Comment poser des choix véritablement libres ? La liberté avec le

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Comment poser des choix véritablement libres ?
La liberté avec le Christ (2)
Par le R.P. François Boëdec, s.j.
Conférence de Carême pour les jeunes
à Saint Joseph des Carmes – mars 2011 (le style oral a été conservé)
Quels moyens se donner en vue de prendre et de faire des choix avec le Christ ?
Nous avions essayé dans une première partie de regarder la figure de Jésus-Christ, Homme
libre, et j’avais terminé mon propos en vous invitant à vous plonger dans l’Evangile en regardant un
certain nombre de textes évangéliques dans lesquels le Christ présentait une attitude de liberté. Je
vous invitais aussi à regarder le Christ en croix, le visage de cet Homme libre qui a préféré mourir
plutôt que de renier sa raison de vivre : « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne. » Enfin,
j’avais essayé de repérer un certain nombre d’attitudes, de postures qui, à la suite du Christ qui
s’est donné pour nous, pouvaient être des attitudes et des postures importantes dans notre société
aujourd’hui. C’est ici que prend tout son sens le témoignage.
Donner sa vie ?
Il ne s’agit pas, et nous le savons bien, de parler de Dieu à tout bout-de-champ dans notre
monde, dans notre société, et de n’importe quelle manière. Il faut d’abord en vivre. Je ne dis que
des choses évidentes mais nous savons bien que, parfois, il peut être important de les réentendre.
Etre prêt à répondre de l’espérance qui est en nous, cela peut nous conduire à donner notre vie
dans le martyre. Ce n’est peut-être pas ce qui arrivera au plus grand nombre d’entre nous, même
s’il faut que nous y soyons prêts. Mais donner sa vie se fait d’abord jour après jour, de manière
souvent moins terrible, moins spectaculaire, mais pas forcément plus facile. Tout chrétien n’est pas
appelé au martyre mais tout chrétien est appelé à donner sa vie par amour. Or aimer, se donner,
cela a un coût, cela a du prix, de la valeur. Heureusement, d’ailleurs, sinon le mot serait vide. Ceux
qui veulent nous faire croire qu’on peut finalement aimer sans se donner nous trompent ; ils veulent
s’illusionner, nous illusionner ou bien se rassurer à bon compte.
On peut dire que l’Evangile est la révélation de « la liberté libérante » de Dieu. Aimer les
hommes, c’est vouloir qu’ils « soient », au sens premier du terme. Mais l’autre n’existe que s’il est
libre, car c’est par la liberté que l’homme est homme. En dehors de la liberté, il n’y a pas
d’humanité véritable. Finalement, on n’est libre que d’aimer car partout ailleurs que dans l’amour,
il y a puissance de domination qui opprime l’homme, qui l’empêche d’être pleinement homme.
Quand on a compris l’identité – ou la liaison intime, étroite – de l’amour et de la liberté, on a
vraiment compris l’essentiel de la foi.
A l’image et à la ressemblance de Dieu
Vous me direz : « Pourquoi Dieu veut-il tellement que nous soyons libres ? Cela peut être
fatiguant certains jours ! » Dieu veut que nous soyons libres pour que nous lui ressemblions. Dès les
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origines, il nous veut à sa ressemblance. C’est là qu’intervient notre liberté : l’homme peut choisir
d’essayer de ressembler à Dieu et non pas de vouloir être comme Dieu, à la place de Dieu. En fait,
Dieu prend un risque considérable en espérant que nous choisirons de lui ressembler dans ce qui est
son essence même, c’est-à-dire l’amour. L’aventure humaine est cette découverte progressive que
nous sommes précisément à l’image de Dieu. Cela suppose, - et c’est cela qu’on appelle la vie
spirituelle - que nous prenions le temps de découvrir ce Dieu qui nous invite à être libres comme lui.
Cela peut apparaître paradoxal : plus nous devenons libres, plus nous sommes proches de Dieu et
plus nous nous approchons de Dieu, plus nous devenons libres. L’Evangile nous propose ce chemin de
liberté. Pour être libre, il n’y a pas d’autre manière que d’aimer. Or, pour aimer, le Christ est celui
qui peut le mieux nous dire comment faire dans ce qui fait la trame concrète de nos existences,
parce que lui a été au bout de cet amour et qu’il connaît le cœur du Père qui est le cœur de
l’amour.
