science et valeurs
Il importe de souligner que la théorie scientifique de l’évolution n’implique pas de jugements
de valeurs ; elle décrit ce qui est (dans la nature), non ce qui doit être (dans les sociétés
humaines).
Plus généralement, insistons sur le fait que la science a pour but et pour fonction de connaître
le réel tel qu’il est. Elle ne peut pas fournir des buts valables pour l’action, elle peut seulement
mettre à disposition des moyens. Exemple : la physique nous apprend ce qu’est la
radioactivité, la fission artificielle des noyaux d’atomes, une réaction en chaîne, et le principe
de fonctionnement d’une bombe atomique ; elle ne nous apprend pas s’il faut ou non
construire ou utiliser des bombes atomiques ; une telle décision est prise en dehors du champ
de la science (c’est une décision militaire, politique, morale). Je résume : la science connaît le
réel, elle ne définit pas des valeurs qui peuvent orienter la vie. Elle est indépendante de toute
considération morale, en dehors de l’exigence de vérité.
Jusqu’ici, j’ai essayé de présenter, aussi clairement et aussi synthétiquement que possible, les
éléments qu’il faut que vous connaissiez pour être en mesure de comprendre en quoi et
pourquoi les « créationnismes » contemporains sont des aberrations. J’en viens maintenant à
l’essentiel.
III. Les confusions aberrantes du soi-disant créationnisme contemporain
A) Caractérisation générale des mouvements dits « créationnistes »
Ils apparaissent, dès le XIXe siècle, par « vagues » successives, principalement aux États-Unis,
en réaction au succès de la théorie darwinienne.
Ces mouvements visent en premier lieu à influencer l’enseignement scolaire. Aux États-Unis,
le système éducatif est décentralisé. Les écoles publiques dépendent de conseils de gestion qui
sont élus localement. Ces conseils définissent les programmes et choisissent les manuels
scolaires. Les mouvements « créationnistes » font pression par du lobbying (réseaux
d’influence), par des procédures judiciaires, par un travail médiatique efficacement organisé.
Que veulent-ils ? Que la théorie darwinienne de l’évolution des espèces ne soit plus
enseignée. Pourquoi ? Parce que cette théorie serait « contraire » à la Bible (considérée
comme la parole littérale de Dieu, prise comme source de toute vérité), et qu’elle serait à
l’origine de la dérive de nos sociétés.
On dénonce l’augmentation des divorces, les avortements, l’homosexualité, la drogue,
l’alcoolisme des adolescents, etc., et on voit la cause de tout cela, en vrac, dans le darwinisme
(dans lequel on voit une idéologie pernicieuse parce qu’athée). En réalité, Darwin n’était pas
du tout athée, mais on ne s’embarrasse pas de telles subtilités.
[Je précise : il est tout à fait légitime d’être inquiet sur certaines évolutions de la société. Je le
suis, pour ma part, par exemple en ce qui concerne la prolifération des drogues et l’alcoolisme
des adolescents. Je ne suis pas non plus pour une liberté sexuelle totale, détachée de toute
réflexion sur l’essence de la relation à autrui, ou sur l’amour. Mais je ne pense pas que la
biologie de Darwin soit en cause, et je pense encore moins qu’un retour à une lecture littérale
de la Bible soit le remède approprié.]
11
Ce qui gêne le plus les promoteurs de ces mouvements, c’est que l’homme a perdu son statut
privilégié de « couronnement de la création, fait à l’image de Dieu ».
En réalité, ce sont des mouvements politiques et religieux qui souhaitent restaurer le pouvoir
des autorités traditionnelles, des Églises notamment, sur la société – pouvoir que ces autorités
ont peu à peu perdu depuis le siècle des Lumières, et même depuis la Renaissance,
notamment en raison du progrès des connaissances scientifiques.
Aujourd’hui, la principale méthode de ces mouvements consiste à vouloir imposer un
programme d’enseignement en Sciences de la Vie et de la Terre. La plupart du temps, ils
affirment que la théorie de Darwin n’est « rien de plus qu’une » théorie, et qu’il existerait une
« théorie concurrente », qui serait la « théorie créationniste ». Il serait donc légitime d’exiger
que les élèves apprennent qu’il existe plusieurs théories sur l’origine du monde et de la vie, et
qu’ils puissent ensuite choisir celle à laquelle ils veulent croire. Dans cette perspective, on
organise l’intimidation systématique des professeurs de SVT : il existe des sites Internet qui
proposent une panoplie de questions à poser en classe pour mettre les enseignants dans
l’embarras. Et cette tactique est payante : aux États-Unis, de plus en plus de professeurs
évitent d’aborder le sujet de l’évolution biologique des espèces, bien qu’elle soit au
programme.
