De la montée en humanité. Violence et responsabilité chez Achille

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Norman Ajari, «De la montée en humanité», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 20-31.
revue-ubuntou.org
De la montée en humanité. Violence et responsabilité
chez Achille Mbembe
Norman Ajari1
Résumé
Cet article examine la notion de montée en humanité développée par le penseur camerounais Achille Mbembe. À
partir d’un examen de la violence d’État ainsi qu’elle s’est exercée dans les colonies et d’une attention à ses
mutations postcoloniales, il tâche de dégager les modalités de la déshumanisation, comprise comme
l’installation d’une indistinction entre vie et mort. Si l’extraction de cette situation exige une contre-violence, ce
n’est que si elle est assortie d’une responsabilité pour les victimes, les morts, les déshumanisés déjà disparus,
que peut s’effectuer une véritable montée en humanité. C’est-à-dire l’invention collective de nouveaux modes de
vie.
Abstract
The article examines the notion of rise in humanity developed by Cameroonian thinker Achille Mbembe.
Bringing into consideration the state violence as it has been exerted in the colonies and paying attention to its
postcolonial alterations, the article tries to deliver the modalities of the dehumanization conceived as
establishing a zone of indistinction between life and death. If the withdrawal from this situation necessitates a
counter violence, the latter has to be provided with a responsibility for the dead and already disappeared victims
of dehumanization, so that a true rising to humanity be possible. In other words, a collective invention of new
life modes is required.
Mots clés
Achille Mbembe – Colonialisme – Postcolonial – Violence – Humanisme – Responsabilité.
Keywords
Achille Mbembe - Colonialism - Postcolonial - Violence - Humanism - Responsibility - Africa – Mourning.
1
Doctorant contractuel à l’université de Toulouse le Mirail (France) où il prépare une thèse sur la pensée
politique de Frantz Fanon.
20
Norman Ajari, «De la montée en humanité», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 20-31.
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Je t’offre ce dossier afin que nul ne meure, ni les morts d’hier ni les
ressuscités d’aujourd’hui.
Je veux ma voix brutale, je ne la veux pas belle, ne la veux pas pure,
je ne la veux pas de toutes dimensions.
Je la veux de part en part déchirée, je ne veux qu’elle s’amuse car
enfin, je parle de l’homme et de son refus, de la quotidienne pourriture
de l’homme, de son épouvantable démission.
Frantz FANON, « Lettre à un Français »2.
Introduction
Il est difficile de ne pas donner raison à Alain Badiou lorsqu’il écrit qu’aujourd’hui, « la
philosophie politique n’est que la servante érudite du capitalo-parlementarisme3 », tant il est
vrai que la réaction humaniste des années 80 et 90 dirigée conjointement contre le
poststructuralisme et le marxisme semble ne pas avoir su développer un discours capable de
se démarquer d’une autocongratulation vulgaire de l’Occident libéral. Pour autant, il n’est pas
certain que la voie la plus volontiers privilégiée par certains théoriciens radicaux
contemporains, qui consiste en une soumission des questions de la théorie politique et sociale
à des constructions métaphysiques ou à quelque investigation ontologique, soit la plus
judicieuse. Ces recours à la spéculation théorétique, dont les travaux de Slavoj Žižek ou
d’Alain Badiou fournissent de bons exemples, témoignent d’une incapacité, au demeurant très
largement partagée, à penser les modifications contemporaines de l’économie politique ou de
la structure du pouvoir d’État. Demeure pourtant, comme un legs laissé en déshérence,
l’enseignement par Marx de l’inféodation de la théorie à la base, aux conditions matérielles de
production des idées. Les sciences sociales, tout au long du XXe siècle, ont pu concourir à
raffiner et à préciser cette conception d’une interdépendance de la philosophie, de la politique
et de l’économie, faisant de la compréhension de leurs relations l’indispensable préalable à
toute élaboration théorique. Est dès lors devenue suspecte toute prétention à la détention de
« vérités éternelles ». Il n’est pas certain que la partie du champ philosophique encore
soucieuse d’émancipation ait plus à gagner qu’à perdre en enjambant ces conclusions.
L’un des enjeux de ce texte, et qui n’est pas celui de l’auteur dont il traite, consistera
donc en une interrogation sur les conditions de possibilité et la pertinence d’une pensée
critique qui ne tenterait pas de combler les lacunes de sa compréhension sociale en troquant
l’étude des rapports de force réels contre un idéalisme dont la vogue, on commence à le voir,
n’a contribué qu’à une dépolitisation du questionnement philosophique universitaire. Le
« tournant ontologique » des diverses formes de réalisme spéculatif se caractérisent par
l’abandon du projet communiste qui était pourtant le motif fondamental des investigations
d’un Badiou. Le présent texte suggère donc, à partir de la prise en compte de cette
conjoncture de la pensée contemporaine, que les concepts élaborés par le politologue
camerounais Achille Mbembe sont susceptibles de contribuer à la reformulation d’une
philosophie pratique non sujette aux justes critiques du type de celles qu’émet Badiou. Et ils
le font en reposant la question, tantôt abandonnée, tantôt mal posée, de l’homme. Il s’agit
d’affirmer qu’une autre voie était possible, à partir d’une autre remise en cause de l’idéologie
humaniste :
L’avènement de la pensée postcoloniale au cours du dernier quart du XXe siècle
coïncide donc avec la tentative, en France, de sortie des marxismes (officiels ou
2
3
Frantz Fanon, « Lettre à un Français », Pour La Révolution africaine, Paris, La Découverte, 2006, p. 57.