Les tentations de Jésus au désert (Mt 4, 1-11)
Nous avons déjà essayé de repérer des textes de l’Evangile où Jésus manifeste sa liberté, je
voudrais m’arrêter sur la scène de la tentation au désert (Mt 4, 1-11). Comment nous apparaît le
Christ face à ces tentations ? Qu’est-ce que cela peut nous dire pour aujourd’hui ? Je ne rentrerai
pas dans toute la richesse de ce texte car il y aurait bien d’autres choses à souligner.
« Jésus fut conduit au désert par l’esprit pour être tenté par le démon. (...) Alors, le
démon le quitte. Et voici que les anges s’approchèrent de lui et ils le servaient. »
1/ La tentation de l’avoir
Jésus est libre face à « l’avoir ». La première tentation est sûrement celle de posséder.
C’est une tentation banale. L’homme est un être de besoins, nous avons des besoins. Il serait
intéressant de nous poser la question : finalement de quoi avons-nous vraiment besoin pour vivre ?
Et de repérer ce qui est nécessaire et ce qui est superflu. L’homme ne peut pas vivre sans
nourriture, sans abri, sans vêtement, sans loisir, sans culture… La liste va aller toujours en
s’allongeant : je ne peux pas vivre sans téléphone portable, sans corn flakes le matin, sans ma
semaine de ski en février ou ma marche dans le Hoggar, sans mon ordinateur bien sûr etc. etc. La
liste va si bien croissante que nous n’en aurons jamais assez et que, pour satisfaire ces très
élastiques besoins, des besoins nouveaux apparaissent sans cesse. Nous ne pourrons que souhaiter
toujours plus de richesses. Il ne s’agit évidemment pas de revenir à l’âge de pierre et d’aller vivre
dans une caverne. Dieu ne nous le demande pas, ni non plus de vivre de mendicité, au crochet des
autres. Cependant, nous avons tous à nous interroger sur notre rapport à l’argent, aux biens
matériels, à notre style de vie. Peut-être trouverons-nous que sur telle ou telle chose notre liberté
n’est pas totale et que nous pourrions trouver beaucoup de fruits à une vie plus sobre. Jésus a été
libre face à la tentation de « l’avoir ». Il a fait un autre choix. Il a vaincu en lui tout souci de
posséder. Il n’a pas même où reposer sa tête.
2/ La tentation du valoir
Jésus est libre face au « valoir », à l’apparence. Cette seconde tentation est, en fait, assez
classique, presque banale. Ce n’est pas tous les jours qu’on est invité à plonger sans parachute du
haut du temple ! On voit bien un peu ce qu’il y a derrière : cette tentation a comme un défi, celui
de poser un acte miraculeux. Jésus est poussé à se servir de ses pouvoirs divins pour lui, pour son
usage à lui, pour sa gloire à lui. Si Jésus était entré dans le jeu du diable, ce geste aurait eu pour
effet d’attirer sur lui le regard, l’admiration de tous et dans cette affaire, Jésus y aurait gagné
prestige et renommée faciles. Cette quête de l’admiration, de la considération, cette volonté de se
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faire valoir, est bien une des pulsions fondamentales qui rendent compte de la conduite de
beaucoup de nos contemporains et de nous-mêmes, parce que nous savons bien que, d’une manière
ou d’une autre, nous n’échappons pas à cela. Jésus ne cède pas à cette fascination : il est libre visà-vis du désir qui nous porte souvent à nous faire valoir, à séduire, à susciter le désir de l’autre, à
finalement vouloir mettre la main sur Dieu et le posséder.
3/ La tentation du pouvoir
Jésus est libre face au pouvoir. Nous avons à redécouvrir que l’on peut vivre le pouvoir,
l’autorité – c’est-à-dire ce qui autorise et permet à l’autre de croître et de grandir – comme un
service. L’exemple du Christ est pour nous important. Je suis sûr que nous pouvons repérer dans nos
vies les lieux très concrets où cette tentation peut exister et où, en même temps, il nous est
possible de vivre ce pouvoir comme un service : au travail, en famille, dans la vie associative,
communautaire, ecclésiale. Finalement, tous, même si nous ne sommes pas PDG d’une grande
boîte, nous avons, si modestes soient-ils, des responsabilités, des lieux où nous pouvons exercer un
pouvoir. Comment exerçons-nous le pouvoir que nous avons, si petit soit-il ? Peut-être pouvons-nous
regarder comment nous nous y prenons et à quoi le Christ nous invite.
