Le mouvement des droits civiques : un nouvel avatar de l`opposition

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Le mouvement des droits civiques : un nouvel avatar de l’opposition ?
Par Jean-Philippe Béja
Près de vingt ans se sont écoulés depuis que l’Armée populaire de libération a écrasé dans le
sang les manifestations des habitants de Pékin qui réclamaient la démocratie, la liberté et la
fin de la corruption des dirigeants. Pendant les deux mois qu’a duré le mouvement pour la
démocratie qui a secoué toutes les grandes villes de Chine, les étudiants qui l’ont dirigé et les
citadins (ouvriers, intellectuels) qui l’ont soutenu n’ont cessé de demander l’organisation d’un
dialogue sur un pied d’égalité avec les autorités1. Cette revendication était en quelque sorte
une conséquence naturelle des réformes mises en œuvre par Deng Xiaoping à la fin 1978. En
effet, au cours des années 1980, un nombre croissant de citoyens a pris conscience que seule
l’existence d’une société civile autonome et institutionnalisée capable de contrôler les abus
des cadres du Parti permettrait d’empêcher que ne se reproduise la tragédie de la Révolution
culturelle. Cette société civile apparaissait d’autant plus nécessaire que les réformes
économiques conduisaient à un développement effréné de la corruption des fonctionnaires.
Nombre de dirigeants réformateurs au sein du Parti étaient également convaincus que
l’existence d’une société civile permettrait de moderniser la manière dont le Parti exerçait son
pouvoir. Ils pensaient en outre qu’elle les aiderait à se débarrasser des conservateurs qui
cherchaient à ralentir la progression des réformes2.
C’est sans doute l’un des facteurs qui explique l’attitude du secrétaire général Zhao Ziyang au
printemps 1989 : pendant les manifestations, il prôna l’organisation d’un dialogue avec les
organisations créées par les étudiants, affirmant qu’il fallait répondre à leurs revendications
par les voies de la « démocratie et de la légalité »3. Toutefois, l’homme fort du régime, Deng
Xiaoping, estima que cette attitude conciliatrice représentait un grave danger pour la survie du
régime, et il mobilisa l’Armée pour écraser le mouvement populaire. En même temps,
soucieux de punir ceux qui avaient failli faire « éclater » le Parti, il procéda à une purge des
« réformateurs radicaux ».
Vingt ans après, on peut dire que cette purge a été efficace puisque depuis 1989 on n’a plus
jamais retrouvé, dans le discours officiel, de référence à la « réforme du système politique »,
concept qui s’était pourtant trouvé au cœur des débats durant les années 1980.
1
Sur le déroulement du mouvement pour la démocratie de 1989, voir Jean-Philippe Béja, Michel Bonnin, Alain
Peyraube, Le Tremblement de terre de Pékin, Paris, Gallimard, « Au vif du sujet », 2001.
2
Voir « Le cercle vertueux de la démocratisation » in Jean-Philippe Béja, A la recherche d’une ombre chinoise,
Paris, Ed. du Seuil, 2004.
3
Zhang Liang, Les Archives de Tiananmen, Paris, Le Félin, 2004, p.192.
Pourtant, force est de constater que le Parti a fait preuve d’une remarquable capacité
d’adaptation depuis le massacre de Tiananmen. Alors que le mode d’organisation léniniste est
l’un des plus rigides au monde, le PCC est parvenu à se maintenir au pouvoir en dépit des
changements sociaux impressionnants qui ont accompagné le développement d’une économie
de marché et une croissance sans précédent. Ces transformations profondes n’ont donné lieu à
aucune manifestation de grande ampleur représentant un défi pour le régime, et la
revendication démocratique, si puissante au cours des années 1980, est restée confinée à un
petit cercle de dissidents que le Parti n’a aucun mal à contrôler et à empêcher de s’exprimer
sur la place publique. Tandis qu’au lendemain du grand mouvement pour la démocratie en
Chine, les partis communistes d’Europe de l’Est étaient renversés par des manifestations
pacifiques, que l’Union soviétique disparaissait à la suite des réformes de Gorbatchev, le parti
communiste chinois s’est montré capable d’interdire l’expression d’opinions dissidentes et
d’empêcher l’institutionnalisation d’une société civile.
Pacte des élites et mécontentement populaire
La capacité d’adaptation du Parti se traduit dans les changements de son discours. De Jiang
Zemin à Hu Jintao, celui-ci a connu de nombreuses variations -- de l’accent mis sur
l’importance du soutien des élites (les « trois représentativités »4) à la création d’une « société
harmonieuse » en passant par l’appel populiste aux « groupes vulnérables » (ruoshi qunti)
avec le slogan « mettre l’homme au centre » -- mais la nature du pouvoir n’a pas changé.
Dix-neuf ans après le massacre de Tiananmen, le Parti continue d’exercer l’hégémonie sur les
champs politique et social. Alors qu’il y a vingt ans, dans son rapport au treizième congrès, le
secrétaire général Zhao Ziyang appelait à la séparation du Parti et de l’État, ses successeurs
n’ont cessé d’insister sur la nécessité de renforcer la direction du Parti et « sa capacité à
gouverner »5.
Contrairement à ce que l’on aurait pu prévoir, cette rupture avec la politique d’ouverture de
Zhao n’a pas suscité d’opposition de la part de l’intelligentsia. Celle-ci semble, au contraire,
avoir accepté le pacte proposé par Deng Xiaoping au lendemain du massacre du 4 juin : le
régime se débarrasse des carcans idéologiques dans la sphère de la politique économique (« le
développement compte plus que tout » fazhan shi ying daoli), il reconnaît l’importance du
rôle des élites intellectuelles dans la modernisation, il leur permet de réaliser une amélioration
4
Le PC représente les forces productives les plus avancées, la culture la plus avancée et les intérêts du peuple
tout entier.