Alain Badiou, L’Hypothèse communiste, Paris, Lignes, 2009, p. 32.
21
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d’opposition) et l’arraisonnement de la pensée par le projet antitotalitaire.
Contrairement aux intuitions de Hannah Arendt, la plupart des théories françaises du
totalitarisme sont cependant oublieuses non seulement du fascisme et du nazisme, mais
aussi du colonialisme et de l’impérialisme. C’est que, pauvre théoriquement, le concept
de « totalitarisme » fonctionne avant tout, et à quelques exceptions près, à la manière
d’une matraque. Son élaboration est subordonnée aux impératifs de politique intérieure
française, et on l’utilise d’abord pour instruire le procès du marxisme.4
Ces intellectuels français, tout à leur entreprise massive de délégitimation du
socialisme, en ont oublié un phénomène « totalitaire » qui s’est déroulé à la périphérie de leur
propre nation : l’expérience coloniale. En schématisant, on pourrait dire que là où la réaction
humaniste et libérale à la « pensée 68 » avait entretenu un bien peu kantien confusionnisme
entre homme et sujet (transcendantal, de droit, politique, le tout mêlé), le communisme
lacanien (Badiou et Slavoj Žižek notamment) a abandonné la première catégorie pour adopter
la seconde en en infléchissant radicalement le sens. Or, c’est bien la question de l’homme que
la pensée de la décolonisation a, pour sa part, eu besoin de reposer à nouveaux frais. Selon
cette pensée, le danger essentiel de l’humanisme moderne, ce n’est pas que, selon une ligne
heideggérienne dont l’influence fut longtemps surestimée, il participerait à quelque
déploiement métaphysique de l’arraisonnement et de la violence totalitaire qui le
retourneraient en son contraire5 ; c’est le fait que son opération fondamentale consiste en un
traçage à même la vie entre l’humanité authentique et son déchet. Pour Mbembe, « la
souveraineté, est la capacité à définir qui a une importance et qui n’en a pas, qui est dénué de
valeur et aisément remplaçable, et qui ne l’est pas6 ». L’importance des définitions normatives
et prétendument universelles de la nature humaine réside dans la formulation du projet qu’elle
vise à légitimer. Pour la pensée de la décolonisation, le danger demeure la détention par une
fraction de la population de la capacité à décider de la définition positive de l’humanité.
Privilégiant cette troisième voie, il s’est agi pour Achille Mbembe de faire jouer, contre
l’humanisme ranci du sujet libéral, une pensée de la montée en humanité, c’est-à-dire du
mouvement interminable d’arrachement à la violence comme fabrication de l’homme. S’il
s’agit là d’une proposition importante pour la philosophie politique et sociale contemporaine,
c’est à trois titres. Tout d’abord, elle offre une clef de lecture nouvelle et édifiante qui invite à
parcourir l’histoire des idées de l’Afrique et de sa diaspora comme une histoire d’efforts
athlétiques d’humanisation, formulés sous des formes diverses en fonction des conjonctures.
Ensuite, elle ouvre la voie à un réinvestissement des études postcoloniales, parfois négligentes
des rapports agonistiques, des violences et des contradictions, non seulement au sein des
systèmes représentationnels, mais aussi dans la société réelle. Enfin, elle rend possible, à
partir de Frantz Fanon et en vue de la formulation d’une pensée politique nouvelle, une
réappropriation de la notion d’humanité dont on vient, bien trop grossièrement, de rappeler
quelques récentes aventures françaises. On se situera ici en-deçà de ce triple objectif dont il
s’agit pourtant de faciliter la mise en œuvre, puisqu’on se contentera de proposer une
définition du concept, ainsi qu’il s’affirme dans les travaux récents d’Achille Mbembe.
Rompant avec le strict point de vue de l’histoire et des sciences politiques qui marquait ses
premiers travaux, il y affirme courageusement la nécessité d’« interroger la vie et le politique
différemment, à partir de catégories dont la valeur heuristique découle avant tout de leur plus-
4
Achille Mbembe, Sortir De La Grande Nuit, Paris, La Découverte, 2010, p. 130.
Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68, Paris, Gallimard, 1985, pp. 33-34.
6
Achille Mbembe, « Nécropolitique », in : Raisons politiques, n° 21, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 43.
5
22
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value philosophique, littéraire, artistique, esthétique et stylistique7 ». C’est ce chemin, qui
reste encore à frayer, qu’on aura ici à explorer.
La triple violence coloniale
Le trait essentiel qui sépare les vues d’Achille Mbembe de celles des humanistes
libéraux précédemment évoqués, c’est que ce dernier s’inscrit consciemment dans la tradition
d’une « pensée de la décolonisation », pour laquelle « l’humanité n’existe pas a priori. Elle
est à faire surgir8 » selon la guise de ce qu’il appelle une montée en humanité.
