POLICY OPTIONS
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Une année aura suffi pour faire bondir de 58 à 78 p. 100 le taux d’insatisfaction à
l’égard du gouvernement de Jean Charest, dont les libéraux ont été devancés par le
Parti québécois dans les intentions de vote. Même si le Québec est sorti de la
récession en meilleur état que l’Ontario et les États-Unis, personne ne songe
aujourd’hui à créditer le premier ministre de cet exploit économique, note Jean-
Herman Guay. On assiste plutôt au mouvement de colère d’une population outrée
par une série de manquements à l’éthique qui ont provoqué le départ d’un ministre
et de plusieurs élus municipaux, sans parler de la commission Bastarache et des voix
qui réclament de partout une enquête sur l’industrie de la construction. Bref,
l’année 2010 aura été atroce pour Jean Charest.
In only a year, the rate of dissatisfaction with Jean Charest’s government in Quebec
increased from 58 percent to 78 percent, while his Liberals lagged the Parti
Québécois in voting intentions. Despite coming out of the recession in much better
shape than Ontario and the US, Charest and his government received no credit for
a strong economy. Instead, popular anger focused on ethics, with the resignations
of one minister and several municipal officials, not to mention the Bastarache
Commission and the clamour for an inquiry into the Quebec construction industry.
All in all, 2010 was a very bad year for Jean Charest.
Quand Jean Charest a été réélu en décembre 2008, il
ne se doutait probablement pas que moins de deux
ans plus tard, sa cote de popularité serait au plus
bas. Il n’anticipait pas que son gouvernement aurait à faire
face à une fronde populaire qui pousserait en trois jours
presque 190 000 personnes à signer une pétition demandant
sa démission, du jamais vu au Québec.
L’année 2010 fut horrible pour les libéraux : l’insatisfac-
tion à l’endroit du gouvernement est passée de 58 p. 100 à
78 p. 100 en moins de 12 mois selon les données de la firme
Léger Marketing. Hors de Montréal, le Parti libéral récolte
moins de 30 p. 100 des intentions de vote. En fait, si des
élections avaient lieu aujourd’hui, le Parti libéral subirait
l’une des pires défaites de son histoire, ne conservant que
ses circonscriptions forteresses de l’ouest de Montréal et de
l’Outaouais. Pis encore, même dans la circonscription du
premier ministre à Sherbrooke, une majorité d’électeurs
souhaitent son départ selon une enquête d’opinion com-
mandée par le quotidien régional La Tribune.
Cette chute aux enfers s’explique en bonne partie par le
« climat de corruption » qui enveloppe les rapports
entre la classe politique et le monde des affaires, celui de la
construction en particulier.
La démission du ministre Tomassi, les enquêtes du
directeur général des élections à l’endroit de plusieurs députés
et ministres libéraux, les allégations nombreuses visant des
élus municipaux de Montréal, de Laval, de Mascouche, de
Terrrebonne et de Saint-Jérôme sont venues projeter d’une
manière répétée, autant dans les médias que dans l’opinion
publique, l’image d’une classe politique corrompue, sans
éthique. Aux yeux de plusieurs, l’attribution des contrats
publics ou des postes de juge renvoie à des échanges de faveurs
entre des contributeurs aux caisses électorales et des élus aisé-
ment corruptibles. Le cynisme, déjà très présent depuis plus
d’une dizaine d’années, serait devenu dominant.
Dans ce contexte, le refus persistant du gouvernement
Charest de créer une commission d’enquête publique sur la
situation semble « louche » ; pour plusieurs , cette fin de
non-recevoir est une preuve accablante que le gouverne-
ment est « corrompu ». Alors que les partis d’opposition, les
associations de policiers et plusieurs associations syndicales
s’entendent pour demander une telle commission, le refus
gouvernemental convainc plusieurs que le cabinet Charest
« sait » et « dissimule » sciemment la vérité.
Au fil des mois, cette position s’est retournée contre
Jean Charest et est venue alimenter toutes les supputations.
