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souvenirs, nous ne pouvons pas nous empêcher d’être pris d’une certaine tristesse ; et moi
qui croyais devant une semblable nouvelle sauter au plafond, être pris d’une joie délirante !
Il n’empêche, si dans une quinzaine de jours, à l’arrivée de cette lettre, je pouvais tous vous
embrasser dans notre vieux Chasselay, ce serait bien un instant de joie pure, compensation
à bien des peines. Mais je déparle. »
Effectivement, je « déparlais ». Quatre jours plus tard, les trois aspirants aboutissaient en
Prusse orientale au camp de Stablack près d’Eylau, célèbre par la bataille gagnée par
Napoléon. Pineau et moi trouvions deux places à la baraque 10 du camp des aspirants, en
formation depuis deux mois et où les Allemands avaient décidé de regrouper tous les
aspirants répartis dans les divers « Stalags » pour les placer sous le commandement du
Général Didelet, ancien attaché militaire auprès de l’ambassade de France à Berlin. Le
regroupement avait pour but de soumettre les aspirants à une propagande en faveur de la
« Révolution Nationale » et de la collaboration avec l’Allemagne. Stablack était une
conséquence lointaine de la poignée de main de Montoire entre Hitler et Pétain.
2 Le camp des Aspirants de Stablack
Le camp comprenait plusieurs « Blocks » et, à côté du Block des Aspirants s’en trouvait un
certain nombre d’autres avec des sous-officiers et des hommes de troupe français, belges,
polonais ou russes.
Dès mon arrivée, je demandai des nouvelles de René à un sous-officier français qui, par
hasard, le connaissait. René, atteint d’une sorte de diphtérie, avait quitté son Kommando de
travaux publics où il travaillait très durement à la construction de bases de départ de l’armée
allemande en vue de l’attaque contre la Russie. Et il était venu au camp juste deux jours
avant mon arrivée. Dans l’heure qui suivit, nous tombions dans les bras l’un de l’autre,
quatorze mois après la brève rencontre d’Orbais l’Abbaye, à deux jours de ma capture. Je le
trouvai amaigri ; mais devenu chef de la baraque des rapatriés, il ne tarda pas à reprendre
du poids ; et durant les vingt-deux mois que nous avons passés à quelques centaines de
mètres l’un de l’autre, nous vécûmes fraternellement, comme nous ne l’avions jamais fait
dans le passé en raison des huit ans qui nous séparaient.
René disposait d’un ravitaillement plus abondant que le mien car il avait des contacts
journaliers avec ceux qui revenaient des Kommandos pour être rapatriés (anciens
combattants, chargés de famille, malades, etc …) et qui rapportaient des vivres. D’autre part,
les effectifs de sa baraque étant fluctuants, il pouvait facilement se procurer du pain ou de la
margarine en supplément avec laquelle il faisait du troc. C’est ainsi que pour la Chandeleur
de 1943, il apporta à la popote un grand plat de « bugnes » lyonnaises et que pour la fête de
Noël de 1941 et celle de 1942, il vint fêter le réveillon avec ma popote dans notre baraque où
il paya son écot en produits alimentaires et en dessinant les menus.
Durant les vingt-deux mois où René fut au camp, je connus un grand équilibre.
Mais revenons à l’Aspilag, voici comme je le décrivais dans une lettre à mon frère aîné : « le
camp de Stablack n’est pas un camp comme les autres, nous sommes sous la direction d’un
général français et la discipline est organisée par nous-mêmes, il y a un cinéma où nous
pouvons voir les actualités, un terrain de sport sur lequel chaque jour nous faisons une demi-
heure de gymnastique. Enfin, une université a été créée avec des cours de lettres, sciences
et droit. J’ai retrouvé de nombreux camarades de Lyon, de faculté et de Saint Maixent ».
Il ne faudrait cependant pas croire que c’était un hôtel trois étoiles.
Songez que nous étions plus de cent par chambrée, cent conversations, cent paires de
sabots, ne parlons pas des méridionaux joueurs de bridge, ni du maniaque du marteau, ni
des énervés qui font du catch. Songez enfin que certaines nuits d’hiver, la température
extérieure atteignait – 33° et que le malheureux poêle de briques n’empêchait pas l’eau de
geler dans les bidons. Malgré cela, quelques héros réussissaient à s’abstraire dans les
maths ou la philosophie thomiste. Je travaillais le droit et l’économie politique dans François