L’anthropologie politique n’est donc pas, comme dans la tradition libérale, le préalable à
quelque prescription quant à l’organisation de la vie sociale. Il s’agit plutôt de formuler « une
pensée de la vie et de la responsabilité, mais à travers le prisme de ce qui dément les deux 9».
C’est-à-dire que penser la question de l’homme revient avant tout à définir les réseaux de
pouvoir qui sont à l’œuvre pour que certains individus soient empêchés de se définir euxmêmes comme des êtres humains. Par conséquent, poser cette question revient à poser celle
de la violence.
Mbembe identifie chez Frantz Fanon, qu’il tient pour l’un de ses plus importants
prédécesseurs au sein du paradigme philosophique de la décolonisation, trois formes de la
violence coloniale qu’il s’est lui-même réappropriées. La compréhension de ces trois types de
violence est importante en cela qu’elles rendent possible une définition d’un milieu
spécifique, celui de la colonisation10, qui fut vécu comme une radicale dénégation de leur
l’humanité par de très nombreux penseurs politiques noirs, dont Mbembe capte consciemment
l’héritage aux fins de proposer une reformulation de la théorie politique. « Cette récusation
originaire de l’humain dans l’africain […] cette tentative de confinement dans la différence
brute, ce ravalement primitif du signe africain, c’est ce que Senghor, Césaire, Fanon et les
autres se sont efforcés de contredire, parfois vaille que vaille, en fonction des moyens de leur
temps. 11 » C’est dans cette lignée que s’inscrit le travail de Mbembe sur la violence, qui
entend la réinvestir à partir de la réflexion philosophique et éthique contemporaine ainsi que
des acquis des sciences sociales.
La première forme de violence de la typologie fanonienne dégagée par Mbembe, c’est
la violence « instauratrice »12, ou « fondatrice »13 : celle qui rend possible la colonie en y
posant une organisation inédite de la souveraineté et du monopole de la violence. Il s’agit
d’une perversion juridique, qui emprunte au contractualisme aussi bien qu’à un monstrueux
surgeon du jusnaturalisme : « cette forme de souveraineté, faite de possessivité, d’injustice et
de cruauté, se conçoit elle-même comme investie d’un “fardeau” qui n’est cependant pas un
contrat. 14» La fiction fondatrice de l’origine de droit colonial réside ainsi dans un imaginaire
du fardeau supporté par une certaine race, ce qui pose évidemment le problème de la
responsabilité. Ce point fut notamment examiné dans l’œuvre du juriste Arthur Girault :
7
Achille Mbembe, De La Postcolonie, Paris, Karthala, 2005, p. XXXII.
Achille Mbembe, Sortir De La Grande Nuit, op. cit., p. 69.
9
Ibid., pp. 85-86.
10
Mais également de la traite et de l’esclavage, qui ne pourront malheureusement pas être abordées dans ce bref
essai.
11
Achille Mbembe, De La Postcolonie, op. cit., pp. XI-XII.
12
Achille Mbembe, « La pensée métamorphique. À propos des Œuvres de Frantz Fanon », in : Fondation Frantz
Fanon (dir.), Frantz Fanon par les textes de l’époque, Paris, Les Petits Matins, 2012, p. 17.
13
Achille Mbembe, De La Postcolonie, op. cit., p. 42.
14
Ibid., p. 56.
8
23
Norman Ajari, «De la montée en humanité», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 20-31.
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La colonisation se conçoit donc [chez Girault] comme l’action tutélaire exercée par les
populations civilisées pour prendre en charge le retard des groupes humains les plus
faibles. […] La colonisation est l’acte par lequel les sociétés plus évoluées se font sujets
actifs et conscients du procédé éducatif qu’est la civilisation du monde, en prenant en
charge les responsabilités dérivant directement de leur degré supérieur d’évolution.15
La nation colonisatrice ne se représente pas seulement comme responsable d’elle-même,
mais aussi comme responsable de cette colonie peuplée d’indigènes « mi-démons mienfants » (Rudyard Kipling). Elle se rêve le père sévère, mais juste, de ce peuple-là. Les races
européennes portent avec d’autant plus de douleur cette responsabilité qu’elle n’est pas la
leur, mais celle, aussi fragile qu’erratique, de sauvages qu’il leur appartient d’éduquer avant
de leur restituer leur majorité juridique. Cette première forme de violence est donc, pour
employer un vocable marxiste, purement superstructurelle. Elle impose une recomposition de
la souveraineté au moyen d’une réactivation de l’état de nature qui assure la séparation du
colonisé d’avec sa propre responsabilité. Il convient d’être attentif à ce dernier syntagme,
« réactivation de l’état de nature », où l’importance du premier terme n’est pas à mésestimer.
Pour le préciser, il est indispensable d’examiner une seconde forme de violence.
