De l`exercice du pouvoir entre parents et professionnels dans le

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Bonnefoy, Christine
De l'exercice du pouvoir entre parents et
professionnels dans le cadre de la protection de
l'enfance:études des conditions d'exercice du
pouvoir, entre contrainte et négociation, quelle
place pour le conflit
dir.: Bernard Vallerie. Rhône-Alpes: Collège
coopératif Rhône-Alpes, 2007, 149 p.
1
INTRODUCTION GENERALE
2
Les structures de protection de l’enfance, celles qui ont en charge la protection des
enfants en danger ou en risque de l’être à la suite de maltraitance, abus ou carences
éducatives graves, ont pendant très longtemps exercé leurs missions auprès de l’enfant
sans associer la famille au travail éducatif mis en place. La famille était considérée
comme défaillante, incompétente, toxique, responsable des troubles de l’enfant et c’est
donc par la séparation et l’éloignement du milieu familial que l’évolution de l’enfant
était envisagée.
Les années 80 marquent un véritable changement dans le système de protection, la
question du droit des usagers et de leur participation aux interventions sociales est en
débat.
Le rapport Bianco Lamy participe pleinement de cette ouverture. Il pointe en effet de
graves dysfonctionnements dans le système de protection de l’enfance et met en
évidence l’exclusion de la famille. Il en découlera le premier texte législatif portant sur
le droit des usagers. C’est la loi de 1984, dite loi « Dufoix » qui reconnaît pour la
première fois des droits aux familles – droit d’être informées, associées, accompagnées
au cours de la procédure. La famille devient responsable et non plus coupable et les
parents sont invités à participer au projet de leur enfant.
Ces nouvelles conceptions sont soutenues par les recherches menées en psychologie
autour du processus d’attachement. Bowlby, Spitz et Winnicott mettent en évidence
l’importance des premières relations mère/enfant dans le développement de l’enfant et
dénoncent les graves dommages qui résultent d’une séparation précoce et prolongée. Le
traumatisme de la séparation et la question du lien ne peuvent plus être ignorés.
Ce nouveau courant théorique et législatif interroge les conceptions traditionnelles et
demande aux institutions de repenser leurs pratiques.
La place de la famille dans le secteur de la protection de l’enfance, qui plus est dans les
structures d’hébergement, est donc une question très récente au regard de l’histoire de
ce secteur.
C’est dans un premier temps, à partir de notre1 parcours et de notre pratique
professionnelle que naît notre questionnement de recherche. Dans un second temps,
1
Nous utiliserons le nous de majesté qui grammaticalement s’accorde en genre et non en nombre.
3
nous l’ouvrirons pour construire une problématique qui concernera plus globalement le
secteur dans son entier.
En 1987 nous obtenons notre diplôme d’état d’éducatrice spécialisée et nous
travaillerons onze ans en structures d’hébergement (Institut Médico Psycho
Pédagogique, Maison d’Enfants à Caractère Social et Foyer Départemental de
l’Enfance) auprès d’enfants et d’adolescents en difficultés sociales, familiales,
psychologiques. L’action éducative est centrée sur l’enfant et aucun dispositif
d’accompagnement n’est proposé aux familles dans les différents établissements où
nous exercerons nos fonctions. Lors de notre premier poste, en deux ans, nous ne
rencontrerons aucun parent. Au cours de notre deuxième expérience, les rencontres avec
les parents sont toujours informelles (départ et retour de week-end) et la dimension
familiale est absente du projet éducatif de l’enfant. Durant les six années d’intervention
au foyer départemental de l’enfance dans le cadre d’un groupe d’accueil d’urgence pour
adolescents, nous ne rencontrerons qu’exceptionnellement les parents, toujours pour des
raisons précises lorsqu’ il s’agit de « recadrer »2 une prise en charge.
En 1998, l’équipe dont nous faisons partie se voit confier le projet de création d’une
structure de milieu ouvert pour les jeunes de 11 à 15 ans sur le modèle du S.A.S.E.P.
(Service d’Actions Sociales et Educatives de Proximité) outil spécifique au département
de la Savoie créé pour la première fois en 1993. Ce dispositif, inscrit dans le cadre de la
prévention, se positionne dans une alternative entre le placement traditionnel et les
mesures d’A.E.M.O (Action Educative en Milieu Ouvert). L’intervention éducative
repose sur un accueil séquentiel, hors hébergement des adolescents et sur l’idée d’un
contrat entre la famille et le service. Pas de mesure de contrainte, une adhésion de la
famille, des objectifs et des modalités d’intervention fixés en concertation avec la
famille. Les jeunes sont accompagnés par l’équipe éducative sur le plan personnel,
scolaire, social (accueil en soirée en dehors des temps scolaires) et un travail familial se
met en place avec pour support des entretiens familiaux réguliers.
Cette expérience nouvelle vient interroger nos postures éducatives et notre identité
professionnelle, il ne s’agit plus de faire ou penser à la place de la famille mais bien de
construire avec elle les orientations de travail la concernant. Nous passons d’une
2
Recadrer entendu dans le sens de rappeler la règle, la loi à l’enfant ou au parent qui la transgresse.
4
pratique éducative de plus de 10 années centrée sur l’enfant ou l’adolescent qui exclue
les parents à la prise en compte et la reconnaissance de la famille dans l’exercice d’une
mesure d’intervention sociale. Sans confondre un cadre de travail en milieu ouvert, hors
hébergement, hors contrainte judiciaire et une situation de placement ordonné par le
juge des enfants, il nous semble que notre double appartenance – dispositif de
prévention d’une part et structure de placement d’autre part – vient enrichir le regard et
le point de vue que nous portons sur cette question de la place des familles.
Parallèlement à notre fonction d’éducatrice spécialisée exercée au S.A.S.E.P., nous
remplissons au sein du foyer départemental de l’enfance une mission de coordonnatrice
du travail avec les familles. A ce titre nous participons à un dispositif d’entretiens
familiaux, nous animons un groupe de pilotage chargé de promouvoir une réflexion
institutionnelle sur ce thème et nous proposons des actions de formation autour du
travail avec les familles.
Au foyer de l’enfance, la notion de danger qui conduit au placement et à la séparation
est liée à des fonctionnements familiaux qui ne permettent plus à l’enfant de se
développer de manière suffisamment positive en raison de situations de maltraitance
physique et ou psychologique, carence éducative ou violence familiale.
Des enfants de un jour à treize ans sont ainsi accueillis, en grande majorité sur décision
judiciaire, pour être protégés, sécurisés et accompagnés au quotidien par l’équipe
éducative (moniteur éducateur, éducatrice de jeunes enfants, auxiliaire de puériculture).
Une équipe médico-psychologique propose également un suivi spécifique en fonction
des difficultés repérées.
Les parents conservent l’autorité parentale et leur droit de visite ou d’hébergement est
fixé par l’ordonnance du juge des enfants en fonction du caractère de danger qui a
motivé le placement.
Inscrit dans une nécessaire évolution, en lien avec les changements théoriques et
législatifs, le foyer départemental de l’enfance entend développer une réflexion sur la
place des familles dans la mesure de placement.
Cet engagement est porté par un contexte politique et juridique. Sur le plan politique en
effet, le conseil général de la Savoie entend positionner la famille au cœur des
fondements de l’action sociale. Le schéma départemental 2005-2010 réalisé
conjointement avec la Protection Judiciaire de la Jeunesse, la Caisse d’Allocations
5
Familiales, dans le chapitre des valeurs communes qui fondent l’action sociale souligne
que « la famille est une valeur fondamentale, elle est espace d’épanouissement,
d’apprentissage de la vie affective et sociale…l’enfant et la famille sont indissociables :
aider l’enfant, c’est aider la famille et aider la famille c’est aider l’enfant ».3 Dans la
seconde partie du document, une fiche action est consacrée à améliorer et optimiser le
temps du placement de l’enfant. L’action 1 propose de « renforcer la participation des
parents : impliquer les parents dans la vie de l’établissement (conseil de la vie sociale)
en application de la loi du 2.01.2002, ouvrir les maisons d’enfants aux parents (accueil,
activités…), mettre en œuvre la charte d’accompagnement de l’enfant placé (en
M.E.C.S. et en famille d’accueil), travailler avec les parents sur l’évolution de la
situation familiale en perspective du retour de l’enfant (en mettant notamment l’accent
lors du bilan de l’enfant, sur ce qui a évolué dans la situation familiale rendant possible
le retour de l’enfant à domicile ».4
Enfin, et il en est fait référence dans le schéma départemental, la dynamique de travail
engagé par le foyer de l’enfance autour des familles est très largement impulsée par la
loi du 2.01.2002 qui réaffirme des droits aux usagers des services médico-sociaux
(respect de sa dignité, de son intégrité,de sa vie privée, de son intimité et de sa
sécurité…accès à toute information ou document relatif à sa prise en charge, sauf
dispositions législatives contraires…participation directe ou avec l’aide de son
représentant légal à la conception et à la mise en œuvre du projet d’accueil et
d’accompagnement qui la concerne…)5, prévoit que ces droits soient garantis par
différents outils (livret d’accueil, contrat de séjour, règlement de fonctionnement…) et
impose aux institutions une obligation d’évaluation.
Au nom des directives légales, des orientations politiques du conseil général de la
Savoie et d’un changement dans les conceptions des pratiques éducatives liées aux
situations de placement, l’institution à laquelle nous appartenons inscrit donc le travail
avec les familles comme une priorité de ses actions et entend associer, favoriser la
participation des parents à la mesure d’accompagnement.
3
Schéma départemental Enfance Jeunesse Famille 2005-2010, p. 7.
Ibid. p. 38.
5
Arrêté du 8 septembre 2003 relative à la charte des droits et libertés de la personne accueillie. In Les
cahiers de l’actif N°330/331 novembre/décembre 2003, p. 95.
4
6
L’objectif est d’ouvrir l’institution aux parents pour que la séparation due au placement
n’ait pas valeur d’exclusion, de prendre en compte les difficultés parentales
conjointement à l’aide à apporter à l’enfant et de travailler sur le lien parent/enfant, le
maintien du lien mais aussi les représentations que chacun – parent et enfant – a de
l’autre et des relations qu’ils engagent. L’accompagnement éducatif ne sera plus centré
uniquement sur l’enfant mais concernera également ses parents. Ce nouvel axe de
travail est inscrit dans différents documents élaborés par le foyer.
En préambule du livret de présentation de la maison des familles (espace distinct des
groupes de vie créé pour les entretiens familiaux, les visites parents/enfants,
l’hébergement ponctuel de parent éloigné géographiquement) le directeur de
l’institution écrit, « tout en poursuivant une dynamique de qualité dans l’accueil et la
prise en charge des enfants placés, le foyer renforce son action sur l’axe parental de
façon à mieux prendre en compte le rôle des familles et la place des parents…On ne
parle plus d’éducation et de transmission de valeurs en occultant la fonction parentale
et l’appui à la parentalité. Associer, rendre co-acteurs et promouvoir concrètement les
parents dans leurs responsabilités, c’est construire et redistribuer des atouts pour
l’enfant…».6
Le livret d’accueil élaboré dans l’institution en 2005 positionne très clairement la
famille comme interlocuteur principal, «les missions du foyer sont définies autour de
quelques axes principaux : …vous rencontrer, être à votre écoute, échanger et penser
ensemble autour des liens familiaux, repérer avec vous les besoins de votre enfant,
construire ensemble un projet éducatif… » chaque équipe témoignant de cet
engagement, «tout au long de son séjour, l’équipe vous associe aux événements et
décisions concernant votre enfant (groupe des scolaires)…tout au long du séjour de
votre enfant, des rencontres régulières vous seront proposées pour évaluer ensemble la
situation de votre famille (groupe du jardin d’enfants)…vous êtes invités à participer
aux soins et à l’éveil de votre enfant, un projet d’accompagnement sera construit avec
vous (groupe de la pouponnière) ».7
Un cadre de travail est formalisé, des modalités d’accueil et d’accompagnement sont
fixées autour d’un dispositif d’entretiens familiaux. Les entretiens organisationnels
6
7
Livret de présentation de la maison de la famille. Foyer Départemental de l’enfance de Chambéry, 2004.
Livret d’accueil du foyer départemental de l’enfance de Chambéry. 2005
7
(admission, compte-rendu de synthèse, révision des droits de visite ou d’hébergement)
gérés par le chef de service et l’éducateur référent sont distincts des entretiens de
soutien qui visent plutôt à travailler sur le sens du placement, le fonctionnement de la
famille, le projet éducatif et le projet d’orientation. Ce sont deux professionnels, le
référent de l’enfant et un intervenant extérieur formé aux consultations et entretiens
familiaux d’inspiration psychanalytique qui conduisent ces entretiens à un rythme
régulier.
Le cadre légal, les directives du Conseil Général de la Savoie, la volonté de l’institution
existe, et pour autant les pratiques institutionnelles que nous observons dans le cadre du
foyer départemental de l’enfance témoignent de la difficulté des équipes éducatives à
intégrer la famille dans le dispositif d’accompagnement mis en place autour de l’enfant.
Plusieurs faits significatifs nous permettent d’étayer notre propos.
Le lieu, l’espace dans lequel sont reçues les familles tout d’abord. Avant que ne se créée
la maison de la famille (lieu d’accueil spécifique) aucun espace dans l’institution n’était
réservé aux visites et aux entretiens familiaux. En fonction du moment de la visite, de
l’occupation des locaux par les autres enfants, des conditions météorologiques, ce
pouvait être une salle à manger, une salle de jeu, une chambre d’enfant, le parc. Les
équipes éducatives déploraient l’absence d’un lieu qui aurait permis aux familles de
bénéficier d’un espace d’intimité et de rencontre plus adapté. Pour répondre à ces
besoins, un nouveau lieu est alors créé dans un bâtiment distinct des groupes de vie, « la
maison de la famille ». A cette occasion un autre discours s’énonce : la distance ne
permettrait plus aux équipes de se rendre disponibles, bienveillants à l’égard des
familles et d’utiliser le temps de la visite pour créer de la confiance avec les parents,
observer et travailler sur le lien parent/enfant.
Le groupe de vie n’était pas le lieu adapté parce que la famille était en contact avec les
autres enfants et cela pouvait générer de la confusion et de l’insécurité mais ce lieu
intermédiaire – ni dedans, ni dehors – est également critiqué. Dans les deux cas, le
« trop », trop proche ou trop loin souligne les difficultés qu’ont les professionnels à
trouver la bonne distance avec les familles. Dès lors qu’elles entrent dans
l’établissement, seraient-elles vécues par les professionnels comme une menace
d’envahissement ou de rejet ? Le lieu impossible comme signifiant d’une rencontre
impossible ?
8
« Les rapports sociaux s’expriment aussi au travers d’un aménagement spatial et
écologique »8, et c’est bien cette dimension relationnelle que nous voulons souligner
autour de la question du lieu. Comment l’espace créé et autorisé par les professionnels
pour l’accueil des familles favorise ou non la participation des parents à la vie de leur
enfant dans l’établissement ?
Le lieu mais également le discours des professionnels nous renseigne sur le regard
qu’ils portent sur les familles et la place qui leur est accordé. Au cours de formations en
interne et de réunions de synthèse, nous avons en effet relevé, à plusieurs reprises et
venant de professionnels différents, des propos qui condamnent, dévalorisent, renvoient
exclusivement au manque, à la défaillance des parents : « avec les familles qu’on a faut
pas voir très loin…elle a fait une cure de désintoxication et tout le tralala… au foyer, on
est les restaus du cœur, on nourrit les parents à midi alors qu’il n’y a pas de visites
entre midi et deux…les parents prennent de plus en plus de place, on est bien obligés de
les côtoyer…il faut faire ressortir dans les écrits ceux qui posent pas de limites, ceux
qui viennent pas pour voir leurs enfants mais se faire cocooner eux-mêmes, ceux qui
proposent rien pendant la visite, qui s’intéressent à aucun domaine de la vie de leur
enfant, qui sont pressés de partir…il faudrait une mesure judiciaire pour la faire
rentrer dans le moule…on ne pourrait pas faire un projet pour l’enfant et un autre pour
la famille». Autant de mots et d’idées qui traduisent précisément la représentation très
péjorative que les professionnels ont des parents et le caractère embarrassant,
encombrant sinon indésirable de leur présence au foyer. Comment envisager alors de
reconnaître aux parents le droit de participer à la vie de leur enfant dans
l’établissement ?
Enfin, nous avons observé à plusieurs occasions combien le pouvoir des professionnels
s’exerce sans respect du droit des parents.
C’est le cas, par exemple, du contrat de séjour nommé dans l’institution projet
d’accompagnement éducatif et familial. Cet outil prévu par la loi 2002/02 prévoit de
fixer en concertation avec les parents et l’enfant les objectifs de la prise en charge et les
engagements de chacun. Au foyer, construire un projet avec les parents s’avère difficile,
les professionnels ne parviennent pas à formaliser dans un document les objectifs et
8
Jean-René LOUBAT. Mettre en œuvre le partenariat par la négociation. In, Les cahiers de l’actif, La
Grande Motte, janvier/avril 2004, N°332/333 334/335, p. 66.
9
attentes de chacun. Ce temps d’échange, de confrontation qui se doit de favoriser la
participation et l’implication des parents ne fonctionne pas.
Pouvoir de décision unilatérale confirmée par l’organisation des vacances (il n’est pas
rare que les temps de vacances, colonie ou séjour en gîte, soient organisés sans tenir
compte des droits de visite ou d’hébergement du parent) ou les projets d’orientation (un
enfant peut quitter le foyer pour une famille d’accueil sans que le parent n’ait rencontré
et visité le nouveau lieu de vie de son enfant).
Non reconnaissance des droits et des places encore, mis en évidence par le suivi de la
scolarité : les bulletins scolaires sont envoyés à l’institution qui en fait une photocopie
aux parents.
Le discours de quelques parents, énoncé sur un mode agressif ou résigné, ne laisse
aucun doute sur la manière dont ils vivent l’intervention des professionnels, « les
décisions sont toujours prises après on est mis au pied du mûr…j’aurai aussi bien fait
d’aller directement au collège(en référence aux bulletins scolaires de sa fille) mais j’en
ai tellement ras le bol de cette situation où il faut aller pleurer sa misère pour obtenir
quelque chose…en tant que père j’ai un droit à l’information pourquoi je l’ai pas…vous
m’avez pas concerté pour la décision ça s’est fait sans moi (mère hospitalisée au
moment du départ de son fils pour une famille d’accueil).
Les pratiques éducatives conduisent fréquemment à écarter sinon exclure les familles de
la prise en charge de leur enfant. Dans l’établissement aucun lieu, aux yeux des
professionnels, n’est adapté pour les recevoir. Le discours des professionnels véhicule
une image essentiellement négative et dévalorisante des parents. L’élaboration d’un
projet commun – parents/professionnels est difficile à mettre en œuvre. Les décisions
concernant l’enfant ne font pas toujours l’objet de discussion et d’échange avec les
parents. Autant d’indicateurs qui témoignent de la difficulté de prendre en compte,
reconnaître, engager un travail avec les parents et ce malgré le contexte juridique, la
réflexion collective et la création d’un dispositif d’accompagnement dans le cadre du
foyer.
C’est de ce contexte qu’est née notre question centrale : Dans le cadre de placement,
pourquoi malgré les dispositions légales, le projet de l’établissement qui prévoit
d’orienter l’action éducative vers l’enfant et sa famille, la participation et
10
l’association des parents aux actions et décisions concernant leur enfant est-elle si
difficile à mettre en œuvre dans les pratiques professionnelles ?
En prenant appui sur différents documents – rapports ministériels sur les relations
parents/enfants, rapport du défenseur des enfants – nous avons noté que les pratiques et
les difficultés observées localement dépassent le cadre de notre réalité professionnelle et
concernent plus largement tous les établissements intervenant dans le secteur de la
protection de l’enfance.
En 2000, le rapport Naves Cathala, après un travail d’enquête auprès de familles, juges
des enfants, travailleurs sociaux, dresse le constat des difficultés existant dans les
relations parents/professionnels. L’intervention sociale est vécue, par les familles, sur le
mode de la violence, de l’incompréhension auxquels se rajoutent des sentiments
d’impuissance et d’humiliation, « tout est joué d’avance…le juge nous a fait taire…on a
peur que les paroles se retournent contre nous… »9. Les écrits ne favorisent pas le
dialogue, ils sont interdits aux familles, ils ne renvoient qu’une image négative des
parents. Les informations sont rarement transmises. Les droits de visite et
d’hébergement et leurs modalités d’application sont laissés à la seule appréciation des
établissements. Les auteurs du rapport en appellent au respect des droits fondamentaux
des parents et à l’intérêt de l’enfant pour combler ces lacunes.
En 2001, dans sa conclusion, le rapport Roméo qui porte sur l’évolution des relations
parents-enfants-professionnels met en évidence le « décalage parfois important entre
les dispositions prévues et leur application ».10 Il propose alors toute une série de
mesures visant à reconnaître et conforter la place des parents : promouvoir des actions
éducatives à domicile, favoriser l’accès au dossier, adapter les rythmes institutionnels
aux besoins des parents…
En 2004, le rapport du défenseur des droits de l’enfant, après enquête, note en lien avec
l’application de la loi du 2.01.2002 que dans 80 % des cas les instances participatives
pour les familles ne sont pas mises en place, le droit d’accès au dossier n’est
9
Rapport de P. Naves et B. Cathala. Accueils provisoires et placements d’enfants et d’adolescents : des
décisions qui mettent là l’épreuve le système français de protection de l’enfance et de la famille. 2000,
p. 46.
10
Rapport de Claude Roméo. L’évolution des relations parents-enfants-professionnels dans le cadre de la
protection de l’enfance. 2001, p. 55.
11
aucunement favorisé et pour beaucoup, les motifs et les objectifs du placement qui leur
sont fournis, restent incompréhensibles et vides de sens.
Depuis plus de vingt ans maintenant, tous les rapports portant sur les relations
parents/professionnels soulignent la violence des pratiques éducatives, le pouvoir quasi
hégémonique des institutions sur les parents (pouvoir de décision, pouvoir de
l’information, pouvoir du savoir) et le non respect de leurs droits fondamentaux.
Pour comprendre ce qui fait obstacle à la mise en œuvre des droits des parents, à la
reconnaissance de leur place, à leur participation à la vie de l’enfant dans
l’établissement, nous faisons l’hypothèse suivante : dans le cadre des structures de
protection de l’enfance, les professionnels exercent leur pouvoir essentiellement
dans un registre de contrainte. Concertation et négociation sont exclues de leurs
relations avec les familles.