Le secret de la liberté du Christ : se recevoir de son Père
Avoir, valoir, pouvoir : ces trois pulsions menacent toujours la liberté des hommes. Le
Christ, vrai Homme et vrai Dieu, les a mises à leur juste place, elles ne l’ont pas dominé. Il est resté
libre jusqu’au bout, alors même qu’il était confronté à des choses qui n’étaient pas du tout simples
à vivre. Comment s’y est-il pris ? Il est resté lié, tourné, en confiance avec Son Père. Il n’a pas cessé
de se recevoir de son Père. C’est là vraiment le secret de la liberté du Christ : se recevoir d’un
Autre, se recevoir de Dieu, son Père. Au commencement de son Evangile, saint Jean écrit : « Au
commencement, le Verbe était tourné vers Dieu. » Jésus est l’Homme uniquement tourné vers
Dieu. Il communie, il coïncide avec le désir même de Dieu. « Ma nourriture est de faire la volonté
de Celui qui m’a envoyé. » Quelle est la volonté de Dieu ? Que nous vivions, que nous soyons
heureux, vivants, aimants de son amour, un amour qui est capable de tout balayer : nos refus, nos
résistances, nos trahisons, un amour plus fort que le péché.
L’expérience que vit le Christ, c’est l’expérience à laquelle nous sommes tous appelés.
L’homme libre est celui dont la parole est vraiment sa propre parole, celui qui parle en « je » et
non pas toujours en « nous » ou, pire encore, avec un « on » indéfini : « On pense que… » Oui, mais
toi, qu’est-ce que tu penses ? Peut-être ne penses-tu rien et ce n’est pas forcément un tort. Il est
parfois difficile de savoir ce qu’il faut penser, il n’y a pas de honte à cela, mais dis-le, engage-toi
dans ta parole. L’homme libre est celui qui est dans sa propre parole. Jésus n’a jamais parlé que de
sa propre parole. C’était bien lui qui était engagé dans ce qu’il disait. Il le revendique quand il dit :
« Ma vie, on ne la prend pas, c’est moi qui la donne. » Il s’agit bien d’une parole éminemment
personnelle. Jésus n’a jamais parlé que de sa propre parole et en même temps, sa parole se fondait
sur la relation intime à son Père. C’est parce qu’il était assuré, posé dans cette relation qu’il
pouvait aller vers les autres hommes.
La vie spirituelle est un peu comme un triangle de relations libres où chaque point du
triangle se renvoie l’un à l’autre : Dieu, moi, les autres. L’amour circule entre ces trois pôles. Si
l’une des relations ne fonctionne plus, l’ensemble ne fonctionne plus. On ne peut pas aimer Dieu si
on n’aime pas son frère. L’amour des autres conduit à Dieu. Dieu aime les autres comme il m’aime,
de manière unique, personnelle et privilégiée, et l’on ne peut aimer Dieu et les autres si l’on ne
s’aime pas soi-même. Il y a là une invitation pour chacun et chacune d’entre nous à regarder
comment fonctionne notre triangle de liberté et plus particulièrement où nous en sommes de notre
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relation au Père. C’est peut-être une grâce que nous pouvons demander au Christ, à son Fils : Jésus,
montre-nous le Père, toi qui le connais de l’intérieur. Qui est ce Dieu qui nous veut heureux ? Faisnous découvrir quel est son cœur.
DEUXIEME PARTIE : LE CHRETIEN, HOMME LIBRE PARCE QUE LIBERE
Qu’est-ce que cela change pour nous que le Christ nous ait libérés ? Saint Paul, dans
l’Epître aux Galates nous dit : « C’est pour être vraiment libres que le Christ nous a libérés ».
Qu’est-ce que cela veut dire ? Quel est le principe de notre libération ? Par qui avons-nous été
libérés et pour quoi faire ? Avant d’essayer de répondre à ces questions, je voudrais dire brièvement
quelques petites choses sur le rôle de la loi, la relation à l’Esprit, la place de la conscience et de
l’autorité dans ce travail de libération.
1/ La loi
Sur le chemin de la vie, la loi vient d’abord et elle est nécessaire. Certes, nous savons que
cette loi peut être pervertie : pervertie par ceux qui ont mission de la dire, pervertie aussi par
l’oreille même de celui qui l’entend. On peut assister alors à ce phénomène étrange, qui n’est pas
si rare, d’un certain brouillage. La Parole qui devait donner la vie devient une parole qui
emprisonne ou qui donne la mort. Cette perversion de la loi, c’est l’oubli que la loi n’a de sens si
elle n’est accompagnée, précédée même, d’une promesse. Et c’est en raison même de la promesse,
au nom de la promesse, qu’elle trouve sa nécessité. Ce qui est premier, même dans la loi, c’est que
nous sommes appelés à la liberté : c’est cela, la promesse.
