Courrier de l’environnement de l’INRA n°55, février 2008 7
la biodiversité : un concept fl ou
ou une réalité scientifi que ?
Hervé Le Guyader
UMR 7138, Systématique, adaptation, évolution
Université Pierre et Marie Curie, bat. A, 4e étage, case 5
7 quai Saint-Bernard, 75252 Paris cedex 05
« Biodiversité » sonne maintenant comme un mot usuel, facile à utiliser, plein de sens pour tout un
chacun, quel que soit son âge ou sa culture, bref, un mot simple, qui permet de parler de manière non
équivoque de l’ensemble de la « diversité biologique ». On l’utilise a priori sans problèmes dans les
écoles, les journaux…
Pourtant, à bien y regarder, les choses ne sont pas si simples ; parle-t-on réellement de la même chose
quand on s’intéresse à la biodiversité de pommiers, à celle d’un bocage normand, ou encore à celle de
l’Amazonie ou de la Nouvelle-Guinée ? Et qu’en est-il quand on parle de la biodiversité dans le cadre du
réchauffement climatique ? Un tel changement d’échelle n’obscurcit-il pas la perception des choses ?
Pourquoi un terme si simple a-t-il mis tant de temps à apparaître ? Est-ce que réellement les naturalistes,
tel Monsieur Jourdain, étudiaient la biodiversité sans le savoir, ou bien y a-t-il quelque chose de plus
secret à décoder ? La réponse est sans doute à chercher dans l’ombre du concept.
Ce que cache la défi nition de la biodiversité
Thomas E. Lovejoy – un spécialiste de l’Amazonie – semble être le premier à avoir utilisé, en 1980, le
terme de « diversité biologique », devenu « biodiversité » par un raccourci, certes plus facile en anglais
(biological diversity = biodiversity), forgé par Walter G. Rosen en 19851. En 1988, la XVIIIe assemblée
générale de l’Union internationale de conservation de la nature (UICN, aujourd’hui Union mondiale
pour la nature) se tient au Costa Rica. Une dé nition de la biodiversité y est explicitée : « La diversité
biologique, ou biodiversité, est la variété et la variabilité de tous les organismes vivants. Ceci inclut la
variabilité génétique à l’intérieur des espèces et de leurs populations, la variabilité des espèces et de
leurs formes de vie, la diversité des complexes d’espèces associées et de leurs interactions, et celle des
processus écologiques qu’ils in uencent ou dont ils sont les acteurs [dite diversité écosystémique] ».
Edward O. Wilson (1988), en faisant le compte rendu de cette assemblée, utilise pour la première fois le
terme dans une publication scienti que.
Dans une dé nition plus récente, Edward O. Wilson (2000) laisse entrevoir les dif cultés de ce concept :
« La biodiversité est la diversité de toutes les formes du vivant. Pour un scienti que, c’est toute la variété
du vivant étudiée à trois niveaux : les écosystèmes, les espèces qui composent les écosystèmes et, en n,
les gènes que l’on trouve dans chaque espèce ».
Sans entrer dans une polémique, on peut être étonné de la formulation de Wilson. « Pour un scienti -
que » et « en n les gènes » sont deux occurrences qui pourraient permettre d’entendre subjectivement
1. Et ceci, lors de la préparation du National Forum on Biological Diversity (Washington D.C., 1986).
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une certaine réticence de Wilson à popu-
lariser le concept, même si ce n’est vrai-
semblablement pas ici son idée avouée.
« Pour un scienti que… » en dit long :
cela sous-entend bien qu’il n’y a pas que
les scienti ques à en parler, et que, peut-
être, les « non-scienti ques » ont été les
premiers à l’utiliser. Quant à « en n les
gènes… », l’expression paraît dénoter une
lassitude devant une telle énumération.
Ainsi la biodiversité se trouvera dé nie à
trois niveaux. Si on les prend d’un point
de vue historique et non d’un point de vue
systémique, ils apparaissent aisément.