Nous envisagerons le concept de pouvoir comme une stratégie relationnelle entre deux
individus ou deux groupes, une action concertée, une relation d’échange.
Le pouvoir oscille toujours entre deux pôles : il peut être absolu ou tyrannique et c’est
en cela qu’il est vécu comme dangereux et intrinsèquement mauvais ou au contraire
source d’échange, de partage et de créativité. Ce n’est pas le pouvoir mais l’exercice du
pouvoir qui est en jeu. Il s’exerce en effet selon deux modalités principales, les modes
agressifs (violence, force, sanction) et ceux excluant la contrainte parmi lesquels figure
la relation d’autorité.
Le pouvoir en tant que capacité d’imposer une volonté à d’autres est donc indissociable
de la relation et de la négociation. Le pouvoir « c’est une relation d’échange, donc de
négociation…le pouvoir réside dans la marge de liberté dont dispose chacun des
partenaires engagés dans une relation de pouvoir ».11
Ce travail de recherche doit permettre de repérer la manière dont chacun –parent et
professionnel - exerce son pouvoir sur l’autre et ce qui dans leurs relations et dans les
pratiques éducatives relèvent d’un cadre de contrainte et ou de négociation.
Dans la première partie de ce travail, nous présenterons dans un premier chapitre les
modèles historiques et idéologiques qui ont présidés à la naissance des structures de
11
Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG. L’acteur et le système. Paris, Seuil, 1977, p. 66 et 69.
12
protection de l’enfance et leurs impacts dans la réalité actuelle. En nous appuyant sur les
rapports ministériels de ces vingt dernières années, traitant des situations de placements
et des relations entre les services sociaux et les familles, nous soulignerons combien la
question de la participation des parents à la vie de leur enfant dans l’établissement
continue de faire débat et d’interroger le sens des pratiques éducatives. Nous verrons
pourtant dans le deuxième chapitre que le cadre juridique confère un certain nombre de
droits aux usagers et d’obligations aux établissements. Après avoir traité des
transformations de la famille, changement dans les relations conjugales, parentales, les
liens d’alliance et la place de l’enfant, nous envisagerons de comprendre, dans un
dernier chapitre, les relations familles/professionnels à partir des concepts de pouvoir,
d’autorité et de négociation
La deuxième partie sera consacrée à l’enquête et au traitement des données. Une
enquête par entretiens réalisée auprès de deux groupes, les familles et les professionnels,
va permettre de repérer comment les pratiques (mise en place du placement, mode de
décision et de participation, cadre des rencontres, suivi scolaire, médical, écrits
professionnels), le positionnement de chaque acteur, les stratégies mises en place
favorisent l’échange et la réciprocité, influent et orientent le processus de négociation.
Dès lors, comment chacun – parent et professionnel – exerce le pouvoir qui lui revient.
Enfin dans la dernière partie, nous reviendrons sur les termes de l’hypothèse et nous
verrons, au regard des pratiques éducatives, ce qui, de la contrainte ou de la négociation,
l’emporte dans l’exercice du pouvoir. Nous examinerons ensuite les conditions
susceptibles de favoriser ou de faire obstacle au processus de négociation faisant du
conflit et des positions contradictoires entre familles et professionnels l’axe central de
notre réflexion. Nous terminerons notre travail par quelques ouvertures et perspectives
venant interroger le cadre de nos pratiques et contribuer peut-être à quelques
changements.
13
PREMIERE PARTIE
Le pouvoir des professionnels : un obstacle à la reconnaissance et
au respect des bénéficiaires ?
14
CHAPITRE 1 : Les fondements historiques des dispositifs de
protection de l’enfance.
Le cadre juridique et ses limites :
Depuis la création du secteur de l’éducation spécialisée jusqu’aux années 1970, la
famille est considérée comme défaillante, toxique, coupable et protéger l’enfant suppose
nécessairement de l’éloigner de son milieu familial. L’intervention sociale se construit
sur le modèle médical, l’évaluation, le diagnostic, la prise en charge repose sur les
qualités d’expertise des professionnels.
Cependant des travaux de recherche démontrent que la séparation précoce et prolongée
de l’enfant et des parents et l’absence de liens durant le placement conduisent à
aggraver la situation. Ils amènent à un changement des mentalités qui se traduit dans
différents textes de loi sur le droit des bénéficiaires qui ne cessera d’être réaffirmé par la
suite. Malgré ces dispositions légales, les pratiques évoluent peu et tous les rapports
chargés d’évaluer les relations entre les familles et les institutions le confirment.
1.1. Les fondements historiques de la protection de l’enfance :
L’histoire de l’éducation spécialisée et de la protection de l’enfance, la manière dont les
institutions se sont pensées et construites nous renseignent sur les pratiques actuelles et
la place accordée aux familles dans les institutions.
15
1.1.1. De l’Assistance publique à l’Aide Sociale à l’Enfance :
Historiquement les services chargés d’assistance à enfance, souvent patronnés par des
groupes religieux ou philanthropiques, ont eu à traiter le problème des enfants
abandonnés. Au 17ème siècle, St Vincent de Paul organise les premières institutions des
enfants trouvés en posant quelques principes qui ont traversé les siècles (logement,
nourriture, trousseau, recrutement des nourrices, placement des enfant à la
campagne…). La Révolution marque une étape importante en proclamant le droit à
l’assistance ; elle n’est plus une question de charité ou de bienveillance mais de justice.
L’Assistance publique est créée pour recevoir des enfants abandonnés qui prendront le
nom d’orphelins. La loi de 1889 est majeure en ce sens qu’elle instaure une protection
judiciaire des enfants maltraités ou moralement abandonnés. Il s’agit par cette loi de
protéger les enfants de familles qui ne remplissent pas leurs fonctions en confiant leurs
enfants aux établissements spécialisés de l’époque (maisons de correction, colonies
pénitentiaires souvent identifiées aux bagnes d’enfants). Les parents visés appartiennent
à plusieurs catégories : ceux qui ont commis un crime sur leur enfant, qui l’incitent à la
prostitution ou à la corruption, ceux qui ont été condamné pour des délits en relation
avec leurs enfants (abandon, état d’ivresse, vagabondage…) mais également ceux qui
« par leur ivrognerie habituelle, leur inconduite notoire ou scandaleuse ou par de
mauvais traitements, compromettent soit la santé, soit la moralité de leurs enfants ».12
Cette loi de protection de l’enfance institue la déchéance de la puissance paternelle et
l’implication de l’Etat dans la sphère familiale réservée jusque là à l’autorité du père. Ce
n’est qu’en 1953 que l’Assistance publique devient l’Aide Sociale à l’Enfance.
1.1.2. Le pouvoir médical :
Le modèle médical (dépistage, diagnostic, classification, indication et orientation) a
fondé nos structures actuelles de protection de l’enfance.
Dès 1942, sous le gouvernement de Vichy, les premiers éducateurs spécialisés exercent
leur fonction dans les centres d’observation et de triage. C’est dans un cadre naturel,
rappelant le plus possible l’atmosphère familiale que l’éducateur soumis au pouvoir
médical remplit sa mission d’observation des jeunes qui lui sont confiés. La
12
Revue Informations sociales. Familles et pouvoirs. N°4-5 1980.
16
communauté de vie et l’idéal prime. Nous retrouvons dans l’ouvrage de Michel
Chauvière : enfance inadaptée : l’héritage de Vichy les fondements des institutions de
l’époque. Morale chrétienne, vocation, dévouement, « consécration maternelle » sont de
mises. L’abbé Jean Plaquevent commente ainsi Maria Montessori : « elle a été la
première à trouver dans cette humilité foncière qu’est le génie maternel, la seule
attitude que mérite cette merveille divine, cet extasiant fruit de l’amour créateur qu’est
l’enfant… »13. C’est un autre personnage d’église, le père Rey-Herme qui décrit un
établissement moderne dans une thèse intitulée : quelques aspects du progrès
pédagogique dans la rééducation de la jeunesse délinquante : « l’œuvre à laquelle la
directrice a vouée sa vie est entièrement traversée d’une seule idée : le devoir de la
directrice et de ses collaboratrices, comme celui de l’épouse au foyer, est de tendre à ce
que la vie de l’enfant se rapproche le plus possible de l’existence familiale, normale et
chrétienne… ».14
A la même époque des médecins psychiatres influents décrivent les familles et l’acte
éducatif en termes très significatifs. Le professeur G. Heuyer, responsable d’un service
de neuro-psychiatrie infantile écrit : « nous utiliserons les enfants débiles, nous
amenderons les pervers, mais je doute que nous puissions jamais modifier
avantageusement l’état d’esprit des parents…chaque fois qu’un enfant débile ou
pervers, arriéré ou coupable arrive à notre consultation…de deux choses l’une : ou les
parents sont responsables de l’état et de la conduite de leur enfant et ils ne
comprennent pas leur responsabilité ; ou l’anomalie mentale de l’enfant est acquise, les
troubles de sa conduite sont accidentel, mais par ignorance, illogisme, vanité, méfiance,
égoïsme ou malignité, ils entravent l’action efficace qui permettrait assez tôt
l’amélioration de leur enfant ou du moins la neutralisation de ses tendances
morbides ».15. Robert Lafon, pédopsychiatre, prévient lui aussi les professionnels de
l’enfance : « en entrant dans les cadres de l’enfance malheureuse, vous ne serez pas au
service de la famille…en sortant l’enfant de sa famille, vous le protégerez contre une
fausse ou une mauvaise famille. Vous le rééduquerez par des moyens spéciaux, et lui qui
13
Michel CHAUVIERE. Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy. Paris, 1980, p. 121.
Cité par Michel CHAUVIERE. p.122.
15
Cité par Michel CHAUVIERE. p. 76.
14
17
ne partageait que la vie animale de la famille y retournera capable de jouir comme tous
les autres de la vie spirituelle et affective de sa famille… »16.
La famille ainsi désignée comme définitivement coupable et peu encline au changement
justifie l’intervention de personnes qualifiées, compétentes et reconnues : les médecins
pour le diagnostic et l’organisation des soins, les éducateurs pour la rééducation. C’est
bien sur ce modèle chrétien et au nom d’une observation scientifique que se sont
fondées les institutions de protection de l’enfance : « les bons éducateurs se
substitueront aux mauvaises familles ».
1.1.3. L’ approche psychanalytique de l’histoire des institutions :
Paul Fustier en s’appuyant sur des concepts psychanalytiques analyse et met en
évidence les mêmes processus lorsqu’il parle de la tradition qui entoure la conception de
l’aide. Dans l’institution qu’il nomme celle du plein ou du manque à combler,
« l’internat traditionnel, pour répondre à l’idée que l’enfant carencé est « un vide
d’amour » qu’il faut remplir d’amour, met en place une idéologie du dévouement et de
la disponibilité ».17. Ce sont les concepts d’illusion et de dévotion maternelle, de D.
Winnicott, qui se rejouent dans l’institution. L’enfant carencé met l’éducateur à la place
de la mère dévouée et cela fait ressurgir l’illusion de la complétude, d’une relation
privée de manque. Les internats de rééducation dans les années 1950 proposent donc à
l’éducateur de se substituer totalement à la famille.
Ce mécanisme de minorisation de la famille, ces fantasmes de rapt et d’appropriation
s’observent également dans des structures totalement référées à la psychanalyse. C’est
le cas de l’école orthogénique de Chicago créée par B. Bettelheim, les parents y sont
totalement exclus, aucune visite ni téléphone pendant un an, courrier contrôlé et
présence des éducateurs 24 h sur 24. Dans le même ordre d’idée nous pourrions citer les
écrits d’Anna Freud sur l’institution rêvée : « …tes parents ne savent que faire de toi,
avec leur seul recours, tu ne viendras pas à bout de tes scènes et de tes conflits
perpétuels…l’enfant devra alors être éloigné de sa famille et placé dans une institution
appropriée. Il ne redeviendrait analysable que lorsque sous l’influence de la vie
journalière, il se serait attaché à son nouvel entourage, à côté duquel les premiers
16
17
Opcit.Cité par Michel CHAUVIERE. Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy. p. 113/114.
Paul FUSTIER. Les corridors du quotidien. Lyon, Pul, 1996, p. 21.
18
objets de son attachement s’effaceraient peu à peu. »18. Les convergences entre les
conceptions du début du siècle, élaborées essentiellement autour du savoir médical, et
celles d’institutions plus récentes référées à la psychanalyse témoignent de la puissance
du modèle et des valeurs véhiculées autour de la protection et l’accompagnement de
l’enfant. Ce détour par l’histoire montre que la famille, dès l’origine de la protection de
l’enfance, est considérée comme coupable, rivale et son exclusion est la condition de
l’évolution de l’enfant. Le travail éducatif est donc centré sur l’enfant. Nous sommes
dans des logiques de disqualification/substitution, d’exclusion/remplacement.
1.1.4. De la substitution à la suppléance et au maintien du lien :
Jusqu’aux années 1970, l’intervention sociale privilégie la séparation de l’enfant de son
milieu familial. La logique s’inverse lorsque l’on prend conscience des effets délétères
du placement. « A quoi peut bien servir un traitement en milieu spécialisé, envisagé
initialement comme « thérapeutique »et destiné en principe à faciliter l’intégration du
sujet (cf. Reynaud, 1982) lorsqu’on constate au bout du compte une aggravation de ses
troubles, la dégradation de sa situation étant bien souvent liée aux conditions de vie
collective en institution ? ».19 Les travaux de Spitz et Bowlby sur l’hospitalisme et
l’attachement ont mis en évidence les effets nocifs de séjours prolongés de nourrissons
ou d’enfants en collectivité, séparés de leur mère (résignation, dépression, retard de
développement affectif, intellectuel et social). Ces recherches orientées vers la petite
enfance se sont ensuite déplacées à l’ensemble des dispositifs concernés par l’accueil
d’enfants ou adolescents séparés de leur famille. Puisque placer ne suffit plus, émerge
de nouvelles logiques qui consistent à privilégier les interventions en direction des
familles, le maintien du lien (développement des mesures d’A.E.M.O, Assistance
Educative en Milieu Ouvert) et à rechercher autant que possible des alternatives au
placement. S’il y a un doute quant à l’efficacité du modèle de placement pour soigner
ou réduire différents troubles, il y a également des critiques au regard des coûts
engendrés pour la société, d’où la recherche d’autres modes de prises en charge moins
onéreux et plus efficace. C’est ainsi qu’au terme de substitution est préféré celui de
18
Paul FUSTIER. In, Parents/Famille/Institution : Approche groupale d’orientation psychanalytique.
Lyon, Centre de recherche sur les inadaptations, Université Lumière Lyon II, 1997, p. 57/58.
19
Dominique FABLET. Suppléance familiale et interventions socio-éducatives : Analyser les pratiques
des professionnels de l’intervention socio-éducative. Paris, L’Harmattan, 2005, p. 153.
19
suppléance parentale défini par Paul Durning comme « l’action auprès d’un mineur
visant à assurer les tâches d’éducation et d’élevage habituellement effectuées par les
familles, mises en œuvre partiellement ou totalement hors du milieu familial dans une
organisation résidentielle (Durning, 1986. p102) ».20 La substitution renverrait à l’idée
du remplacement, du manque à combler (le professionnel = le parent) alors que la
suppléance familiale propose de différencier la place de l’un et l’autre et d’être
complémentaires. Si cette approche paraît claire et limpide dans sa définition théorique,
elle n’en reste pas moins difficile à mettre en œuvre dans les pratiques professionnelles.
S’il est entendu aujourd’hui que le placement n’exclut plus la famille et ouvre à de
nouvelles pratiques, le flou est maintenu quant à définir le « travail avec les familles »
dans ses fondements et ses modalités.
1.2. La naissance du droit des usagers :
Pour sortir du sens commun et des débats actuels sur la pertinence du maintien du lien
parent/enfant dans le cadre de la protection de l’enfance, nous nous sommes attachés à
connaître les lois qui en fixent les contours. Les relations parents/enfants/institutions
reposent sur des fondements juridiques. En effet, plusieurs textes législatifs
accompagnent l’amélioration du dispositif de protection de l’enfance et définissent
clairement les droits des usagers.
1.2.1. La loi de 1984 sur les droits des usagers :
La loi du 6 janvier 1984 issue des travaux du rapport Bianco-Lamy opère un
retournement par rapport aux conceptions traditionnelles en reconnaissant pour la
première fois les parents comme sujets de droit. La loi énonce un certain nombre de
droits précis au profit des usagers des services de protection de l’enfance et de la
famille :
-
le droit d’être informés sur les conditions et les conséquences d’une intervention
sociale au niveau des prestations familiales et de l’exercice de l’autorité
parentale ;
20
Paul DURNING. In Dominique FABLET. Suppléance familiale et interventions socio-éducatives :
Analyser les pratiques des professionnels de l’intervention socio-éducative. Paris, L’Harmattan, 2005,
p. 57.
20
-
le droit d’être assistés dans les démarches auprès des services par la personne de
leur choix, représentante ou non une association ;
-
le droit d’être associés à toutes les décisions concernant leur enfant en donnant
leur accord écrit et préalable à toute mesure ;
-
le droit de participer aux décisions concernant leur enfant, notamment sur le
choix d’une orientation ;
-
le droit de voir leur situation révisée régulièrement avec des mesures limitées à
un an ;
-
le droit pour l’enfant d’être consulté et associé aux décisions qui le concernent.
1.2.2. Les missions de l’Aide Sociale à l’Enfance :
La loi du 6 janvier 1986 introduit dans le Code de l’action sociale et des familles un
nouvel article qui fixe les missions du service de l’Aide Sociale à l’Enfance :
-
Apporter un soutien matériel, éducatif et psychologique aux enfants et à leurs
familles confrontés à des difficultés sociales susceptibles de compromettre
gravement leur équilibre ;
-
Pourvoir à l’ensemble des besoins des mineurs confiés au service en
collaboration avec la famille ou leur représentant légal ;
-
Organiser dans des lieux où se manifestent des risques d’inadaptation sociale,
des actions collectives visant à prévenir la marginalisation et à faciliter
l’insertion ou la promotion sociale des jeunes et des familles.
1.2.3. La convention internationale des droits de l’enfant :
La convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée par la France le 2 juillet
1990 rappelle dans son préambule que « la famille, unité fondamentale de la société et
milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres, en particulier des
enfants, doit recevoir la protection et l’assistance dont elle a besoin pour pouvoir jouer
pleinement son rôle dans la communauté ». Plusieurs articles reconnaissent à l’enfant et
sa famille le droit d’être protégés et en cas de séparation le droit de participer aux
décisions, de faire connaître leur point de vue et de maintenir des liens familiaux. Le
21
système de protection de l’enfance doit permettre à la fois aux besoins des enfants d’être
couverts et aux libertés individuelles des parents et des enfants d’être respectées.
1.2.4. La convention européenne des droits de l’Homme :
L’article 8 de la convention consacre à toute personne le droit d’être respectée dans sa
vie privée et familiale et précise dans quelles circonstances l’Etat est autorisé à s’ingérer
dans la vie privée. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique qu’à condition
que la mesure prévue par la loi soit nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté
publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des
infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des
droits et libertés d’autrui.
Le texte permet d’éviter les ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans la sphère
familiale et c’est en son nom que la cour européenne des droits de l’Homme est
régulièrement invitée à statuer sur des questions liées au placement d’enfants.
1.2.5. La loi du 2.01.2002 :
Enfin la loi du 2.01.2002, dite loi de rénovation de l’action sociale et médico-sociale
fixe les règles de fonctionnement de tous les établissements et services qui reçoivent les
enfants et familles en difficultés, les personnes handicapées, les personnes âgées et les
personnes en situation de précarité ou d’exclusion. Cette loi affirme la place
prépondérante de la personne dans les institutions, énonce des droits aux bénéficiaires et
à leur entourage en fournissant des outils propres à garantir l’exercice de ces droits. La
loi énonce les droits à la non discrimination, à une prise en charge ou un
accompagnement adapté, à l’information, au principe du libre choix, du consentement
éclairé et de la participation de la personne, à la protection, à la renonciation, à
l’autonomie, au principe de prévention et de soutien, à l’exercice des droits civiques
attribués à la personne accueillie, à la pratique religieuse, au respect de la dignité et de
l’intimité, au respect des liens familiaux. Sur ce dernier point, l’article 6 de la charte des
droits et libertés de la personne accueillie précise que « la prise en charge ou
l’accompagnement doit favoriser le maintien des liens familiaux…Dans le respect du
22
projet d’accueil et d’accompagnement individualisé et du souhait de la personne, la
participation de la famille aux activités de la vie quotidienne est favorisée.»21
L’exercice des droits est garanti par différents documents qui doivent être remis à la
personne accueillie. Le livret d’accueil doit permettre au bénéficiaire de situer les
missions de l’institution, les prestations que l’établissement peut offrir, les modalités de
l’accompagnement. La charte des droits et libertés s’inscrit dans la philosophie des
droits de l’homme et du citoyen et a pour objet de reconnaître les droits de l’usager. Le
règlement de fonctionnement définit les droits de la personne accueillie et les
obligations et devoirs nécessaires au respect des règles de vie collective au sein de
l’établissement. Le contrat de séjour élaboré avec la personne accueillie et ses
représentants légaux fixe les objectifs et la nature de l’accompagnement.
Les grandes orientations de la loi 2002, affirmation et promotion des droits des
bénéficiaires mais aussi obligation pour les établissements de se soumettre à une
procédure d’évaluation et pour les départements d’élaborer un schéma départemental
provoque une avancée démocratique formelle pour les personnes accueillies mais aussi
une obligation éthique pour tout le secteur social.
Depuis plus de vingt ans maintenant, la loi s’attache à protéger l’individu de toute
intervention abusive des autorités publiques dans la sphère privée et reconnaît aux
bénéficiaires des services sociaux des droits fondamentaux. L’application concrète des
dispositions légales suppose que les établissements questionnent le sens et les modalités
de leurs interventions et modifient leur fonctionnement. Pour autant et de nombreux
travaux en témoignent, la loi n’est pas toujours suivie d’effets dans la réalité des
pratiques et elle ne suffit pas à rééquilibrer les rapports de pouvoir entre les familles et
les professionnels.
21
Arrêté du 8 septembre 2003 relative à la charte des droits et libertés de la personne accueillie. In Les
cahiers de l’actif N°330/331 novembre/décembre 2003, p. 98.