A quoi sert la loi ? D’abord, elle dénonce des impasses, elle montre des chemins qui ne
mènent nulle part. La loi ne dit pas tant ce qu’il faut faire, elle dit ce qu’il ne faut pas faire. Les
repères qu’elle pose désignent finalement des impasses qui mènent l’homme à sa dégradation, à
son autodestruction. La promesse dit la vie, la loi dit où se trouve la mort, où se trouve la
servitude, elle montre des impasses (tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne prendras à un homme
ni sa compagne, ni sa vérité, ni son honneur…). De ce fait, la loi ouvre, balise un espace pour la
liberté.
La loi est faite d’interdits. Ce mot ‘interdit’ est lourd de malentendus, au sens premier du
terme de « mal-entendu » et il faut toujours en revenir à sa construction. « Inter-dits » : derrière
les interdits, il y a des interdictions, c’est-à-dire des hommes qui ont parlé entre eux, des hommes
qui se sont mis d’accord pour reconnaître une convention, pour admettre un certain nombre de
conditions sans lesquelles on ne pourrait être ensemble et sans lesquelles nul ne pourrait devenir
lui-même. Si l’homme est jeté dans un désert de sens où rien ne lui indique les voies à suivre et les
impasses, il risque de tourner en rond : il ne marchera jamais, il n’avancera jamais.
En d’autres termes, la loi marque un seuil qui rend impossible le retour à la confusion, au
chaos, à l’anarchie du désir pris dans son propre vertige. La loi barre le chemin vers ce chaos
primitif où tout est égal à tout. Elle empêche de retomber dans un univers d’indifférenciation qui
serait, par là même, un univers de violence. Lorsqu’on lit les récits de la Genèse, les récits de
création, on voit Dieu qui ordonne. Le premier récit, en Genèse 1, a comme fil directeur l’action de
Dieu qui, du chaos, fait surgir, par sa Parole, un cosmos organisé en séparant les éléments confus,
en ordonnant les jours, en structurant le vivant chacun selon son espèce, nous dit le texte. Plus
loin, dans le livre d’Isaïe, Yahvé dira même : « Je ne me suis pas fait connaître dans le chaos ». La
loi est le contraire du chaos, elle est selon l’ordre de Dieu, ordre dans le sens d’une disposition que
l’on donne à une situation.
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La loi est donc un moment essentiel de l’éducation à la liberté, à condition bien sûr de ne
pas retomber dans la morale du pur devoir, à condition également de ne pas subir l’inflation
réglementaire qui la rend insignifiante, qui casse tout appel à l’audace, qui ferme la voie à tout
risque, qui détourne de toute initiative personnelle. Ce moment de la loi est un moment important
qui n’est jamais dépassé ou périmé. Il faut passer par lui et parfois il sera nécessaire d’y revenir car
il peut arriver que nos énergies personnelles viennent à s’épuiser. Notre capacité de discernement,
notre capacité d’exercer notre liberté sereinement et de manière claire peut perdre de sa vigueur.
Dans cette situation-là, la loi servira de protection nécessaire.
2/ La liberté de l’Esprit
A côté du passage par la loi, il y a un autre passage important sur le chemin de la libération,
c’est bien sûr celui où l’Esprit agit : la liberté de l’Esprit. Face à la loi, il y a la liberté de l’Esprit,
la liberté dans l’Esprit. Cette liberté est le signe fragile, dans une situation bien précise, que l’on a
pris le bon chemin. On n’a plus besoin de loi extérieure puisqu’on l’a complètement intériorisée. On
est, soit de façon stable, soit par la grâce d’un moment heureux, au-delà de la question du permis
et du défendu.
On est alors guidé comme par un instinct spirituel, cette « liberté libérée », pourrait-on
dire, cette liberté véritable. Saint Augustin en a donné une définition assez surprenante : « la
nécessité heureuse et spontanée de faire le bien et d’éviter le mal ». Quel paradoxe ! Saint
Augustin parle ici de la liberté qui devient nécessité. La liberté devient, en quelque sorte, comme
une seconde nature. Mais cette nécessité est une nécessité qui met dans la joie, c’est une nécessité
qui n’est pas imposée du dehors, même si elle est don de Dieu. Elle correspond à un surcroît de
dynamisme, un désir enfin réorienté, enfin libéré.