La rumeur s’est enflammée et prend maintenant la dimen-
sion d’une véritable colère populaire. Quand le chef de
l’ADQ Gérard Deltell, lors du neuvième congrès de son parti,
a accusé le premier ministre d’être le « parrain » de la famille
libérale, établissant ainsi un parallèle à peine voilé avec la
mafia, le Québec a pu constater, brutalement, jusqu’à quel
point celui-ci s’était engouffré dans une spirale.
LA COLÈRE POPULAIRE
Jean-Herman Guay
OPTIONS POLITIQUES
DÉCEMBRE 2010-JANVIER 2011
34
Jean-Herman Guay
On aurait cependant tort de croire
que le choix gouvernemental
était clair au départ.
Le fantôme de la commission
Gomery, qui a fait le plus grand tort aux
libéraux fédéraux de 2004 à 2006, a sans
aucun doute été un argument central
pour repousser l’idée d’une commission
d’enquête publique. Non seulement les
résultats de pareil exercice semblent sou-
vent réduits, mais surtout l’effet média-
tique se retourne généralement contre
l’équipe qui l’a initié, à moins que l’en-
quête vise directement les prédécesseurs.
Tout le monde avait en tête la triste con-
clusion de la carrière politique de Paul
Martin. Cinq ans plus tard, les libéraux
fédéraux traînent encore dans l’opinion
publique québécoise, les contrecoups de
cette commission d’enquête se faisant
toujours sentir.
Mais il y a plus. En lançant l’opéra-
tion policière Marteau en vue d’en-
quêter sur les corrupteurs et de les
poursuivre, les libéraux de Jean
Charest avaient sans aucun doute la
conviction d’avoir trouvé une réponse
adéquate à ces pressions multiples :
adéquate, parce que plus pragmatique
et plus directe, et conduisant à des
arrestations et à des condamnations.
Mieux encore, en acceptant, à la suite
des allégations de l’ex-ministre de la
Justice Marc Bellemare, d’ouvrir une
commission d’enquête limitée sur la
nomination des juges, le premier mi-
nistre faisait probablement le pari que
ces audiences serviraient d’exutoire
suffisant à la colère publique.
Douze mois après le début de la
saga, le constat est pourtant clair : ces
deux réponses gouvernementales n’ont
visiblement rien donné au plan poli-
tique. Le travail des policiers tarde à
générer des résultats probants, et le pre-
mier ministre, lors de sa comparution
en octobre 2010 devant le commissaire
Bastarache — une première depuis plus
d’un siècle pour un premier ministre en
fonction —, n’est pas parvenu, malgré
la clarté de ses réponses et la conver-
gence de plusieurs témoignages, à ren-
verser les perceptions qui accréditent
les accusations de Marc Bellemare.
En somme, la réponse stratégique
de Jean Charest a été largement insuf-
fisante et n’est aucunement parvenue
à endiguer la pression politique. Et
puisque, pendant ce temps, l’opposi-
tion parlementaire, tout comme la
classe journalistique, n’a jamais cessé
de demander une commission d’en-
quête, le gouvernement libéral termine
l’année dans une position de repli,
plus que jamais isolé, ébranlé par la
colère qui grandit.
Le problème en cause renvoie au
dilemme de l’erreur : ou bien la
corruption est généralisée ou bien elle
est exceptionnelle. Si elle est généra-
lisée, seule une commission d’enquête
publique peut inventorier ses ramifica-
tions et ses pratiques, et proposer des
recommandations visant à l’éradiquer,
autant que faire se peut. La solution
passe nécessairement par cette voie.
Si la corruption est exceptionnelle,
confinée à des cas isolés, la tenue
d’une commission d’enquête peut fort
bien, par l’effet conjugué des au-
diences et de la couverture médiatique,
tendre à publiciser des cas d’exceptions
et à transformer ceux-ci en généralités.
Dans ce dernier scénario, un grand
nombre de gens risquent alors d’être
salis par association. En fait, dans une
société où l’information devient spec-
tacle et où le milieu journalistique est
lui-même secoué par l’émergence des
nouveaux médias, les risques de déra-
page doivent être pris en compte.