5
Voir le communiqué du 4ème plénum du 16ème comité central, Renmin Ribao, 26/09/2004
significative de leur statut socio-économique, tout cela à la condition qu’elles s’abstiennent de
remettre en cause le pouvoir du Parti.
Si, au cours des années 1980, les intellectuels avaient été symboliquement réhabilités6, leur
niveau de vie était resté extrêmement bas, et l’on disait que les jeunes filles ambitieuses
préféraient épouser un petit commerçant plutôt qu’un professeur d’université. À partir des
années 1990, et surtout depuis le début du
e
XXI
siècle, leurs conditions de vie ont connu une
amélioration impressionnante. Aujourd’hui, ils ont la possibilité de partir faire des recherches
à l’étranger, ils sont autorisés à faire partie de la « communauté scientifique internationale » et
à publier dans les revues étrangères (y compris dans le domaine des sciences sociales) ; ils
sont également souvent consultés par les dirigeants sur les politiques à adopter. Ces
changements les ont conduits à apporter leur soutien au projet modernisateur du Parti. Après
tout, depuis les guerres de l’opium, et plus encore depuis la guerre sino-japonaise de 1895,
l’intelligentsia est aussi obsédée que les hommes politiques par la nécessité de faire de la
Chine un pays « puissant et prospère ».
Et si l’on en juge par les taux de croissance réalisés depuis 1992, le parti communiste a
avancé à pas de géants sur cette voie, tandis que l’Union soviétique qui, pendant plus de trois
décennies, avait été l’une des deux super-puissances, était plongée dans une profonde crise
dont elle a toujours beaucoup de mal à sortir. Pour un grand nombre d’intellectuels chinois
qui avaient milité en faveur de la réforme du système politique au cours des années 1980,
l’effondrement de la Russie s’explique par le fait que la démocratisation mise en œuvre sous
Gorbatchev a abouti à l’affaiblissement de l’État. Craignant que le combat pour la réforme du
système politique n’aboutisse au même résultat en Chine, ils ont fait leur le slogan que le Parti
a remis à l’honneur après le massacre de Tiananmen : « la stabilité l’emporte sur tout »
(wending yadao yiqie).
Ils se sont ralliés avec d’autant plus d’enthousiasme qu’au moment où les élites ralliaient le
régime, un nouveau phénomène apparaissait : les classes laborieuses, ouvriers et paysans,
commençaient à manifester bruyamment leur mécontentement. Tandis que pendant la
première décennie des réformes, c’étaient surtout les étudiants, les intellectuels, les cadres
réformateurs du Parti qui critiquaient le régime, depuis le milieu des années 1990 et le voyage
de Deng Xiaoping dans le sud de la Chine qui a relancé la réforme économique, les membres
des classes inférieures dont la situation matérielle connaît une dégradation relative se
plaignent de plus en plus ouvertement. Tandis que les membres des élites s’accordaient avec
6
En 1978, Deng Xiaoping affirmait qu’ « ils faisaient partie de la classe ouvrière » et leur retirait l’étiquette
infâmante de « puants de la neuvième catégorie ».
Deng pour affirmer que le développement économique constituait la tâche fondamentale, les
ouvriers ont commencé à protester contre le démantèlement des entreprises d’État, les paysans
contre la confiscation de leurs terres. Et tandis que jusqu’à 1985 le niveau de vie des masses
laborieuses s’était considérablement amélioré, à partir de 1992, les choses ont commencé à se
détériorer sérieusement. Des dizaines de millions d’ouvriers ont été mis à pied (xiagang),
perdant leur statut symbolique de « maîtres du pays » à l’occasion de la restructuration des
entreprises d’État, les paysans des banlieues ont perdu leurs terres sans compensations
adéquates en raison du développement effréné de la spéculation immobilière mise en œuvre
par les cadres locaux ou leur parentèle, tandis que l’ensemble des citoyens étaient victimes
d’une grave dégradation de l’environnement causée par la création de projets industriels ne
prenant pas en compte les conséquences sur la santé publique.
En l’absence de canaux institutionnalisés d’expression des mécontentements, manifestations
violentes, pétitions, actions collectives, voire suicides et immolations par le feu se sont
multipliés. A la campagne, l’absolutisme et la corruption des cadres locaux, notamment au
niveau du canton (xiang) ont provoqué de violents affrontements dans l’ensemble du pays.
Certains épisodes ont eu un retentissement national, voire international, comme les
manifestations de Dongzhou (Guangdong)7 dont la répression violente a causé la mort d’une
dizaine de personnes en 2005, ou l’affaire de Taishi toujours au Guangdong qui sont devenus
de véritables icônes d’un nouveau mouvement social.
Un regain d’agitation sociale
Au début, et jusqu’à l’an 2000, ces manifestations ont été largement ignorées par les élites, à
l’exception d’un petit nombre de militants démocrates qui ont rédigé des pétitions en faveur
des droits des mingong, les ouvriers d’origine paysanne privés de droits dans les villes, ou ont
cherché à organiser les ouvriers mécontents. Ils ont été victimes d’une répression sévère8.
