L'hommage inattendu de Karl Marx à Abraham Lincoln
Tout dans le titre de ce recueil de textes de Lincoln et de Marx sur la guerre de sécession et l'esclavage, introduits
par l'historien et militant de la gauche radicale Robin Blackburn, suscite l'attention : la confrontation entre des
personnalités a priori aussi opposées dans leur histoire et leur rôle historique, dans leurs conceptions de la société et
de la politique, comme la référence à une Révolution américaine, fût-elle "inachevée".
Comme il l'a fait et le fera pour les grands moments politiques et des luttes de classe en Europe, Marx suit
quasiment au jour le jour, avec une attention parfois jubilatoire, les événements qui embrasent l'Union, l'affrontement
qui conduit à la guerre civile, entre le Sud esclavagiste dominé par les Démocrates et le Nord industrialisé, qui fait
élire en 1860 le premier président républicain des États-Unis Abraham Lincoln. Il pressent que dans cet affrontement
se joue le devenir de cette grande nation démocratique, et qui modifiera les équilibres du monde de l'époque. "Selon
moi, les plus grands événements du monde actuel sont, d'une part le mouvement américain des esclaves (...) et
d'autre part le mouvement des (serfs) en Russie" écrit-il à Engels. Quelques années plus tard, Engels avance sa
certitude que l'issue de la guerre "décidera de l'avenir de toute l'Amérique pour des centaines d'années. Dès que
sera brisé l'esclavage, cette principale entrave au développement politique et social des États-Unis, le pays prendra
un essor qui lui assurera à brève échéance une toute autre place dans l'histoire universelle, et l'armée et la flotte
nées de la guerre trouveront bientôt leur emploi."
Le parti pris de Robin Blackburn de traiter de la période en juxtaposant les deux personnages et confrontant le
cheminement des choix de Lincoln sous la pression de la guerre, aux analyses de Marx, jusqu'à son soutien explicite
au Président républicain nous plonge dans l'histoire en train de se faire. Il ouvre sur une réflexion plus globale,
d'autant que l'introduction, dense et rigoureuse, ne se limite pas à un commentaire sur les écrits et les déclarations
des deux personnages. Elle met en perspective les conséquences sociales et politiques de la guerre, l'explosion des
luttes sociales, les défis posés ou mouvement ouvrier, jusqu'au débat sur son organisation politique, dans les
décennies qui ont suivi la victoire du Nord sur les États esclavagistes du Sud.
La lecture des textes éclairés par cette substantielle introduction est d'autant plus captivante qu'il s'agit pour
l'essentiel d'articles de Marx écrits à chaud, comme correspondant à Londres d'un des plus importants quotidiens
américains, le New York Daily Tribune, puis surtout pour le quotidien viennois Die Presse, et de sa correspondance.
Au fil du développement de la guerre nous suivons les évolutions de Lincoln. À travers le regard qu'y porte Marx, les
analyses au plus près des réalités, des incertitudes, des aléas des batailles, alors que l'issue du conflit est longtemps
incertaine. Il s'agit d'articles politiques : Marx et Engels sont directement impliqués, d'abord dans la lutte pour la
solidarité avec le Nord et pour faire obstacle à un soutien de l'Angleterre à la sécession sudiste. Il s'agit de donner à
comprendre ce qui se joue, convaincre sur le caractère décisif de la question de l'esclavage, montrer la portée
émancipatrice de son abolition pour le mouvement ouvrier, l'impact des grandes luttes sociales, et la responsabilité
de ce mouvement à se structurer politiquement.
L'élection de Lincoln et des républicains en 1860 précipite le déclenchement de la guerre. Non par la volonté du
nouveau président qui au contraire veut tout faire pour l'éviter mais, comme y insiste Marx, par la conscience par les
États du Sud esclavagistes, que la mise en cause même partielle de l'esclavage, la seule opposition à son extension
territoriale mettait en cause leur domination et à terme l'existence de l'esclavage lui-même.
Or, au début de son premier mandat Lincoln concentre sa stratégie sur la préservation de l'Union tout en évitant la
guerre. Il confirme son opposition à l'extension de l'esclavage, mais ne se prononce pas pour son abolition. Marx
critique cette modération, les concessions et les compromis qui conduisent, dit-il à être "les esclaves des
esclavagistes". Dans le même temps, cependant, il appelle à mesurer qu'au-delà des intentions de Lincoln, de ses
atermoiements, la nature même du conflit conduira à la radicalisation des positions : "La lutte qui se déroule
actuellement entre le Sud et le Nord n'est donc pour l'essentiel qu'un conflit entre deux systèmes sociaux : le
système esclavagiste et le système du travail libre. La lutte a éclaté parce que les deux systèmes ne peuvent plus
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