Durant ces jours de Carême, nous pouvons faire mémoire de ces jours, de ces situations, où
nous avons senti dans notre vie que des décisions prises sonnaient justes, que nous étions libres
profondément et qu’il y avait de la joie en nous, quand bien même ce que nous avions à vivre, ce
que nous avions décidé était difficile.
Reste qu’on n’est pas toujours dans la véritable liberté spirituelle. Il ne suffit pas de
prétendre être au-delà de la loi, de vouloir échapper au permis et au défendu, pour pouvoir
affirmer que l’on est réellement libre. Cette question n’est pas nouvelle : aux origines de l’Eglise,
saint Paul l’a rencontrée, notamment dans deux communautés qu’il visitait, et cela nous donne des
textes qu’il est bon pour nous de relire ou de méditer.
Tout d’abord, aux habitants de Corinthe qui avaient un peu tendance à affirmer que tout
est permis, saint Paul reprend la formule et il écrit : Tout est permis mais tout n’édifie pas, tout ne
convient pas. En d’autres termes, il y a une cohérence à respecter, une unité à réaliser, une sorte
de concentration de l’être tout entier autour d’un seul désir, notre vrai désir qui doit devenir la
règle, le régulateur permettant d’apprécier la valeur de nos choix, de nos options, de nos décisions,
si petites et quotidiennes soient-elles. Saint Paul appelle donc les Corinthiens à la cohérence ; il les
appelle à tout ce qui construit, et non pas à tout ce qui détruit. Car édifier n’est pas donner de soi
une bonne opinion. Édifier, c’est construire un corps, construire une société, construire un homme.
L’enjeu dans notre vie spirituelle est donc à la fois d’essayer de nous approcher de plus en
plus de ce qui est véritablement notre désir profond et qui n’est rien d’autre que le désir de Dieu,
et en même temps de choisir ce qui nous permet d’aller dans le sens de ce désir.
Aux Galates, saint Paul va aussi dire des choses et il est obligé de rappeler les sévères mises
en garde qu’il leur a déjà prodiguées lors de son précédent passage, quant à la confusion toujours
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possible entre la liberté et le libertinage. Il essaie de les éveiller à un véritable discernement
spirituel en leur demandant quel esprit les habite, quel esprit les anime. C’est une question que
nous pouvons toujours nous poser. Quel désir nous habite, nous constitue, nous fait agir ? Quel
esprit nous anime ? Le chapitre 5 de l’Epître aux Galates est probablement la meilleure explication
de ce qu’est véritablement la liberté dans l’Esprit.
Pour résumer, on peut dire que la loi est toujours nécessaire, l’idéal de la liberté spirituelle
est toujours à poursuivre et que nous ne pouvons éliminer ni l’un, ni l’autre. Il nous faut, au
contraire, les tenir ensemble, assurer précisément ce passage, toujours à refaire, entre la loi et
l’Esprit. Lorsque nous regardons notre existence, nous voyons bien que nous n’avons pas fait ce
passage, nous ne l’avons pas réalisé une fois pour toute : il est sans cesse à faire et à refaire, nous
avons sans cesse à devenir de plus en plus libres. C’est ici que trouve toute sa place à ce que l’on
appelle la conscience.
3/ La conscience
La conscience est un élément très important de notre vie spirituelle, de notre vie avec
l’Esprit : c’est le lieu où nous parle l’Esprit. Cette notion de conscience a parfois du mal à trouver
sa bonne place dans nos vies, entre la mauvaise et la bonne conscience que l’on donne ou que l’on
se donne. Il est vrai que le mot a du mal aujourd’hui à se frayer un chemin. Les uns redoutent tout
examen de conscience qui serait forcément moralisateur et revendique une autonomie qui ne
devrait rien à personne ; les autres craignent précisément cette liberté du jugement responsable,
doutant finalement que l’homme soit capable, par lui-même, de choisir ce qui est bon pour lui. Ces
appréciations sont fausses au moment même où l’on mesure, en de nombreux domaines, les dégâts
occasionnés par des discours et des comportements sans conscience.
Pour le chrétien, la conscience a une place éminente. Le Concile Vatican II l’a rappelé avec
une infinie justesse. Je cite Gaudium et Spes n°16 : « La conscience est le centre le plus secret de
l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre. » Si l’Eglise et la
tradition chrétienne attachent avec raison un grand prix à la conscience, celle-ci n’est pas un
instinct infaillible auquel nous pourrions nous abandonner sans réfléchir. Quels que soient les
domaines de notre vie (relationnel, familial, social, politique, économique, ecclésial), elle est
toujours à éveiller et à éclairer pour aider à la prise de décision. Le travail de discernement
s’appuie sur la parole entendue et échangée avec Dieu et avec les autres. En cela, l’expérience de
communautés croyantes enracinées, l’écoute de la tradition de l’Eglise, une vie spirituelle fondée
et nourrie sont une aide précieuse pour que s’affermisse une conscience libre que Dieu désire tant
pour chacun et dont notre monde a tant besoin.