C’est là, précisément, que se situe le scandale, et même tout un nœud de scandales.
- Le récit biblique de la création n’est pas une théorie scientifique. Il présente toutes les
caractéristiques et toutes les fonctions d’un mythe des origines. À ce titre, il mérite
notre intérêt, il mérite d’être étudié avec attention. Il mérite d’être étudié avec
attention dans le cadre de l’histoire des religions. Pendant des siècles, les fidèles des
religions monothéistes ont cru à ce texte comme à une révélation divine. Il n’y avait
pas, pour eux, une autre source de vérité. Il mérite d’être étudié avec respect, parce
qu’aujourd’hui encore, beaucoup de gens croient à ce mythe. C’est leur droit. Les
constitutions démocratiques modernes garantissent à chacun le droit de choisir ses
croyances religieuses, qui sont une affaire privée. Dans le cadre d’un enseignement
religieux confessionnel, du catéchisme, il est légitime et même indispensable de
familiariser les enfants et les adolescents avec ces textes fondateurs de notre
civilisation.
- Mais l’étude de ce texte n’a pas sa place dans le cadre d’un enseignement scientifique
des sciences de la nature. Or c’est dans ce cadre que les mouvements qui se disent
« créationnistes » veulent l’imposer. Un enseignement scientifique doit présenter des
théories scientifiques. La seule théorie scientifique qui soit aujourd’hui en mesure de
rendre compte de l’origine des espèces, c’est la théorie darwinienne de l’évolution,
avec les nombreuses modifications de détail et les enrichissements qu’elle a reçus
depuis son élaboration initiale par Darwin.
- On ne « croit » pas à une théorie scientifique comme on croit à un dogme religieux.
C’est là que se situe la confusion la plus pernicieuse. Croire, c’est tenir pour vrai sans
avoir des raisons suffisantes de tenir pour vrai. La foi vient du latin fides qui veut dire
confiance. Si quelqu’un croit que Jésus-Christ est le fils de Dieu, ou que l’archange
Gabriel a dicté le Coran au prophète Muhammad, c’est qu’il affirme la vérité de
quelque chose qu’il ne peut pas savoir. J’insiste : on ne croit qu’à ce qu’on ne peut pas
savoir, parce qu’on n’a pas les moyens de le comprendre, de le vérifier. On décide de
faire confiance. C’est cela la foi. Mais le fait que la circonférence du cercle soit égale
à son diamètre multiplié par π, le fait que les corps en chute subissent une accélération
proportionnelle à la distance parcourue mais indépendante de leur masse, la loi de la
conservation de la quantité de mouvement, tout ce que vous apprenez en
mathématiques, en physique, en chimie, en biologie, et même en sciences
économiques et sociales, vous n’y croyez pas : vous avez la possibilité de comprendre
12
-
pourquoi ces affirmations sont vraies. Vous pouvez vous-même justifier (au moins en
principe), face à vous-mêmes et face à autrui, quelles sont les raisons qui vous
permettent de dire que cela est vrai. Et ces raisons ne se résument pas à la confiance
que vous faites à vos professeurs (même si celle-ci joue un rôle pendant l’acquisition
de ces connaissances).
Il est vrai que la science ne répond pas à la question du sens de la vie. C’est qu’elle ne
peut pas le faire, et qu’elle n’a pas à le faire. Le lui reprocher, c’est à peu près aussi
pertinent que de reprocher à un pommier de ne pas produire des bananes. Or c’est ce
qui se passe, et même chez des gens relativement instruits et cultivés. On constate que
la science (en l’occurrence, la théorie darwinienne de l’évolution) ne donne pas de
sens à la vie humaine, et on en conclut qu’il ne faut plus l’enseigner. Nous pouvons
prévoir ce qui se passerait si nous laissions faire : la chimie et la physique non plus ne
donnent pas de sens à la vie humaine – il faut donc les supprimer des programmes. Il
faudrait revenir à l’époque où les autorités religieuses détenaient le monopole de la
vérité ; la Terre est immobile au centre de l’univers, et Dieu a créé le monde afin que
l’homme, créé à l’image de Dieu, règne sur ce monde. En fait, l’affirmation sousjacente, c’est que seule la religion peut donner un sens à la vie. C’est une affirmation
discutable. L’alternative « sens fourni par la Bible » ou « pas de sens du tout » est
truquée. Il est stupéfiant que les gens qui posent cette alternative n’aient apparemment
jamais entendu parler de philosophie.