23
1.3. Les limites du cadre juridique : De 1980 à 2004, la contribution de différents
rapports à l’analyse des relations parents/enfants/institutions :
La loi même si elle est un maillon essentiel de la reconnaissance des droits de l’usager
ne suffit pas à modifier les pratiques éducatives et plusieurs rapports produits ces vingt
dernières année en témoignent.
1.3.1. : Le rapport Bianco-Lamy, « l’aide à l’enfance demain, contribution à la
réduction des inégalités » :
La loi du 6 janvier 1984 en instaurant un droit pour les usagers joue un rôle décisif
quant à l’évolution des relations entre familles et professionnels. C’est le rapport
Bianco-Lamy qui en est à l’origine. En 1980, il met évidence de graves carences dans le
fonctionnement du système de protection de l’enfance en soulignant l’exclusion dont
sont victimes les parents d’enfants placés au service de l’aide sociale à l’enfance. Il
décrit deux facteurs essentiels qui fondent cette exclusion : les difficultés de la famille
qui ont motivé le placement (pathologie, maltraitance) sont parfois un obstacle à leur
participation mais leur mise à l’écart tient également à la façon dont les parents sont
vécus par les travailleurs sociaux. « on rencontre l’idée plus ou moins diffuse ou
exprimée selon laquelle de « mauvais parents » qui « se sont débarrassés de leurs
enfants » et ont « prouvé leur incapacité à s’en occuper », n’ont « pas à donner leur
avis.» La méfiance dont font l’objet les parents est renforcée selon les termes du
rapport par « les sentiments d’appropriation de la famille d’accueil, de l’établissement
et du service A.S.E.lui même à l’égard des enfants. »22
La loi du 6 juin 1984, dite loi « Dufoix » viendra effectivement reconnaître des droits
aux usagers et encourager leur participation aux décisions qui les concernent.
1.3.2. Le rapport Naves-Cathala, « accueils provisoires et placements d’enfants et
d’adolescents : des décisions qui mettent à l’épreuve le système français de
protection » :
En juin 2000, le ministère de la santé et de la solidarité confie à l’inspection générale
des affaires sociales et l’inspection générale des services judiciaires la mission
22
Rapport présenté par J. L BIANCO et P. LAMY. L’aide sociale à l’enfance demain. Contribution à une
politique de réduction des inégalités. Paris, 1980, p. 126.
24
d’explorer pourquoi et comment sont décidés les accueils provisoires et les placements.
Les conclusions rendues dans le rapport de P. Naves et B. Cathala au sujet des relations
entre familles et institutions font état de nombreuses difficultés. Les familles vivent
l’intervention sociale avec un fort sentiment d’injustice et de violence. Il y a « une
véritable incompréhension des logiques, de celles des familles par les professionnels et
de celles des professionnels par les familles »…, « incompréhension qui se double d’un
sentiment d’impuissance et d’humiliation. »23. Le rapport souligne que dans aucun des
quatre départements retenus pour l’enquête les familles n’ont été interrogés sur leur
perception du système et sa pertinence par rapport aux situations qu’elles avaient
vécues. Les rapporteurs constatent également « que les modalités d’exercice des droits
de visite et d’hébergement des parents étaient plus souvent la conséquence de
l’organisation de l’établissement, de ses locaux, des horaires de travail des personnels,
que des droits des parents. »24
1.3.3 Le rapport Roméo, « l’évolution des relations parents-enfants-professionnels dans
le cadre de la protection de l’enfance » :
En 2001, C. Roméo, directeur de l’enfance et de la famille de la Seine-Saint-Denis,
produit un rapport sur l’évolution des relations parents-enfants-professionnels dans le
cadre de la protection de l’enfance à la demande de la ministre déléguée à la famille, à
l’enfance et aux personnes handicapées. Les objectifs cités dans la lettre de mission sont
clairs : « comment garantir aux parents leur place de responsable et d’éducateur de
leurs enfants dans le cadre d’une séparation, qu’elle soit préconisée par les services
sociaux ou décidée par un juge avec ou sans adhésion des parents ? Quelle place leur
donner durant la durée du placement de leurs enfants ? Comment amener en
établissement ou services de placement familial à concevoir encore plus souvent des
projets éducatifs qui tiennent compte de la place allouée par la loi aux parents ? »25. Ce
rapport pointe des avancées notables : le regard porté par les professionnels sur les
parents s’est modifié et l’idée que l’enfant ou l’adolescent ne peut être aidé en dehors de
23
Rapport présenté par P. NAVES et B. CATHALA. Accueils provisoires et placements d’enfants et
d’adolescents : des décisions qui mettent là l’épreuve le système français de protection de l’enfance et de
la famille. Paris, 2000, p. 46.
24
Ibid. p. 41.
25
Claude ROMEO. L’évolution des relations parents-enfants-professionnels dans le cadre de la protection
de l’enfance. Paris, 2001, p. 10.
25
la prise en compte de sa famille semble être désormais un acquis. En revanche, il est
noté que « bien des progrès restent à accomplir pour pouvoir prétendre réunir
l’ensemble des conditions qui autorisent la mise en place d’un véritable partenariat,
respectant la place de chacun –parents, enfants et professionnels – et ancré dans une
reconnaissance et une compréhension réciproque. »26. Toutes les propositions visent à
reconnaître et conforter la place des parents, « en les associant étroitement à la
réalisation et au réajustement du projet éducatif de leur(s) enfant(s), dans le cadre
d’une démarche co-éducative ; condition sine qua non de l’évolution des relations entre
les familles et les professionnels. »27
Les conclusions et propositions de ce rapport auront sans nul doute alimenté la loi du
2.01.2002 que nous avons présenté précédemment.
1.3.4. Le rapport du défenseur des droits de l’enfant :
Le rapport 2004 de C. Brisset, défenseure des droits de l’enfant est très éloquent en
matière de droit des usagers et des relations entre parents et professionnels. Une enquête
est menée auprès des structures de la protection de l’enfance afin d’avoir une meilleure
connaissance de l’application de la loi du 2.01.2002. Si 54 °/° des personnes ayant
répondu à l’enquête affirment que la loi du 2.01.2002 a une influence sur leur pratique,
46 °/° en revanche indiquent ne pas connaître la loi ou ne pas avoir le temps de la mettre
en place, ou encore ne pas avoir commencé à réfléchir sur ce texte.
D’autre part, les plaintes reçues par l’institution du défenseur des enfants concernent
majoritairement les droits bafoués d’enfants et de familles accompagnées dans le cadre
de la protection de l’enfance. C. Brisset interroge le fonctionnement de ces institutions
en ces termes : « …la routine, la certitude que le cas de l’enfant arrivé aujourd’hui peut
être traité comme celui vu la veille, les idées reçues sur les modes de relation qu’un
enfant doit établir, une vision stéréotypée des attitudes de la famille, peuvent tenir lieu
de fondements de pratiques ».28
26
Ibid. p. 22.
Ibid. p. 41.
28
Rapport de Claire BRISSET. Défenseure du droit de l’enfant. 2004, p. 54.
27
26
Actuellement tous les débats qui entourent le projet de réforme de la loi sur la protection
de l’enfance pose une nouvelle fois la question de l’incompatibilité ou du paradoxe
entre protection de l’enfant et droits des parents. A la suite des drames d’Outreau, de
Drancy ou d’Angers qui mettent en évidence les défaillances ou dysfonctionnements du
système de protection de l’enfance, de nouveaux rapports ministériels ont vu le jour et
des voix se sont élevées pour rappeler ou défendre certains principes. Jean Pierre
Rosenczveig et Claude Roméo en lançant « l’appel des 100 » entendent créer un débat
public autour de la protection de l’enfance en évitant qu’une disposition légale ne
réponde qu’à l’urgence et la médiatisation de certaines affaires. « Il faut déjà réaffirmer
la primauté de l‘autorité et de la protection parentale, la stratégie de soutien aux
parents et non celle de suppléance » nous dit Jean-Pierre Rosenczveig.29 A son tour,
Pierre Verdier pose comme enjeu principal de la réforme, la place laissée aux familles
dans le débat. En rappelant l’origine paternaliste du travail social, la toute puissance des
professionnels qui savent ce qui est bon pour l’autre, il nous met en garde contre l’échec
de tout projet qui exclurait la participation des principaux concernés. « Question
d’éthique : on ne peut travailler à restaurer une parole en méprisant ceux qui la
portent…Question d’efficacité : on ne bâtira rien de bon ni de solide en excluant la
famille…Question de droit : la convention internationale des droits de l’enfant affirma
la mission première des parents et la fonction de l’Etat de les aider dans l’exercice de
cette mission. L’article 371-1 du code civil pose que l’autorité parentale appartient au
père et à la mère. Pas à l’Etat. Pas aux services sociaux. Quant à l’article L. 16-1 du
code de l’action sociale et des familles, il dispose que « l’action sociale et médicosociale repose sur une évaluation continue des besoins et attentes des membres de tous
les groupes sociaux… ». On ne peut savoir ce qu’ils attendent sans le leur
demander ».30
Citons enfin, Catherine Gadot, présidente de l’Association « Le Fil d’Ariane » qui
rassemble des parents d’enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance. Elle souhaite que
l’appel des 100 soit « un coup de pied dans la fourmilière de la protection de
l’enfance…il est indispensable que les parents soient partie prenante d’une réforme à
29
Jean-Pierre ROSENCZWEIG. Ne construisons pas la loi sans débat public. In A.S.H. 9 septembre
2005, N° 2420, p. 44.
30
Pierre VERDIER. Associons les familles au débat sur la protection de l’enfance. In A.S.H. 16
décembre 2005, N° 2434, p. 33.
27
venir…Mais ceux-ci sont aujourd’hui jugés, stigmatisés, disqualifiés, écartés. »31 Le
rapport de l’O.N.E.D. (Observatoire National de l’Enfance en Danger) s’inscrit dans ce
débat en questionnant notamment les positions ou propositions de projets de vie ou
placements à long terme qui font suite à l’ouvrage de Maurice Berger sur l’échec de la
protection de l’enfance. « Une proposition de loi va même jusqu’à faire le choix de
s’appuyer sur une théorie scientifique (de l’attachement) pour justifier ses
préconisations. Il convient de rappeler ici que si, pour les spécialistes de cette théorie
un lien de qualité avec une personne de référence est essentiel au développement de
l’enfant, ceci ne suppose pas une absence de relations avec les parents, sauf lorsque
celles-ci sont particulièrement pathogènes pour l’enfant. »32
Ces différents rapports qui s’étalent sur bientôt trois décennies montrent bien la
complexité des relations entre familles et institutions de protection de l’enfance, la
difficulté majeure pour amener un mouvement de changement et d’évolution qui
s’inscrive dans les pratiques et les limites du cadre législatif. Les parents sont exclus, ils
ont un sentiment d’injustice, d’incompréhension à l’égard des services sociaux, les
mesures sont vécues d’une manière violente. Si les professionnels semblent avoir
quelque peu modifié leurs représentations des familles, leurs pratiques ne s’inscrivent
pas dans une dimension de reconnaissance et de partenariat avec la famille. Le cadre
législatif ne suffit pas à transformer la réalité des pratiques éducatives et
institutionnelles. Tous les rapports cités posent la question de la place des parents, de
leur rôle, de leur responsabilité, de leurs droits et du positionnement des institutions.
« Au regard de la réalité douloureuse et porteuse d’émotions, de nombreux rapports ont
été commandés sur le thème des mineurs. Ils remplissent les placards des ministères, où
leur qualité et pertinence ne les ont pas empêchés de rejoindre leurs prédécesseurs, tout
aussi bons et pertinents…le repli corporatiste, le manque de volonté politique, ont
conduit à des « enterrements » successifs ».33 écrivent M.T. Hermange et L. Rudolph
31
Catherine GADOT. L’amélioration de la prise en charge des mineurs protégés. In R.A.J.S. – JDJ
octobre 2005, N°248, p. 28.
32
ONED. Premier rapport annuel au parlement et au gouvernement de l’observatoire national de
l’enfance en danger. Paris, 2005, p. 28.
33
Ibid. p. 25/26.
28
dans leur rapport sur la sécurité des mineurs remis au Premier ministre et au ministre de
l’Intérieur en mars 2005.
Comment comprendre que la rencontre et la reconnaissance mutuelle soient marquées
d’autant d’impossible, que les rapports familles/professionnels soient sujets à des débats
passionnés et passionnels, toujours porteurs de polémiques ?
Comment comprendre que la participation des parents aux actions des professionnels et
aux décisions concernant leur enfant demeure toujours extrêmement limitée et soumise
au pouvoir des établissements ?
L’association des familles au travail éducatif serait-elle un enjeu de pouvoir entre les
parents et les professionnels ? Un enjeu de pouvoir lié aux places de chacun, le pouvoir
d’expertise et de savoir du professionnel s’impose et domine celui des familles alors que
la loi tente de renverser ce mouvement.
Favoriser la participation, c’est partager le pouvoir. En analysant les conditions
d’exercice du pouvoir des professionnels, nous pouvons sans doute comprendre l’écart
qu’il y a entre la loi et son application, les projets et leur mise en œuvre.
Si nous trouvons de nombreux ouvrages qui abordent la question, du point de vue des
professionnels, force est de constater que très peu d’écrits sont consacrés à l’opinion des
familles et des bénéficiaires de l’action sociale. En dehors des différents rapports
mentionnés au début de ce chapitre, nous avons relevé un seul article portant sur les
représentations que les usagers ont des professionnels. Si le constat est plutôt positif et
fait ressortir une certaine reconnaissance et un respect des bénéficiaires pour le travail
des professionnels, il laisse néanmoins apparaître certaines réserves : « parce qu’elles
les imaginent investis d’un énorme pouvoir, de nombreuse personnes ont souvent des
réactions exagérées à l’égard des travailleurs sociaux …les travailleurs sociaux font
peur et inquiètent. Et à cet égard, la confusion placement aide sociale à l’enfance est
encore très prégnante dans l’esprit de bon nombre d’usagers…Et puis il y a la méfiance
liée au pouvoir de contrôle des travailleurs sociaux .»34.
34
Florence PINAUD. Les usagers jugent les travailleurs sociaux. Entre admiration et méfiance, un
certain respect. In A.S.H., juillet 2001, N°2224.
29
Les rapports remis aux instances politiques entre 1980 et 2004 témoignent de la
difficulté d’application des dispositions légales et d’une évolution lente et limitée dans
les rapports parents/institutions. Le détour par l’histoire permet de comprendre l’origine
des institutions et les fondements idéologiques qui ont parcouru le champ de la
protection de l’enfance : offrir assistance aux plus démunis, les protéger de familles
considérées comme défaillantes, coupables. Le travail éducatif et rééducatif est ainsi
centré sur l’enfant. Les institutions sont en position maternante et se substituent à la
famille. L’approche psychologique et psychanalytique met en évidence un certain
nombre
d’attitudes,
de
fantasmes
qui
sont
à
l’œuvre
dans
la
rencontre
professionnel/famille : sentiment d’appropriation, de rivalité, de minorisation, de
culpabilisation, de pouvoir ou au contraire d’idéalisation de la famille et de ses
compétences.
Nous allons dans le prochain chapitre traiter des fonctions de la famille, des
transformations du modèle familial et des réponses proposées par les politiques sociales
du département de la Savoie pour soutenir l’enfant et sa famille dans le cadre d’un
placement.
30
CHAPITRE 2 : Les transformations du modèle familial et la
réponse sociale :
Dès l’origine de l’éducation spécialisée et tout au long de son histoire, la famille
apparaît comme indissociable de la prise en charge de l’enfant. On ne peut pas penser
l’enfant sans porter un regard sur ses parents. Qu’il s’agisse en effet de la tenir à l’écart,
de la disqualifier, voire parfois de tenter d’annuler les liens de filiation ou de la
considérer comme le socle de la société, d’en valoriser les vertus et le caractère essentiel
dans la construction de l’individu, force est de constater que cette même famille n’est
jamais absente des discours.
Maurice Capul et Michel Lemay rappellent que « les idées et les images relatives à la
famille se modifient également au fil du temps, avec une constance : fût-ce pour la
condamner ou la glorifier, l’ignorer ou la prendre pour modèle, la mettre à l’écart ou
collaborer avec elle, « la famille » a toujours constitué un thème central à forte
connotation passionnelle. »35.
2.1. La famille :
Le mot familia est latin, c’est un dérivé de famulus (serviteur) et a désigné d’abord
l’ensemble des esclaves et des serviteurs vivant sous un même toit, puis la maison tout
entière, maître, d’une part et femme, enfants et serviteurs vivant sous sa domination. Par
extension de sens, familia est arrivé à désigner les agnati (parents paternels) et les
cognati (parents maternels) et à devenir synonyme de gens (communauté formée de
35
Maurice CAPUL et Michel LEMAY. De l’éducation spécialisée. Paris, Erès, 1999, p. 236.
31
tous ceux qui descendent d’un même ancêtre) ; ces diverses unités parentales sont
réunies aujourd’hui sous le terme de famille définit par le petit Robert comme
« l’ensemble des personnes liées entre elles par le mariage et par la filiation ou,
exceptionnellement par l’adoption ».
2.1.1. Les fonctions institutionnelle et affective de la famille :
Les études ethnologiques ont montré que la structure familiale apparaît comme un
phénomène pratiquement universel, présent dans tous les types de sociétés. Claude
Levi-Srrauss en 1956 propose de définir la famille comme « l’union plus ou moins
durable et socialement approuvée d’un homme, d’une femme et de leurs enfants ». C’est
la loi la plus universelle – la prohibition de l’inceste – qui inscrit les groupes sociaux
dans un système d’échange et de communication. L’auteur souligne qu’elle est ellemême « la règle du don par excellence », car elle est « moins une règle qui interdit
d’épouser mère, sœur ou fille qu’une règle qui oblige à donner mère, sœur et fille à
autrui. »36 L’exogamie pousse à établir des relations avec un groupe plus large que le
groupe familial, condition de la préservation et de l’extension de l’espèce humaine.
La sociologie souligne la dimension institutionnelle de la famille. Elle participe en effet
à la constitution et au maintien de la vie en société en «étant l’instance médiatrice
chargée indissolublement de produire les vivants et de les transformer en êtres-pour-lasociété ».37 C’est ce que traduit Pierre Legendre lorsqu’il précise que « produire de la
chair humaine ne suffit pas, encore faut-il l’instituer »38 et c’est à la fonction parentale
qu’il appartient de fonder le sujet humain à vivre conformément à la loi de l’espèce.
Fonder veut dire autoriser l’enfant à vivre en l’introduisant aux catégories de l’identité.
Cela suppose qu’il y ait une différenciation sexuelle, des identifications généalogiques
(qui vont permettre l’apprentissage de l’altérité) et un système institutionnel qui
structure l’enfant. C’est l’exercice de ces fonctions symboliques qui instituent la limite
en fixant les places respectives aux parents et aux enfants, en les référant à ce que P.
Legendre nomme « la place de la loi, le « Au nom de », la place du Tiers qui n’est autre
que le principe du Père dans la société et qui est fondateur de tout système.
36
Encyclopaedia Universalis p746.
Marcel GAUCHET. L’enfant du désir. In Le Débat. Paris, N° 132, novembre/décembre 2004, p. 103.
38
Pierre LEGENDRE. L’inestimable objet de transmission. Paris, Fayard, 1985.
37
32
La famille accueille la dimension sociale et personnelle de l’existence et articule la
sphère privée et publique de l’individu.
Pour la psychologie et la psychanalyse, la famille est au fondement de la construction de
l’individu ou du sujet. Le dictionnaire international de la psychanalyse propose une
conception de la famille centrée sur « les fonctions de chacun de ses membres, les
prescriptions et les interdits qui gouvernent leurs rapports réciproques ayant une
influence sur les complexes, les fantasmes et les instances psychiques ».39 Donald
Woods Winnicott à partir de ses travaux sur les premières relations du nourrisson à sa
mère met l’accent sur l’environnement et sa responsabilité dans la santé psychique du
bébé et introduit le concept de lien. En 1942, il aurait bondi dans une réunion en disant :
« Un bébé, ça n’existe pas » ! précisant plus tard dans un article : « si vous me montrez
un bébé, vous me montrez aussi certainement la personne qui prend soin de lui…le
centre de gravité de l’individu ne naît pas à partir de l’individu. Il se trouve dans
l’ensemble environnement-individu. »40 De la qualité de l’environnement familial et des
premiers liens d’attachement vont dépendre la confiance, l’estime, le sentiment de
sécurité et de continuité de l’enfant, son identité.
C’est à partir de ce concept de lien que nous avons, dans le cadre de cette recherche,
choisi de privilégier l’emploi du terme famille à celui de parent qui semble plus
réducteur. Le terme parent renvoie en effet davantage à un statut, une fonction alors que
la famille se présente comme « une unité symbolique, une représentation, une
abstraction ».41 Les familles concernées par une mesure de placement sont en
difficultés, en souffrance dans leur lien d’attachement. Dès lors les professionnels de la
protection de l’enfance vont s’attacher non pas à traiter la problématique individuelle du
parent mais bien à travailler autour du lien et de la souffrance familiale.
La famille est donc le centre des relations affectives, intimes et en même temps « les
parents sont des supports, des médiateurs, des représentants des réalités du monde de
la nature et des lois qui régissent l’univers culturel de l’humain. »42
39
Alberto EIGUER. Dictionnaire international de la psychanalyse. Paris, Calmann-Levy, 2002, p. 573.
Jan ABRAM. Le langage de Winnicott. Dictionnaire explicatif des termes Winnicottiens. Paris,
Popesco, p. 130.
41
Maurice BERGER. L’échec de la protection de l’enfance. Paris, Dunod, 2003, p. 175.
42
René CLEMENT. Parents en souffrance. Paris, Stock, 1993, p. 189.
40
33
2.1.2. Les mutations de la famille :
Si la famille a pour but d’éduquer les enfants, de subvenir aux besoins physiques et
psychiques de ses membres et de transmettre un héritage de valeurs, de biens, de désirs,
ses fonctions sont indissociables du contexte historique et des valeurs véhiculées par la
société. Cela nous amène à traiter des transformations et de l’évolution de la famille. La
fin du XIXème siècle marque l’apogée d’un modèle familial basé sur le mariage, la
puissance paternelle et une très forte distinction des rôles sexués, homme/femme,
mari/épouse. L’épouse et les enfants sont soumis à l’autorité du père et assujettis à des
places préétablies. Le rôle de la famille est prioritairement d’assurer la stabilité de
l’ordre social, sa pérennité. L’intérêt de la famille prime sur la reconnaissance de
l’individu. C’est au cours des années 1960 que la famille connaît des changements
importants souvent énoncés par des indicateurs « alarmistes » : augmentation des
divorces, diminution des mariages, hausse des familles monoparentales et recomposées
qui soulignent le caractère fragile, incertain, instable de la famille. Le mouvement des
femmes (contraception, travail salarié), le passage de l’autorité paternelle à l’autorité
parentale en 1970, la montée de l’individualisme contribuent à déstabiliser et modifier
l’institution familiale.