« La violence coloniale était, ensuite, une violence empirique. Elle enserrait la vie
quotidienne du peuple colonisé sur un mode à la fois réticulaire et moléculaire. »16 Ici aussi, il
faut compléter cette théorie en recourant aux arguments de De La Postcolonie, qui font état
d’une violence permanente, intégrée. S’il semble légitime, à propos de cette situation, de
parler d’état de nature réactivé, c’est que comme dans la fiction hobbesienne, le droit de tuer
est partout consacré. Ainsi qu’on vient de le souligner, « la souveraineté en colonie relève,
non du droit, mais du fait accompli »17. Mais le milieu, le développement technologique et le
partage des forces ne sont pas ceux qu’envisageait la philosophie politique classique : une
partie de ces hommes est armée de fusils, retranchée dans certaines zones construites à cet
effet, dispose de moyens de communication sophistiqués. L’état de nature réactivé l’est dans
un contexte où les détenteurs de la souveraineté disposent des moyens modernes de tuer et
d’éviter de se faire tuer. La technique ne cesse de faire irruption dans la situation pseudonaturelle, la parasitant de l’intérieur et en infléchissant radicalement les conséquences. Cette
situation se double de ce que, pervertissant une notion foucaldienne, on pourrait appeler une
microphysique du pouvoir souverain : violence de détail qui passe par l’abolition de la
moderne frontière entre le public et le privé. « Les agents de la colonie pouvaient, à tout
moment, se saisir de la loi et de son excédent et, au nom du pouvoir souverain de l’État,
l’exercer aux fins d’un profit purement privé. »18 Le corps du colonisé devient ainsi la surface
d’inscription d’un pouvoir à même d’agir sur lui à tout moment, l’insérant virtuellement dans
une multitude de rapports de répression ou d’expropriation, tels que l’exploitation sans
contrepartie de sa force de travail, la confiscation de ses biens, la reconfiguration forcée de
ses appartenances sociales, familiales ou religieuses, etc. Ce que signifie cette violence
empirique ou permanente, et c’est cela même qui rend possible ce que Frantz Fanon appelle le
« complexe d’infériorité » du colonisé, c’est que le pouvoir souverain et le corps du colonisé
semblent à ce point coextensifs que c’est la « nature » même de l’indigène qui passe pour la
cause légitime des sévices subis. C’est l’un des effets du colonialisme : l’ordre réel des causes
et des effets se renverse, le colonisé considère que son appartenance ethnique et culturelle est
15
Dino Costantini, Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité
politique française, Paris, La Découverte, 2008, p. 100.
16
Achille Mbembe, « La pensée métamorphique. À propos des Œuvres de Frantz Fanon », art. cit., p. 17.
Italiques dans l’original.
17
Achille Mbembe, De La Postcolonie, op. cit., p. 232.
18
Ibid., p. 47.
24
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la cause directe, et même légitime, de la misère économique et sociale dans laquelle il se
trouve. Mais ceci nécessite un ciment idéologique solide. C’est bien l’un des rôles du
troisième type de violence que l’on aura à examiner que de légitimer cela, en établissant ce
chiasme entre la « psychologie collective » indigène et les théories raciales occidentales qui
visent tout à la fois à la conditionner et à la décrire.
« La violence coloniale était, enfin, une violence phénoménale. À ce titre, elle touchait
aussi bien les domaines des sens que les domaines psychique et affectif. »19 Elle se double
d’une autre violence, qui est son double ou son revers, et que Mbembe appelle violence
légitimante : « sa fonction était de fournir un langage et des modèles auto-interprétatifs à
l’ordre colonial, de lui donner sens, d’en justifier la nécessité et la mission universalisante,
bref, de l’aider à produire une capacité imaginaire dont l’effet était de convertir la violence
fondatrice en autorité autorisante. »20 Cette dernière dimension de la violence, la plus
complexe, force à interroger le rapport qu’entretiennent le sens de la colonisation ainsi qu’il
est construit par le pouvoir colonial et les sens du colonisé, la mutilation de ses modes de
perception par l’installation du complexe d’infériorité. Le façonnement de la vie indigène par
les théories coloniales et leurs mises en pratique concrètes ont eu des conséquences directes
sur la façon dont la vie inhumaine fut effectivement expérimentée. La déshumanisation est la
meilleure légitimation du colonialisme : Mbembe en identifie deux grandes traditions, qu’il
rapproche ironiquement de ces deux importantes figures de l’histoire de la philosophie
européenne que sont Hegel et Bergson. Dans la tradition hégélienne du rapport à l’indigène,
ce dernier est violemment expulsé de l’ordre des hommes authentiques : « le colonisé assujetti
au pouvoir de l’État ne saurait être un autre “moi-même”. En tant qu’animal, il m’est
rigoureusement étranger. »21 Dénué de monde, il ne meurt pas, mais il périt22 – c’est-à-dire
que la fin de sa vie est indifférente ; quelque chose se passe sans que rien d’autre n’en soit
affecté. La modalité hégélienne du déni de rapport entre le colon et le colonisé est donc la
violence destructrice du corps. Selon le colonialisme bergsonien, par contre, l’impératif est
celui du dressage. On estime qu’il est possible, malgré tout, de faire quelque chose du
colonisé.
Dans la tradition bergsonienne du colonialisme, le rapport de familiarité et de
domestication ne se substitue pas au rapport de servitude. Il en est la condition. À
travers le rapport de domestication, le maître conduit la bête à une expérience telle
qu’au bout du compte, l’animal, tout en restant qui il est, c’est-à-dire autre que
l’homme, entre néanmoins réellement dans le-monde-pour-son-maître23.