Comme les membres de l’opposition ne s’étaient pas encore remis de la répression du 4 juin
et que nombre d’entre eux s’étaient ralliés au régime, les manifestations des travailleurs sont
restées largement ignorées dans la société. Les autorités ont pu les circonscrire à un village,
ou à une entreprise. En l’absence d’intellectuels capables d’assurer la liaison, elles étaient
ignorées des médias internationaux, tandis que le département de la propagande interdisait
aux journalistes chinois de couvrir tout conflit entre ouvriers, paysans et cadres locaux. Aussi
cette agitation sociale n’a-t-elle guère eu d’impact sur la situation politique.
7
8
New York Times, 13/12/2005
Voir le procès de Liu Nianchun et de ses compagnons in J.Ph.Béja, A la recherche…,op.cit.p.
Toutefois, l’emballement des inégalités provoqué par le développement rapide de l’économie
et l’aliénation d’un nombre croissant de citoyens ont commencé à inquiéter la direction du
Parti vers le début des années 2000. La légitimité du pouvoir étant fondée essentiellement sur
sa capacité à élever le niveau de vie des Chinois, la polarisation sociale a été de plus en plus
perçue comme une menace pour la sacro-sainte stabilité. La multiplication des manifestations
dans les villes industrielles et dans les campagnes devenait de plus en plus difficile à contenir
et risquait de se transformer en danger pour le gouvernement. La généralisation des abus de
pouvoir, le développement frénétique de la corruption, l’absence totale de morale dans les
classes dirigeantes rongeant la légitimité du Parti, la direction décida de réagir.
Toutefois, il n’était naturellement pas question d’autoriser les laissés-pour-compte des
réformes à s’organiser pour exprimer leurs revendications. Quel que soit le secrétaire général,
l’interdiction de créer des organisations sociales ou politiques autonomes pour représenter les
intérêts de la société est un principe de base qui ne peut être enfreint. Pas question donc de
laisser se développer des syndicats autonomes avec lesquels le pouvoir pourrait négocier.
La direction du Parti a donc décidé de s’appuyer sur le discours du droit. Renouant avec le
concept de « démocratie et légalité » (minzhu yu fazhi) qui avait aidé les réformateurs à
rassurer les membres du Parti pendant les années 1980, les dirigeants ont affirmé leur
intention de « gouverner le pays en s’appuyant sur la loi » (yifa zhiguo), et d’instaurer l’« État
de droit » (fazhi)9. Aux raisons de politique intérieure expliquant ce changement viennent
s’ajouter des facteurs liés à la situation internationale : alors que le boycott consécutif au
massacre de Tiananmen s’allégeait et tandis que les relations avec le monde occidental, et
notamment les États-Unis, s’amélioraient, la Chine, désireuse de joindre l’organisation
mondiale du commerce, a signé les pactes de l’ONU sur les droits économiques, sociaux et
culturels en 1997, et sur les droits civiques et politiques (qu’elle n’a toujours pas ratifié) en
1998.
Bien entendu, le fait que le discours officiel ait intégré le terme d’ « État de droit » ne signifie
pas que le système a changé. Pas plus que les amendements à la constitution adoptés sous le
règne de Hu Jintao en 2004 qui stipulent que le régime garantit le respect des droits de
l’Homme. De fait, les dirigeants du Parti ont une conception instrumentale de la loi qui doit
favoriser la résolution des contradictions mais ne doit pas remettre en cause la position
dirigeante du Parti. Dans leur esprit, le recours à la loi permet de maintenir l’atomisation de la
société. Tout citoyen doit pouvoir dénoncer les abus d’un cadre devant un tribunal (le résultat
9
Cette expression a été introduite dans la constitution en 1982
du procès dans un système où le pouvoir judiciaire est soumis au pouvoir politique étant
souvent acquis d’avance), et chercher à obtenir réparation. Le procès doit permettre d’éviter
que les citoyens ne cherchent à s’organiser pour obtenir réparation en tant que groupe social.
Il s’agit donc de réparer les excès commis par des cadres qui se sont mal comportés, mais
jamais de remettre en cause le système qui permet ces excès. C’est dans cet esprit qu’après
l’arrivée de Hu Jintao aux affaires, le pouvoir a utilisé le terme « défense des droits »
(weiquan). Le recours au droit tel qu’il est conçu par le Parti ne remet donc pas en cause les
rapports entre l’État et la société. Du reste, ce discours n’est pas si nouveau puisqu’en 1989,
une loi autorisait les simples citoyens à poursuivre les représentants des agences d’État devant
les tribunaux.
Le mouvement des droits civiques
La nouveauté au début du vingt et unième siècle n’est pas tellement que le pouvoir prétende
instaurer l’« État de Droit », mais que les simples citoyens l’aient pris au mot et recourent au
discours du droit pour dénoncer les excès des cadres du Parti.
Cela ne signifie pas nécessairement que les victimes d’abus portent leurs griefs devant les
tribunaux. Ce peut être le cas, mais ils disposent d’autres moyens d’exiger le respect de la loi.
Le « mouvement de défense des droits » (weiquan yundong) que l’on qualifie également de
« mouvement des droits civiques »
10
apparu en Chine au cours des dernières années,
notamment depuis l’accession de Hu Jintao et Wen Jiabao à la direction du Parti et du
gouvernement, a pris de nombreuses formes : class actions devant les tribunaux (surtout dans
le cas du droit des consommateurs), procès ordinaires, pétitions, etc.