L’évolution du rôle de la femme dans la société est en effet un des facteurs de
transformation de la famille. Autrefois soumise au père puis au mari, la femme
demeurait perpétuellement mineure et limitée aux seules fonctions maternelles exercées
dans le cadre du foyer. La lutte pour le droit des femmes (droit de vote, droit à la
contraception et donc au contrôle des naissances, droit au travail) a conduit à un
principe d’égalité entre homme et femme. La femme peut désormais mener une vie
personnelle et professionnelle, hors autorité masculine, et les relations conjugales et
familiales s’en trouveront profondément modifiées.
La loi de 1970 qui abolit la puissance paternelle au profit de l’autorité parentale
constitue également un élément essentiel dans la forme nouvelle que prendra la famille.
Sans remonter jusqu’au droit romain et au pater familias (le père possède un droit de vie
et de mort sur les enfants et petits-enfants de sa lignée), le modèle basé sur l’autorité du
père dominera longtemps, à la fois dans le droit et dans les mœurs. La loi de 1970
institue l’égalité entre les parents et modifie les rôles et places de chacun au sein de la
famille.
34
L’émancipation et la libération de la femme, conjointement à l’évolution du droit de
l’enfant s’accompagnent d’un changement global de la société où l’individualisme ou
l’individualisation des rapports l’emporte sur la notion de groupe et de collectif.
Aujourd’hui tous les individus veulent être reconnus comme des personnes singulières,
uniques, authentiques, le couple se construit sur une exigence de satisfaction,
d’épanouissement et de liberté. L’importance accordée aux individus et aux relations
qu’ils entretiennent se fait au détriment de la logique institutionnelle. La famille
contemporaine n’est donc pas définie en priorité par l’intériorisation et la transmission
de valeurs d’une génération à l’autre mais se donne pour mission d’aider chacun dans
cette longue quête de soi. Dans la mesure où les valeurs poursuivies sont personnelles
avant d’être sociales, il n’y a plus un modèle de famille mais plusieurs. Dans son dernier
ouvrage, Daniel Marcelli, pédopsychiatre analyse les nouvelles trajectoires familiales au
regard de trois types de lien qui constituent toujours les fondements de l’organisation
sociale : le lien d’appartenance, le lien d’alliance et le lien de filiation. Il montre que
l’émiettement des liens d’alliance et d’appartenance positionne le lien de filiation
comme unique pilier de la famille. Le lien d’alliance se fragilise, il ne repose plus sur la
valeur symbolique de l’échange mais sur les affects, la réponse aux besoins et désirs de
chacun. « La désinstitutionalisation du lien conjugal, sa privatisation et sa
contractualisation imposent ainsi aux membres de ce nouveau couple une fantastique
capacité de réflexion, de réévaluation, de négociation, de contrôle de soi, de respect
constant de l’autre… ».43 Le lien d’appartenance quant à lui se raréfie d’autant plus que
la mobilité géographique et la fragilisation des liens ne favorisent pas les contacts avec
la famille élargie et qu’il n’y a plus aujourd’hui d’idées fédératrices, religieuses ou
politiques. C’est en ce sens que le lien de filiation devient selon Daniel Marcelli « le
garant de la permanence et de la continuité du cadre familial…c’est de plus en plus
autour de lui que se définissent les individus ».44 Le lien d’appartenance et au cours des
dernières décennies, le lien d’alliance fondait la famille, faisant primer l’intérêt collectif
au détriment de l’individu, alors qu’aujourd’hui c’est la naissance de l’enfant qui créé
socialement la famille. « En ce début de troisième millénaire, chaque sujet affronte ce
43
Daniel MARCELLI. L’enfant, chef de la famille : L’autorité de l’infantile. Paris, Albin Michel, 2003,
p. 101.
44
Ibid. p. 107.
35
redoutable paradoxe existentiel : l’être humain ne cesse de s’affirmer comme un
individu différent, un sujet unique, propriétaire exclusif de son corps et de ses pensées,
à la conscience de soi exacerbée, mais cette perception même ne fait qu’accroître son
sentiment de vulnérabilité existentielle, de solitude, et son besoin d’inscription dans des
liens sociaux susceptibles de lui donner le sens de son existence. Le lien de filiation, qui
de plus en plus se confond à la réalité de l’engendrement, tend à devenir le support
privilégié sinon exclusif de cette quête de sens ! ».45
La famille désinstitutionnalisée, intimisée qui ne procurent plus à ses membres le
sentiment d’appartenance à une communauté, qui se veut un refuge par rapport aux
contraintes de la vie collective, et non un relais de ces contraintes, apparaît dans le
même temps démunie pour remplir sa mission éducative. Elle sollicite alors
l’intervention de l’autorité publique tout en la contestant pour être supplée dans ses
responsabilités. « Le soutien à la parentalité ne fait que commencer » nous dit Marcel
Gauchet.46 Le famille se doit de remplir cette exigence d’égalité, d’épanouissement et
de réalisation de soi et, c’est peut-être un paradoxe, elle n’a jamais eu autant recours à
des savoirs extérieurs, des compétences « d’experts » ainsi qu’en témoignent la
demande accrue de consultation « psy », le succès d’ouvrages éducatifs et pédagogiques
« mode d’emploi », la création des dispositifs comme les réseaux d’écoute et d’appui à
la parentalité (R.E.A.P.P.) mais aussi la diversité des publics relevant de l’intervention
sociale.
Aujourd’hui nous pouvons en effet accompagner des parents qui occupent une position
sociale tout à fait satisfaisante, dont les ressources identitaires, personnelles et
intellectuelles sont suffisamment bonnes et qui à la suite de difficultés éducatives,
relationnelles avec leur enfant font appel aux services sociaux.
Les mutations de la famille que nous venons de décrire concernent assurément tous les
groupes sociaux. La famille contemporaine a incontestablement gagné en liberté et en
égalité mais les nouveaux modèles familiaux produisent dans le même temps davantage
de fragilisation et d’insécurité. L’intervention des pouvoirs publics sur la sphère privée
45
Ibid. p. 111.
Marcel GAUCHET. L’enfant du désir. In Le Débat. Paris, Gallimard, N°132, novembre/décembre
2007, p. 107.
46
36
s’accroît et interroge notamment le positionnement des travailleurs sociaux qui
reçoivent de l’Etat mandat pour accompagner, soutenir et contrôler les familles.
Notre travail de recherche porte précisément sur la manière dont les professionnels
exercent leur pouvoir sur les familles et la nature de leurs relations.
Nous allons à partir de la réalité du département de la Savoie examiner comment se met
en œuvre l’action sociale en faveur de l’enfant et de sa famille dans le cadre de la
protection de l’enfance.
2.2. La politique d’action sociale en faveur de l’enfant et de sa famille :
Depuis les lois de décentralisation (lois du 22 juillet 1983 et du 6 janvier 1986) le
Conseil Général est légalement en charge des politiques sociales et médico-sociales en
faveur de la population du département.
La mission de l’aide sociale à l’enfance – prévention et protection de l’enfance – relève
désormais de la compétence du Président du Conseil Général. En Savoie, c’est la
Direction de la Vie Sociale qui est chargée de mettre en œuvre les politiques sociales.
Plusieurs services participent aux missions de l’aide sociale à l’enfance : les services
publics départementaux (service social, P.M.I., foyer départemental de l’enfance), les
services judiciaires (parquet, tribunal pour enfants) et les organismes privés associatifs.
Le service de l’aide sociale à l’enfance a notamment pour mission « d’apporter un
soutien matériel, éducatif et psychologique tant aux mineurs et à leur famille ou à tout
détenteur de l’autorité parentale, confrontés à des difficultés risquant de mettre en
danger la santé, la sécurité, la moralité de ces mineurs ou de compromettre gravement
leur éducation ou leur développement physique, affectif, intellectuel et social, qu’aux
mineurs émancipés et majeurs de moins de vingt et un ans confrontés à des difficultés
familiales, sociales et éducatives susceptibles de compromettre gravement leur
équilibre. »47
Les mesures de protection de l’enfance peuvent être décidées selon deux procédures,
administrative ou judiciaire.
47
Loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 relative à la protection de l’enfance. Article L223-1 du Code de
l’Action Sociale et des Familles.
37
La protection administrative intervient toujours à la demande des parents, avec leur
accord écrit. Dans le cadre de ce que l’on appelle « l’accueil provisoire », les mineurs
peuvent être confiés à un établissement, une assistante maternelle ou en accueil de jour.
La protection judiciaire, exercée par les juges des enfants, intervient « si la santé, la
sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions
de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont
gravement compromises » (article 375 du code civil). La loi stipule que le juge doit
s’efforcer de recueillir l’adhésion de la famille à la mesure envisagée mais peut, s’il
l’estime nécessaire, la lui imposer.
Il existe différents types de mesures, des mesures d’investigation (enquête sociale,
Investigation et Orientation Educative, expertise) et ou les mesures éducatives de type
Action éducative en Milieu Ouvert (A.E.M.O) lorsque la priorité est donnée au maintien
de l’enfant dans son milieu familial, mesures de placement chez l’autre parent, un tiers
digne de confiance, un établissement ou une famille d’accueil lorsque la séparation est
motivée, accueils de jour ou séquentiels qui proposent une alternative entre les mesures
traditionnelles de placement et de milieu ouvert.
Le Conseil Général de la Savoie, nous l’avons vu en introduction, met l’accent dans sa
politique publique sur le soutien aux familles, en particulier celles relevant d’une
mesure d’intervention sociale. Demande est faîte à tous les établissements oeuvrant pour
la protection de l’enfance de développer ou de renforcer la participation des parents à la
vie de leur enfant dans l’établissement.
La loi très récente du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance confirme très
clairement cette orientation et conforte le rôle et les droits des parents.
L’article 1er du code de l’action sociale et des familles définit en effet le cadre de la
protection de l’enfance comme un dispositif d’accompagnement qui vise prioritairement
à soutenir les familles, « la protection de l’enfance a pour but de prévenir les difficultés
auxquelles les parents peuvent être confrontés dans l’exercice de leurs responsabilités
éducatives, d’accompagner les familles et d’assurer, le cas échéant, selon des modalités
adaptées à leurs besoins, une prise en charge partielle ou totale des mineurs. »
De plus, la loi stipule que les conseils généraux et les titulaires de l’autorité parentale
devront établir « un document intitulé projet de vie pour l’enfant qui précise les actions
38
qui seront menées auprès de l’enfant, des parents et de son environnement, le rôle des
parents, les objectifs visés et les délais de leur mise en œuvre ».48
Réaffirmer la primauté de la protection parentale, renforcer les droits des parents,
construire avec eux le projet de l’enfant suppose nécessairement de penser ou repenser
la question de leur participation et de la manière dont les professionnels exercent leur
pouvoir.
2.2.1. Le foyer départemental de l’enfance, une structure du département mise au
service de la protection de l’enfance :
Nous exerçons nos fonctions dans une structure publique, le foyer départemental de
l’enfance, rattaché au conseil général de la Savoie, qui a pour spécificité de répondre
aux accueils d’urgence.
Le foyer départemental de l’enfance de Chambéry accueille 28 enfants de quelques
jours à 13 ans répartis sur trois groupes de vie en fonction de l’âge de chacun.
Il compte également 35 places en milieu ouvert, structure S.A.S.E.P. (Service d’Actions
Sociales et Educatives de Proximité). « L’escale » s’adresse aux enfants de 3 à 10 ans et
« Diapason » aux jeunes de 11 à 15 ans et leurs familles.
Les missions du foyer s’orientent autour de l’accueil d’urgence de tout enfant en
difficulté, à la demande des parents, des services sociaux, du parquet ou du juge des
enfants. A la suite d’un travail d’observation qui porte sur la situation de l’enfant et de
sa famille (dimension psycho-affective, cognitive, instrumentale et sociale) une
orientation est proposée, soit un retour en famille, un placement en famille d’accueil ou
en établissement spécialisé.
Contrairement aux maisons d’enfants à caractère social, les accueils au foyer de
l’enfance sont de courtes durées, limités majoritairement à l’année scolaire et peuvent
intervenir en urgence c’est-à-dire sans aucun travail préalable avec la famille. La
séparation est vécue de manière d’autant plus violente et c’est dans un contexte
fortement marqué par la souffrance et l’émotion que la relation parents/professionnels
va s’instaurer.
48
Loi n°2007 -293 du 5 mars 2007 relative à la protection de l’enfance. Article L. 223-1 alinéa 5 du Code
de l’Action Sociale et des Familles.
39
2.2.2. Les enjeux et les modalités de la participation des parents :
Le contexte juridique –lois sur l’autorité parentale, lois en faveur des bénéficiaires, loi
de réforme de la protection de l’enfance – les projets d’établissements, font de la
participation des parents un axe prioritaire des missions de protection de l’enfance.
Participer peut recouvrir deux sens différents, avoir part au sens de cautionner le
pouvoir en place ou prendre part c’est-à-dire s’inscrire dans un rapport de force qui
conduira au partage du pouvoir.
La participation des parents aux actions et décisions des professionnels interroge
nécessairement les positions d’autorité et de pouvoir de chacun des acteurs.
Précisons ce que recouvre la notion de participation et son champ d’application dans les
pratiques éducatives.
« Quels que soient nos penchants égoïstes, nos intérêts séparés, la participation vise en
dernière analyse à satisfaire chez les individus cette nécessité de décider et d’agir de
concert que l’on peut retarder mais non supprimer ».49 La participation en mettant au
grand jour les opinions, les désirs, les dissonances occasionne un semblant de désordre
et de discorde. Serge Moscovici met en garde contre ce qu’il appelle la participation
normalisée qui consiste à fixer l’accès des membres du groupe à la discussion par voie
hiérarchique, à taire les différences et limiter le conflit. Le risque est d’autant plus grand
lorsque les acteurs n’ont pas le même statut, la même compétence ; ceux qui sont en
position inférieure redouteront d’énoncer leurs opinions si elles sont opposées à ceux
qui détiennent un certain pouvoir. Yann Le Bossé dans un article intitulé : « maximiser
la participation des parents au sein des initiatives communautaires : vers une nécessaire
négociation des enjeux mutuels » souligne également les limites d’une approche
consumériste de la participation qui ne serait que la simple validation a posteriori des
décisions des professionnels. Il précise que la condition la plus essentielle pour obtenir
la participation des parents consiste à négocier avec eux les modalités de leurs
contributions.
Nous souscrivons pleinement à cette idée que « Participer n’a de sens que si la pluralité
des membres du groupe est respectée, la liberté d’agir et de parler garantie…oui le mot
49
Serge MOSCOVICI et Willem DOISE. Dissensions et consensus. Paris, PUF, 1992, p. 78.
40
galvaudé de participation désigne bien cette relation élémentaire et immédiate dans
laquelle on passe d’un état de passivité à un état d’activité ».50
Nous avons ainsi repéré dans le champ des pratiques professionnelles quelles instances
de travail pouvaient faire l’objet d’une participation des familles aux actions des
professionnels. Nous distinguons le temps qui précède le placement, la procédure
d’accueil, le temps de l’accompagnement et la question de l’orientation.
Avant le placement, comment les parents prennent part aux décisions ? Sont-ils
consultés, associés à la démarche d’évaluation ou soumis aux réflexions et décisions des
professionnels ?
Au moment de l’admission, sont-ils informés, présents, invités à participer à l’accueil ?
En cours de placement, un projet pour l’enfant est-il élaboré avec les parents ?
Comment le sens qu’ils donnent à leurs difficultés, aux motifs de l’intervention, leurs
attentes, leurs ressources, leurs propositions sont pris en compte par les professionnels
pour définir les orientations et les objectifs de la mesure ?
Comment sont-ils sollicités pour contribuer au suivi médical, scolaire de leur enfant ?
Quelle place ont-ils dans les écrits des professionnels ?
Quelle part occupent-ils dans le projet d’orientation de leur enfant ?
Autant d’instances potentiellement participatives qui nous renseignent sur la mise à
l’écart ou l’implication des parents et le rapport de pouvoir parents/professionnels, la
participation entendue dans « son sens originel de partage du pouvoir par les
administrés ».51
La structure familiale s’est considérablement transformée en un demi siècle tant dans
son organisation que dans ses modes relationnels. Le patriarcat a laissé la place à
l’autorité parentale conjointe, la femme devient l’égale de l’homme, le lien d’alliance se
fragilise, c’est le lien de filiation qui fonde désormais la famille, l’intérêt individuel
avec cette exigence d’épanouissement et de bonheur absolu, prime sur l’intérêt collectif.
Même s’il faut rappeler que très peu d’enfants ne sont pas élevés avec au moins l’un des
deux parents, la famille « moderne » se fragilise et sollicite de plus en plus la
50
Opcit. Serge MOSCOVICI et Willem DOISE. Dissensions et consensus. p. 74/77.
Jacques DONZELOT. De la consultation à l’implication. In, Informations sociales, Participer : le
concept, Paris, 1995, N°43, p. 29.
51
41
collectivité publique (éducation nationale, médecine, services éducatifs) pour être
soutenue dans ses responsabilités parentales.
Les politiques sociales ont œuvré pour soutenir et renforcer la fonction parentale en
faisant de la participation du bénéficiaire le point central des actions mises en œuvre.
Nous avons choisi d’utiliser les concepts de pouvoir, d’autorité et de négociation pour
analyser la nature des relations parents/professionnels et l’implication des familles dans
les établissements de protection de l’enfance.
En effet, si les parents participent, prennent part, s’inscrivent dans un rapport de
pouvoir, le pouvoir exercé par les professionnels se trouve de fait menacé, discuté,
partagé.
42
CHAPITRE 3 : Les concepts de pouvoir, d’autorité et de
négociation.
La question centrale contient donc deux réalités ; d’une part les dispositions légales qui
exigent que les familles soient informées et associées à toutes les décisions qui
concernent leur enfant, qu’elles soient soutenues et protégées pour exercer pleinement
leurs rôles. Le discours des acteurs institutionnels de la protection de l’enfance (projet
de schéma départemental, volonté de l’institution et orientation du projet institutionnel)
valorise également la reconnaissance et la prise en compte des familles dans le
développement et la construction de l’enfant. En revanche, leurs pratiques laissent
apparaître des difficultés certaines dans la rencontre avec les familles et le respect de
leurs droits.
Pour comprendre cet écart et la nature des relations entre les familles et les
professionnels, nous avons orienté notre hypothèse vers le concept de pouvoir. En effet,
si les familles participent, au sens de prendre part, passer du statut de passivité à celui
d’activité, si elles sont informées, associées, sollicitées pour toutes les décisions
concernant leur enfant, elles obtiennent et exercent de fait un pouvoir dans la situation
de placement. La loi le prévoit et l’impose et pour autant les pratiques éducatives
continuent de limiter, voire d’empêcher, la participation des parents à la vie de leur
enfant dans l’établissement. Reconnaître un pouvoir aux familles c’est reconnaître dans
le même temps des limites à son propre pouvoir, c’est accepter d’être contestés, c’est se
confronter, s’opposer, argumenter ses positions et c’est autour de ces différentes
questions que nous avons situé l’enjeu des relations familles/professionnels.
43
3.1. Le concept de pouvoir :
Le pouvoir est un concept difficile à explorer parce qu’il irradie de multiples champs,
politique, sociologique, psychanalytique et désigne une multitude de réalités : pouvoir
sur les hommes, pouvoir sur soi, pouvoir sur la nature, pouvoir de l’Etat, pouvoir des
organisations, des classes, des élites. Notre recherche concernera essentiellement la
structure relationnelle du pouvoir, c’est-à-dire les jeux et stratégies qui lient les
individus entre eux et les modalités d’exercice du pouvoir des professionnels.
3.1.1. Le pouvoir comme mode de relation stratégique :
Nous trouvons au sein de la vie sociale, un ensemble de faits de pouvoir. En effet, dans
tous les groupes sociaux tels que la famille, l’école, la collectivité, les communautés
religieuses ou politiques, certains individus exercent un pouvoir sur les autres. Cette
conception du pouvoir définie comme un ensemble de pratiques, de rapport et de
relation appartient aux thèses proposées par Michel Foucault : « par pouvoir, il me
semble qu’il faut comprendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont
immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur organisation. »52 Le
philosophe identifie du pouvoir partout, dans toute forme de relation et détache son
approche du schéma mécanique de la domination. Le pouvoir ne se résume pas à
l’assujettissement des citoyens aux institutions ou appareils d’Etat, à un système de
domination exercé par un individu ou un groupe sur un autre. Il se manifeste dans la vie
quotidienne, entre homme et femme, dans la famille, à l’école, entre un patient et son
médecin et il se construit à partir de volontés individuelles et institutionnelles. C’est
ainsi que pour Michel Foucault : « Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe
tout, c’est qu’il vient de partout … le pouvoir ce n’est pas une institution et ce n’est pas
une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le
nom que l’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée »53 Le
pouvoir n’est pas conçu comme une propriété mais comme une stratégie liée à des
dispositions, des tactiques, des fonctionnements. Il s’intéresse dans ses travaux autour
de l’institution psychiatrique non pas à comprendre ce qui se passe dans la tête du
52
Michel FOUCAULT. Le pouvoir est stratégie et non substance. In, Le pouvoir : Textes choisis et
présentés par Céline SPECTOR, Paris, Flammarion, 1997, p. 70.
53
Ibid. p. 71.
44
malade ou dans celle du médecin mais bien le rapport qui s’établit entre eux, un rapport
qu’il qualifie de très étrange, de lutte d’affrontement et d’agressivité. Il conceptualise
alors le pouvoir comme un jeu de relations entre individus dont la stratégie serait le
paradigme. La stratégie désigne les moyens employés pour parvenir à une fin, la
manière dont un individu essaie d’avoir prise sur l’autre et l’ensemble des tactiques
utilisées dans un affrontement pour priver l’autre de ses moyens de combat.