Ainsi, dans ce second cas, le déni de rapport entre le colon et le colonisé vise à
conditionner les comportements. On sait que certaines races furent tenues pour profitablement
domesticables (ainsi, les Nègres sont-ils la figure paradigmatique de la colonisation
bergsonienne) alors que d’autres, gênantes et jugées impropres au labeur, furent plus
volontiers exterminées (les Amérindiens correspondent donc à la figure de la colonisation
19
Achille Mbembe, « La pensée métamorphique. À propos des Œuvres de Frantz Fanon », art. cit., p. 18.
Italiques dans l’original.
20
Achille Mbembe, De La Postcolonie, op. cit., p. 43.
21
Ibid., p. 44.
22
Pour un réinvestissement critique de cette vieille thématique heideggérienne de l’animalité dans l’optique
d’une pensée de la décolonisation, voir Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Paris, PUF,
2009, pp. 8-9.
23
Achille Mbembe, De La Postcolonie, op. cit., p. 45.
25
Norman Ajari, «De la montée en humanité», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 20-31.
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hégélienne)24. L’exposition de ces deux figures permet de mettre en lumière un entrelacs entre
les modes de légitimation de la souveraineté coloniale et la production de l’être-au-monde du
colonisé. Ainsi l’idéologie coloniale n’est-elle pas seulement le monologue que les nations
européennes tiennent à leur propre sujet, comme l’avait dégagé Edward Saïd dans
L’Orientalisme. Il existe un orientalisme de guerre, ou un africanisme de guerre, où le
bestiaire fantasmé des indigènes quasi-humains finit par se matérialiser effectivement dans la
réalité, car il a pour médium de multiples formes de violence.
Souveraineté et catabase indigène
Exclus du droit naturel comme de la position de contractant dans le contrat social et
expulsé de tout rôle actif dans la construction de la civilisation dans laquelle il se trouve, le
colonisé est sans passé ; forcé à une soumission illimitée aux ordres et aux caprices du
souverain, il est sans présent ; aux prises à un imaginaire pathogène qui fait de lui un être
incapable de création, il est sans avenir. Ainsi que le faisait déjà remarquer Frantz Fanon, il
n’est rien d’autre que le « point de rencontre de violences multiples, diverses, réitérées,
cumulatives »25. Au centre de ces développements sur les trois grandes formes de violence qui
régnaient en colonie se trouve l’idée que le pouvoir souverain que s’est donné le potentat
colonial est l’indispensable préalable à la récusation de l’humanité. Ce qui distingue Mbembe
d’autres théoriciens contemporains de la souveraineté et de la « biopolitique » (c’est-à-dire
l’ensemble des pouvoirs qui s’exercent sur la vie), c’est que pour lui ce pouvoir consiste en la
production d’une indistinction entre la vie et la mort, et non pas seulement en une capacité à
décider de la fin de la vie. La déshumanisation est le nom de cette fusion entre vie et mort.
L’importance de cette différence se fera plus claire à travers une comparaison avec l’un des
théoriciens contemporains de la biopolitique, à laquelle il fait prendre un notable tournant. Le
concept de « vie nue » ou d’« homo sacer » développé par Giorgio Agamben vise à décrire la
capture d’une existence par le droit, telle que celle-ci se trouve définie par son exclusion de la
communauté de ceux qui bénéficient de la protection dudit droit. Le rôle qu’Agamben
accorde à la souveraineté est donc essentiellement privatif. La vie nue est la soustraction à la
vita activa, à la participation politique, et la privation de toute protection juridique contre le
meurtre. Pourtant, homo sacer, comme son nom l’indique, est encore un homme ; pas
l’indigène.
« Dans tout État moderne, il existe un point qui marque le moment où la décision sur la
vie se transforme en une décision de mort, et où la biopolitique peut ainsi se renverser en
thanatopolitique.26 » Dans le paradigme du cycle Homo sacer d’Agamben, la critique de la
souveraineté, plutôt que de prendre appui sur la manière dont elle transfigure qualitativement
la vie, porte sur la facilité avec laquelle elle peut donner la mort. Si la bestialisation est, dans
une certaine mesure, prise en compte, c’est en cela qu’elle permet que des hommes soient tués
comme des bêtes. Pour autant, l’homme est toujours celui qui est capable de dire qu’il vit
autrement que comme bête, que sa vie est incommensurable à celle d’une bête : il en va
toujours de sa vie dans sa propre vie27. On s’est beaucoup trompé sur la « vie nue ». Jamais
réalisée, elle n’est qu’un fantasme du pouvoir aux conséquences meurtrières ; selon Agamben,
la vie et ses multiples formes excèdent toujours les pouvoirs qui l’enserrent. La critique de la
biopolitique a toujours été, et ce depuis Foucault, la crainte d’un pouvoir qui « s’exerce de
telle façon qu’il est capable de supprimer la vie. Et de se supprimer par conséquent comme
24
Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005, p.
33.
25
Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne (1959), Paris, La Découverte, 2011, p. 172.
26
Giorgio Agamben, Homo sacer, Paris, Seuil, 1997, p. 132.
27
Ibid., p. 16.
26
Norman Ajari, «De la montée en humanité», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 20-31.