Dans leur diversité, toutes ces actions visent à obtenir des autorités qu’elles mettent en œuvre
les lois qu’elles ont elles-mêmes adoptées. Cela ne signifie pas, naturellement, que les
victimes croient que le Parti est sincère lorsqu’il affirme vouloir instaurer l’État de droit, ni
qu’il se sent lié par les textes qu’il a fait adopter, mais le recours à ce discours donne à
l’action des citoyens une légitimité difficile à nier. Ce type de comportement n’est pas tout à
fait nouveau en Chine, et il rappelle l’action des factions minoritaires de gardes rouges
pendant la Révolution culturelle. Leurs membres s’appuyaient souvent sur des « citations de
Mao Zedong » pour s’opposer à leurs adversaires. Cette attitude était dénoncée comme
« brandir le drapeau rouge pour lutter contre le drapeau rouge » (ju hongqi fan hongqi). Si
10
Par analogie (toutes proportions gardées) avec le mouvement qui a agité le sud des Etats-Unis à partir des
années 1950. Bien que les systèmes politiques soient tout à fait différents, le but des deux mouvements est
similaire : il s’agit de permettre à une catégorie de citoyens de jouir de droits qui sont garantis par la constitution.
La différence fondamentale vient naturellement du fait que le système judiciaire américain est indépendant et
que la Cour suprême a un rôle de contrôle de la constitutionnalité alors que le système judiciaire chinois est
soumis à la direction du Parti et qu’il n’y a pas d’instance de contrôle de la constitutionnalité.
l’on considère qu’à l’époque, la parole de Mao Zedong était l’équivalent de la Loi, ce
comportement n’est pas si différent de celui des activistes du « mouvement des droits
civiques ». Mais on le trouve également chez les citoyens d’autres pays dirigés par des partis
communistes comme le montre cette citation de Vaclav Havel :
« Je pense que cette référence persistante et sans fin à la loi – pas seulement aux lois
concernant les droits de l’Homme, mais à toutes les lois – ne signifie aucunement que ceux
qui y ont recours sont victimes de l’illusion que la loi dans notre système représente autre
chose que ce qu’elle est réellement : ils savent bien quelle est sa fonction, mais c’est
justement parce qu’ils le savent, et parce qu’ils savent aussi quel besoin impérieux le système
a de cette loi – dans son acception noble – qu’ils attribuent à cette référence à la loi une si
grande signification ; ne pouvant renoncer à la loi et désespérément entravé par la nécessité
de simuler sa validité, à cause de sa valeur d’ ‘alibi’ et de sa valeur de communication, le
système est tout de même obligé de réagir d’une façon ou d’une autre lorsqu’on le ‘prend au
mot’ »11
Aujourd’hui, les avocats et les juristes chinois qui soutiennent la cause des citoyens victimes
des cadres qualifient cette attitude de « prendre l’escroquerie au mot » (jiaxi zhenchang)12. Et
comme le montre Vaclav Havel, cette attitude exerce une indéniable pression sur les autorités,
et confère une certaine marge de manœuvre aux victimes.
Et il arrive que cela soit efficace. Le meilleur exemple est l’affaire Sun Zhigang, qui est
aujourd’hui devenue le symbole du mouvement des droits civiques. Sun était un designer
originaire de la province du Hubei travaillant à Canton. Basané, ayant l’air d’un paysan, il a
été arrêté à la suite d’une vérification d’identité, et emmené dans un Centre d’hébergement et
de rapatriement, où sont regroupés les personnes ne disposant pas de livret de résidence
(hukou). Sun en avait un, mais les policiers ne l’ont pas autorisé à envoyer quelqu’un le
chercher, et il est mort des suites de mauvais traitement subis dans le centre13. Le fait que Sun
ne fût pas un véritable paysan, mais un diplômé d’université a sans doute joué un rôle dans la
mobilisation des intellectuels. Comme le disait le professeur de l’université Sun Yat-sen Ai
Xiaoming, active dans le mouvement de dénonciation : « Il aurait pu être mon fils, ou le
vôtre ».
11
Vaclav Havel, « Le pouvoir des sans-pouvoir », in Vaclav Havel : Essais politiques, Paris Calmann-Lévy,
Coll. « Liberté de l’esprit », 1989, p.132.
12
Cette attitude est assez répandue dans les régimes autoritaires qui interdisent que l’on mette en cause la
légitimité du discours officiel.
13
. Pour un récit détaillé de l’affaire et de ses implications, voir : Isabelle Thireau, Hua Linshan, « De l’épreuve
publique à la reconnaissance d’un public : le scandale Sun Zhigang », Politix, n°71, 2005, pp.137-164.
L’affaire Sun Zhigang concentre tous les éléments caractéristiques du mouvement des droits
civiques :
-
Le rôle des médias : la mort de Sun a d’abord été annoncée dans le Nanfang Dushi bao
(Southern Metropolis) de Canton. Un journaliste est allé enquêter par lui-même et a
montré dans son article que la détention de Sun était illégale, et il a appuyé sa
dénonciation en citant les articles de loi qui avaient été violés. L’article a été repris
par un autre journal de la province.
-
La censure par les autorités : le département de la propagande du comité provincial du
Parti du Guangdong a donné l’ordre aux journaux de la province de ne pas couvrir
cette affaire. Les journalistes n’ont pu que se soumettre, mais il était déjà trop tard.
-
Le rôle de l’Internet : dès la publication de l’article du Nanfang Dushibao, l’affaire a
suscité une multitude de réactions sur le net. Cela n’a naturellement pas cessé avec
l’interdiction prononcée par le Parti. Rapidement, elle est devenue une cause célèbre et
a donné lieu à des discussions acharnées sur la discrimination officielle à l’égard des
migrants, sur l’absence de citoyenneté pour l’ensemble des Chinois. Ainsi, un
travailleur migrant a bien posé le problème : « Nous sommes tous chinois, et certains
Chinois ont tabassé un autre Chinois à mort »14.