Le niveau des espèces
C’est peut-être le niveau le plus facile
à appréhender, le niveau cher au natu-
raliste que l’on imagine arrivant, au
XVIIIe siècle, en Afrique, Océanie, Asie
du Sud-est… et qui découvre de manière
immédiate des végétaux et des animaux
inconnus. Il commence donc à décrire des
espèces. Un tel travail se poursuit encore
de nos jours, avec, parmi ces descrip-
tions, un taux important d’espèces nou-
velles qui, pour beaucoup d’entre elles,
ne sont pas connues du grand public.
Singulièrement, au début des années 1980, donc de manière contemporaine à l’émergence du concept
de biodiversité, un élément important va bouleverser ce que d’aucuns appelaient le « train-train » du
naturaliste. Soudain, on se rend compte que l’ordre de grandeur de la biodiversité en termes de nombre
d’espèces est bien plus important que ce que l’on soupçonnait jusque là. Ce sont surtout les expériences
de « fogging » sur la canopée amazonienne qui vont servir de déclencheur. En 1982, Terry Erwin asperge
(après autorisation) un arbre isolé de la forêt amazonienne avec un brouillard contenant un insecticide
violent qui tue de manière instantanée les arthropodes (surtout des insectes, mais aussi des araignées et
des mille-pattes). Il récupère les organismes sous l’arbre, les trie et les classe (Erwin, 1982). Le nom-
bre atteint est inattendu. En grandeur relative, le nombre d’insectes trouvé sur un seul arbre de la forêt
amazonienne est du même ordre de grandeur que celui de l’ensemble des espèces d’insectes connus
pour tout le continent nord-américain. Après une telle expérience, les extrapolations faites à partir du
nombre d’espèces décrites (de l’ordre de 1,8 million) change du tout ou tout : on parle de 10, 50, voire
100 millions d’espèces !
Le constat est alors édi ant. Tout d’abord, le rêve des naturalistes – décrire exhaustivement l’ensemble
des espèces, les répertorier et les classer – s’éloigne. Ensuite, le désaccord sur l’ordre de grandeur indi-
que que l’on est bien incapable de quanti er le nombre d’espèces (May, 1988 ; 1990). En n, étudier la
« biodiversité spéci que » nécessite une toute autre force de frappe que celle de quelques naturalistes
isolés réalisant, sans trop de moyens, des missions de courte durée dans des environnements riches, étant
donné qu’au-delà du nombre, on se rend compte que la majorité des espèces vivent dans les régions tro-
picales et équatoriales, les récifs coralliens étant l’équivalent marin de la canopée équatoriale.
En guise de corollaire, on arrive à un nouveau constat inquiétant : les régions les plus riches en espèces
se trouvent également être les plus pauvres, économiquement parlant. Ce sont donc les plus polluées
et celles qui voient leur environnement le plus menacé (déforestation, pêche à la dynamite, etc.). Cela
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signi e qu’au moment où l’on découvre l’étendue de la biodiversité spéci que, il faut se pencher acti-
vement sur sa protection.
Le niveau des écosystèmes
Deux éléments d’ordres très différents obligent à considérer le niveau écosystémique. Tout d’abord,
c’est le niveau de structuration indispensable pour comprendre les relations fonctionnelles entre organis-
mes vivants ; actuellement, compte tenu d’une seule liste d’espèces (déterminée comme ci-dessus), on
est bien incapable de reconstruire l’écosystème auquel celles-ci appartiennent. En d’autres termes, les
deux niveaux de description sont nécessaires si l’on veut avoir l’ensemble de l’information.
D’autre part, pour protéger une espèce menacée (par exemple un oiseau, un mammifère, un arbre), il est
plus habile de ne pas se focaliser sur elle, mais de protéger l’écosystème auquel elle appartient. Ainsi,
on sait que les tourbières, et plus généralement les marais et les zones humides, apparaissent comme des
lieux de passage et de repos pour les oiseaux migrateurs ; les protéger a pour conséquence la protection
de ces oiseaux. De même, des animaux dont le territoire est vaste, ou la migration importante, ne peu-
vent survivre que si les écosystèmes correspondants, et la surface adéquate, restent intacts. Les grands
mammifères africains, les tigres en Inde, en représentent de bons exemples. Pour protéger les espèces,
il convient de protéger leurs associations. C’est surtout la biologie de la conservation qui a fait émerger
ces considérations (Lévêque et Mounolou, 2001).