B) La position officielle de l’Église catholique
Extrait du Catéchisme de l’Église catholique, élaboré sous la direction de l’actuel pape Benoît
XVI alors qu’il était cardinal chargé de la doctrine de la foi sous le pontificat de Jean-Paul II.
« Article 283 La question des origines du monde et de l’homme fait l’objet de nombreuses
recherches scientifiques qui ont magnifiquement enrichi nos connaissances sur l’âge et les
dimensions du cosmos, le devenir des formes vivantes, l’apparition de l’homme. Ces
découvertes nous invitent à admirer d’autant plus la grandeur du Créateur, de lui rendre grâce
pour toutes ses œuvres et pour l’intelligence et la sagesse qu’il donne aux savants et aux
chercheurs. (…)
284 Le grand intérêt réservé à ces recherches est fortement stimulé par une question d’un
autre ordre, et qui dépasse le domaine propre des sciences naturelles. Il ne s’agit pas
seulement de savoir quand et comment a surgi matériellement le cosmos, ni quand l’homme
est apparu, mais plutôt de découvrir quel est le sens d’une telle origine : si elle est gouvernée
par le hasard, un destin aveugle, une nécessité anonyme, ou bien par un Être transcendant,
intelligent et bon, appelé Dieu. Et si le monde provient de la sagesse et de la bonté de Dieu,
pourquoi le mal ? D’où vient-il ? Qui en est responsable ? Et y en a-t-il une libération ?
285 Depuis ses débuts, la foi chrétienne a été confrontée à des réponses différentes de la
sienne sur la question des origines. Ainsi, on trouve dans les religions et les cultures
anciennes de nombreux mythes concernant les origines. Certains philosophes ont dit que tout
est Dieu, que le monde est Dieu, ou que le devenir du monde est le devenir de Dieu
(panthéisme) ; d’autres ont dit que le monde est une émanation nécessaire de Dieu, s’écoulant
de cette source et retournant vers elle ; (…) d’autres admettent que le monde ait été fait par
Dieu, mais à la manière d’un horloger qui l’aurait, une fois fait, abandonné à lui-même
(déisme) ; d’autres enfin n’acceptent aucune origine transcendante du monde, mais y voient le
pur jeu d’une matière qui aurait toujours existé (matérialisme). Toutes ces tentatives
témoignent de la permanence et de l’universalité de la question des origines. Cette quête est
propre à l’homme. (…)
13
289 Parmi toutes les paroles de l’Écriture Sainte sur la création, les trois premiers chapitres de
la Genèse tiennent une place unique. Du point de vue littéraire ces textes peuvent avoir
diverses sources. Les auteurs inspirés les ont placés au commencement de l’Écriture de sorte
qu’ils expriment, dans leur langage solennel, les vérités de la création, de son origine et de sa
fin en Dieu, de son ordre et de sa bonté, de la vocation de l’homme, enfin du drame du péché
et de l’espérance du salut. Lues à la lumière du Christ, dans l’unité de l’Écriture Sainte et dans
la Tradition vivante de l’Église, ces paroles demeurent la source principale pour la catéchèse
des mystères du "commencement" : création, chute, promesse du salut. »
C’est une position prudente. La formule qu’il faut retenir, c’est que la question du sens
dépasse le cadre des sciences de la nature. Cela est vrai. L’Église n’affirme pas que le récit de
la création doit être pris à la lettre, mais qu’il doit être lu « à la lumière de… », c’est-à-dire
interprété. En Europe, la plupart des croyants chrétiens, et même des théologiens, accordent à
ce récit biblique de la création une valeur symbolique. Ce récit correspond à l’idée que se
faisaient de l’origine de l’univers des écrivains qui ont écrit il y a plus de 2000, peut-être plus
de 3000 ans, et qui n’avaient pas la moindre connaissance scientifique au sens actuel de ce
terme.