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pouvoir d’assurer la vie. 28 » Tout se passe comme si les théories de la biopolitique n’avaient
pas considéré l’exception coloniale qui est marquée, on l’a vu plus haut, par l’interaction
serrée de trois formes de violence qui transforment la vie quotidienne du colonisé, en le
faisant comme « vivre dans la mort »29. Il y a deux étapes complémentaires de la pensée de la
négation de l’humanité : la première la pense depuis la perspective de l’ennemi, la seconde à
partir de celle du résistant. Césaire avait bien vu que la situation que les puissances
européennes infligeaient aux Nègres était une négation en acte de leurs propres définitions de
l’humanité30. Pour sa part, Mbembe invite, à la suite de Fanon, à voir la déshumanisation
comme le remplacement exclusif de la politique par la violence. Et ce, qu’elle soit celle du
souverain dans sa triple acception, ou celle, vengeresse et libératrice, des bêtes, des quasihumains, qu’il administre.
Ainsi, dans ce dernier cas, la colonisation peut-elle se révéler être une catabase,
descente aux enfers des héros mythiques, parcours orphique dont il n’est pas impossible de
ressortir grandi. Fanon l’avait vu : « Il y a une zone de non-être, une région
extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée, d’où un authentique
surgissement peut prendre naissance. Dans la majorité des cas, le Noir n’a pas le bénéfice de
réaliser cette descente aux véritables Enfers.31 » Toutefois, Mbembe pointe à juste titre qu’il
ne suffit pas au colonisé de se retourner sur le parcours qui l’a mené jusqu’aux enfers pour le
quitter. Encore s’agit-il de n’en pas émerger en diable. De ne pas laisser l’enfer venir avec soi.
La fin de la colonisation et la fin de la destruction « nécropolitique » de la vie ne coïncident
pas nécessairement. Le génocide au Rwanda en 1994 fut motivé par un discours qui rappelle
celui du Fanon des Damnés de la terre : légitimation de la juste violence des indigènes Hutu
contre les colons Tutsi. En cela, la pensée de la postcolonie se doit de se doubler d’une
nouvelle méditation sur la responsabilité. À elle d’assumer la double tâche de conjurer le
paradigme du « fardeau » comme fons et origo de la responsabilité, mais aussi de penser celle,
inédite, des postcolonisés qui ont à interrompre la reproduction de la violence, alors même
qu’elle fut la condition de possibilité de leur libération. « Car le risque de circulation
généralisée de la mort dans notre monde, voilà l’abjection contemporaine qu’il faut accepter
d’habiter, ne serait-ce que provisoirement, afin de mieux en extraire, par inversion, les
conditions d’une politique véritablement radicale dans le présent. »32 Penser conjointement la
montée en humanité et la responsabilité doit donc mener à rendre concevable une interruption
de la violence qui ne se contente pas de la forclore en en dénonçant l’ordure.
La responsabilité comme politique du deuil
Une compréhension renouvelée des enjeux propres à la gouvernementalité postcoloniale
implique que l’on prenne la mesure d’un contexte partagé, clivé. Il y a d’une part l’ancienne
colonie, mais aussi la métropole, qui est elle aussi une postcolonie33, quoiqu’en un tout autre
sens. Mbembe note tout d’abord qu’en Afrique, le gouvernement postcolonial indépendant
hérite du gouvernement colonial : les mêmes rationalités demeurent et les jeunes États sont
indigénisés. La transition de la colonie à la postcolonie est celle d’une recherche violente et
coercitive de productivité, à la soumission à un pouvoir fétichisé. L’institution d’une société
civile, préalable à une sortie de la violence des rapports sociaux, n’a pas eu lieu en Afrique,
28
Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Seuil/Gallimard,
1997, p. 226.
29
Achille Mbembe, De La Postcolonie, op. cit., p. 257.
30
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1955), Paris, Présence Africaine, 2004.
31
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 6.
32
Achille Mbembe, De La Postcolonie, op. cit., pp. XXX-XXXI.
33
Seloua Luste Boulbina, Le Singe de Kafka et autres propos sur la colonie, Lyon, Sens Public, 2008.
27
Norman Ajari, «De la montée en humanité», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 20-31.
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pas plus que leur pendant politique : l’instauration de véritables régimes de citoyenneté. Les
nouveaux potentats se posent eux-mêmes comme source de la normativité, et l’on attend de
l’indigène sa constante ratification des manifestations ostensibles du pouvoir. Il doit
« théâtraliser, sans condition, sa soumission34 ». Du point de vue des populations, cette
appropriation des codes du pouvoir, qui est une question de vie ou de mort, se fait sur le mode
du jeu, de la parodie. Il y a donc ici une double impuissance : à la fois celle du pouvoir d’État,
symboliquement déforcé par les pratiques indigènes, et celle des indigènes eux-mêmes qui ne
sont pas à même de sortir effectivement de cette épistémologie fétichiste du pouvoir et de la
circulation indéfinie de la violence qu’elle préserve. La postcolonie affiche le visage de Janus
de la connivence joyeuse, et de la violence d’État sous sa forme la plus brute. Il s’agit pour ce
dernier d’assurer, au moyen d’une politique de la mémoire, la conversion de la violence et de
la mort, en la jouissance de spectacles populaires auxquels chacun peut assister. Mbembe
décrit, dans le Cameroun de la fin des années 1980, des exécutions publiques qui se soldent
par les applaudissements nourris du public. Il expose ces politiques d’anti-deuil, de
ritualisation joyeuse de l’exclusion hors de la communauté nationale et de la communauté des
vivants. L’objet de la mémoire, ce n’est alors pas le mort, qui est intégralement nié : c’est le
pouvoir et la gloire dont il se nimbe. En postcolonie, le pouvoir « libère un espace de plaisir
dans la façon même dont il produit la mort : d’où ces applaudissements frénétiques qui, au
même degré que les balles, étouffent le cri des condamnés. 35 »
C’est en réalité en France qu’est apparue l’idée d’une politique du deuil et de la
mémoire, qui lierait les deux dans la production de la nation et de sa symbolique. Elle tire son
origine de la nécessité, dans le contexte de la naissance de la République, de produire une
unification mémorielle à même les corps inertes des cadavres. Son événement fondateur, c’est
l’assassinat de cette sorte de vivante incarnation de la Déclaration des droits de l’Homme et
du Citoyen qu’était Marat. L’intelligence révolutionnaire fut à cet égard de convertir cette
terrible atteinte à la sacralité d’un corps en un procès collectif de deuil, c’est-à-dire en une
symbolisation commune se cristallisant dès lors en une sacralité de plus haut niveau encore.