Le niveau des gènes
Pourquoi les gènes ? On peut réellement se poser la question. À la ré exion, on peut trouver trois rai-
sons à cela. Tout d’abord, d’un point de vue conceptuel, on sait (par la génétique des populations) que
la variabilité intraspéci que est une donnée importante pour quanti er la « santé » d’une espèce. En
effet, depuis Charles Darwin, on sait que cette variabilité est l’une des sources de la réponse des popu-
lations et espèces aux variations de l’environnement. C’est elle qui donne prise à la sélection naturelle,
avec pour corollaires, une stabilité dans un environnement invariant et une nouvelle adaptation dans un
environnement changeant. C’est pourquoi, pour une espèce donnée, on assimile une forte variabilité
intra spéci que à une grande probabilité de présenter les potentialités génétiques indispensables pour
répondre à une variation de l’environnement. En d’autres termes, il ne peut y avoir évolution s’il n’y a
pas de variabilité. C’est ainsi qu’en 1966, Hubby et Lewontin écrivaient2: « Une pierre angulaire de la
théorie de l’évolution par changement graduel est que le taux d’évolution est absolument limité par le
degré de variation génétique dans la population en évolution. […] il est clair que le changement généti-
que causé par la sélection naturelle présuppose des différences génétiques déjà existantes, sur lesquelles
la sélection naturelle opère. En un sens, la description de la variation génétique dans une population est
une donnée fondamentale des études de biologie évolutive et elle est nécessaire pour expliquer l’origine
et le maintien de cette variation et pour en prédire les conséquences évolutives. »
Quand on parle d’environnement, il ne faut bien sûr pas oublier les autres espèces, en particulier celles
avec lesquelles il y a interaction. Cette interaction peut être soit antagoniste (entre proie et prédateur,
hôte et parasite,…)? soit mutualiste (entre plante et pollinisateur, hôte et symbionte, etc.). Deux espèces
en interaction exercent des pressions de sélection l’une sur l’autre. Une co-évolution entre une espèce et
son parasite ou son prédateur entraînera une meilleure adaptation de l’un (défense immunitaire de l’hôte,
course plus rapide de la proie) qui sera compensée par une meilleure adaptation du parasite (augmen-
tation de la virulence) ou du prédateur (augmentation de la vitesse de course). Ainsi, alors que, pour un
organisme donné, il paraît y avoir une amélioration de certaines caractéristiques, sa capacité adaptative
n’a pas changé. Le nom de « Reine Rouge » a été donné à ce concept, en se référant à la situation du
célèbre personnage de Lewis Caroll, Alice. Dans De l’autre côté du miroir, Alice voit tout le monde
2.
« A cornerstone of the theory of evolution by gradual change is that the rate of evolution is absolutely limited by the amount of genetic
variation in the evolving population. […] it is clear that genetic change caused by natural selection presupposes genetic differences already
existing, on which natural selection can operate. In a sense, a description of the genetic variation in a population is the fundamental datum
of evolutionary studies; and it is necessary to explain the origin and maintenance of this variation and to predict its evolutionary consequen-
ces. » Voir : http://authors.library.caltech.edu/5456/01/hrst.mit.edu/hrs/evolution/public/papers/hubbylewontin1966/hubbylewontin1966.
pdf
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courir, au pays de la Reine Rouge – une reine de jeu d’échecs, et non la Reine de cœur du jeu de cartes
d’Alice au pays des merveilles, comme on le lit parfois. Au questionnement d’Alice, celle-ci répond :
« Ici, vois-tu, tu dois courir de toutes tes forces, juste pour rester à la même place. » Si la place corres-
pond à la situation dans l’écosystème, et la course au processus évolutif, l’analogie se tient (Combes,
1998 ; 2001)3. Pour qu’il y ait course, il faut qu’il y ait variabilité génétique. En d’autres termes, comme
c’est le niveau de la population qui est l’élément clé pour l’évolution, connaître – et protéger – cette
variabilité est essentielle.