Le concept de stratégie offre l’intérêt de ne pas chercher la rationalité dans les
comportements parfois ambigus, incohérents, changeants des acteurs mais bien de les
expliquer au regard d’une finalité et d’objectifs fixés. Une relation stratégique n’est
donc ni consciente, ni purement intentionnelle et s’analyse à partir du contexte
organisationnel et du vécu de l’acteur.
Vincent de Gaulejac propose également d’utiliser le concept de stratégie pour sortir
d’une vision binaire qui oppose sociologie des systèmes (l’exclu est victime de la
société) et sociologie des acteurs (l’individu est responsable de son parcours
d’exclusion). Plutôt que de discuter qui de la société ou de l’individu est le plus
responsable de la désinsertion, il analyse leur interrelation, l’impact de certaines
réactions sur le type de réponses adoptées. C’est ainsi qu’il situe la notion de stratégie
« à l’articulation du système social et de l’individu, du social et du psychologique ».54
Le pouvoir se caractérise par la résistance, il n’y a pas de pouvoir sans lutte, sans
insoumission. Dans les relations de pouvoir nous dit Michel Foucault « le plus
important, c’est évidemment le rapport entre relation de pouvoir et stratégies
d’affrontement ».55 S’il était besoin de valoriser l’affrontement, nous pourrions citer
Alain Touraine : « c’est le geste de refus, de résistance, qui crée le sujet ».56
Dans ses derniers textes, Michel Foucault propose de définir la relation de pouvoir
comme : « un mode d’action qui n’agit pas directement ou immédiatement sur les
autres, mais qui agit sur leur action propre. Une action sur l’action, sur des actions
éventuelles ou actuelles, futures ou présentes ».57 Cette perspective plus élargie renvoie
à la notion de gouvernement entendue dans la signification qu’il avait au XVIème siècle
54
Léonetti TABOADA et Vincent de GAULEJAC. La lutte des places. Paris, Desclée de Bronwer, 1994,
p. 184.
55
Michel FOUCAULT. Le sujet et le pouvoir. In, Dits et Ecrits II, Paris, Gallimard, 2001, p.1061.
56
Alain TOURAINE. In Léonetti TABOADA et Vincent de GAULEJAC. La lutte des places. Paris,
Desclée de Bronwer, 1994p. 226.
57
Opcit. Michel FOUCAULT. Le sujet et le pouvoir. p. 1055.
45
et qui désigne non seulement les structures politiques et étatiques mais aussi les modes
d’action plus ou moins réfléchis et calculés, tous destinés à diriger la conduite
d’individus ou de groupes : gouvernement des enfants, des familles, des communautés,
des âmes… En défendant l’idée que le pouvoir n’existe pas mais qu’il n’y a que des
archipels de pouvoirs (l’école, la famille, l’institution…) Michel Foucault met en
évidence le caractère relationnel des rapports de pouvoir. Il ne s’intéresse pas à
l’essence du pouvoir mais à son exercice.
Nous retiendrons des thèses de Michel Foucault que :
-
Le pouvoir n’est pas une structure binaire avec d’un côté les dominants de
l’autre les dominés.
-
Le pouvoir est un jeu de relations entre individus et répond à des stratégies.
-
Le pouvoir s’exerce en acte jamais sans visée ou objectif.
-
Le pouvoir n’existe pas sans résistances.
3.1.2. Le pouvoir et la violence :
Hannah Arendt va rompre avec la tradition philosophique qui confond pouvoir et
violence en s’attachant à définir et distinguer les termes autorité, pouvoir, puissance et
domination.
« Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir de façon concertée ».58 Le
pouvoir se comprend alors comme une concertation, une communication, une
interaction avec autrui. La violence se distingue par son caractère instrumental, elle se
manifeste lorsque le pouvoir est menacé et a pour but d’augmenter la puissance
naturelle. Si la violence est répressive, le pouvoir au contraire détermine, oriente,
influence, incite, induit ou gouverne les conduites. Hannah Arendt soulève la confusion
sémantique qui règne entre ces différents termes en indiquant cependant qu’il est
extrêmement rare de les trouver séparés les uns des autres.
La confusion tient essentiellement à ce que la violence, sans être le pouvoir lui-même,
peut être un moyen très visible d’en avoir et de l’exercer. « Pouvoir, puissance, force,
autorité, violence ce ne sont là que des mots indicateurs des moyens que l’homme utilise
afin de dominer l’homme ; on les tient pour synonymes du fait qu’ils ont la même
58
Hannah ARENDT. Du mensonge à la violence. In, Le pouvoir, Textes choisis par Céline SPECTOR,
Paris, Flammarion, 1997, p.65.
46
fonction. »59 La violence joue effectivement un rôle fondateur et permanent dans le sens
où elle constitue souvent le moyen nécessaire de l’acquisition et de la conservation du
pouvoir. Contrairement à Max Weber qui voit dans la domination l’essence du pouvoir,
l’Etat comme « le monopole de la violence physique légitime »60 , Hannah Arendt met
l’accent sur le caractère créatif, dynamique du pouvoir, sur l’autonomie et la marge de
manoeuvre dont dispose les acteurs au sein des relations de pouvoir.
3.1.3. Le pouvoir comme relation d’échange et de coopération :
A la suite d’Hannah Arendt et de Michel Foucault, Michel Crozier et Ehrard Friedberg,
à leur tour, mettent l’accent sur la nature relationnelle du pouvoir. « Dans tout champ
d’action, le pouvoir peut se définir comme l’échange déséquilibré de possibilités
d’action, c’est-à-dire de comportements entre un ensemble d’acteurs individuels et/ou
collectifs »61 Le pouvoir désigne alors une action organisée au sens où il introduit un
changement, une perspective d’innovation. Les auteurs précisent « Agir sur autrui, c’est
entrer en relation avec lui ; et c’est dans cette relation que se développe le pouvoir
d’une personne A sur une
personne B »62. Cette définition introduit la notion de
coopération et d’échange dans la relation de pouvoir. C’est pour obtenir la coopération
d’autres personnes en vue d’un but, d’un projet commun que j’entre dans une relation
de pouvoir. Le pouvoir comme processus d’échange et de négociation. C’est parce qu’il
y a des intérêts communs sans être toutefois convergents qu’il y a interdépendance,
déséquilibre, affrontements, conflits et processus de négociation. Erhard Friederg nous
propose d’utiliser le mécanisme du jeu pour décrire la nature de la relation d’échange :
« le jeu constitue la figure fondamentale de la coopération humaine, la seule qui
permette de concilier l’idée de contrainte et celle de liberté, l’idée de conflit, de
concurrence et de coopération, la seule aussi à mettre d’emblée l’accent sur le
caractère collectif et le substrat relationnel du construit de la coopération ».63 La
coopération suppose que chaque acteur conserve et développe une marge de liberté et
59
Ibid. p. 65.
Max WEBER. Le savant et le politique. In, Le pouvoir, Textes choisis par Céline SPECTOR, Paris,
Flammarion, 1997, p. 152.
61
Erhard FRIEDBERG. Le pouvoir et la règle : Dynamiques de l’action organisée. Paris, Seuil, 1993,
p. 113.
62
Michel CROZIER et Ehrard FRIEDBERG. L’acteur et le système. Paris, Seuil, 1977, p. 65.
63
Ibid. p. 131.
60
47
d’autonomie, c’est-à-dire puisse ne pas faire ce qui est attendu de lui ou le faire
différemment. Cependant les règles du jeu, qu’elles soient spontanées ou organisées,
induisent toujours des inégalités, des positions de force et de faiblesse et un bilan qui
n’est pas nécessairement positif pour tous les participants. Domination, violence,
puissance, chantage, persuasion, séduction, manipulation sont autant de moyens
d’actions et d’exercice du pouvoir.
3.1.4. Le pouvoir et la domination : les médiations du pouvoir :
Pouvoir et domination ne sont pas semblables mais entretiennent des rapports très
étroits. Par peur de devenir libre pour Kant, par identification au tyran pour La Boétie,
pour conjurer l’angoisse de mort pour Hegel, par croyance d’amour pour Legendre ou
parce que le petit d’homme naît inachevé et dépendant de son environnement, l’individu
porte en lui le désir de commandement et de soumission. Le couple dominant/dominé
s’impose dans toute structure relationnelle, couple, parent/enfant, maître/élève…La
domination – qui vient de dominus, le maître et de dominare, exercer la souveraineté –
renvoie aux rapports d’ordre et d’acceptation, de maîtrise et de servitude et apparaît
comme une condition nécessaire du pouvoir. « La domination nourrit le pouvoir »
64
nous dit Jacqueline Russ, en ce sens qu’elle représente la situation du maître par rapport
à ceux qui obéissent, l’ascendant de l’un sur l’autre. Erhard Friedberg ajoute : « la
domination est une propriété structurelle de la relation de pouvoir qui reflète
l’asymétrie fondamentale des ressources sur lesquelles les acteurs peuvent s’appuyer
dans leurs tractations les uns avec les autres ».65
Jacqueline Russ nous propose une classification des différents modes de pouvoir. Elle
parle des « modes agressifs » ceux qui font appel à la violence, la force, la puissance et
qui utilisent généralement la sanction, la soumission, la crainte et l’obéissance et des
« modes doux » qui privilégient au contraire l’usage de l’autorité et qui exclut la
contrainte. Ces différentes stratégies que l’on observe dans tout système relationnel
visent à imposer une volonté, un jugement, une décision en limitant autant que possible
les résistances ou contre pouvoir.
64
65
Jacqueline RUSS. Les théories du pouvoir. Paris, Livre de Poche, 1994, p. 28.
Opcit. Erhard FRIEDBERG. Le pouvoir et la règle : Dynamiques de l’action organisée. p. 250.
48
Il apparaît que ce n’est pas le pouvoir en tant que tel qui est toxique ou destructeur mais
bien la nature et les conditions de son exercice. Le pouvoir se confond souvent avec
l’abus de pouvoir et cela explique l’image négative du pouvoir dans nos sociétés.
3.2. Le concept d’autorité :
En tant que mode d’exercice du pouvoir excluant la contrainte, il est intéressant dans le
cadre de notre recherche de développer le concept d’autorité.
3.2.1. Les définitions sociologiques, philosophiques et l’évolution du concept :
Le grand dictionnaire de la psychologie, Larousse, propose de définir l’autorité dans le
champ de la psychologie sociale et de la sociologie comme : « un concept définissant la
capacité d’un individu, occupant une position hiérarchique ou possédant une
compétence reconnue à l’intérieur d’une organisation, d’obtenir de la part de ses
collaborateurs et de ses subordonnés une conformité aux normes édictées et une
obéissance aux ordres, sans avoir à utiliser de violence mais avec le seul système de
sanctions positives ou négatives prévues par l’organisation ».
En sociologie, c’est Max Weber qui le premier a distingué trois formes d’autorité :
- Une autorité traditionnelle fondée sur la croyance et le respect de l'ordre établi. C'est
le modèle des monarchies de droit divin. C'est un système de valeurs qui a son
fondement dans la foi que les Hommes ont en Dieu. La croyance est la raison de la
soumission à l'autorité.
- La domination charismatique fondée sur les caractéristiques et le phénomène
psychologique du leader (c’est le prestige de celui qui parle le plus fort, qui se montre le
plus confiant, le plus savant). Le leader cristallise et réalise les aspirations du groupe qui
se reconnaît, dans ses revendications, ses qualités.
- L'autorité rationnelle légale qui repose sur une fonction officielle et stable, des
compétences attestées par des diplômes et de l’expérience professionnelle, des règles
des lois et règlements connus de tous. Dans une société technocratique, la compétence
est le fondement de l'autorité. Il s’agit d’une autorité experte où la fonction est
fortement professionnalisée (médecins, juristes, professeurs) et représente la totalisation
du savoir. Cela suppose de la part des acteurs subordonnés, un statut de non savoir ou de
49
connaissances partielles. Selon Max Weber, c’est la légitimité qui permettra de
distinguer autorité et pouvoir.
Hannah Arendt pose comme préalable dans son analyse du concept d’autorité la
distinction entre pouvoir et autorité. Elle nous propose de revenir à Platon pour
comprendre l’origine de ce concept. C’est parce que ni la persuasion, ni la force ne
permettent de gouverner les hommes et de gérer les affaires publiques que Platon
cherchera un autre moyen de contrainte et de domination qui exclut la violence. Il
s’appuie alors sur des modèles relationnels très répandus comme ceux du berger à son
troupeau, du maître à l’esclave ou du médecin à son malade. C’est l’inégalité naturelle
et flagrante, la soumission de l’un au savoir de l’autre qui fonde l’autorité et la
domination, sans prise de pouvoir et sans violence. Hannah Arendt se fonde sur l’idée
Platonicienne lorsqu’elle définit l’autorité d’abord comme un lien excluant la contrainte,
la force ou la persuasion : « la relation autoritaire entre celui qui commande et celui qui
obéit ne repose ni sur une raison commune ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce
qu’ils ont en commun, c’est la hiérarchie elle-même, dont chacun reconnaît la justesse
et la légitimité, et où tous les deux ont d’avance leur place fixée. »66 L’autorité repose
non sur la soumission mais sur la reconnaissance et la légitimité.
L’étymologie du mot autorité nous renseigne sur le sens de ce concept. Hannah Arendt
rappelle qu’il est apparu au cœur de la politique romaine. « Le mot auctoritas dérive du
verbe augere, « augmenter, et ce que l’autorité ou ceux qui commandent augmentent
constamment : c’est la fondation ».67 Le mot auctor signifie auteur, entendu comme
constructeur, fondateur, créateur. Les hommes dotés d’autorité la reçoivent des ancêtres,
ceux qui ont posé les fondations et c’est ainsi que l’autorité repose sur le passé, la
tradition et renvoie à « un avant d’avant le temps ».68
Myriam Revault d’Allones s’appuie sur la temporalité et les trois éléments qui fondent
la relation d’autorité (reconnaissance, légitimité et précédence) pour analyser les
facteurs de crise de l’autorité. « La reconnaissance vient en lieu et place de la
soumission ou de l’obéissance…elle institue une forme d’obéissance où les hommes
conservent leur liberté. La légitimité tient à une certaine « supériorité », à la
66
Hannah ARENDT. La crise de la culture. Paris, Gallimard, 1989, p.123.
Ibid. p. 160.
68
Myriam REVAULT D’ALLONNES. De l’autorité à l’institution : la durée publique. In, Esprit. Paris,
août septembre 2004, p. 49.
67
50
prééminence de son détenteur. Quant à la précédence (ce qui nous « devance »), elle
fait signe vers un « déjà-là ». ».69 Selon l’auteure, le fil de la tradition est rompu, ni le
passé, ni l’avenir ne font sens, la société moderne construite sur le mode de l’autoaffirmation confronte les humains au vide de la fondation et des valeurs, l’autorité ne
tire plus sa force du passé, de la tradition et de la transmission et c’est en cela que la
crise de l’autorité est crise de la temporalité.
Jean De Munck, dans un article intitulé « les métamorphoses de l’autorité » défend
également l’idée d’un renversement spectaculaire du modèle d’autorité. Nous ne
sommes plus dans un modèle rationnel légal ou formel mais dans ce qu’il propose de
nommer modèle rationnel négocié ; d’autres l’appellent autorité horizontale. Il ne s’agit
plus de dévaloriser ou d’ignorer le savoir des subordonnés mais au contraire de
s’appuyer sur leurs potentialités. « Il ne s’agit plus de fixer ex ante ce qu’il convient de
faire, mais de déterminer les limites du négociable (c’est-à-dire les principes, les
objectifs, les références que doit respecter une négociation)» nous dit cet auteur70. Il
nous invite à distinguer deux modèles d’autorité : la régulation de contrôle définie
comme une injonction verticale, hiérarchique, un commandement encadré par une
norme, une loi et la régulation autonome qui désigne au contraire un rapport horizontal
dans lequel les individus vont chercher à réguler leurs actions dans un but commun.
L’autorité négociée, contractuelle satisfait peut-être les conditions de la reconnaissance
mutuelle mais ne garantit pas pour autant l’égalité des partenaires en interaction. Cela
nous amène à réfléchir aux rapports familles/professionnels à partir des notions de
dissymétrie et d’égalité et nous y reviendrons au cours de la recherche. Les parents et
les professionnels doivent-ils devenir égaux ou au contraire travailler à l’énoncé ce qui
les différencie ?
A partir de Max Weber et d’Hannah Arendt, nous retiendrons que l’autorité est liée à un
ordre hiérarchique légitime et qu’elle n’est ni contrainte, ni force, ni violence. A la
faveur de l’évolution globale de la société et des rapports humains, l’autorité s’est
transformée au point de n’être plus une relation dissymétrique ou hiérarchique mais au
69
Ibid. p. 47.
Jean DE MUNCK. Les métamorphoses de l’autorité. In, Autrement, Quelle autorité ? Une figure à
géométrie variable. Paris, Collection mutations, 2000, N°198, p. 33.
70
51
contraire une relation de reconnaissance, respect et réciprocité. Pour autant, l’autorité
repose toujours sur l’idée de compétence, de statut et de prestige.
De par sa fonction et la délégation qu’il reçoit des instances judiciaires ou
administratives, le professionnel est effectivement en position d’autorité par rapport aux
familles. Il est investit d’une mission de protection à l’égard de l’enfant, détenteur d’une
compétence et d’un supposé savoir quand la famille au contraire est souvent désignée
par ses manques ou défaillances.
Un court exemple servira à étayer notre propos. Sonia est confiée au foyer
départemental de l’enfance de Chambéry, sur ordonnance du juge des enfants depuis
quelques mois. Ses parents sont séparés, sa mère dispose d’un droit de visite et son père
d’un droit d’hébergement un week-end sur deux. A la faveur des vacances d’été,
l’équipe éducative organise une semaine en gîte pour cet enfant, le départ étant
programmé sur le temps de week-end du père. Lorsqu’il en est informé par courrier,
Monsieur F. déverse au téléphone sa colère, son opposition et agressivité à l’égard de
l’institution et menace d’une tentative de suicide s’il ne peut pas voir sa fille. Pour
l’éducateur dont nous avons recueilli le discours, ce père est un malade mental qui
réagit de manière totalement disproportionnée par rapport à la situation, pour preuve
cette idée de suicide. Sans entrer dans un débat autour de la pathologie mentale, notons
seulement que cet homme ne rentre pas dans cette catégorie même s’il adopte un
fonctionnement relationnel particulier. Dans cette situation, l’action du professionnel
vise plutôt à réduire la marge de manœuvre du parent qui conteste légitiment l’abus de
pouvoir de l’établissement au nom de sa propre autorité et de ses droits.
C’est autour de l’organisation des vacances que Bernard Vallerie a élaboré sa thèse de
Doctorat en Sciences de l’Education, « un acte éducatif apparemment de faible
portée…mais nous mettons en évidence que même les actes paraissant mineurs dans le
cadre d’une mesure de suppléance familiale sont susceptibles de contribuer à
l’amélioration des relations familiales, d’aider les parents à reprendre une place
auprès de leur enfant et inversement ».71
71
Bernard VALLERIE. La prise d’une décision comme moment éducatif. Adolescents en situation de
difficulté, suppléance familiale en accueil résidentiel et pouvoir d’agir. Thèse de Doctorat en Sciences de
l’Education présentée en septembre 2000, I.S.P.E.F., Lyon II, p. 15.
52
C’est effectivement en analysant les pratiques éducatives, les faits du quotidien, au
regard des discours des parents et des professionnels, que nous avons exploré les modes
d’exercice du pouvoir. Avant de présenter notre démarche d’enquête, nous allons
préciser ce que recouvre l’autorité parentale, en terme juridique, et les limites que lui
impose une mesure d’assistance éducative.
3.2.2. L’approche juridique du concept d’autorité :
Sauf dispositions particulières, l’autorité parentale est maintenue lorsqu’un enfant est
confié aux services de protection de l’enfance. L’autorité des parents est donc fondée
juridiquement et nous allons en définir les contenus.
Rappelons brièvement que pendant deux siècles, le code civil et le droit de la famille
reste dominés par la puissance paternelle qui donne au père droit de vie ou de mort,
droit de liberté ou d’enfermement sur ses enfants. Dans la deuxième moitié du XXème
siècle, un droit en faveur des enfants s’est déployé progressivement, droit de protection
limitant la puissance paternelle, parallèlement à l’évolution de la famille et des rapports
mari/épouse, homme/femme. En 1970, la notion de puissance paternelle cède la place à
l’autorité parentale qui pose, dans un principe d’égalité et de parité, un droit partagé
entre le père et la mère et un droit affirmé du respect de l’enfant. C’est un texte
fondateur dans le sens où il permet de passer d’un droit de l’adulte à un droit de
l’enfant.
La loi du 4 mars 2002 dans l’Art. 371-1 du Code Civil définit l’autorité parentale
comme « un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant.
Elle appartient aux père et mère jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour
le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et
permettre son développement dans le respect dû à sa personne. Les parents associent
l’enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité ».
L’autorité parentale est donc définie comme une fonction - non comme un pouvoirqui résulte de la place respective des parents et des enfants dans la famille. C’est un
droit fonction dans le sens où il n’a d’autre finalité que l’intérêt de l’enfant. C’est
toujours les droits et la protection de l’enfant qui sont inscrits au centre de la loi.
Il est intéressant de noter que le droit de garde et de surveillance mentionnés dans la loi
de 1970 n’apparaît plus ce qui fait dire à certains auteurs que « le législateur a été
53
impuissant à énoncer le fondement de l’autorité parentale, comme à donner un contenu
précis aux prérogatives et aux devoirs qu’elle comporte ».72Les lois qui fixent les
limites à l’autorité parentale dans le cas des mesures d’assistance éducative témoignent
du même flou, imprécision ou confusion du texte. En effet, lorsqu’un enfant est confié à
un établissement éducatif, l’Art. 375-7 du code civil prévoit que : « les père et mère
dont l’enfant a donné lieu à une mesure d’assistance éducative conservent sur lui leur
autorité parentale et en exercent tous les attributs qui ne sont pas inconciliables avec
l’application de la mesure ». Le choix du législateur est de laisser aux parents autant de
droits que possible sans procéder à un partage de pouvoirs entre les parents et ceux à qui
le mineur est confié. L’article 373-4 du code civil énonce les pouvoirs du service en ces
termes : « le service à qui l’enfant est confié va pouvoir faire tous les actes usuels
relatifs à sa surveillance et son éducation ». Bien qu’il n’existe aucune définition légale
des actes usuels, on peut en dégager les contours principaux : la santé (autorisation
d’opérer, consultation médicale ou thérapeutique), la scolarité (le choix de l’orientation
scolaire et des établissements appartient aux parents), les demandes administratives.