« On pourrait dire, dans les termes révolutionnaires, que les funérailles assurent le salut public
en restaurant la puissance de l’enthousiasme à l’égard du droit en lieu et place de l’affliction
face au corps mort.36 » L’envers d’une telle politique d’unification sociale, c’est sa
consécration de la sacrifiabilité des individus, leur conversion par le décès en matière
transindividuelle, appropriable par les vivants en vue du renfort de leur Moi. En psychanalyse,
on parlerait d’une introjection37 systématisée, d’une collectivisation du travail de deuil en vue
de la fabrication d’une humanité renouvelée par ce travail même. Ces ensembles de pratiques
nés de la Révolution et poursuivis par la Restauration ont entretenu un fort rapport entre mort
violente et justice ; ainsi que l’écrivait Joseph de Maistre, le glaive de la Justice n’a pas de
fourreau. Pour Achille Mbembe, ceci mène à une « mécanique sépulcrale » où « la mémoire
34
Achille Mbembe, De La Postcolonie, op. cit., p. 157.
Ibid., p. 160. Pour une perspective occidentale sur cette question des politiques contemporaines du deuil, voir
Judith Butler, Vie précaire, Paris, Amsterdam, 2005 et Judith Butler, Ce Qui Fait Une Vie, Paris, La Découverte,
2010.
36
Sophie Wahnich, La Liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme, Paris, La Fabrique, 2003, p. 28.
37
Voir Nicolas Abraham et Maria Torok, L’Écorce et le noyau (1987), Paris, Flammarion, 2001 et Jacques
Derrida, « Fors », in : ABRAHAM Nicolas et TOROK Maria, Le Verbier de l’homme aux loups, Paris, Flammarion,
1976. En ce sens, nonobstant ses mérites, l’interprétation de Robespierre que propose Slavoj Žižek est tout à fait
erronée lorsqu’elle avance que le révolutionnaire doit assumer « l’existence d’un pur sujet transcendantal »,
indifférent à la mort et mépriser son existence immédiate. Ce n’est qu’en tant que matière effectivement
périssable, donc assimilable par le deuil réussi, que le révolutionnaire peut affronter la mort. Il n’est rien
d’éternel, rien de soustrait au temps et a l’espace dans ce processus. C’est la mort comme événement qui frappe
le corps palpitant qui renforce le collectif ; le passage à l’état de cadavre n’a rien d’un fait indifférent, il est
essentiel. Slavoj Žižek, Robespierre : entre vertu et terreur, Paris, Stock, 2008, p. 28.
35
28
Norman Ajari, «De la montée en humanité», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 20-31.
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elle-même est susceptible d’être utilisée comme instrument de justice punitive et de glaive
expiatoire »38. En effet, dans la tradition républicaine, l’identification de l’autochtonie à
l’histoire ne mène pas à une relativisation constructiviste de la dynamique identitaire
nationale, mais au contraire à son assomption la plus absolue. Depuis Michelet, l’histoire de
France se veut « à la fois science et liturgie. Décrivant le passé ‘‘vrai’’, elle a pour fonction et
pour définition d’être le récit de la nation : histoire et nationalisme sont indissociable. »39
Ainsi Maurice Barrès pourra-t-il déclarer que la nation française se confond avec son histoire
et ses cimetières.
Toutefois, en revenant aux sources de ce récit, on peut dire que la politique
d’humanisation révolutionnaire est une politique de la responsabilité. Il s’est agi pour un
Robespierre de faire valoir cet événement politique comme la conquête de la capacité à
répondre devant la loi en humain. Mais cette responsabilité est ambivalente. Le véritable
drame de la Révolution, ce n’est pas d’avoir tâché d’éradiquer ses ennemis, mais d’avoir
ouvert la voie au sacrifice de ses partisans. C’est d’avoir fait de la mortification interne le
générateur du commun. Les rieurs camerounais évoqués plus haut sont les terribles héritiers
de ce geste inaugural de la modernité politique du deuil, qui semble comme condamnée à
consacrer la montée en humanité par le geste même qui nie l’humanité.