-
Le rôle de la communauté des juristes : des juristes se sont saisis de cette affaire et
trois d’entre eux ont adressé une pétition à l’Assemblée populaire nationale pour
demander l’abolition des centres d’hébergement et de rapatriement. Leur réaction se
fondait sur la loi (lifa fa) de 2000 qui permet aux citoyens de demander l’abolition des
lois et des règlements qu’ils jugent inconstitutionnels. L’un des auteurs de la pétition,
Xu Zhiyong, professeur de droit à l’université des télécommunications de Pékin, a
déclaré : « La constitution dit que tous sont égaux devant la loi. Mais en raison des
disparités qui existent dans notre société, les ruraux sont victimes de graves
discriminations et leurs libertés sont réduites »15. L’objectif des juristes consistait à
s’appuyer sur la constitution pour garantir les droits des citoyens.
14
15
Cité in Lee Siew Ying, « Scrapping of Migrant Laws Praised », South China Morning Post, 20/6/2003.
Cité par Erik Ekholm, « Petitioners Urge China to Enforce Legal Rights », New York TimesI, 2/6/2003
-
Succès : enfin, à la surprise des signataires eux-mêmes, le 18 juin 2003, soit quelques
jours après la protestation des juristes, le premier ministre Wen Jiabao a annoncé
l’abolition des centres d’hébergement et de rapatriement. Par la suite, deux agents qui
avaient frappé Sun à mort ont été condamnés à mort tandis que d’autres qui avaient
participé au tabassage étaient condamnés à de lourdes peines de prison16.
Les juristes ont été quelques peu déçus que l’abolition ait été le résultat d’une décision
politique et non pas d’une procédure juridique, mais ce résultat a été considéré comme la
première victoire de l’opinion publique depuis 1989. En dénonçant l’illégitimité d’une
institution bien installée, les juristes, avec l’aide des journalistes qui avaient fait connaître le
scandale et soutenus par un grand nombre d’internautes, sont
parvenus à pousser le
gouvernement à prendre la décision qu’ils souhaitaient. À la suite de cette affaire nombre de
juristes, d’avocats et de simples citoyens se sont convaincus que l’on pouvait recourir à la loi
pour défendre les droits des Chinois ordinaires. Ce succès a sans aucun doute aidé à
convaincre de nombreux membres des élites qu’il était possible de défendre les droits des
laissés-pour-compte des réformes sans risquer d’être accusé de vouloir renverser le
gouvernement.
Dans la foulée de l’affaire, de nombreuses victimes d’excès -- paysans insuffisamment
compensés après la confiscation de leurs terres, villageois victimes de la corruption des
cadres, citadins expulsés par les promoteurs—se sont mis à invoquer la Constitution pour
dénoncer le comportement des fonctionnaires. Avec l’aide de journalistes, d’internautes, un
réseau regroupant des avocats désireux d’aider les citoyens à défendre leurs droits, des
juristes, des députés aux assemblées populaires locales a commencé à se faire jour. Ce réseau
est bien sûr informel, mais il recouvre l’ensemble du pays. Il s’agit d’une forme
d’organisation très différente de celles créées par les intellectuels pendant les années 198017,
mais elle est particulièrement adaptée au régime auquel elle est confrontée : grâce à l’internet
et aux moyens modernes de communications (SMS, e-mails), les victimes d’abus peuvent
rapidement mobiliser ces réseaux qui ne se constituent pas en associations, ce qui les mettrait
à la merci de la répression (il est en effet interdit de fonder une telle association sans s’inscrire
auprès d’une organisation officielle).
16
Susan Jakes, « Hostage of the State », Time Asia, 23/6/2003.
Sur ces organisations, voir Jean-Philippe Béja, « Regards sur les salons chinois », Revue française de sciences
politiques, février 1992.
17
L’affaire de Taishi
Un bon exemple de la mobilisation de ce réseau est fourni par l’affaire de Taishi. Quand les
habitants de ce village du Guangdong se sont rendus compte que leur chef de village avait
détourné une grande partie des fonds accordés par l’État au titre de la compensation pour des
terres réquisitionnées pour construire une route, 400 d’entre eux ont déposé une pétition
demandant son rappel, conformément à la loi organique sur les élections villageoises. Avant
cela, ils avaient demandé l’avis d’un professeur de l’Université Sun Yat-sen de Canton connu
pour son engagement dans le mouvement des droits civiques, et d’un juriste militant de cette
même ville, Guo Feixiong, emprisonné à l’heure où j’écris ces lignes. Deux semaines après le
dépôt de la pétition, 1500 villageois se sont heurtés à la police armée et des activistes ont été
arrêtés. Les habitants ont alors lancé une grève de la faim pour protester contre les arrestations
et obtenir le rappel du chef de village, s’en tenant à des méthodes non-violentes. Li Fan, un
chercheur qui dirige un centre d’étude de la démocratie au niveau local a bien mis en valeur
l’originalité de ce mouvement : « La demande de rappel n’est pas étonnante. Ce qui l’est, ce
sont les méthodes auxquelles ont recouru les villageois. Ils comprennent la loi, et ils ont attiré
l’attention des médias et l’intérêt des chercheurs, ce qui a rendu les choses plus compliquées
[pour le pouvoir] »18. Les villageois n’ont pas obtenu satisfaction, mais l’engagement
d’avocats, de juristes, de journalistes et de professeurs à leurs côtés a fait de l’affaire de Taishi
un autre symbole du nouveau comportement des citoyens.