On peut citer la formule du pape Jean-Paul II qui, le 22 octobre 1996, dans un discours devant
l’Académie pontificale des sciences, a affirmé que « de nouvelles connaissances conduisent à
reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse ». C’est une reconnaissance
importante, même si la suite du discours (que les médias ne citent jamais) émet des réserves.
Mais en tout cas, on peut reconnaître que la position officielle de l’Église catholique est
prudente et modérée. L’Église tolère pourtant, et encourage peut-être, des positions plus
offensives en faveur du soi-disant « créationnisme », comme celle du cardinal de Vienne,
Christoph Schönborn.
C) L’intégrisme créationniste aux États-Unis
La modération n’est pas ce qui caractérise les nombreux fondamentalistes chrétiens,
notamment les chrétiens dits « évangéliques » aux États-Unis.
1. « Procès du singe » (1925)
Dans l’État du Tennessee est votée une loi qui « interdit à tout enseignant d’université,
d’école normale ou de toute autre école publique (…) d’enseigner une théorie qui nie
l’histoire de la Création divine de l’homme, telle qu’elle est enseignée dans la Bible, et qui
prétend que l’homme descend d’un ordre inférieur d’animaux ». La principale association
américaine de défense des droits civiques réagit contre cette loi en provoquant un procès, très
retentissant et très médiatisé. Le procès est perdu, la loi reste en vigueur jusqu’en 1967. En
1968 seulement, la Cour suprême des États-Unis estime que l’interdiction d’enseigner la
théorie darwinienne de l’évolution est contraire au 1er amendement de la Constitution des
États-Unis.
2. La « science créationniste » des années 1980
Le concept de creationist science apparaît sous la présidence de Reagan. On a changé de
tactique : il ne s’agit plus d’interdire l’enseignement de l’évolution, mais de faire croire que
l’évolution n’est qu’une supposition. Ce mouvement, initié par l’Institute for Creation
Research à San Diego (Californie), s’appuie sur une lecture littérale de la Bible. Il promeut un
« créationnisme de la Terre jeune » (si l’on prend à la lettre les repères chronologiques que
donne la Genèse, notamment l’âge des individus à leur mort, la Terre a été créée il y a 6000
14
ans maximum). Ce mouvement sort des États-Unis, inflitre l’Australie, la Nouvelle-Zélande,
la Corée du Sud, l’Afrique du Sud.
3. Le mouvement du « dessein intelligent » (Intelligent Design)
À l’origine : le best-seller du juriste (!) Phillip Johnson, Darwin on Trial, 1991.
Auto-présentation : « Le dessein intelligent est une théorie scientifique qui affirme que
certaines caractéristiques de la nature sont mieux expliquées par une cause intelligente, plutôt
que par un processus non dirigé tel que la sélection naturelle. »
C’est une façon pudique de dire les choses, mais en réalité c’est un retour en arrière de deux,
voire de trois siècles et demi. Les Américains ont peu de mémoire ; ils sont capables de
réinventer la roue tous les jours. Ils présentent comme une grande nouveauté et un grand
progrès la réintroduction du finalisme dans les sciences du vivant. Depuis Descartes et
Spinoza au XVIIe, en passant par Kant au XVIIIe siècle, les grands penseurs ont lutté pour
expliquer le vivant sans avoir recours au finalisme, pour débarrasser la biologie du finalisme,
et cette lutte est achevée avec succès par Darwin.
Ce mouvement et ces idées ne sont rien d’autre que la mise en avant, sous une forme à peine
rafraîchie, de vieux arguments de la théologie naturelle dus à un pasteur anglican, William
Paley, qui a publié en 1802 Natural Theology. Dieu, c’est le grand horloger, le grand
designer.
Le mouvement est devenu très offensif sous la présidence de George Bush (depuis 2001).
Cf. le documentaire Jesus Camp, de Heidi Ewing et Rachel Grady, 2007, sur
l’endoctrinement des enfants de familles fondamentalistes chrétiennes, qui retirent leurs
enfants de l’école publique pour qu’ils n’y apprennent pas de biologie darwinienne.
Cf. le Creation Museum inauguré en juin 2007 à Petersburg, Kentucky : près de 6000 m2
d’effets visuels numériques, de mannequins à taille humaine et de dinosaures animés, théâtre
à effets spéciaux, agrémentés de brises marines et de sièges dynamiques, autant de moyens
destinés à montrer des enfants jouant à côté des dinosaures, Adam et Ève dans le jardin
d’Eden, ou encore une maquette de l’Arche de Noé. Cf. le reportage télévisé sur Arte le jour
de cette inauguration.