La proposition de Mbembe pour contrer cette tradition consiste à repenser la question
du semblable à travers laquelle « la responsabilité pour autrui et à l’égard du passé deviendra
l’orbite à partir de laquelle le discours sur la justice et la démocratie et la pratique que nous en
avons se mettent en mouvement40 ». Il faut se garder de toute sensiblerie lévinassienne dans
l’interprétation de ce que devrait être ce nouveau rapport au semblable que Mbembe appelle
de ses vœux, dans l’optique d’une véritable montée en humanité. Il s’agit plutôt de se tourner
vers l’une des influences du penseur politique camerounais, qui est également le seul
philosophe poststructuraliste français à avoir tenu compte de la situation postcoloniale
africaine, Jacques Derrida :
Aucune justice […] ne paraît possible ou pensable sans le principe de quelque
responsabilité, au-delà de tout présent vivant, dans ce qui disjointe le présent vivant,
devant les fantômes de ceux qui sont déjà morts, victimes ou non des guerres, des
violences politiques ou autres, des exterminations nationalistes, racistes, colonialistes,
sexistes ou autres, des oppressions de l’impérialisme capitaliste ou de toutes les formes
du totalitarisme.41
La barbarie consiste à croire que le semblable est celui qui a un visage. Le semblable
n’a pas de regard. Ses yeux sont ceux, vitreux, d’un cadavre, ou sont embués par le sang. Il
n’est nul besoin d’être vivant pour être un homme. Mbembe comme Derrida ont bien compris
ce paradoxe selon lequel il n’y a de responsabilité que tournée vers le passé, les crimes et les
violences qui s’y sont perpétrées. S’extirper hors de l’enfer, c’est déjà une humanisation. En
postcolonie, la responsabilité ne peut consister qu’en une acceptation et une symbolisation
collective des morts, des meurtres déjà perpétrés, plutôt qu’en un traçage de l’appartenance
communautaire, à même le corps social, par la contrainte de répétition de la mise à mort. Il
faut une sublimation de la violence et du conflit, « la mise en place d'un ensemble
d'institutions en charge de la délibération et de la négociation d'une série de langages et de
signes, bref, en l'invention d'une culture de la vie publique qui intègre en elle le changement
38
Achille Mbembe, Sortir De La Grande Nuit, op. cit., p. 162.
Suzanne Citron, Le Mythe national, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2008, p. 10.
40
Achille Mbembe, Sortir De La Grande Nuit, op. cit., p. 120.
41
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 2003, p. 16. Italiques dans l’original.
39
29
Norman Ajari, «De la montée en humanité», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 20-31.
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en tant que valeur.42 »
Monter en humanité, ce n’est pas simplement se soustraire au pouvoir souverain d’ôter
la vie. La vérité du drame postcolonial implique que la montée en humanité soit pensée à un
plus haut degré. Ce que désigne cette expression, c’est la reconquête de la responsabilité de la
responsabilité, confisquée par l’imaginaire européen du fardeau de l’homme blanc et sa mise
en pratique violente. En d’autres termes, il s’agit de la réappropriation de l’aptitude à
répondre à, et de, la capacité normative à définir les attendus d’une vie authentiquement
humaine. La montée en humanité n’appartient pas à celui qui a à vivre une vie véritablement
humaine, mais à celui qui doit se battre pour la capacité à définir, de manière immanente à sa
propre pratique, ce qu’est vivre en humain. De l’anthropologie politique, l’enjeu passe à la
production politique des anthropologies. C’est pourquoi la décolonisation peut légitimement
être vue comme le paradigme exemplaire de la montée en humanité. On ne peut étudier ce
phénomène hors du processus matériel, des rapports entre base et superstructure, des enjeux
politiques.
Conclusion
La postcolonie, malgré le moment important de la décolonisation, rencontre des
obstacles pour humaniser davantage, c’est-à-dire pour poser les conditions de possibilité
d’une nouvelle imagination politique. La lutte à laquelle invite Mbembe, comme la violence
coloniale dont on a décrit le fonctionnement, comporte trois dimensions. Elle doit être :
premièrement, ce qui détruit les causes des souffrances ; deuxièmement, ce qui les soigne ;
troisièmement, ce qui donne aux morts une sépulture43. S’engager dans ce procès ne peut
coïncider qu’avec l’invention de modes de vie radicalement nouveaux ; ainsi, seulement, il
deviendra possible de monter en humanité. Émerger de l’enfer en humain, comme un être que
nul œil n’avait vu, que nul esprit n’avait envisagé.
42
Achille Mbembe, « Essai sur le politique en tant que forme de la dépense », in : Cahier d’Études Africaines,
Vol. 44, n° 173/174, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2004, p. 165.
43
Achille Mbembe, « De la scène coloniale chez Frantz Fanon », in: Rue Descartes, 2007/4, n° 58, pp. 48-49.
30
Norman Ajari, «De la montée en humanité», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 20-31.
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Biographie
Diplômé du master Erasmus Mundus EuroPhilosophie, membre du Groupe de Recherches
Matérialistes, Norman Ajari est doctorant contractuel à l’université de Toulouse le Mirail où
il prépare une thèse sur la pensée politique de Frantz Fanon.
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