Dans les sociétés démocratiques, ce
dilemme est souvent tranché par un
coup d’épée : une tête doit tomber, une
équipe doit payer, un ministre ou un pre-
mier ministre doit tirer sa révérence
parce qu’il serait « brûlé », selon l’expres-
sion consacrée. La logique des mandats
gouvernementaux ou législatifs est
fondée sur le principe de l’alternance des
individus ou des équipes, laquelle crée
ces ruptures qui provoquent
finalement un renouvelle-
ment de la classe politique et
des changements dans les
pratiques. Est-ce que les
libéraux québécois en sont
rendus là ? Peut-être, c’est du
moins le point de vue de
beaucoup d’électeurs.
On aurait cependant tort de croire
les déboires du gouvernement
libéral circonscrits au seul problème de
la corruption ou de la perception de
corruption.
Les libéraux amorcent leur huitième
année à la tête du gouvernement. Depuis
la mort de Maurice Duplessis, tous les
gouvernements québécois rendus à ce
point ont indéniablement souffert
d’épuisement et ont perdu le pouvoir.
Les dernières années de Robert Bourassa
ou de René Lévesque ont été très diffi-
ciles, marquées par des controverses. Les
gouvernements ont été accusés d’être
responsables de tous les malheurs
comme si le temps les transformait en
boucs émissaires et que le crédit qu’ils
avaient au début s’était peu à peu épuisé.
Le gouvernement Charest semble souf-
frir du même syndrome.
On oublie que Jean Charest dirige
les libéraux depuis le 30 avril 1998, soit
depuis plus de 12 ans. Or ni Robert
Bourassa ni Jean Lesage n’ont été aussi
longtemps à la tête du PLQ sans inter-
ruption. Ni Georges-Émile Lapalme ni
même Adélard Godbout n’ont atteint
une telle longévité. En fait, il faut
remonter à Louis-Alexandre Taschereau
pour trouver un chef libéral dont le
règne surpasse celui de Jean Charest.
On oublie aussi que le parti de Jean
Charest est le seul depuis la Révolution
tranquille à avoir gagné trois élections
Le fantôme de la commission Gomery, qui a fait le plus grand
tort aux libéraux fédéraux de 2004 à 2006, a sans aucun doute
été un argument central pour repousser l’idée d’une commission
d’enquête publique. Non seulement les résultats de pareil
exercice semblent souvent réduits, mais surtout l’effet médiatique
se retourne généralement contre l’équipe qui l’a initié.
POLICY OPTIONS
DECEMBER 2010-JANUARY 2011 35
La colère populaire
consécutives. Et quand on compte
l’élection de 1998, au terme de laquelle
les libéraux ont obtenu plus de votes
que les péquistes, Jean Charest bat
presque tous les records.
Ce déclin presque inexorable du
crédit politique a des conséquences.
Depuis trois ans, les libéraux peinent
avec plusieurs dossiers qui sont devenus
des symboles d’immobilisme : celui du
centre hospitalier de l’Université de
Montréal est le plus connu, mais les
innombrables blocages dans le projet de
la rénovation urbaine de Montréal en ce
qui a trait à l’échangeur Turcot ou à la
rue Notre-Dame sont également des
indicateurs de la difficulté du gouverne-
ment libéral à exercer un leadership
auprès des autres acteurs sociaux. Dans
le domaine des finances publiques, mal-
gré des engagements fermes en 2003, le
gouvernement demeure incapable de
contrôler suffisamment les dépenses.
Quant au redécoupage de la carte élec-
torale, celui-ci se trouve sur la même
voie de garage que la réforme du scrutin
pourtant promise par les
libéraux.
Plus paradoxalement,
quand le capital d’un gou-
vernement s’épuise, ses bons
coups ne génèrent aucun
gain, et la spirale des causes
et des conséquences tourne à
son désavantage. Par exemple, la
dernière ronde de négociations des con-
ventions collectives dans le secteur pu-
blic s’est déroulée promptement, avec
un minimum de turbulences. Quelques
spécialistes ont même reconnu l’audace
et la créativité de certaines clauses sala-
riales. Concrètement, ces efforts n’ont
pourtant rien apporté au capital poli-
tique des libéraux. Plus frappant
encore : comparé à toutes les provinces
canadiennes, le Québec a été une de
celles qui ont été le moins affectées par
la récession. Les libéraux ont-ils été
applaudis pour cette performance et
l’effet quasi prémonitoire de certaines
politiques, notamment dans le
domaine des infrastructures ? Fort peu.