D’autre part, les agronomes peuvent avoir besoin, dans les programmes dits « d’amélioration » des plan-
tes, de gènes issus de souches sauvages, comme des gènes de résistance à des pathogènes, ou des gènes
d’adaptation à des conditions particulières, le milieu salé, par exemple. Il s’agit donc ici de protéger des
ressources génétiques qui peuvent avoir un intérêt agronomique immédiat4 (Chauvet et Olivier, 1993).
Ainsi, l’une des quatre téosintes (Zea diploperennis) peut être une source de gènes pour le maïs (Zea
mays) (Benz, 2001) et conserver des tomates sauvages (Bai et Lindhout, 2007) présente un intérêt agro-
nomique certain. Dans ce cas, deux des niveaux de la biodiversité sont utilisés : le gène (par exemple
celui de la résistance à un champignon pathogène), lequel existe dans le génome d’un organisme précis
(par exemple, une variété de pommier) (Erdin et al., 2006). On fera des croisements avec des organismes
proches (par exemple, téosinte et maïs, ou deux variétés de pommier) pour  naliser l’hybride désiré.
En n, au-delà de la génétique classique, de tels gènes peuvent maintenant être des « entités moléculai-
res » que l’on peut introduire par génie génétique dans des espèces très différentes. Bon nombre de gènes
jouant un rôle dans la synthèse de molécules actives importantes, en médecine par exemple, pourraient
être utilisés pour réaliser des organismes génétiquement modi és bactériens ou végétaux. La biodiver-
sité est alors considérée comme un gigantesque réservoir de gènes qui pourraient avoir une importance
économique considérable. On est ici bien loin du romantisme du naturaliste, et pourtant le même terme
est toujours utilisé…
Au vu des objectifs et des résultats du Sommet « Planète Terre » de Rio de 19925, on peut avancer que
c’est ce dernier point qui est devenu majeur, l’économique – et donc le politique – prenant le pas sur le
scienti que. Les pays du Sud n’étaient plus seulement dépositaires d’animaux ou de végétaux fabuleux ;
ils étaient le Graal de ressources génétiques qu’il convient bien sûr de « protéger ».
Écosystèmes, espèces, gènes : des niveaux différents, mais loin d’être indépendants. La complexité du
problème apparaît et les zones d’ombre du concept de biodiversité commencent à se pro ler…
Les premières diffi cultés majeures pour un scientifi que
Que dire d’un objet scienti que que l’on ne sait pas quanti er ? En ce qui concerne l’étendue de la « bio-
diversité spéci que », les nombres varient d’un facteur 100 d’un auteur à l’autre, ce qui montre que la
vraie réponse est : on ne sait pas la calculer. De plus, décrire la biodiversité dans son ensemble signi e
connaître à la fois les écosystèmes, les espèces et les gènes. Autant dire que l’on vient de créer un objet
dont il est certain que la totalité de ses composants est inaccessible. Car qui peut af rmer que l’on aura
un jour la description de la totalité des gènes de la totalité des espèces existantes ?... Et, d’ailleurs, cela
a-t-il réellement un intérêt ?
Ainsi, les trois niveaux de la biodiversité ont été choisis, certes en fonction des connaissances de la
biologie, mais également en fonction de  nalités af chées, à savoir la biologie de la conservation d’une
part, les relations Nord-Sud d’autre part. Ces  nalités d’ordre politique et économique ont pris le pas sur
les dif cultés conceptuelles. Pourra-t-on les surmonter ?
Il est quand même paradoxal de créer un nouveau concept à partir d’entités biologiques qui, comme
« espèce » ou « gène », posent depuis longtemps de graves problèmes quant à leurs dé nitions (Le
Guyader, 2001 ; 2002). On peut interpréter ce fait de deux façons : soit c’est une manière de cacher les
3.
C. Combes a réalisé une étude sur ce concept.
4.
Voir, par exemple, http://www.inra.fr/la_science_et_vous/dossiers_scientifi ques/biodiversite/questions_de_recherche/ressources_geneti-
ques_et_selection
5.
Consulter, par exemple, http://www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm
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