L’aménagement de l’exercice de l’autorité parentale va dépendre essentiellement d’une
démarche de négociation engagée entre parents et institutions. Si le principe de cette loi,
en maintenant les parents dans leur responsabilité éducative, vise assurément à limiter la
toute puissance des professionnels, nous pouvons cependant nous interroger sur la
manière dont les parents exercent leur autorité dans la réalité quotidienne des
établissements. Où se situent leurs droits et devoirs de protection et d’éducation en cas
de placement de leur enfant ? De quels espaces disposent-ils pour exercer leurs droits ?
A qui revient l’évaluation des « compétences parentales » requises à l’exercice de
l’autorité parentale ?
Pour conclure, reprenons ce qui caractérise la relation de pouvoir :
-
L’existence de relations asymétriques, l’un des deux partenaires disposant de
plus de ressources que l’autre (biens matériels ou symboliques, avantages
économiques ou supériorité de statut, de prestige).
72
Françoise DEKEUWER-DEFOSSEZ. Droits de l’enfant et responsabilités parentales. In, Enfants
adultes vers une égalité de statuts. Paris, le tour du sujet Universalis, 2004, p. 36.
54
-
Un rapport de réciprocité, de dépendance, le pouvoir de l’un est tributaire du
pouvoir de l’autre et des rapports qui se nouent entre les personnes.
-
Une relation d’échange, de coopération, de négociation.
-
Il y a deux dimensions du pouvoir, l’une coercitive qui se manifeste par la
contrainte, la violence et une autre plus créative fondée sur la reconnaissance et
la légitimité. La relation d’autorité se caractérise précisément par l’absence de
contrainte, la reconnaissance et la légitimité. « La légitimité est donc le pôle
antithétique de la force et tout système de pouvoir se constitue à partir de ces
deux références, la force et la légitimité ».73
Sans limiter le pouvoir à un rapport de domination, une relation d’emprise de l’homme
sur l’homme, nous porterons notre attention sur les jeux de dépendance et de
coopération qui s’installent entre les différents acteurs, les marges de liberté et
d’autonomie dont chacun dispose dans le processus de négociation.
3.3. Le concept de négociation :
Participation, négociation et pouvoir apparaissent très intriqués et indissociables. Le
pouvoir est une relation et non un attribut nous rappelle Michel Crozier et ne peut se
manifester « que par sa mise en oeuvre dans une relation qui met aux prises deux ou
plusieurs acteurs dépendants les uns des autres dans l’accomplissement d’un objectif
commun qui conditionne leurs objectifs personnels…dans la mesure où toute relation
entre deux parties suppose échange et adaptation de l’une à l’autre et réciproquement,
le pouvoir est inséparablement lié à la négociation : c’est une relation d’échange, donc
de négociation dans laquelle deux personnes au moins sont engagées ».74
Dans le dictionnaire de sociologie la négociation est définie comme « un processus par
lequel deux ou plusieurs parties interagissent dans le but d’atteindre une position
acceptable au regard de leurs divergences ».75
Les Hommes négocient pour deux raisons principales : parce qu’ils ont à vivre
ensemble, « non pas que ce vivre ensemble soit absolu ou définitif, mais il est
73
Verena AEBISCHER et Dominique OBERLE. Le groupe en psychologie sociale. Paris, Dunod, 1998,
p. 180.
74
Opcit. Michel CROZIER et E Erhard FRIEDBERG. L’acteur et le système. p. 66.
75
Dictionnaire de sociologie, le Robert, Seuil, 1999, p. 360.
55
suffisamment contraignant »76 et parce qu’ils ont conscience que les rapports de pouvoir
sont toujours fluctuants, à un certain moment tel partenaire a plus de pouvoir que l’autre
mais cela peut s’inverser.
La négociation est envisagée comme une procédure d’échange et de partage, un système
de décision, une technique de régulation (élaborer ensemble une règle), un processus de
communication qui demande d’argumenter, de dialoguer, de convaincre, un moyen
d’innovation et de création sociale (orienter et transformer une situation de litige). Parce
qu’elle limite le pouvoir, créée des liens d’interdépendance, favorise la différenciation
et permet d’innover, ce concept nous semble particulièrement pertinent pour alimenter
notre recherche.
3.3.1. La négociation : se confronter pour coopérer :
La négociation ne supprime pas les conflits, au contraire elle permet de mettre en
évidence l’opposition des intérêts et la divergence des valeurs. On ne négocie pas si on
est entièrement d’accord. « Négocier c’est être en conflit, avoir un conflit actuel ou
potentiel…négocier c’est coopérer, en utilisant le conflit » 77
Conflit et négociation sont indissociables. « Pas de conflit sans négociation pour le
résorber ou pour s’en préserver ultérieurement, mais pas de négociation sans conflit,
sans coups de force. »78
La négociation est confrontation, débat mais elle suppose également d’avoir un projet
commun. Elle oblige en effet chacune des deux parties à prendre conscience des
objectifs et volontés de l’autre. «Introduire du négocié, c’est porter au jour d’éventuels
liens de dépendance, et se mettre en devoir de les assumer ».79
Négocier c’est créer et entretenir un lien, c’est multiplier les occasions de rencontres,
c’est créer les conditions du dialogue. La construction d’un monde commun suppose
l’échange d’idées, d’expériences, d’arguments. Pour comprendre l’autre, chacun doit
accepter la différence, voire l’étrangeté et être en capacité de se projeter dans le monde
76
Roger LAUNAY. La négociation connaissance du problème. Paris, ESF, 1990, p. 18.
Ibid. p. 8.
78
Christian THUDEROZ. Négociations : Essai de sociologie du lien social. Paris, PUF, 2000, p. 97.
79
Ibid. p. 204.
77
56
de l’autre. « Négocier c’est toujours un tant soi peu, reconnaître l’autre, lui attribuer un
minimum d’existence, et de pouvoir ».80
La négociation n’est pas le consensus, elle n’a pas l’accord pour finalité.
3.3.2. Les négociations conflictuelle et coopérative :
La manière de négocier dépend du contexte et du climat dans lesquels se trouvent les
acteurs. Nous ferons la distinction entre négociation conflictuelle et négociation
coopérative.
La négociation conflictuelle se développe dans un climat de méfiance, de rivalité, de
compétition. Elle suppose en général un enjeu important, concret (économique,
matériel) ou symbolique (prestige, reconnaissance), des objectifs qui apparaissent pour
l’essentiel opposés, incompatibles et un rapport de force très marqué, chacun défendant
durement ses positions. Les manifestations de coopération et d’interdépendance sont
faibles. La négociation conflictuelle peut devenir impossible « quand la représentation
que nous nous faisons d’une personne ou de son statut ou de la situation dans laquelle
elle se trouve est négative et définitivement figée (formation d’un préjugé) ».81
Les négociations coopératives sont celles au contraire dans lesquelles les acteurs ont un
projet commun, des objectifs convergents, une relation de confiance, une bonne qualité
de communication et une légitimité reconnue dans le rapport de force. Les phénomènes
de pouvoir ne sont pas abandonnés mais le recours à la force et à la contrainte est exclu.
Chacun est invité à s’exprimer, à faire valoir ses idées, ses solutions dans le cadre du
projet commun.
Lionel Bellenger propose d’envisager un modèle de négociation constructive à partir du
modèle des « 3 C, consultation, confrontation, concrétisation »82. La phase de
consultation permet aux partenaires de mettre en commun leurs informations et de
préciser leurs opinions sans juger mais en essayant de comprendre. La confrontation va
mettre en évidence les divergences, les oppositions, argumenter sa position, affirmer sa
différence. Enfin la concrétisation vise à énoncer les nouvelles propositions issues de la
80
Opcit. Roger LAUNAY. La négociation connaissance du problème. p. 8.
Lionel BELLENGER. La négociation. Paris, PUF, Que sais-je, 2004, p. 45.
82
Ibid. p. 78.
81
57
discussion et à rechercher les points d’accord. « Dans le pire des cas, une négociation
constructive doit permettre d’aboutir au moins à tomber d’accord sur le désaccord ».83
Récapitulons les composantes essentielles de la négociation :
-
Elle suppose une divergence, elle s’insère et s’articule au conflit.
-
Elle implique une relation de dépendance entre les acteurs.
-
Elle s’inscrit dans un rapport de force.
-
Elle est toujours l’objet d’une tension en même temps que la condition du vivre
ensemble.
« Elle est une quête active, interprétative du sens du pouvoir. Organiser la
confrontation, c’est neutraliser la crainte de la puissance et mettre à l’épreuve
l’omnipotence ».84
Le processus de négociation apparaît ainsi comme affirmation d’un désir, d’une identité
(je me construis dans la confrontation et l’affrontement aux arguments de l’autre) et
comme différenciation, « pour négocier entre semblables, il faut réduire la
similitude...plus les fonctions se rapprochent, dit Durkheim, plus il y a entre elles de
points de contacts, et plus elles sont exposées à se combattre».85
Il est aisé de faire le parallèle entre l’énoncé de Durkheim et l’objet de notre recherche
en ce sens que parents et professionnels occupent en effet des fonctions très proches
auprès de l’enfant (activités de maternage, de garde, d’éducation) qui rendent souvent la
distinction familles/professionnels difficile à établir. Différencier la place et le rôle de
chacun, délimiter un territoire d’intervention est rendu d’autant plus difficile qu’une
idéologie égalitariste se confond avec celle de similitude ; être l’égal de quelqu’un ne
signifie pas être le même et cette confusion que l’on observe entre homme/femme,
père/mère, parent/enfant peut s’appliquer au duo familles/professionnels. C’est bien de
l’opposition, de la confrontation, du conflit, du rapport de force que naît la négociation.
S’engager dans un processus de négociation suppose donc de se concerter ; nous
retrouvons le terme employé par Hannah Arendt pour définir le pouvoir (« action
83
Ibid. p. 85.
Ibid. p. 102.
85
Opcit. Christian THUDEROZ. Négociations : Essai de sociologie du lien social. p. 206/209.
84
58
concertée »). Dans le vocabulaire de la philosophie et des Sciences Humaines, la
concertation est définie comme une « recherche en coopération par une discussion
préparatoire à la décision, d’une entente en vue d’une certaine action ».86 Concerter
nous apprend le dictionnaire historique de la langue française est issu du latin
concertare qui signifie projeter quelque chose en commun, agir dans un but commun.
En latin, ce verbe signifiait rivaliser, débattre, lutter, combattre. Les parents et les
professionnels oeuvrent dans un but commun qui est l’intérêt de l’enfant et de sa
famille. Pour autant, une situation de placement va les inscrire en position de rivalité,
l’éducateur occupe des fonctions de garde, de protection et d’éducation qui reviennent
habituellement aux parents. Pour que les actions respectives et singulières de chacun
convergent effectivement vers une même fin, il n’est pas d’autres moyens que
l’échange, la concertation et la négociation.
Se concerter, négocier, nous l’avons vu, suppose de perdre nécessairement quelque
chose et nous faisons l’hypothèse que c’est le pouvoir des professionnels qui serait
remis en cause et menacé par une véritable procédure de négociation avec les familles.
Reconnaître un pouvoir aux familles c’est reconnaître dans le même temps des limites à
son propre pouvoir.
L’enjeu de notre recherche est bien de caractériser la relation familles/professionnels en
observant les différents actes de participation et de décision liés à une situation de
placement. Nous voulons situer le rapport parents/professionnels à l’intérieur des deux
dimensions du pouvoir, coercitive ou créative et repérer ce qui dans les pratiques et les
attitudes relationnelles de chacun va favoriser la participation, le partage, la négociation.
86
L.M. MORFAUX. Vocabulaire de la philosophie et des Sciences Humaines. Paris, Armand Colin,
1980.
59
DEUXIEME PARTIE
Discours croisés des professionnels et des familles sur les
pratiques éducatives
60
CHAPITRE 1 : La démarche méthodologique.
Nous allons présenter dans ce premier chapitre la méthodologie retenue pour mener
notre enquête. Il nous est apparu dès le début de ce travail que notre recherche n’aurait
de sens qu’à la condition de recueillir et de croiser les discours des professionnels et des
familles sur les pratiques éducatives. Notre démarche est fondée sur la prise en compte
et le respect de la parole de chacun.
1.1. La conception de l’observation
:
Cette recherche est l’occasion pour nous d’explorer autrement que dans l’exercice de
notre
profession la position des parents soumis à l’intervention sociale et de la
confronter à celle des professionnels que nous supposons mieux connaître.
Nous avons choisi d’interroger à partir de la situation d’un enfant, sa famille et les
professionnels qui les accompagnent et de croiser les discours, descriptions et
représentations de chacun.
Dans la rencontre avec les familles, ce sont leurs perceptions, leurs sentiments et leurs
positionnements face aux professionnels que nous souhaitons mettre en évidence. Se
sentent-elles considérées par les professionnels, reconnues ou disqualifiées ? Comment
continuent-elles d’exercer leurs droits et leurs devoirs à l’égard de leur enfant ? Sontelles associées aux actions des professionnels, aux prises de décisions et sous quelles
formes ? Comment les conflits sont-ils gérés ? Des espaces de négociation sont-ils
disponibles ?
61
Concernant les professionnels, nous sollicitons en priorité l’éducateur référent de
l'enfant et dans le cas où il ne serait pas désigné, un membre de l'équipe éducative. Si
nous choisissons le référent c'est pour son investissement et engagement particulier
auprès d'une situation. Il est l'interlocuteur privilégié de l'enfant, de la famille et des
partenaires extérieurs à l'institution, il participe aux réunions, synthèses et acquiert ainsi
une connaissance plus fine et approfondie d'une situation. Nous cherchons à recueillir
dans le discours des professionnels dans quelles conditions et autour de quels moyens
s’exerce leur pouvoir ? Sur quoi et comment se fonde leur légitimité d’intervention ?
Qu’est-ce qui dans les dispositifs ou techniques – formels ou informels – favorise ou fait
obstacle à la participation des familles ? Comment se traduit dans la réalité des pratiques
la volonté d’associer les familles ?
L'enquête réalisée auprès des chefs de service nous aurait sans doute renseigné de
manière plus globale sur le projet institutionnel et les pratiques à destination des
familles mais nous sommes moins attachée au cadre général d'intervention qu'aux
relations directes qui s'instaurent entre les parents et ceux qui remplissent une fonction
éducative dans le cadre d'un placement. En partant d’une situation concrète, nous avons
choisi de personnaliser la rencontre professionnels/parents pour éviter le discours
généraliste et parfois velléitaire qui s’énonce autour de ces questions. Nous ne parlons
pas dans les mêmes termes et nous ne véhiculons pas tout à fait les mêmes pensées
lorsque nous sommes invités à nous exprimer sur une situation dans laquelle nous
sommes engagés personnellement, émotionnellement. Ce n’est pas du « travail avec les
familles » en général dont nous souhaitons échanger avec les interviewés mais bien du
vécu et des valeurs de chacun sur cette question.
Nous retenons les situations de quatre enfants et proposons, séparément un entretien à la
famille et au référent de l’enfant. Nous traitons au total 9 entretiens.
1.1.1. Le choix du terrain :
Nous avons choisi un terrain d’enquête différent de l’établissement dans lequel nous
exerçons nos fonctions. D’une part parce que nous aurions été dans une relation de
travail avec les familles dans la mesure où nous participons aux entretiens familiaux. La
confusion entre cadre de travail et cadre de recherche aurait sans doute nuit à la
démarche globale. D’autre part, ce même argument peut être avancé en ce qui concerne
62
les professionnels de l’établissement qui identifient très clairement notre engagement et
positionnement dans ce type de travail. Même si la neutralité est un leurre, nous avons
tenté de mettre à distance notre sujet de recherche et notre pratique professionnelle. Le
choix d’un établissement hors de notre département et la rencontre de l’inconnu nous y
ont sûrement aidés.
L'enquête est donc réalisée à la Maison de L’enfance de Melan à Taninges en Haute
Savoie. Cette structure accueille selon deux modalités différentes, administrative ou
judiciaire, des enfants mineurs confrontés dans leur milieu familial à des difficultés qui
ne leur permettent pas d’évoluer favorablement. La mesure d'assistance éducative
implique un hébergement de l'enfant hors de son milieu familial. L’enfant est
accompagné par une équipe éducative (gestion du quotidien, suivi scolaire et médical,
proposition d'orientation). Le lien parents/enfants (visites, sorties) dépend de
l’ordonnance du juge des enfants.
L’établissement compte quatre groupes de vie dont un exclusivement réservé à l’accueil
d’urgence. C’est ce dernier que nous avons sollicité pour mener l’enquête dans le sens
où nous souhaitons travailler autour de situations nouvellement accueillies, pour
lesquelles le passé, la durée de la prise en charge, la connaissance des institutions ne
seraient pas encore un poids ou un frein dans la relation avec les professionnels. Choisir
le groupe d’accueil d’urgence, c’est « saisir » le vécu de chacun au départ de la
rencontre, au moment où le lien se crée.
Nous ne parlerons pas d’échantillon représentatif dans la mesure où l’enquête ne
concernera que quelques familles et professionnels d’un établissement. Nous retenons
l’idée défendue par Jean-Claude
Kaufmann selon laquelle « en aucun cas un
échantillon ne peut être considéré comme représentatif dans une démarche
qualitative ».87
1.1.2. La technique d’investigation : l’entretien compréhensif :
Au regard de notre hypothèse, nous avons fait le choix d’une enquête par entretien pour
analyser le sens que les acteurs donnent à leurs comportements et à leurs pratiques. « Le
questionnaire provoque une réponse, nous disent Alain Blanchet et Anne Gotman,
87
Jean-Claude KAUFMANN. L’entretien compréhensif. Paris, Nathan, 1996, p. 41.
63
l’entretien fait construire un discours »88. L'entretien est un parcours, une rencontre,
« une improvisation réglée » disait Bourdieu. Le discours recueilli par entretien contient
une dimension d'objectivation (description d'une expérience, d'une réalité) mais rend
compte également du système de valeurs et de pensées de l'interviewé. « Ainsi
s’instaure un véritable échange au cours duquel l’interlocuteur du chercheur exprime
ses perceptions d’un événement ou d’une situation, ses interprétations ou ses
expériences, tandis que, par ses questions ouvertes et ses réactions, le chercheur facilite
cette expression, évite qu’elle s’éloigne des objectifs de la recherche et permet à son
vis-à-vis d’accéder à un degré maximum d’authenticité et de profondeur ».89
Observer la nature de la relation familles/institutions relève selon nous à la fois d’une
dimension objective et subjective et, en ce sens, la méthode de l’entretien compréhensif
théorisée par Jean-Claude Kaufmann paraît pertinente. En effet cette démarche issue de
la sociologie compréhensive élaborée par Max Weber « s’appuie sur la conviction que
les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des producteurs
actif du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de
l’intérieur, par le biais du système de valeurs des individus ».90
Selon Kaufmann, l’entretien compréhensif brise la hiérarchie enquêteur/enquêté et
instaure un ton beaucoup plus proche de la conversation. L’enquêteur adopte une
attitude d’écoute attentive, manifeste de l’intérêt pour la personne interrogée pour son
système de valeurs et « il le découvre et le comprend au double sens wébérien : il entre
en sympathie avec lui tout en saisissant ses structures intellectuelles ».91 La posture
d’engagement de l’enquêteur opposée à la distance et à la neutralité permettra à
l’interviewé de se livrer à son tour. Enfin l’objet de la recherche est garant de l’unité et
du sens de l’entretien. L’entretien compréhensif s’inscrit dans une interaction, il postule
que « le savoir commun n’est pas un non savoir »92. Il refuse la coupure entre données
objectives et subjectives car comme l’indique Edgar Morin, la compréhension est
renvoyée à l’expérience affective, privée, intuitive, subjective et elle ne devient
88
Anne BLANCHET et Alain GOTMANotman. L’enquête et ses méthodes : l’entretien. Paris, Nathan
université, 2001, p. 40.
89
Raymond QUIVY et Luc VAN CAMPENHOUDT. Manuel de recherche en sciences sociales. Paris,
Dunod, 1988, p. 184.
90
Opcit. Jean-Claude KAUFMANN. L’entretien compréhensif. p. 23.
91
Ibid. p. 51.
92
Ibid. p. 21.
64
intelligible qu’en passant par un processus de « projection/identification »93. C’est en
nous mettant temporairement à la place de l’autre, en oubliant nos propres opinions et
catégories de pensées que nous pouvons pénétrer l’intimité et le système de pensée de
l’autre. La compréhension peut alors devenir explication.
Si notre choix s’est porté sur une enquête par entretien, il semble cependant important
de dire quelques mots sur une autre technique, celle de l’observation, qu’il aurait été
pertinent d’utiliser au regard de notre objet de recherche. En effet, une participation
observante aux différents temps que nous avons repéré (admission, temps du projet,
rencontres formalisées, prise de décision…) aurait fourni des informations essentielles les faits de communication non verbale, les postures, les émotions, le vocabulaire
utilisé, la nature des échanges, la disposition dans l’espace - qui échappent au discours
rapporté après coup. Seuls des critères de faisabilité ont empêché de mettre en œuvre
une enquête par observation ; sur notre terrain professionnel, nous n’avons en effet pas
accès à différentes instances (l’admission, les prises de décision) et pour des raisons de
distance géographique, de disponibilité et de posture vis-à-vis d’une institution
« étrangère », il n’était pas possible de développer ce cadre d’enquête.
1.1.3. La construction du guide d’entretien :
« C’est un ensemble organisé de fonctions, d’opérateurs et d’indicateurs qui structure
l’activité d’écoute et d’intervention de l’interviewer ».94
Pour définir comment le pouvoir des professionnels se manifeste auprès des familles,
sur un registre de contrainte ou de négociation, pour mesurer le niveau de participation
et de coopération qui lie les différents acteurs, nous nous référons au cadre et aux
dispositifs institutionnels qui organisent le travail avec les familles.
Nous nous appuyons sur les différentes étapes du placement – l’admission, l’élaboration
et la construction du projet éducatif concernant l’enfant, le travail de l’institution avec
les familles et l’orientation – parce qu’elles constituent selon nous des instances
potentiellement privilégiées de participation et de partage de décisions. En effet,
beaucoup d’enjeux se concentrent dans ces moments là.
