Norman Ajari, «De la montée en humanité», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 20-31.
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d’opposition) et l’arraisonnement de la pensée par le projet antitotalitaire.
Contrairement aux intuitions de Hannah Arendt, la plupart des théories françaises du
totalitarisme sont cependant oublieuses non seulement du fascisme et du nazisme, mais
aussi du colonialisme et de l’impérialisme. C’est que, pauvre théoriquement, le concept
de « totalitarisme » fonctionne avant tout, et à quelques exceptions près, à la manière
d’une matraque. Son élaboration est subordonnée aux impératifs de politique intérieure
française, et on l’utilise d’abord pour instruire le procès du marxisme.
Ces intellectuels français, tout à leur entreprise massive de délégitimation du
socialisme, en ont oublié un phénomène « totalitaire » qui s’est déroulé à la périphérie de leur
propre nation : l’expérience coloniale. En schématisant, on pourrait dire que là où la réaction
humaniste et libérale à la « pensée 68 » avait entretenu un bien peu kantien confusionnisme
entre homme et sujet (transcendantal, de droit, politique, le tout mêlé), le communisme
lacanien (Badiou et Slavoj Žižek notamment) a abandonné la première catégorie pour adopter
la seconde en en infléchissant radicalement le sens. Or, c’est bien la question de l’homme que
la pensée de la décolonisation a, pour sa part, eu besoin de reposer à nouveaux frais. Selon
cette pensée, le danger essentiel de l’humanisme moderne, ce n’est pas que, selon une ligne
heideggérienne dont l’influence fut longtemps surestimée, il participerait à quelque
déploiement métaphysique de l’arraisonnement et de la violence totalitaire qui le
retourneraient en son contraire
; c’est le fait que son opération fondamentale consiste en un
traçage à même la vie entre l’humanité authentique et son déchet. Pour Mbembe, « la
souveraineté, est la capacité à définir qui a une importance et qui n’en a pas, qui est dénué de
valeur et aisément remplaçable, et qui ne l’est pas
». L’importance des définitions normatives
et prétendument universelles de la nature humaine réside dans la formulation du projet qu’elle
vise à légitimer. Pour la pensée de la décolonisation, le danger demeure la détention par une
fraction de la population de la capacité à décider de la définition positive de l’humanité.
Privilégiant cette troisième voie, il s’est agi pour Achille Mbembe de faire jouer, contre
l’humanisme ranci du sujet libéral, une pensée de la montée en humanité, c’est-à-dire du
mouvement interminable d’arrachement à la violence comme fabrication de l’homme. S’il
s’agit là d’une proposition importante pour la philosophie politique et sociale contemporaine,
c’est à trois titres. Tout d’abord, elle offre une clef de lecture nouvelle et édifiante qui invite à
parcourir l’histoire des idées de l’Afrique et de sa diaspora comme une histoire d’efforts
athlétiques d’humanisation, formulés sous des formes diverses en fonction des conjonctures.
Ensuite, elle ouvre la voie à un réinvestissement des études postcoloniales, parfois négligentes
des rapports agonistiques, des violences et des contradictions, non seulement au sein des
systèmes représentationnels, mais aussi dans la société réelle. Enfin, elle rend possible, à
partir de Frantz Fanon et en vue de la formulation d’une pensée politique nouvelle, une
réappropriation de la notion d’humanité dont on vient, bien trop grossièrement, de rappeler
quelques récentes aventures françaises. On se situera ici en-deçà de ce triple objectif dont il
s’agit pourtant de faciliter la mise en œuvre, puisqu’on se contentera de proposer une
définition du concept, ainsi qu’il s’affirme dans les travaux récents d’Achille Mbembe.
Rompant avec le strict point de vue de l’histoire et des sciences politiques qui marquait ses
premiers travaux, il y affirme courageusement la nécessité d’« interroger la vie et le politique
différemment, à partir de catégories dont la valeur heuristique découle avant tout de leur plus-
Achille Mbembe, Sortir De La Grande Nuit, Paris, La Découverte, 2010, p. 130.
Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68, Paris, Gallimard, 1985, pp. 33-34.
Achille Mbembe, « Nécropolitique », in : Raisons politiques, n° 21, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 43.