D) L’offensive créationniste en Europe
Le début de l’année 2007 a été marqué par une offensive menée par le créationniste turc,
musulman, Harun Yahya qui a fait parvenir à de nombreux établissements scolaires français,
belges, espagnols et suisses son dernier et très luxueux ouvrage intitulé L’Atlas de la
Création, ouvrage qui prétend dénoncer « l’imposture » de la théorie de l’évolution. En
France, le ministère de l’Éducation nationale, après avoir pris l’avis de spécialistes, a
immédiatement réagi en demandant expressément le retrait de cet ouvrage des centres de
documentation des établissements scolaires touchés, car aucune des qualités de rigueur
exigées pour l’enseignement n’était présente dans ce livre.
Prolifération de sites Internet très professionnellement et très luxueusement conçus. Puissance
financière des mouvements créationnistes, soutenus par des managers cherchant un sens à leur
existence, et croyant le trouver commodément dans des dogmes simpl(ist)es.
Argumentations erronées, qui assimilent darwinisme et nazisme, darwinisme et totalitarisme,
darwinisme et athéisme, etc.
Ainsi, sur un site de Harun Yahya, on peut lire : « Aujourd’hui, on compte plusieurs
organisations terroristes agissant aux quatre coins du monde. Elles se composent en majorité
de militants ayant reçu une éducation darwiniste-matérialiste. Loin de toute morale religieuse,
transformés en criminels sanglants, ils supposent qu’ils ne rendront jamais compte de leurs
actes ou ne seront jamais punis. » C’est tellement gros que ça coupe le souffle. (Il faut
15
rappeler que, si des camps de terroristes existent, les recrues y sont précisément conditionnées
par l’idée de mourir en martyrs de Dieu. Mais cela dépasse notre sujet.)
Conclusion :
« Nous sommes en présence d’une montée en puissance de modes de pensée qui, pour mieux
imposer certains dogmes religieux, s’attaquent au cœur même des connaissances que nous
avons patiemment accumulées sur la nature, l’évolution, nos origines, notre place dans
l’univers. Le risque est grand, en effet, que ne s’introduise dans l’esprit de nos enfants une
grave confusion entre le registre des convictions, des croyances, des idéaux de tout type et le
plan de la science au profit d’un « tout se vaut », d’apparence peut-être sympathique et
tolérant, mais funeste en réalité. » (Rapport du Conseil de l’Europe sur Les dangers du
créationnisme dans l’éducation, juin 2007, cf. Bibliographie)
© Patrick Lang, décembre 2008
Bibliographie sélective :
- Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau, Les créationnismes, une menace pour la société
française ? Paris, Editions Syllepse, 2008. (Indispensable pour un état des lieux actuel)
- Dominique Lecourt, L’Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, Presses Universitaires de
France, 2e éd., 2007. (Excellente analyse par l’un de nos meilleurs philosophes des sciences)
- Les dangers du créationnisme dans l’éducation, rapport publié en juin 2007 par la
Commission de la culture, de la science et de l’éducation du Conseil de l’Europe :
http://assembly.coe.int/MainF.asp?link=/Documents/WorkingDocs/Doc07/FDOC11375.htm
(très complet, très argumenté, très documenté)
Quelques classiques :
- Spinoza, Éthique, Partie I, appendice (1677)
- Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale : L’antinomie de la raison
pure (1781)
- Kant, Critique de la faculté de juger, deuxième partie, notamment § 85 (1790)
- Jacques Monod, Le hasard et la nécessité (1970)
Quelques contemporains :
- Richard Dawkins, Le Gène égoïste, Paris, Odile Jacob, 2003
(critique radicale et offensive de l’Intelligent Design ; je n’adhère pas entièrement, parce que
l’auteur est réductionniste : pour lui, la biologie dit toute la vérité de l’humain)
- Jacques Arnould, Dieu versus Darwin, Paris, Albin Michel, 2007 (discours conciliant,
sympathisant intelligent d’un créationnisme modéré)
- Pascal Picq, Lucy et l’obscurantisme, Paris, Odile Jacob, 2008
(excellente synthèse sur les enjeux les plus actuels du « débat »)
16
Téléchargement