Même débalancement en matière d’en-
vironnement : la mauvaise gestion du
dossier des gaz de schiste a occulté tous
leurs bons coups antérieurs, souvent
reconnus par les écologistes les plus
réputés.
Au total, peu nombreuses sont
les politiques publiques mises en
place par les libéraux qui ont été
créditées à l’équipe de Jean Charest.
Si elles le furent, elles sont aujour-
d’hui oubliées, de telle sorte qu’elles
ne peuvent aider à renverser la vague
de fond qui déferle contre les
libéraux. Ce sont les ratés qui ont fait
les manchettes et qui continuent
d’ouvrir les journaux télévisés.
Cette situation est d’autant plus frap-
pante qu’au cours de la dernière
année, les adversaires n’ont pas brillé.
Après la démission de Mario Dumont le
soir de l’élection de décembre 2008, les
adéquistes ont eu du mal à tenir une
course à la direction à l’automne suivant.
Et le nouveau chef a dû démissionner
dans un contexte trouble d’allégations
multiples. Son successeur, Gérard Deltell,
a certes réussi à resserrer les rangs et à
s’imposer sur la place publique, mais
plusieurs n’ont pas hésité à reconnaître
qu’il « partait de loin » !
Quant au Parti québécois, il est
indéniablement premier dans les
sondages depuis plus d’un an. Et lors
d’une élection générale, il l’em-
porterait d’ailleurs aisément. Mais le
sable est très mouvant pour le PQ :
1) la souveraineté du Québec n’a pas le
vent dans les voiles, bien au contraire ;
2) le leadership de Pauline Marois est
régulièrement contesté par des dissi-
dents, et elle doit subir un vote de con-
fiance en avril 2011 ; 3) d’anciennes
personnalités du PQ comme François
Legault envisagent de fonder un nou-
veau parti qui mettrait la souveraineté
de côté ; les sondages placent du reste
cette hypothétique formation au pre-
mier rang dans les intentions de vote,
faisant bien plus de mal aux péquistes
qu’aux libéraux.
En somme, les libéraux ne sont
peut-être pas encore morts. La carrière
politique de Jean Charest est faite de
rebondissements. À plus d’une reprise,
il a su revenir du purgatoire, parfois de
l’enfer, et briller à nouveau pour être
premier au bon moment. Est-ce pos-
sible encore cette fois-ci ? Difficile de le
croire, même si la colère, notamment
celle des pétitionnaires, peut évidem-
ment se résorber ! Par ailleurs, les
libéraux pourraient provoquer un
virage en leur sein en lançant une
course à la direction. Certaines figures
salvatrices, venant de l’extérieur de la
scène politique, voudront cependant
attendre, croyant que la défaite est
inévitable et qu’un « chef transi-
tionnel » doit avaler la défaite.
La difficulté à scénariser la suite
s’explique par l’incroyable volatilité de
l’opinion publique québécoise. Celle-
ci, depuis au moins cinq ans, est
sujette à des changements d’al-
légeance. C’est généralement le signe
que le système politique est traversé
par un réalignement et qu’il cherche
un nouvel équilibre autour d’enjeux
pressants pour l’avenir. Ainsi, le débat
constitutionnel qui a longtemps struc-
turé la compétition des partis et orga-
nisé les clivages de l’opinion publique
semble être sérieusement concurrencé
par le débat plus habituel des sociétés
occidentales, soit celui opposant la
droite et la gauche. Si tel était le cas, le
Québec se « normaliserait » à travers ce
processus. Entre-temps, dans cette
« drôle » d’époque, il n’est pas éton-
nant que les uns et les autres se promè-
nent comme des poules étêtées.
Jean-Herman Guay est professeur titu-
laire à l’École de politique appliquée de
l’Université de Sherbrooke.
On oublie que Jean Charest dirige les libéraux depuis le
30 avril 1998, soit depuis plus de 12 ans. Or ni Robert
Bourassa ni Jean Lesage n’ont été aussi longtemps à la tête du
PLQ sans interruption. Ni Georges-Émile Lapalme ni même
Adélard Godbout n’ont atteint une telle longévité.
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