L’une des caractéristiques du réseau weiquan est qu’il traverse les classes sociales et permet,
pour la première fois depuis 1989, la collaboration entre intellectuels (avocats, journalistes,
professeurs, chercheurs) et ouvriers et paysans.
Il s’agit cependant d’un mouvement qui tranche avec les formes traditionnelles de
contestation en République populaire. Tandis que pendant les années 1980, la critique du Parti
venait essentiellement d’intellectuels et d’étudiants qui disposaient d’un solide réseau de
relations parmi les réformateurs au sein de l’appareil, le mouvement des droits civiques est
avant tout le fait de simples citoyens qui s’abstiennent de remettre en question la légitimité du
pouvoir du Parti ou d’exprimer des revendications politiques. Au contraire, ils se situent
résolument à l’intérieur du système et se présentent comme des citoyens désireux de résoudre
des problèmes concrets par les canaux officiels. Leurs revendications sont fort différentes de
celles de leurs prédécesseurs et ils ne demandent jamais la « liberté et la démocratie », ni
18
Lee Siew ying, « Did They Set the Tone for Things to Come ? » , SCMP, 15/9/2005
ne s’élèvent contre la corruption en général. Il est indéniable que cette prudence s’explique
par le fait qu’ils ont tiré les leçons de l’échec du mouvement de 1989. Du reste, si nombre des
activistes étaient très jeunes durant les manifestations pour la démocratie, celles-ci les ont
profondément impressionnés. En privé, ils reconnaissent leur dette envers les étudiants de
l’époque, mais ils insistent également sur ce qui les différencie d’eux. Voyons comment Xu
Zhiyong, l’un des initiateurs de la pétition pour Sun Zhigang, décrit ses relations avec les
mouvements précédents : « Je respecte ceux qui ont posé les problèmes de droits de l’Homme
dans le passé. Mais nous espérons œuvrer de manière constructive à l’intérieur de l’espace
que nous alloue le système légal. Des changements concrets mais graduels. Je crois que c’est
ce que la plupart des Chinois demandent. »19.
Le fait est que la majorité des citoyens qui participent au mouvement se préoccupent
essentiellement de la réparation des torts qui leur ont été infligés et n’ont pas l’intention de
défier le régime. Au contraire, ils affirment leur confiance dans les canaux mis à leur
disposition par le système et, en ce sens, contribuent à renforcer sa légitimité. Ils répètent à
l’envi qu’ils désirent simplement prendre des mesures pour résoudre les dysfonctionnements.
Du reste, au début, les autorités, comme nous l’avons vu, ont encouragé les citoyens à
défendre leurs droits devant les tribunaux plutôt que d’organiser des manifestations
collectives, ou même que de recourir au système des bureaux des lettres et visites. Celui-ci
provoque en effet souvent la frustration des victimes qui finissent par recourir à des moyens
illégaux. Au contraire, « en appliquant les procédures juridiques adaptées à la demande d’une
personne victime d’une décision administrative, les tribunaux peuvent dissiper le ressentiment
et le mécontentement en fournissant des remèdes plus efficaces que les voies traditionnelles
du shangfang (pétition) ou du laifang laixin (Lettres et visites). En d’autres termes, la
frustration que reflète le proverbe selon lequel ‘pour les mandarins, poursuivre le peuple est
juste et normal, mais il n’y a pas de moyen effectif pour le peuple de poursuivre les
mandarins’ pourra être réduite »20. Et, comme nous l’avons vu ci-dessus, au début des années
2000, c’est le pouvoir qui, le premier, a utilisé le terme weiquan. Une recherche sur ce terme
sur les sites internet du gouvernement donne des dizaines de milliers d’occurrences parmi
lesquelles, par exemple : « La connaissance générale de la défense de droits permet aux
citoyens de prendre des mesures préventives contre les violations de leurs droits »21.
19
Cité in Erik Ekholm, arti. Cit., 2/6/2003.
Yu An Shehui anding yu xingzheng susong (Stabilité sociale et poursuite administratives), Fazhibao,
16/9/1987, cité in Robert Heuser, « The Role of the Courts in Settling Disputes Between the Society and
Governement in China », China Perspectives, Sept-oct.2003.
21
V. “Weiquan on Line” China Rights Forum, n°3, 2006, p.19.
20
Un espoir déçu
Cette convergence du comportement des citoyens avec le discours du pouvoir explique
pourquoi à la fin de 2002 et au début de 2003, non seulement les simples citoyens, mais
également les intellectuels désireux de défendre les droits civiques étaient très optimistes à
Supprimé : civils
l’égard de la nouvelle direction de Wen Jiabao et Hu Jintao. Ils étaient convaincus qu’ils
mettraient le droit au premier plan de leurs préoccupations, d’autant plus que Hu et Wen
avaient proclamé dès leur accession au pouvoir leur intérêt pour le sort des « groupes
vulnérables ».