4/ L’autorité
On peut ajouter un autre mot bien utile dans cet apprentissage de la liberté spirituelle,
c’est celui de l’autorité. Ce n’est pas sans lien avec la loi, bien évidemment. L’autorité est
nécessaire pour grandir, pour faire grandir. On sait que le mot vient du latin augere qui signifie
augmenter. On oppose souvent autorité et liberté. Or nul ne peut naître ou grandir s’il n’a été
autorisé à cela, s’il ne se sait désiré, attendu, encouragé. Cet appel vient, certes en dernière
analyse de Dieu lui-même, c’est le mot de saint Paul : Dieu donne la croissance, Dieu est le seul à
pouvoir faire grandir. Mais nous savons que l’appel, l’attente de Dieu ont besoin d’être relayés par
des présences et par des voix humaines. Tout homme, pour accéder à sa véritable humanité, à une
authentique liberté, a besoin de témoins « autorisants » qui fassent autorité en ce domaine
d’humanité. L’autorité autorise.
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Que veut dire autoriser ? Autoriser, c’est permettre. Permettre, ce n’est pas donner une
exemption, ce n’est pas rendre possible la violation de tel ou tel article d’un règlement. Permettre,
c’est ouvrir des voies, parler pour rendre possible l’aventure qui, sans cette parole, ne le serait pas.
L’autorité, en d’autres termes, n’a qu’une seule chose à dire, qu’un seul mot même, l’autorité dit à
l’autre : « va, ne reste pas prisonnier, ose, risque ! » Tout homme ne peut grandir en humanité, ne
peut prendre toute sa dimension que s’il rencontre au long de sa route ces témoins qualifiés qui
l’autorisent, qui font autorité parce qu’eux-mêmes sont réellement libres.
Nous pouvons faire mémoire de ces témoins qui, dans notre histoire, nous ont aidés à
grandir en humanité, à être davantage des hommes et des femmes libres. Et, à travers, cette
évocation, cette relecture personnelle, nous voyons sans doute apparaître clairement que la liberté
a deux aspects : c’est d’un côté un changement, parfois même une certaine rupture avec des liens
qui nous attachaient, avec un mode de vie ; mais positivement, c’est aussi une ouverture et un
commencement. On n’est pas seulement libre de quelque chose ou de quelqu’un mais libre
« pour ». La liberté n’est pas cette pure liberté intérieure où l’on se replie, indifférent à tout
environnement, refluant vers la source intérieure que chacun porte en soi. La liberté est la
souveraineté authentique, l’expression d’une vie animée par l’amour. Elle s’atteste donc dans un
engagement effectif. Elle s’atteste dans un projet qui en vaut la peine. Les témoins de la liberté ne
sont pas des gens seulement détachés, ceux sont des gens aussi passionnés, des hommes et des
femmes ouverts à ce mystère dont nous tentons de nous approcher et de nommer : le mystère de
Dieu. Par conséquent, rien ne se fera sans des témoins qui éveillent, qui fortifient l’attention,
l’espérance en la liberté, l’aspiration qui travaille sourdement tout homme, l’aspiration mise par le
Créateur lui-même à une véritable liberté.
Nous pouvons demander les uns pour les autres, à la suite aussi de tous ceux dont nous
pouvons faire mémoire, à commencer par certaines grandes figures de saints, d’être ces témoins de
la liberté de Dieu, ces témoins qui nous aident à être de plus en plus libres, vivants à la
ressemblance de Dieu.
Tout à l’heure, j’ai posé quelques questions : qu’est-ce que cela change, pour nous, que le
Christ nous ait libérés ? Quel est le principe de notre libération ? Après avoir fait le détour par la loi,
l’Esprit, la conscience et l’autorité, essayons de répondre dans les derniers moments de mon
propos.
Par qui avons-nous été libérés ? D’où vient notre libération ?
Nous sommes libérés par l’Esprit, notre libération vient du don de l’Esprit, de l’Esprit reçu
du Christ : « Là où est l’Esprit, là est la liberté » dit l’apôtre Paul dans la deuxième Epître aux
Corinthiens. L’Esprit est tout à fois Esprit de Dieu et Esprit en l’homme. Il est important de toujours
nous rappeler que parce que, précisément nous sommes créés à l’image de Dieu, il y a une part
divine au fond de chacun de nous, un lieu intime et secret où Dieu nous attend, où réside son Esprit.
