Entretien avec Robert Calcagno - "Requins: au delà du malentendu"

Document réalisé par l’Institut océanographique – www.institut-ocean.org
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Les grandes espèces marines ont été clairement identifiées par la Monaco Blue Initiative1 comme l’un des
enjeux phares de la préservation des océans. Leur rôle essentiel à l’équilibre des écosystèmes marins a é
très récemment mis à jour et nécessite aujourd’hui des recherches complémentaires pour fonder une
véritable approche écosystémique, c’est-à-dire qui dépasse la question de pérennité d’une espèce donnée
pour apprécier l’impact de son exploitation, de sa surexploitation voire de sa disparition sur tout
l’écosystème.
Les grands fonds sont loin des yeux et les requins sont assurément loin du cœur du grand public. Ils ne sont
pas considérés comme un sujet environnemental, ce qui est une erreur. Pour les grands fonds marins,
situés au-delà des juridictions nationales, un cadre de gestion et de protection international est à renforcer,
voire à inventer. Il en va de même pour les requins. Leur disparition rapide montre aujourd’hui l’urgence
d’envisager une gestion durable des océans et de concevoir un ensemble de dispositifs complémentaires -
de la pêche à la consommation- pour arrêter ce massacre pendant qu’il est encore temps.
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Les requins ont une image très forte dans l’imaginaire collectif, mais cette vision est à la fois réductrice et
erronée. Trop souvent, elle est alimentée par les médias qui se focalisent sur les attaques, en oubliant que
seules 5 espèces présentent un danger pour l’homme : le grand requin blanc, le requin-tigre, le requin-
bouledogue, et plus loin de nos côtes le requin mako et le requin longimane. Les autres sont bien
inoffensives pour nous.
Or la famille des requins compte près de 500 espèces différentes, tant par leur taille (de 23 cm pour le
requin-pygmée à 20 m pour le requin-baleine), que par leur mode de vie et leur régime alimentaire. Le
requin-baleine et le requin-pèlerin sont par exemple planctonophages. Ils filtrent l’eau de mer pour en
extraire le plancton. Certaines espèces évoluent en pleine eau, quand d’autres vivent sur le fond. Cette
diversité, qui a permis aux requins de s’adapter quasiment à toutes les mers du globe, des tropiques au
Groenland, est souvent mal connue.
« Requins : au-delà du malentendu »
Grand format, l’interview
Robert Calcagno, Directeur général de l’Institut océanographique,
Fondation Albert Ier, Prince de Monaco
Document réalisé par l’Institut océanographique – www.institut-ocean.org
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Il faut bien sûr rester prudent au contact de ces animaux sauvages et garder en tête que les espèces
dépassant deux mètres sont capables, par leur force exceptionnelle, de nous infliger des blessures
importantes. Les requins ne sauraient toutefois être les bouc-émissaires des dangers de la mer.
D’après les statistiques, ils causent moins d’une dizaine de décès par an, quand les méduses tuent plusieurs
dizaines de personnes dans le même laps de temps. Sans parler des accidents liés aux loisirs nautiques et
des noyades en général : chaque année, 500 personnes en moyenne se noient en France, dont plus de 50
en piscine. Avec les accidents domestiques, les accidents de la route ou les décès par arme à feu, les ordres
de grandeur sont encore plus stupéfiants. Où que l’on se trouve dans le monde, les risques sont bien plus
grands sur la route de la plage qu’en mer
Rappelons nous enfin que ce n’est pas le requin qui vient à notre rencontre, mais nous qui envahissons son
territoire. Notre vision défensive nous fait aujourd’hui considérer l’augmentation des attaques sous l’angle
d’une agressivité accrue des requins. Mais le facteur principal est notre propre usage du milieu marin, qui a
explosé ces dernières décennies, entraîné par notre attirance pour le littoral et l’accroissement associé du
tourisme et des loisirs.
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Les premiers requins sont apparus voici près de 400 millions d’années. Ils ont évolué très lentement et
résisté à toutes les grandes crises d’extinction, y compris celle qui a vu la fin des dinosaures. Aujourd’hui
pourtant, l’intensification de la pêche les met en grand danger.
Suivant les espèces et les endroits, de 80 à 99% des requins ont disparu depuis les débuts de la pêche
industrielle et de nombreuses espèces sont aujourd’hui au bord de l’extinction générale ou d’une
disparition locale. Par exemple, les « Anges de mer », qui avaient donné son nom à la Baie des Anges, y ont
été exterminés dès le XVIIIe siècle.
La liste rouge de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, qui fait référence dans le
recensement d’espèces menacées, montre que 17% en moyenne des espèces de requins sont menacées.