Les procédures d’admission (visite de l’établissement puis accueil) marquent la
93
94
Edgar MORIN. La Méthode. Tome 2. La vie de la vie. Paris, Seuil, 1980, p. 295.
Opcit. Anne BLANCHET et Alain GOTMAN. L’enquête et ses méthodes : l’entretien. p. 61.
65
séparation, donc la fracture du fonctionnement familial, la première rencontre
familles/institutions, le premier regard porté de l’un à l’autre et déterminent souvent la
nature de la relation instaurée entre confiance, respect ou contrainte et violence.
L’élaboration et la construction du projet éducatif est une occasion privilégiée de
négociation. Le projet va en effet permettre à chaque acteur – famille et professionnel –
d’exprimer sa perception des difficultés qui ont motivé le placement et ses attentes
quant à la mesure d’accompagnement. Il va fixer le cadre et le sens du travail.
Les procédures de travail avec les familles au cours du placement : le type de
rencontres, le rythme, leurs objectifs, le cadre des visites nous renseignent sur les
finalités et les objectifs visés dans le travail de collaboration. Les familles sont-elles
consultées avant la prise de décision ou bien la participation n’est-elle qu’une simple
validation a posteriori des décisions des professionnels ?
Enfin, le départ de l’institution et le projet d’orientation (retour en familles, placement
dans un autre établissement ou dans une famille d’accueil) fait-il l’objet d’un débat
contradictoire entre familles et professionnels ?
Le guide d’entretien (annexe 1) comprend l’énonciation de la consigne générale qui va
définir le thème du discours attendu et tous les items nous permettant de discuter
l’hypothèse.
Nous avons construit le guide d’entretien de manière très détaillée pour repérer au sein
des pratiques tous les thèmes susceptibles d’alimenter l’objet de la recherche. Cela ne
signifie pas pour autant que nous aborderons systématiquement avec chaque personne
interviewée tous les thèmes envisagés.
1.1.4. Le mode d’accès aux interviewés :
Après un contact téléphonique avec le chef de service du groupe d’accueil d’urgence, un
courrier précisant notre demande, nous avons rencontré l’équipe éducative pour
présenter, situer notre cadre d’intervention et obtenir leur accord à la participation de
notre recherche.
Dans un deuxième temps, nous avons convenu avec le chef de service qu’il contacterait
lui-même les familles pour leur parler de la démarche et leur proposer d’y participer ;
nous avons rédigé un courrier informatif à cet effet. Si les parents donnent leur accord,
66
le chef de service nous transmet leurs coordonnées et nous prenons ensuite contact pour
fixer une date de rencontre.
Concernant les professionnels, nous avons organisé directement avec eux la date de
l’entretien, en fonction de leur disponibilité.
1.2. Le déroulement de l’enquête :
Le chef de service de la maison de l’enfance nous a proposé de recevoir les familles au
sein de l’établissement ou de mettre à notre disposition un lieu extérieur (service des
visites médiatisées, service de l’Aide Sociale à l’Enfance…) proche du lieu d’habitation
des parents. Au premier contact, un père nous demande de venir à son domicile. Nous
proposons ensuite à chacun des parents les différents lieux possibles, ils choisissent tous
que l’entretien se déroule à leur domicile. C’est à partir de leur cadre de vie, de leur
espace privé et intime qu’ils ont choisi de s’exprimer.
Les entretiens avec les professionnels se sont déroulés dans l’établissement, une salle de
réunion étant mise à notre disposition.
1.2.1. Les entretiens :
Nous avons retenu quatre situations d’enfants.
Nous avons conduit six entretiens avec des parents, tous divorcés. Dans deux situations,
nous avons rencontré séparément le père et la mère. Dans une troisième, le père
uniquement, parce que la mère n’était pas disponible. Dans la quatrième, seulement le
père ; la mère de l’enfant, lors de notre contact téléphonique, a refusé l’entretien parce
qu’il lui était impossible de parler du placement de sa fille, cela générait trop de
souffrance.
Nous avons recueilli le discours de quatre professionnels, soit une rencontre avec au
moins un référent de chacun des enfants.
1.2.2. Le traitement des entretiens :
Nous avons retranscrit la totalité des dix entretiens recueillant ainsi un corpus de 103
pages dactylographiées. Lors d’une première lecture, nous avons souligné tous les faits
de discours intéressants au regard de notre objet de recherche. Une deuxième lecture
67
nous a permis d’affiner notre travail et d’extraire des données se situant davantage dans
l’implicite ou le non-dit.
Nous avons ensuite traduit ces données en thèmes et items (annexe 2) en croisant pour
chacun d’eux les discours des parents et des professionnels.
Dans le chapitre suivant, nous allons organiser et donner sens au discours en prenant
appui sur la grille d’entretien et l’analyse conceptuelle.
Ce travail d’interprétation est selon Jean-Claude Kaufmann incontournable, aucune
analyse de contenu ne porte sur la totalité des données recueillies, il y a toujours une
réduction et une interprétation qui dépend de la subjectivité du chercheur, celle-ci étant
soumise et « contrôlée » par l’hypothèse et le travail conceptuel.
Les familles et les professionnels vont décrire une réalité objective (mise en place de la
décision, informations reçues, participation aux décisions en matière de santé,
d’école…) mais le vécu de chacun, les valeurs auxquelles ils se réfèrent (la dimension
subjective) seront déterminantes dans l’interprétation des données. Nous retenons cette
pensée d’Edgar Morin selon laquelle « la recherche de l’objectivité mobilise la passion
de connaître, la dévorante curiosité devant le mystère des choses et du monde,
l’enthousiasme, c’est-à-dire des pulsions subjectives ».95 L’auto-critique et l’autoréflexion sont selon lui les garantes de la démarche scientifique. L’apprenti chercheur
que nous sommes va s’essayer à ce jeu délicat qui consiste à conjuguer raison et
passion.
95
Opcit. Edgar MORIN. La méthode tome 2 la vie de la vie. p. 296.
68
CHAPITRE 2 : Les modalités d’exercice du pouvoir des
professionnels au regard des pratiques éducatives
Notre recherche s’appuie sur un constat : il existe un cadre juridique et des projets
défendant la participation des parents aux actions des professionnels et pour autant cela
ne se traduit pas ou difficilement dans les pratiques éducatives.
Nous allons dans ce chapitre, à partir de l’enquête réalisée, les modalités d’exercice du
pouvoir des professionnels et des parents concernés par une situation de placement en
nous attachant à observer d’une part les pratiques éducatives – les modalités de
rencontre, le suivi médical et scolaire de l’enfant, les instances de participation à la mise
en place de la mesure de placement, aux décisions (changement de groupe, projet
d’orientation, extension des droits), les écrits professionnels et d’autre part les discours,
attitudes et positions des parents à l’égard de ces pratiques.
2.1. Les missions de l’institution :
Nous n’avons pas posé directement la question des missions mais pour autant les
professionnels se sont exprimés spontanément sur le sens qu’ils donnent à leur fonction
et les parents sur ce qu’ils perçoivent et attendent de cette intervention.
2.1.1. Les fonctions éducatives en faveur de l’enfant et de la famille définies par les
professionnels :
Pour tous les éducateurs, l’accueil et la prise en charge de l’enfant passe nécessairement
par un accompagnement de sa famille. Les fonctions éducatives se définissent ainsi par
69
la gestion du quotidien de l’enfant « les repas, l’hygiène, l’école, l’orientation » et le
contact avec la famille «gérer les appels téléphoniques, les courriers, remettre du
contact s’il n’y en a plus ». Un éducateur considère que le travail sans les familles
n’existe pas, la prise en compte de la famille s’impose aux équipes par le simple fait que
« l’enfant est de toute façon le fruit d’un contexte familial et donc même si on a à faire
qu’à l’enfant il est là avec tout ce qu’il porte d’héritage de sa famille, aussi la famille
elle transpire aussi à travers l’enfant ».
Gérer la situation dans sa globalité, tenir compte de l’ensemble des partenaires –
parents, travailleurs sociaux – et veiller à ce que les actions s’imbriquent les unes aux
autres, apparaissent aux yeux des professionnels comme les bénéfices du travail avec les
familles. De plus, la rencontre, la communication permet de changer le regard que le
professionnel porte sur la famille, « on apprend à mieux connaître les parents donc à
avoir un regard moins dur ».
Le principe d’une collaboration quasi naturelle est posé et dans le même temps des
réserves sont émises quant à l’idée de faire trop de place à la famille. Un professionnel
rappelle le sens premier de sa mission « j’ai une approche de façon générale où le
mandat il s’exerce auprès de l’enfant » et pointe les risques d’une approche qu’il
qualifie de dogmatique, « le travail autour des compétences des familles c’est très à la
mode…j’ai l’impression qu’il n’y a plus de position nuancée qui soit entendable…et
quand j’entends un directeur dire qu’il vaut mieux qu’un placement ne se mette pas en
œuvre plutôt qu’il se mette en œuvre à 50 km du domicile moi ça m’effraie ».
Nous évoquons brièvement, parce que nous y reviendrons plus tard dans notre travail,
l’exemple de ce projet d’orientation qui se met en place en l’absence des parents alors
que ce n’est pas une pratique habituelle dans l’institution, « ça se passe autrement
normalement les parents rencontrent avant les cadres, les éducateurs et le lieu dans
lequel va arriver l’enfant…ça s’est pas du tout passé comme ça…je sais pas pourquoi
on a procédé de cette façon avec J.…on a décidé de faire avec aucun des parents… ça
permettait à J. de découvrir l’endroit de s’en imprégner sans…ben voilà sans ses
parents ».
Dans une première analyse, ces discours laissent penser que la famille fait partie
intégrante de la mesure d’accompagnement, elle est de fait et naturellement prise en
70
compte, l’accompagnement de l’enfant passe nécessairement par l’accompagnement de
sa famille.
Pour autant, plusieurs termes témoignent de l’ambivalence des professionnels et de la
complexité des relations avec les familles. Il en est ainsi de cette formulation, « la
famille transpire à travers l’enfant » ce qui laisse entendre d’une part que l’enfant est
porteur de son histoire familiale mais d’autre part que cela peut être un poids, un
obstacle, une limite au bon développement de l’enfant et à l’intervention des
professionnels. La famille transpire à travers l’enfant, il porte son odeur, sa sueur et
c’est ainsi peut-être qu’elle s’impose à la pensée des éducateurs ?
L’ambivalence des professionnels s’entend de nouveau lorsqu’un éducateur qualifie le
travail avec les familles d’effet de mode et d’approche dogmatique. Par définition, la
mode ne repose sur aucun fondement sérieux, elle est changeante, éphémère et surtout
très superflue. En serait-il de même du travail avec les familles ?
Enfin et la mise en place de l’orientation de Marine l’illustre, les parents sont
« normalement » associés sauf dans les cas particuliers où ils risquent de contester et de
remettre en cause le projet des professionnels. Les parents sont-ils invités à participer
seulement s’ils adhèrent aux choix de l’établissement ?
2.1.2. Le regard des parents sur les missions de l’établissement:
Contrairement aux professionnels, les parents interrogés ne partagent pas une position
commune sur les missions et les fonctions qu’ils attribuent à l’institution.
Certains parents, il s’agit de deux pères, désignent l’institution comme étant
prioritairement le lieu de vie de leur enfant, elle n’est pas une instance de décision et ne
répond pas aux besoins des parents, « eux ils font tout pour l’encadrement des enfants,
eux on leur a donné deux enfants à charge à eux de s’en occuper pour un laps de
temps… eux ils ont pas pris position eux on leur dit de faire ça et puis voilà quoi ils
veulent pas influencer qui que ce soit donner des avis eux ils font leur boulot… ». Pour
le second, « la base c’est de protéger l’enfant c’est tout ça reste un lieu de vie neutre
pour l’enfant, pour protéger l’enfant oui mais pour moi en tant que parent comment je
vis la situation si je les appelle pas c’est pas eux qui vont m’appeler ». La mission de
l’institution s’oriente autour de l’accueil et de l’accompagnement de l’enfant.
71
L’un d’entre eux souligne également le rôle que l’institution peut ou doit jouer dans
l’observation du lien parent/enfant - pour en rendre compte ensuite aux autorités
judiciaires - en regrettant que l’insuffisance de rencontres sur le lieu de vie de l’enfant
compromette la qualité de ce travail, « en fait c’est à eux de faire le travail entre les
parents et les enfants, de voir comment ça se passe. Si on les voit pas et on les voit pas
où ils sont, on peut pas faire de travail…je les vois très peu c’est dommage, j’aurai
aimé qu’on ait plus de contact, c’est pour ça que j’ai essayé de faire des démarches
pour me déplacer pour voir les gens, qu’ils puissent me voir le plus souvent possible et
pour l’instant ça été très très dur » L’institution comme terrain d’observation du lien
parent/enfant.
Deux mères envisagent l’institution à la fois comme un lieu de protection pour l’enfant
et un espace d’aide pour elle même. Elles attendent que leurs difficultés parentales
soient prises en compte, « c’est ça le but d’avoir une autorité avec ma fille que j’ai
jamais eu en fait c’est vrai que là-dessus j’ai besoin qu’on m’aide » et acceptent de
travailler en collaboration avec les professionnels, pour moi un placement c’était
travailler vraiment ensemble ». L’institution comme espace commun entre parent,
enfant et professionnel.
Enfin l’institution est présentée par un père comme un ensemble de professionnels –
éducateurs, juge des enfants, travailleur social des services de l’A.S.E. – avec qui il est
impossible d’échanger. L’institution « rapt d’enfants » excluant de fait le parent.
Quatre conceptions des missions de l’établissement émergent des discours des parents :
-
un lieu centré sur l’accompagnement de l’enfant ;
-
un espace d’observation du lien parent/enfant ;
-
un espace commun pour travailler ensemble autour des difficultés de l’enfant et
des parents ;
-
un ensemble de professionnels qui s’approprient l’enfant et excluent le parent.
Notons d’ores et déjà même si nous y reviendrons tout au long de ce chapitre que la
conception et les attentes des parents à l’égard de l’institution sont étroitement liées à
différents facteurs : les motifs de la décision de placement et la mise en place de la
mesure, la nature de la relation parents/professionnels (confiance, reconnaissance ou
méfiance systématique), les ressources identitaires des parents et leurs capacités
72
d’adaptation. Autant de facteurs qui vont favoriser ou au contraire faire obstacle au
processus de négociation.
Nous allons maintenant analyser comment les pratiques de l’établissement peuvent
susciter la participation et l’implication des parents dans l’éducation de leur enfant ou
au contraire les maintenir à distance limitant ainsi tout espace d’échange, de
confrontation, de concertation.
2.2. La place des familles dans les dispositifs organisationnels de l’établissement :
Le pouvoir contient deux dimensions, l’une coercitive qui se manifeste par des actes
visant à réduire la marge de liberté et d’autonomie de l’autre par la force et la contrainte
et, l’autre créative parce qu’elle repose sur un processus de négociation entre les
acteurs.
Nous avons repéré dans le traitement des entretiens comment les dispositifs
institutionnels – les espaces de rencontre, les pratiques (suivi médical et scolaire), les
modalités de décision, les écrits professionnels – peuvent limiter la participation des
parents et renforcer le pouvoir des professionnels.
2.2.1. Les espaces de rencontre :
Il y a dans l’établissement des temps de rencontre institués qui se veulent communs à
toutes les situations. A l’admission, les parents sont reçus pour échanger sur le quotidien
de leur enfant, ses habitudes et leur ressenti par rapport à la décision de placement. Une
quinzaine de jours après l’admission, une rencontre est prévue pour parler des objectifs
de la prise en charge et les formaliser dans un D.I.P.E.C. (Document Individuel de Prise
En Charge) conformément aux attendus de la loi 2002/02. Au cours du placement, des
rencontres ont lieu à un rythme qui dépend de chacune des situations.
A partir du discours des professionnels et des parents, nous allons voir comment
s’organisent les rencontres et qui en fixe les modalités – objectif, rythme, contenu.
La première situation concerne une jeune adolescente que nous appellerons Marine. Elle
adopte avant le placement des comportements de mise en danger (fugue, absentéisme
scolaire, errance) et ses parents, séparés, qu’un lourd conflit oppose, ne parviennent pas
à maintenir un cadre éducatif suffisamment contenant autour de leur fille. L’éducatrice
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référente en évoquant cette situation nous laisse entendre que la demande du parent peut
être prise en compte, «avec Monsieur on arrivait quand même à faire quelque chose
d’assez régulier parce que lui était en demande de ces R.D.V.», d’autant plus si la
demande correspond aux difficultés repérées par les professionnels, «plus la situation
est compliquée plus on fait des temps de rencontres avec la famille pour essayer de
changer… à partir du moment où la situation s’est améliorée pour M. on a moins
rencontré les parents puisque ça se déroulait bien y avait une bonne évolution… ». Les
rencontres dépendraient donc de la complexité évaluée et vécue à un moment donné par
le professionnel ; dans ce cas, « le père validait les attitudes de sa fille, la mère ne
validait pas et refusait par moment de voir sa fille, y avait ce besoin d’explication, ce
besoin de prendre conscience pour le père comme pour la mère de ce qu’était la
situation et de comment il fallait… ». C’est en fonction des besoins du professionnel,
expliquer, faire prendre conscience, changer, que le cadre des rencontres est fixé sans
concertation avec le parent. « Je parle pas des difficultés pendant les entretiens c’est
toujours en décalage les choses se passent 1 mois ou 2 avant le rendez-vous alors on
parle d’autres choses» se plaint le père de Marine.
Une deuxième éducatrice engagée dans une autre situation a également employé le
terme « compliqué » pour justifier cette fois que le temps prévu avec des parents, pour
parler du projet, n’a pas eu lieu, « il y a des situations qui sont parfois tellement
compliquées qu’on les zappe inconsciemment ». Nina est confiée au foyer depuis peu et
la situation a ceci de particulier que les éducateurs tout comme les parents remettent en
cause la décision de placement et n’en comprennent pas le sens, « la gamine elle est sur
le groupe, elle a pas à être chez nous quoi, c’est plutôt violent qu’autre chose. J’espère
que vous êtes pas journaliste (rire) non je plaisante en même temps ça serait pas mal »
nous confie l’éducatrice. Cette question ne se débat pas avec les parents mais « plus
avec l’assistante sociale et l’équipe, plus avec les travailleurs sociaux ». Comme dans
la situation précédente, la complexité est appréciée par les professionnels en fonction de
leur seul point de vue et devant une position embarrassante, ils choisissent d’éviter la
confrontation. Le père de Nina quant à lui note que l’irrégularité et l’insuffisance des
rencontres ne permet pas de réaliser le travail d’observation attendue par le juge des
enfants et il sollicite effectivement l’établissement pour qu’il remplisse sa mission, « je
les vois très peu c’est dommage, moi j’ai demandé à avoir des visites sur le foyer pour
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pouvoir les rencontrer à chaque fois…C’est à eux de faire le travail entre les parents et
les enfants de voir comment ça se passe. Si on les voit pas et on les voit pas où ils sont
on peut pas faire de travail…».
Il ressort du traitement de ces deux situations que le pouvoir des professionnels (pouvoir
d’expertise, de compétence, de décision) détermine pour une très large part les
modalités de rencontre avec les parents. La négociation est possible pour répondre par
exemple à la demande d’un parent mais elle reste liée au désir que le professionnel a
d’obtenir un changement plutôt que de confronter des points de vue.
Une dernière situation va permettre de mesurer comment le contenu d’une rencontre
peut dépendre pour l’essentiel de l’appréciation du professionnel et ne faire l’objet
d’aucune négociation avec le parent.
Monsieur B. est le père de trois enfants confiés à l’établissement depuis plus d’un an.
Les rapports entre ce père et les professionnels, de l’avis de chacune des parties, sont
tendus, agressifs, impossibles et ne génèrent qu’incompréhension et insatisfaction.
Dès le début de l’entretien d’enquête et il y revient à plusieurs reprises, l’éducateur fait
le lien entre la complexité de la situation (relation tendue, échange difficile) et la
souffrance personnelle de ce parent liée notamment à son passé de placement, « son
passé à lui qui lui revenait avec le placement de ses enfants, ça lui renvoyait son propre
passé à lui et tout ce qu’il avait pas réglé de son passé avec sa mère… ». L’éducateur
insiste très fortement pour maintenir à distance le discours du père concernant son passé
sous prétexte que l’institution ne doit pas être dépositaire de cela, « il nous déposait des
choses qui s’adressait pas à nous, qui ne devait pas s’adresser à nous…ça ne devait pas
nous être adressé à nous ». A une de nos questions qui l’amène à préciser sa position, il
ajoute, « à un moment donné on jauge un peu de ce qu’on peut recevoir et là où il faut
limiter, avec Monsieur B j’ai très vite senti qu’il y avait un terrain sur lequel il fallait
pas qu’on se laisse embarquer ». Il fait alors le parallèle avec une autre situation pour
préciser en quoi les choses peuvent être différentes, « sur une autre situation la mère
elle aussi m’a déposé à un moment donné de sa souffrance, mais voilà c’était sur une
conversation téléphonique où elle avait besoin à ce moment là précis, où j’ai pu le
contenir ».
Notons que dans le discours de Monsieur B. le passé occupe également une très large
place. Il l’évoque en effet à plusieurs reprises au cours de l’entretien pour témoigner de
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sa souffrance d’enfant, « j’ai un mauvais souvenir de mon passé » et de ce que le
placement de ses enfants réactive, « c’est ce que j’ai vécu 20 ans en arrière…ça s’est
redéclenché d’un coup dans ma tête cette horreur… ».
Le passé imprègne le discours du parent et du professionnel mais paradoxalement il est
écarté du processus de travail mis en place dans cette situation. Si l’éducateur « jauge »
de ce qui doit ou ne doit pas lui être adressé, quelle place et quel pouvoir laisse t-il au
parent pour décider de ce qui fait sens pour lui ? Nous notons d’ailleurs que ce père
n’adhère à aucune proposition de rencontres, « j’y tiens pas vraiment moins je mets mes
guêtres là haut mieux c’est »
Ce dernier pointe également la domination numérique des professionnels lors d’une
audience chez le juge des enfants, « au début y avait toujours un éducateur qui allait
chez le juge avec l’A.S.E. maintenant ils vont être 5, deux éducateurs pour les garçons
l’éducateur de la gamine + l’A.S.E. + le juge on va se retrouver dans une salle
d’audience à 12».
