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2. Se méfier des mots : l’essor des quadri au sein des couches moyennes salariées
Il faut d’ailleurs rappeler que lorsqu’on parle de « cadres », on est bien loin de penser
à « cet agrégat dispersé, sans homogénéité, sans organisation, sans identité, et, [jusqu’au
tournant de 1936], sans nom, qu’[en France] l’on commence à désigner sous le terme vague
de cadre en jouant sur le flou de désignation qui permet de se poser à tout propos la question
de savoir qui doit être inclus et qui doit être exclu du champ de mobilisation qui se forme
alors autour des ingénieurs » (Boltanski, 1982, p. 126). Les mots ont sans doute leur
importance ! L’édition la plus récente du principal dictionnaire de la langue italienne (Devoto-
Oli, 2002-2003) ne mentionne le mot cadre, dans l’acception qu’ici nous prenons en
considération (c’est-à-dire de salarié qualifié exerçant des fonctions d’encadrement et de
contrôle), que dans sa version au pluriel (quadri). Ceci suggère un usage assez restreint4 et,
probablement, lié à un processus de transposition forcé de la langue française. Une
transposition linguistique qui, selon notre hypothèse, relève aussi d’une tentative d’imitation
du modèle français de revendication syndicale et de délimitation sociale de la catégorie
socioprofessionnelle ici en cause. L’origine du mot cadre (quadro) en Italie remonte en effet
aux années quatre-vingt, lorsque les couches de techniciens de production, chefs d’atelier,
chefs de service et, plus en général, salariés qualifiés s’efforcent de repérer une identité
collective qui les distingue à la fois des ouvriers (dont la monté en puissance durant toutes les
années soixante-dix avait contribué à réduire leur pouvoir) et des cadres dirigeants.
C’est un mécanisme, d’ailleurs assez classique, d’affirmation par opposition dans
lequel s’inscrit ce travail d’identification. L’occasion pour concrétiser une telle aspiration
sociopolitique est représentée par la lutte des ouvriers de la FIAT en 1980, suite à l’annonce
de la part de la direction d’un plan social très lourd, débouchant sur des licenciements de
masse. Face au lock-out prolongé imposé par les syndicats des salariés (notamment les
syndicats de gauche), les « chefs » (capi) se décident pour un défilé sans précédents dans les
rues de Turin, afin de réclamer leur volonté de vouloir retourner travailler. Cette marche – dite
des 40.000 – pose à l’attention de l’opinion publique italienne comme de différents acteurs
institutionnels l’existence d’un groupe presque méconnu, du fait qu’il n’apparaît pas dans les
conventions collectives. Un groupe toutefois bien ancré dans les usines comme dans les
bureaux (Bianchi, Sheggi Merlini, 1985 ; Baldissera, 1984), et qui, depuis la décennie
précédente, s’efforce de se rendre visible à travers une organisation de catégorie,
l’UNIONQUADRI, fondée en 1975, une revue officielle, des représentants au sein des
entreprises, des cycles de conférences et séminaires soutenant, à plusieurs titres, la « bataille »
pour la reconnaissance juridique5.
Les principes d’auto-organisation et de prise de conscience collective suscités par
l’épisode, sans doute symbolique, de la « marche des 40.000 », ainsi que la mobilisation qui y
était sous-jacente, amènent à la modification du Code civil en 19856. Celui-ci, en s’appuyant
sur une définition positive du droit intègre alors les quadri parmi les catégories de travailleurs
exerçant un « travail subordonné », catégories qui passent ainsi de trois à quatre (ouvriers,
employés, quadri et dirigenti) (Hernandez, 1985). Le profil des quadri au sein des couches
4 Le mot quadro n’étant pas utilisé dans la langue courante, à l’exception des acteurs et des experts de relations
professionnelles au sein des syndicats et des entreprises.
5 L’UNIONQUADRI a été remplacée depuis 2002 par la CIU (Confederazione Italiana Unionquadri), qui
depuis vise à rassembler « tous les travailleurs relevant d’une professionnalité de moyen et de haut niveau ». Par
conséquent, en font partie aussi bien les cadres des entreprises privées que les dirigeants de l’administration
publique, les professionnels comme les représentants des professions intellectuelles, etc. Voir
http://www.unionquadri.it/storia/storia_uq.htm.
6 Pour effet de la loi n° 190 du 13 mai 1985.