Nous sommes le temple de l’Esprit. Cela veut dire à la fois que nous allons vers Dieu – notre chemin
spirituel est d’aller vers Dieu – mais aussi que Dieu est déjà là en nous et travaille. C’est l’action de
son Esprit en nous, auquel nous consentons librement, qui nous met en route.
L’esprit, pour nous, signifie « souffle » : le souffle vital. Nous savons que le souffle en nous
est ce qu’il y a de plus personnel. Si nous perdons le souffle, c’est la vie qui s’en va, mais en même
temps, le souffle dépend de l’air que nous respirons. Si cet air est polluant, on meurt d’asphyxie ou,
en tout cas, on respire mal. C’est peut-être l’occasion de nous demander : dans ma vie, quel air
est-ce que je respire ? Au travail, dans mes relations, ma famille, mes voisins… est-ce respirable ?
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Est-ce du grand air ? Ou bien est-ce limite respirable, limite soutenable ? Le souffle, c’est l’image
de l’énergie vitale, c’est le désir radical. Dieu met en nous ce désir profond de vivre, le désir de
vivre pleinement avec dynamisme : c’est le désir de Dieu, cela ne fait qu’un seul et même désir.
L’Esprit, en quelque sorte, c’est la force du désir. Quand il est accueilli, respiré, cet Esprit libère
en nous toutes les forces des capacités de vie, il rend à notre désir sa force et sa vraie direction. Je
n’insiste pas davantage sur ce point mais nous savons que c’est un point extrêmement important.
De quoi l’Esprit nous libère-t-il ?
Nous sommes libérés par l’Esprit. L’Esprit nous libère du péché, de la mort, d’une certaine
interprétation de la loi, et l’Ecriture nous en parle beaucoup.
1/ Il nous libère du péché, c’est-à-dire qu’il nous libère de tous les blocages en nous, tous
les enfermements et les clôtures dans lesquels, parce que nous avons mal utilisé notre liberté, nous
nous trouvons prisonniers et nous rendons les autres prisonniers. Ces moments où nous avons choisi
de ne pas aimer plutôt qu’aimer, et nous savons que cela peut être fort, ces liens du péché, cette
absence d’amour et que cela nous empêche de vivre. Souvent, on ne veut pas les voir, on essaie de
s’y habituer, et on est comme handicapé, cloué au sol. On ne vit pas vraiment, on est retenu, tout
simplement parce que l’on a besoin d’amour pour vivre : amour à donner, amour à recevoir de Dieu
et des autres. A chaque fois qu’il y a un peu moins d’amour dans notre vie et dans notre société, on
vit moins bien.
C’est aussi le refus de faire confiance à la parole d’un autre, et nous nous souvenons
d’Adam et Eve qui en arrivent là puisque le serpent les a convaincus que Dieu était menteur, que
Dieu était jaloux, qu’on ne pouvait pas lui faire confiance, ni se fier en sa parole. Il vaut la peine de
relire dans la première Epître de saint Jean ce qu’il nous dit du péché. D’une part, au premier
chapitre, il étale devant nos yeux le règne du péché, nous traitant de menteurs si nous prétendons
être sans péché. Puis, au chapitre 3 de cette même Epître, Jean nous annonce la Bonne Nouvelle de
la fin du péché. Retenons que la foi chrétienne n’est pas la foi dans le péché. La foi chrétienne est
la foi dans la libération du péché, du mal qui est en nous, de tout ce qui nous empêche d’aimer en
vérité.
2/ L’Esprit nous libère du péché et de la mort. Nous faisons tous l’expérience dans notre vie
que lorsqu’il n’y a pas d’amour dans telle ou telle situation, lorsque l’Esprit n’est donc pas à
l’œuvre, il y a moins de vie, et que, d’une certaine façon, c’est mortifère. Cela peut conduire à la
mort. Nous savons que notre existence s’achèvera par cet événement ultime qui est la mort
physique mais le Christ est venu nous dire que la mort n’aura pas le dernier mot de notre histoire
personnelle, de l’histoire du monde, que la vie n’est pas un chemin absurde qui ne conduit qu’au
néant : elle a un sens et un sens qui ne passe pas.
Mais qu’est-ce qui fait reculer la Mort ? Qu’est-ce qui fait que le Christ a été le plus fort ?