Et dans un premier temps, il a semblé que le pouvoir ait pris la mesure des menaces à l’ordre
public que faisait peser l’arbitraire des cadres. La multiplication des conflits dans les villes
comme dans les campagnes menaçant de dégénérer dans la violence et de remettre en cause la
stabilité jugée indispensable au développement22, de 2003 à 2005, les autorités ont considéré
les activistes des droits civiques avec une certaine bienveillance (comme le montre l’affaire
Sun Zhigang) reconnaissant sans doute qu’ils ne remettaient pas en cause la légitimité du
pouvoir du Parti, mais la renforçaient au contraire puisqu’ils recouraient aux canaux officiels
et affirmaient leur accord avec la nouvelle équipe lorsqu’elle réitérait son intention d’instaurer
l’« État de droit ». Dans l’intelligentsia, l’espoir était si grand que l’on parlait du « new deal »
(xin zheng) de Hu (Jintao) –Wen (Jiabao).
Mais ces espoirs allaient être déçus et au cours des deux dernières années le Parti a adopté
de nombreuses mesures contre les activistes du mouvement des droits civiques. Par
exemple, lorsque les villageois de Dongzhou (au Guangdong) se sont soulevés en novembre
2005 pour protester contre l’insuffisance des compensations accordées lors d’une saisie de
terre par le gouvernement local, la police armée a tiré dans la foule et arrêté les dirigeants de
la manifestations23. Quelques temps plus tôt, Gao Zhisheng, un des avocats des droits
civiques ? les plus connus avait été arrêté, et les autorités se refusaient à renouveler sa licence.
Cela ressemblait à une offensive généralisée contre le mouvement. Au début 2007, Luo Gan,
membre du comité permanent du Bureau politique chargé des affaires de police et de justice
déclarait que le mouvement des droits civiques « rece[lait] des forces désireuses de renverser
le Parti »24, ce qui revient à affirmer qu’il s’agit d’un mouvement subversif. Selon une source
citée par le réseau China Rights Defense installé aux États-Unis, un document appelant les
22
En 2005, la presse officielle a annoncé qu’il y avait eu 87 000 « incidents collectifs », contre 78 000 en 2004,
32 000 en 1999 et 8 700 seulement en 1993. Terence Chen, Weiquan, the Chinese People Rise Up to Defend
Their Rights », http://chinascope.org/magazine/200510/3, accédé le 5/9/2007.
23
Mark Magnier, « China Defends Police Shooting of Villagers », Los Angeles Times, 11/12/2005 et “Village
Locked after Police Free Hostage Officials”, SCMP, 21/11/2006.
24
« Chinese Official Urges Local Handling of Unrest », International Herald Tribune, 8/1/2007.
Supprimé : civils
fonctionnaires à tous les niveaux du gouvernement à « lancer des attaques, frapper dès qu’ils
apparaissent, contrôler les ennemis et empêcher de se développer la situation qui est en train
d’émerger » a été distribué dans le Parti25.
La multiplication des condamnations d’avocats et d’activistes du mouvement par les
tribunaux agissant en liaison avec les gouvernements locaux semble prouver qu’il s’agit d’une
action concertée des autorités26. De plus, en 2006, l’Assemblée populaire nationale a adopté
de « nouvelles directives sur les avocats » qui restreignent encore leur indépendance et leurs
capacités de défendre les victimes d’excès des cadres puisqu’elles précisent explicitement que
« les avocats qui défendent des affaires collectives doivent se soumettre à la supervision et à
la direction des départements de l’administration judiciaire »27. De plus, comme les avocats
doivent renouveler leur licence chaque année auprès du barreau, il est facile d’empêcher
d’exercer ceux qui sont connus pour se consacrer à la défense des droits civiques ?. C’est ce
qui s’est produit pour Li Jianqiang au Shandong en juillet 2007 ainsi que pour des avocats du
Shaanxi28.
Toujours dans le cadre des mesures prises par le gouvernement contre le mouvement des
droits civiques, les départements central et provinciaux de la propagande ont ordonné aux
médias de ne pas couvrir les conflits sociaux dans les villes comme dans les campagnes sans
autorisation préalable de leur part. De nombreux journalistes ont été soit arrêtés, soit réduits
au silence, des rédactions ont été restructurées, des internautes ont été condamnés à de lourdes
peines de prison, des livres ont été interdits et l’atmosphère est devenue très pesante29.
Bien sûr, la Chine a changé depuis l’époque maoïste et malgré le renforcement de la censure,
les informations continuent de circuler, notamment sur le net. Les lettres ouvertes et les
pétitions comme celle lancée par l’écrivain dissident Liu Xiaobo, « Un monde, un rêve, et des
droits de l’Homme universels » circulent sur la toile et recueillent des milliers de signatures. Il
y a quelques temps seulement, un ouvrier mis à pied du Heilongjiang a été arrêté et accusé de
25
http://crd-net/Article/Class9/200705/20070504163559-4198.html
Le cas de Chen Guangcheng est particulièrement éclairant. Chen, qui avait protesté contre les avortements
forcés à Linyi au Shandong, est venu protester à Pékin. Les autorités de Linyi l’ont enlevé et jugé au Shandong.
Les avocats activistes du mouvement qui étaient venus le défendre en ont été empêchés par la police locale et
Chen a été condamné à quatre ans de prison. De même Zheng Encheng, un avocat qui défendait les citadins
expulsés a été condamné à Shangai tandis que Guo Feixiong actif dans l’affaire de Taishi et dans la défense de
Chen Guangcheng a été arrêté. Voir Human Rights Watch, « A Great Danger for Lawyers »,
http://hrw.org/reports/2006/china1206/
27
Ibid.
28
V. le site de China Rights Defense, http://crd-net.org/Article/Class9/Class10/Index.html
29
Sur ce sujet, voir Jean-Philippe Béja, « La vie difficile des censeurs », Esprit, n°7, 2007, pp.67-74 et Elaine
Chan, « Pressing Issues », SCMP, 6/9/2007.