Ce chiffre grimpe jusqu’à 33% pour certains ensembles tels que les requins d’Europe ou les requins
pélagiques. Et la tendance est malheureusement à l’aggravation continue. Pour nombre d’autres espèces,
les données sont insuffisantes pour apprécier l’état des stocks.
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La principale est celle de la surpêche. Les requins peuvent être pêchés avec d’autres espèces commerciales
comme les thons ou ciblés spécifiquement, notamment pour leurs ailerons qui peuvent atteindre 500 € le
kilo, soit plusieurs dizaines de fois la valeur de leur chair. La pratique du « finning », qui consiste à découper
les ailerons et à rejeter la carcasse à la mer, alors que le requin est souvent agonisant, permet de stocker
un grand nombre d’ailerons dans un coin du bateau.
Plus de 50 millions de requins sont ainsi pêchés chaque année. Un trafic intense qui menace directement la
survie de certaines espèces. La biologie des requins est en effet adaptée à leur place de super-prédateurs,
tout en haut de la pyramide alimentaire. En atteignant tardivement la maturité sexuelle et avec des portées
limitées à quelques individus, ils se reproduisent très lentement. L’arrivée de l’homme, prédateur
insatiable, menace donc la survie même des populations de requins.
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Les requins subissent par ailleurs les dommages infligés à leurs écosystèmes : dégradation des habitats
côtiers, raréfaction de leurs proies du fait de la surpêche, pollution se concentrant à chaque étage de la
pyramide alimentaire, etc.
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Pendant longtemps, les requins ont échappé à l’intérêt des scientifiques. Pourquoi s’intéresser à des
gêneurs, à des concurrents, si ce n’est pour s’en prémunir lorsqu’ils se font un peu trop présents ? Ces
dernières décennies, les progrès de la recherche marine ont finalement mis en lumière le rôle essentiel de
ces prédateurs dans le fonctionnement des écosystèmes marins.
Du haut de la pyramide alimentaire, les requins contrôlent les populations de poissons qui constituent leurs
proies, assurant ainsi l’équilibre global de l’écosystème. Qu’ils viennent à disparaître, comme sur la côte Est
des Etats-Unis, et d’autres espèces prolifèrent – en l’occurrence des raies, qui à leur tour se délectent des
coquilles Saint-Jacques, mettant un terme à une industrie prospère depuis plus d’un siècle.
Les sens très développés et complémentaires des requins leur permettent par ailleurs une grande
sélectivité. Loin de se jeter sur la première proie venue, ils contribuent au nettoyage des océans et à la
santé des écosystèmes en préférant les poissons affaiblis.
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Le film « Jaws », que vous évoquiez tout à l’heure, est loin d’en être à l’origine, mais le scénario, basé sur
les maigres connaissances scientifiques de l’époque et sur un condensé des mythes existants, a conduit à la
libération de nos peurs et à la première médiatisation globale d’un « danger requins ». La défiance s’est
alors cristallisée dans les esprits d’un large public, même très éloigné de la mer.
A l’instar des loups à terre, les requins font figure de bêtes féroces et de gêneurs, désignés tantôt
concurrents des pêcheurs pour la consommation de poissons, tantôt concurrents des baigneurs et des
surfeurs pour la jouissance des côtes tropicales. Après la Seconde Guerre mondiale, des études furent
même menées pour mettre au point un répulsif anti-requin capable d’éloigner enfin ceux que l’on accusait
de dévorer les naufragés de bateaux ou d’avions en perdition.
Même si les études prouvent à ce jour que l’homme n’est pas une proie recherchée, les requins
s’apparentent d’une façon primitive à des monstres des profondeurs surgissant par surprise pour nous
croquer, et nous rabaissent par là au rang de gibier. Symboliquement, ils semblent marquer la frontière
entre le monde civilisé -maîtrisé et exploité par l’homme- et la nature hostile. Leur mauvaise réputation
s’est forgée à un moment où ils dominaient véritablement les océans, remportant leur rapport de force
avec l’homme.
Malgré tout l’engagement de la communauté scientifique, d’associations locales ou mondiales, de
médiateurs comme l’Institut océanographique, il est aujourd’hui difficile de revenir sur une peur aussi
ancrée. Notons tout de même qu’en opposition à nos cultures occidentales, la plupart des cultures
insulaires n’attribuent aucune méchanceté aux requins. Elles le considèrent tantôt comme un simple
animal sauvage à respecter, tantôt comme un dieu chargé de sonder les âmes…
1 La Monaco Blue Initiative est une plateforme de partage et de propositions qui associe experts scientifiques,
économiques et juridiques des océans, représentants de la société civile, acteurs économiques et décideurs
politiques pour concevoir une gestion durable des océans conciliant développement et préservation des
écosystèmes marins.
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