C’est son amour ; l’amour fait reculer la mort. Nous le voyons bien dans notre vie : à chaque fois
que nous aimons, il y a davantage de vie en nous et autour de nous. Cela veut dire que le travail de
résurrection du Christ commence dès maintenant, à chaque fois que nous choisissons d’aimer et que
nous faisons diminuer ces forces de mort qui nous mortifient, toutes ces petites morts du quotidien
où nous avons à mourir à nous-même et à choisir d’aimer pour que la vie l’emporte. C’est là que
tout homme est associé au mystère pascal.
3/ Enfin, nous sommes libérés de la loi. C’est l’affirmation décisive de saint Paul. La loi est
importante, c’est un passage indispensable pour devenir libre mais à condition de ne pas en rester
là, de ne pas en devenir prisonnier. Dans une certaine manière de se rapporter à la loi, saint Paul a
découvert le risque d’une obsession de la perfection, de cette perfection qui ne peut être que la
Poser des choix libres (2) - Père F. Boëdec – Carême 2011
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reproduction d’un modèle imposé du dehors, où la loi peut nous ramener sous le joug de la peur, un
peu comme si on vivait en permanence avec le code pénal.
Le Christ est venu nous dire que la loi est faite pour l’homme et non l’homme pour la loi. Si
nous restons sous le joug de la loi nous serons des esclaves qui, en quelque sorte, escomptent les
avantages et les inconvénients de leur situation. En d’autres termes, nous ne serons pas des fils,
nous resterons des esclaves. De plus, le Christ est venu nous dire qu’en fait, il n’y avait qu’une
seule loi : la loi de l’amour, au sens d’une loi, d’un principe qui organise le monde et qui permet la
vie. Paradoxalement, cette loi du Christ ne mérite plus à proprement parler le nom de loi, c’est une
loi intérieure, le mouvement de notre cœur, de notre désir vers l’amour. Comme le dit l’apôtre
Paul dans l’Epître aux Galates : « La loi tout entière trouve son accomplissement en cette unique
parole tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Ga 5, 14)
Libérés pour quoi ? Pour faire quoi ?
La réponse a été donnée : nous sommes libérés pour aimer. Nous sommes libres parce que
nous aimons. Voilà notre vocation humaine : libres pour aimer, c’est-à-dire pour servir. Dans
l’Epître aux Galates, l’apôtre Paul dit : « Puisque vous êtes libres, acceptez de vous faire serviteurs
les uns des autres ». Et nous nous approchons là, évidemment, du Jeudi Saint, de ce moment où le
Christ se fait serviteur des autres.
CONCLUSION : QUEL EST DONC LE VRAI TEMOIN DE LA LIBERTE ? QUEL EST
L’HOMME TOTALEMENT LIBRE ?
Quel est celui qui a réalisé sa souveraineté plénière sinon Jésus Christ, libre dans cette
seigneurie que le Père lui a donnée par grâce, libre tout au long du chemin où il s’est abaissé,
dépossédé de soi sans jamais se renier et où il a livré tout ce qu’il avait, tout ce qu’il était,
totalement par amour ?
En fait, n’est-il pas le seul à pouvoir autoriser nos libertés d’hommes ; le seul à pouvoir nous
dire, comme à cette femme dont parle l’évangéliste Jean au chapitre 8 : «Va ! » ; à rouvrir un
espace, à nous rendre un horizon, à nous rendre une espérance quelle que soit la vie que nous avons
aujourd’hui ? Il nous autorise, non seulement par son exemple, non seulement par son message – il
est bien plus pour nous qu’un exemple à imiter –, il nous autorise par son Esprit qui seul peut libérer
notre liberté de ce barrage où l’enferme souvent notre méfiance à l’égard du Père qui nous appelle,
cette méfiance que nourrissent toutes nos peurs. Il est le seul qui puisse rendre à notre liberté son
élan et sa rectitude. Jésus, le Christ, vrai Homme et vrai Dieu, c’est bien vers lui que nous devons
tourner nos regards.
Enfin, il me semble important de dire que l’on peut vraiment traverser l’existence lorsqu’on
est assuré d’être aimé de Dieu. Cela donne une sacrée liberté. On ne sait pas ce que la vie nous
réservera. Elle ne va pas devenir pour autant plus facile et plus simple, mais on peut avancer. Dieu
sera toujours avec nous sur la route. Quelle que soit la forme que prendra notre existence – qui
n’est peut-être pas celle que nous avons imaginée –, la vie et l’amour, la fécondité de notre
existence seront au rendez-vous.
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