26
subversion de l’État parce qu’il avait fait circuler une lettre ouverte intitulée « Nous voulons
les droits de l’Homme »30.
Malgré ces expressions de dissidence, la campagne du gouvernement s’est montrée très
efficace et le mouvement des droits civiques est beaucoup moins actif qu’il y a seulement
trois ans. Considéré comme subversif par les autorités, ce mouvement qui n’a jamais été
véritablement structuré s’est beaucoup affaibli. Certes, le réseau informel des juristes, des
avocats et des journalistes demeure, et il continue de dénoncer les abus. De nombreux
internautes s’intéressent aux informations qu’il apporte. Mais l’arrestation des plus actifs des
militants a eu pour conséquence de refroidir l’enthousiasme de nombreux avocats qui ne
tiennent pas à être considérés comme des ennemis du régime.
Quel que soit le discours sur l’État de droit, Hu Jintao a montré qu’il n’était pas prêt à relâcher
le contrôle du Parti sur les champs social et politique. Bien que l’expression de l’opposition
ait pris de nouvelles formes, qu’elle s’inscrive résolument dans la légalité, le secrétaire
général a montré qu’il estimait que seul le Parti a le droit de résoudre les contradictions entre
« les cadres et les masses ». Qu’il s’agisse des manifestations (les autorités répondent toujours
par la négative aux demandes d’autorisation de manifester formulées par les citoyens), ou des
mouvements d’opinion demandant la mise en œuvre des droits civiques, le Parti considère
toutes ces actions comme suspectes si elles émanent de l’initiative de la société.
Depuis deux ans, le gouvernement a pris un grand nombre de mesures destinées à améliorer le
sort des laissés-pour-compte des réformes, qu’il s’agisse des ouvriers, des mingong ou des
paysans spoliés. Il a fait adopter une loi sur le travail qui accorde aux ouvriers d’origine
paysanne un certain nombre de droits : par exemple, même si l’employeur ne signe pas de
contrat, les mingong seront considérés comme employés et devront jouir des même droits que
ceux qui disposent d’un contrat en bonne et due forme31. Les autorités ont également pris des
mesures pour lutter contre la corruption et contre les détournements de fonds, notamment de
ceux qui sont destinés à compenser les paysans privés de leurs terres par les décisions des
promoteurs liés aux gouvernements locaux.
Mais dans le même temps, le Parti fait tout pour réprimer les activités politiques des citoyens
et pour empêcher les activistes de la défense des droits civiques de se constituer en force
autonome. Le dix-septième congrès n’a pas fondamentalement changé cette situation car elle
30
« Chinese Human Rights Defenders », CRD network, http://crd-net.org/Article/ShowClass.asp?ClassID=9
Il est très difficile de dire si cette nouvelle loi du travail sera effectivement appliquée, les gouvernements
locaux qui contrôlent les organes judiciaires ayant souvent partie liée avec les entrepreneurs.
31
met en jeu la nature profonde du régime. Tant que Hu Jintao ne lancera pas de profonde
réforme du système politique du type de celle initiée par Zhao Ziyang, le Parti ne reconnaîtra
pas la légitimité de l’action autonome des citoyens, et continuera de réprimer les personnes
qui expriment ouvertement leur mécontentement. Et cela malgré le fait que le mouvement des
droits civiques, en acceptant d’agir à l’intérieur du système, pourrait aider au renforcement de
la légitimité du Parti. Les dirigeants actuels préfèrent y voir un danger, considérant que leur
incapacité à le contrôler totalement constitue une menace pour leur pouvoir.
Dans les années à venir, la ligne du Parti passera sans doute par des moments d’ouverture et
de fermeture selon l’évolution du rapport des forces au sommet, mais il est difficile
d’imaginer que le mouvement des droits civiques pourra s’institutionnaliser au cours du
prochain mandat de Hu Jintao. Toutefois, comme il continuera d’y avoir des conflits sociaux,
les affrontements entre les citoyens et les représentants du pouvoir se poursuivront sans aucun
doute. Si la répression vient à bout du mouvement des droits civiques, il est fort à craindre que
les mécontents perdent confiance dans le système. S’ils ne réussissent pas à obtenir le
redressement des excès devant les tribunaux, ils pourraient bien recourir à la violence.
Naturellement, le Parti dispose des moyens de circonscrire les conflits à un village, ou à une
entreprise, et d’empêcher qu’ils ne constituent un défi à son pouvoir. Pourtant, l’agitation
sociale risque fort de menacer la stabilité que le PC juge à juste titre indispensable au
développement de l’économie et par là même au maintien de sa légitimité.
Jean-Philippe Béja32
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Jean-Philippe Béja est directeur de recherche au CNRS et au CERI-Sciences-Po. Diplômé de l'Institut d'Études
Politiques de Paris (IEP), de l'université Paris VII (chinois), du Centre de Formation des Journalistes (CFJ), de
l'université du Liaoning (littérature chinoise) et a obtenu un doctorat en études asiatiques à l'université Paris VII.
Il fut directeur scientifique du Centre d'Etudes Français sur la Chine Contemporaine (à Hong Kong) de 1993 à
1997 et directeur de la rédaction de China Perspectives et Perspectives chinoises. Il est actuellement membre du
comité de rédaction de China Perspectives et Perspectives chinoises. Il dirige des thèses à l'IEP et à l'École des
Hautes Études en Sciences Sociales, Paris.
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