Lorsque les professionnels dans une situation dite compliquée, augmentent les rendezvous avec la famille pour « essayer de changer », lorsque le temps prévu pour élaborer
le projet avec les parents n’a pas lieu « tellement la situation est compliquée », lorsqu’ils
fixent le contenu d’un entretien au regard de « ce qui ne devait pas s’adresser à nous »
n’est-ce pas la dimension essentiellement contraignante du pouvoir qu’il nous est donné
d’observer ?
2.2.2. Les pratiques professionnelles concernant le suivi scolaire et médical :
La question du suivi scolaire et médical est intéressante dans le sens où elle permet
d’examiner de manière concrète comment les parents sont impliqués et participent à
l’éducation de leur enfant et comment les pouvoirs des familles et des professionnels
s’articulent et se partagent dans une situation de placement.
2.2.2.1. Le suivi médical :
D’une manière générale, les parents sont informés des rendez-vous médicaux, invités à
y participer sans avoir été associés aux modalités d’organisation (jour et heure du
rendez-vous). Tous soulignent pourtant l’importance que revêt la santé de leur enfant à
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leurs yeux. Une mère décrit les pratiques de l’institution et comment elle s’y adapte
pour conserver ce qu’elle estime être sa place, « C’est eux qui prennent les rendez-vous
parce qu’ils ont le carnet de santé ils ont tout. Ils demandent si je veux être présente ou
pas. Les rendez-vous ça a déjà été fixé après c’est à moi de m’arranger si je peux venir
je viens si je peux pas voilà. Et vous avez toujours pu ? Oui j’ai toujours essayé c’est
important même s’ils sont plus avec moi c’est mes enfants voilà » Cet exemple montre
comment le parent, sans agressivité, s’adapte à l’organisation de l’institution. Pour un
père au contraire, l’engagement de l’institution dans le suivi médical des enfants est
vécu comme une dépossession et cela vient alimenter son rapport très conflictuel avec
les professionnels, « ils ont tout fait enlever j’avais la C.M.U. j’avais les gamins dessus
ils ont tout fait péter j’ai pratiquement plus rien ». Un autre parent évoque une situation
où les éducateurs avaient oublié de le prévenir d’une visite chez un médecin, il utilise le
cadre de loi pour rappeler ses droits, « je leur ai rappelé que l’autorité parentale c’était
quand même dans l’autre sens mais c’était pas méchant c’était convivial. Qu’ils aient
oublié ça peut arriver une fois c’est pas…si ça se répète c’est plus un oubli ».
Les professionnels posent dans un premier temps le principe de la participation, « ça
arrive régulièrement que ce soit le parent qui accompagne si ça tombe sur une visite ou
si le parent est disponible pour emmener l’enfant » pour admettre au cours de l’échange
que les parents sont finalement très peu présents aux rendez-vous médicaux. Invités à
s’exprimer sur les raisons de cet état de fait, ils reconnaissent que les modalités
organisationnelles ne favorisent pas la participation des parents, « on est dans notre
fonctionnement, on prend les R.D.V., après si le parent on l’a au téléphone s’il peut
venir accompagner son enfant, ben venez, mais c’est vrai que c’est pas systématique ».
Le changement dans les pratiques pourrait cependant avoir de l’intérêt, « on pense pas
systématiquement que ça va être le parent qui va accompagner l’enfant c’est
vrai…(silence)…ça pourrait être bien quand on y pense c’est vrai ».
Des « habitudes » de fonctionnement, des pratiques qui même si elles n’ont pas pour
première intention d’exclure les parents les maintiennent cependant à l’écart de toute
participation et de toute implication dans la vie de leur enfant.
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2.2.2.2. Le suivi scolaire :
Les pratiques en matière de suivi scolaire ne diffèrent pas de celles observées au niveau
du suivi médical. L’institution est le premier interlocuteur de l’école et ce sont les
éducateurs qui évaluent la pertinence de la participation des parents, « Souvent l’école
nous sollicite nous en premier, après c’est nous effectivement qui disons là c’est peutêtre aux parents que ça s’adresse ». L’institution distingue les situations pour lesquelles
un cadre de visite médiatisée est mis en place, « avec ceux qui ont des visites
médiatisées on est présent avec l’institutrice et le parent » de celles plus habituelles où
il n’y a pas de cadre restrictif, « quand c’est des placements sans visites médiatisées les
parents passent par nous nous, on prend contact avec l’instit ou on les met en contact
directement et là ils peuvent se rencontrer ». Dans les deux cas, l’institution outrepasse
ses droits en fixant elle-même un cadre de rencontre qui ne tient compte ni de la
position des parents, ni des dispositions légales. Pour rencontrer l’instituteur de leur
enfant, les parents sont soumis aux professionnels qui décident, en fonction des
situations, d’être présents ou pas à l’entretien, d’autoriser le parent ou pas à prendre
contact directement avec l’école. Un père de famille illustre ce rapport de dépendance et
la gêne qu’il occasionne, « je suis passé par le centre, ça aussi ça peut être un peu
embêtant pas embêtant mais on a toujours ce fil à la patte, on est toujours obligé de
passer par le centre pour prendre R.D.V. avec la maîtresse… je me juge assez
responsable pour le faire j’ai pas besoin d’avoir quelqu’un qui me dise ce que je dois
faire. Avant j’avais pas besoin de personne pour appeler, c’est pas mes parents »
Les termes employés par ce parent traduisent un sentiment de dépendance, « fil à la
patte », de dépossession et de dévalorisation, « je me juge assez responsable » et
interrogent les places et les liens entre familles et professionnels, « c’est pas mes
parents… ».
La transmission des bulletins scolaires témoigne également des places de chacun,
l’établissement au premier plan et les parents en second. L’école transmet en effet les
bulletins à l’établissement qui les photocopie et les envoie ensuite aux parents.
Manifestement les pratiques contribuent à maintenir les positions de chacun ; le pouvoir
d’évaluation et de décision repose exclusivement sur les professionnels, le suivi de la
scolarité ne donne lieu à aucune négociation sur la participation des parents qui se
trouvent en situation de dépendance et de soumission à l’égard de l’établissement.
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2.2.2.3. Les communications téléphoniques :
Situation paradoxale soulevée par un parent au sujet des communications téléphoniques,
une très grande souplesse de l’institution en même temps qu’un réel contrôle « « je peux
appeler n’importe quand à n’importe quelle heure par contre on est mis sur écoute
quand on appelle pour voir ce qu’on dit… On nous a dit après y a le haut parleur toutes
les discussions sont écoutées par l’encadrement ». Une professionnelle confirme cette
pratique sans parvenir à la justifier, « dès qu’il y a visite médiatisée on met le haut
parleur systématiquement… c’est pas une demande du juge pour nous ça a du sens pour
nous c’est logique le courrier aussi est contrôlé tout »
Contrôle, emprise, pouvoir absolu qui ne repose sur aucune autre légitimité que la
«logique » défendue par les professionnels ?
2.2.3. Les instances de participation :
La participation vise comme nous l’avons définie dans la partie théorique à faire passer
l’individu d’un état de passivité à un état d’activité. Au travers de quelques instances
participatives observées dans le cadre de l’enquête, mise en place de la décision de
placement, changement de groupe, orientation, extension des droits des parents, nous
allons examiner comment les parents sont invités par l’établissement à prendre part aux
décisions les concernant.
2.2.3.1. La mise en place de la décision de placement :
Sur les six parents rencontrés, deux mères ont accompagné leur enfant au moment de
l’admission en soulignant chacune l’importance de ce premier contact. « On a été reçu
par le directeur et une éducatrice référente qui était super sympa… elle a vu le cadre on
lui a expliqué elle a vu sa chambre les enfants…Ils ont essayé de comprendre ce qui
s’était passé pour pouvoir agir et dans quel sens, j’étais très rassurée » dira la mère de
Marine. Même satisfaction pour la mère de Nina : « on a discuté sur ma fille quels
étaient ses besoins un peu ses manières ce qu’elle faisait la journée ce qu’elle mangeait
comment elle dormait c’est vrai qu’on a bien discuté là-dessus ». On peut comprendre
de ces propos que la première rencontre a une fonction sécurisante, elle permet au
parent et à l’enfant de découvrir ensemble les lieux, les professionnels et elle peut être
déterminante dans les relations qui vont s’instaurer entre parents et professionnels. En
79
effet, si le parent se sent d’emblée accueilli, écouté, consulté, pris en compte la qualité
du lien sera sans doute meilleure. Pour preuve, citons l’exemple de ces pères dont
l’absence à l’admission de leur enfant a conditionné en partie leur attitude de méfiance à
l’égard de l’institution et le sentiment d’être dépossédés de leur enfant. L’un hospitalisé
au moment de la décision « quand je suis revenu au bout d’une semaine j’ai dis ils sont
où mes gosses ben ils sont à Taninges, ça a pris 5 minutes les gamins se sont retrouvés
à Taninges donc ça été une situation incontrôlable ingérable…et le deuxième non
informé de l’exécution de la décision, « rien n’a été fait comme Mme le juge l’avait dit
que les enfants ne seraient pas séparés qu’il y aurait quand même un laps de temps
pour préparer tout ça, ils nous ont dit dans 15 jours vous recevrez un courrier ou un
coup de fil et au bout de 3 jours y a deux personnes qui sont venues chez B.(la mère) lui
ont demandé de préparer les affaires et les ont emmenés, vous n’étiez pas présent ? Non
pas du tout Vous n’étiez pas informé ? Non du tout moi j’étais au travail B. m’a appelé
on vient de m’appeler on vient chercher les enfants voilà je vous dis vraiment une
situation extrême ».
La procédure d’admission est une étape importante, voire essentielle, parce qu’elle situe
et symbolise dès le début de la rencontre les places de chacun et la nature du lien qui se
créé, elle est la première instance de participation et d’implication des parents.
Nous avons observé que les mères qui ont participé à l’admission de leur enfant sont
aussi celles qui témoignent d’une relation satisfaisante avec les professionnels - elles
acceptent d’autant plus d’être soutenues qu’elles ne se sentent pas exclues de
l’éducation de leur enfant – alors que tous les pères absents lors de l’admission se
montrent plus critiques, méfiants, opposants et revendiquent leur place de manière plus
insistante.
2.2.3.2. La participation aux prises de décisions :
Un père raconte comment il a vécu la décision de changement de groupe pour ses deux
enfants, « ils m’ont convoqué pour me le dire on en a discuté. J’ai dis bon maintenant
qu’on en a discuté ça va changer quoi ? Vous vous êtes d’accord tous pour les mettre là
bas moi je suis pas d’accord. Ben la décision est prise. J’ai dis voyez ça sert pas à
discuter puisque la décision est déjà prise. Vous m’avez fait déplacer pour rien. Alors
c’est humiliant parce qu’on se dit oui c’est vous le responsable des enfants mais ça
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empêche pas c’est eux qu’ont pris la décision». Ce père se sent « convoqué » pour la
rencontre et « humilié » par une décision sur laquelle il n’a aucune influence.
Dans une autre situation, c’est autour d’un projet d’orientation que l’absence du parent
dans la phase de décision et de mise en place est apparue. Malgré l’énoncé d’une
participation recherchée par l’institution, « normalement les parents rencontrent avant
les cadres les éducateurs et le lieu dans lequel va arriver l’enfant puisqu’on n’est plus
dans un lieu d’accueil d’urgence autant que ça se fasse par étapes dans le bon ordre »,
les parents ne sont pas associés au projet. La mère explique « ça a été décidé comme ça,
on m’a appelé pour me dire bon on a décidé de la diriger vers tel centre et c’est une
maison bien on connaît vraiment la responsable et ça se passe très bien là bas. J’ai dis
moi je fais confiance. C’est pas nous qui l’avons accompagné c’est une des éducatrices.
Vous avez été invité à les rencontrer avant que votre fille y soit ? Non elle y était déjà
depuis deux semaines ». Quant au père c’est sa fille qui l’informe du projet. Cette
situation est intéressante parce qu’elle met en évidence le paradoxe des institutions ; une
première proposition explicite défend la participation des parents, « J’ai l’impression
que les parents sont sur la touche (s’ils ne participent pas au projet) dans ce cas là ils
maîtrisent plus donc nous on fait notre truc de notre côté d’établissement à
établissement. Et moi j’ai trouvé que dans ce cadre là ils avaient été mis un peu sur la
touche, ils restent malgré tout les parents, et je pense qu’ils ont besoin pour adhérer
justement à ce qu’on demande et au projet qui va être mis en place, ils ont besoin d’être
intégrés à ce projet dès le début, et dès le début c’est dans des visites d’établissement
avant que la jeune intègre ». Une seconde proposition implicite exclue les parents, « si
ça avait été les deux je pense que ça aurait été compliqué pour elle comme pour les
parents. ça permettait à J de découvrir l’endroit de s’en imprégner sans…ben voilà
sans avoir ses parents… ».
Nous notons que le terme « compliqué » revient une nouvelle fois dans le discours. Les
professionnels évaluent et décident du bien fondé et de la légitimité de la participation
des parents à partir de critères qui leur sont propres et qui échappent aux parents. Pour
qui serait-il compliqué d’associer les parents au projet d’orientation ? Risqueraient-ils
de manifester leurs désaccords ou leurs oppositions et de compromettre le projet élaboré
par les professionnels ? Les divergences éventuelles sont écartées, les positions
contradictoires évitées.
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Dans une troisième situation nous notons l’absence de participation du parent dans le
processus de travail le concernant. En faisant référence à une situation où la rencontre
parent/professionnel est décrite comme particulièrement compliquée, un éducateur
évoque « la recherche perpétuelle de stratégie » des professionnels pour tenter de
travailler avec ce parent. Toutes les tentatives, rencontre avec le référent A.S.E. plus le
référent éducatif, compte rendu écrit de chaque entretien transmis au parent se soldent
par un échec. L’éducateur ne cache pas son sentiment d’impuissance, « on tournait en
rond, on pataugeait, on n’avançait pas, on se sortait pas de quelque chose » et
l’incohérence de certaines actions, « à un moment donné on l’a plus fait sans décider
qu’on le faisait plus… mais on l’a plus fait » Lorsque nous soulevons la question de la
participation éventuelle de ce père aux réflexions et propositions des institutions, le
professionnel précise qu’il s’agissait « plutôt de stratégies de travail entre nous ».
Enfin une dernière situation permet de souligner le pouvoir de décision unilatérale
exercé par les professionnels. Des parents voient par décision judiciaire leurs droits
étendus – passage d’un cadre de visite médiatisée au droit d’hébergement – mais c’est
l’institution qui décide seule de la mise en place effective de ces nouveaux droits. Ils ne
seront pas appliqués immédiatement « on n’a pas mis ça en place tout de suite, ça
paraissait compliqué quoi dire à C. demain tu pars chez ton papa, c’était difficile à
organiser même par rapport à leur vie à eux…y a toujours des craintes. En fait la
crainte c’était que les enfants soient désorientés d’être placés et puis de plus être
placés… ». Les difficultés d’organisation attribuées aux parents et les craintes évoquées
ne sont-elles pas davantage les projections des professionnels ? Une fois de plus, pour
qui la situation est-elle la plus compliquée ? En tout état de cause, la position des
parents, leurs désirs et leurs craintes éventuelles n’ont été pris en compte à aucun
moment et ce malgré l’émotion que le professionnel observe chez l’enfant et le parent,
« quand on lui a appris qu’elle allait retourner chez son papa pour faire dodo retourner
chez sa maman, elle savait plus, elle savait pas si elle devait rire pleurer. Tellement
d’émotions, tellement contente. C’était particulier quand même et puis son papa qui
l’avait eu au téléphone juste avant et qui me dit, je lui ai pas dis parce que j’espère que
c’est vraiment vrai, je lui ais dis oui c’est vraiment vrai … ».’
82
Au regard de ces situations, la participation des parents aux décisions les concernant
(changement de groupe des enfants, projet d’orientation, processus de travail, mise en
place de nouveaux droits) apparaît extrêmement limitée. S’ils sont invités à valider a
posteriori des décisions déjà prises par les professionnels, s’ils sont écartés pour ne pas
risquer d’entraver un projet élaboré par les professionnels, si les stratégies
d’intervention des travailleurs sociaux se construisent en leur absence, si l’application et
le respect de leurs droits repose exclusivement sur l’établissement, quel pouvoir leur
reste t-il ?
2.2.4. Les écrits professionnels :
L’écrit est un thème que nous n’avions pas intégré au guide d’entretien, il a été abordé
spontanément par un parent lors de notre tout premier entretien d’enquête et il nous est
apparu alors comme un élément majeur constitutif de la relation parents/professionnels
et symbolisant le rapport de pouvoir entre les acteurs. Nous avons donc exploré ce
thème avec tous les interviewés.
Cinq parents sur les six rencontrés ont donné des écrits une image très négative. Ils ont
le sentiment que les écrits ne reflètent pas leur réalité, « des choses qui ont plus ou
moins été détournées par rapport à ce qui a été dit… y a des choses qui ont été
détournées grossies », et qu’ils les condamnent, « il y a eu aucun point positif tout ce
qui est ressorti sur le papier, c’est du point négatif, rien sur nos qualités de parents, sur
l’affection qu’on a par rapport à nos enfants, l’amour, qu’ils manquent de rien, de tout
ça quoi, de tout ce qu’on a fait pour eux ». Ils se sentent trahis, « on s’est confié à cette
personne là et elle en a profité pour rajouter des choses que normalement elle aurait
pas dû, c’était un petit peu confidentiel on va dire » et cela déclenche ou de la méfiance,
« maintenant faut faire attention à ce qu’on dit c’est tout » ou et de la colère, « c’est
regrettable c’est pour ça que j’ai une haine envers ces services sociaux ». Ce sentiment
de dévalorisation et d’atteinte de soi est parfaitement illustré par l’image qu’emploie ce
père en parlant de l’écrit des professionnels qu’il découvre le jour de l’audience, « moi
je reçois un coup de massue, à chaque fois je suis descendu ». Le pouvoir des mots
comme effet de domination symbolique est soulignée à plusieurs reprises par les
parents, « ils sont balaises pour tourner les mots les phrases…le rapport il est pigmenté
il est balaise je peux vous dire qu’ils nous soignent là…ils écrivent ce qu’ils ont envie
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d’écrire ce qui les arrange ». De plus, l’écrit professionnel est considéré par les parents
comme support essentiel aux prises de décision du juge des enfants, « à partir de là je
peux comprendre la décision de Mme la juge. Quand elle a vu ce dossier avec des
choses qui ont été transcrites telles quelles donc là c’est sûr elle a pris une décision…le
juge il peut pas penser autrement y a des fois c’est bien trouvé ». Il justifie alors la
continuité du placement, « je dis bravo y a pas mieux pour garder des gamins
longtemps dans un centre ».
Ce lien entre l’écrit de l’institution et les décisions judiciaires est parfaitement mis en
évidence par ces propos, « ce qui me fait rigoler tout le monde se renvoie la balle, oui
c’est pas nous qui décidons du placement c’est la juge. J’ai dis arrêtez vous êtes les
yeux de la juge, si vous vous marquez dans un rapport machin et tout patin couffin la
juge elle va prendre peur et clack les gamins ils vont rester là haut. J’ai dis ils vont
surtout se baser sur ce que vous dîtes alors quand on me raconte des conneries non
c’est pas nous c’est le juge qui décide, le juge oui c’est lui qui prend la décision finale
mais il se base par rapport au service de l’enfance. Nous on a beau dire ce qu’on veut il
va nous écouter mais c’est pas ce qui va être le plus comment on appelle ça… ». Les
yeux du judiciaire c’est l’institution même si elle se défend de sa position décisionnaire
en la renvoyant sur la personne du juge des enfants.
Les modalités de transmission et d’accès aux écrits sont également interrogées par les
parents. Ils sont parfois informés de leurs droits trop tard pour consulter le dossier au
tribunal, « J’ai reçu un courrier très tardif quelques jours avant le rendez-vous où on
m’autorisait à aller voir ce rapport au tribunal mais bon c’était toute une démarche
administrative il fallait prendre rendez-vous c’était tout un patacaisse (rire) donc
j’aurai pas eu le temps d’aller voir le dossier » Plusieurs regrettent par ailleurs que les
rapports rédigés par les référents A.S.E. leur soient communiqués quelques jours
seulement avant l’audience ce qui ne permet aucune modification, « le mal est fait voilà,
je l’ai découvert dans le rapport…on vient nous le lire deux jours avant de passer au
procès, donc s’il y a des trucs à changer une fois qu’il est tapé le rapport après il le
change plus ». Quant aux rapports rédigés par l’établissement, « on en a la fraîcheur
juste quand on passe devant le juge » précise un parent.
Les professionnels décrivent effectivement une pratique habituelle qui consiste à
transmettre certains éléments du rapport à l’enfant. Il est lu partiellement à l’enfant, en
84
fonction de son âge et de ce que le professionnel pense qu’il peut entendre, « il y a des
choses ils ont pas forcément besoin d’entendre, après c’est de notre propre jugement,
après normalement les rapports devraient pouvoir être lus entièrement à l’enfant ». Le
terme « normalement » et l’emploi du conditionnel laissent penser que la censure opérée
est regrettable aux yeux des professionnels sans que l’on comprenne le sens de ces
réserves. Serait-il donc « normal » et légitime qu’un professionnel puisse soutenir son
écrit devant l’enfant et à quelles conditions pourrait-il le faire ?
Pour autant, les professionnels soulignent que la communication à l’enfant des éléments
du rapport offre comme intérêt de l’aider à comprendre sa situation, « je trouve que
c’est bien parce que quelques fois les enfants ils ont du mal à saisir ce qui leur arrive ce
qui leur tombe sur la tête » et de le préparer à l’audience au projet défendu par
l’institution, « je pense que c’est important quand on parle d’une audience ils savent
déjà un petit peu ce qui va être demandé ».
Si la transmission, même partielle, des rapports est une pratique qui tend à se généraliser
au niveau de l’enfant nous disent les professionnels la question de la transmission aux
parents reste en revanche relativement floue. Les professionnels ne repèrent pas le
fonctionnement de l’institution autour de cette question. Une réunion est parfois
organisée avant les audiences pour informer les parents, « aux parents on leur donne un
petit peu ben les grandes lignes des rapports ». D’autres disent que les parents peuvent
lire les rapports, « s’ils le demandent et ça se fait avec le chef de service » à ceci près,
comme le précise un professionnel, que les éducateurs ne savent pas si le parent est
informé de ce droit, « On leur dit qu’on écrit des rapports après je sais pas si on leur
dit réellement qu’ils peuvent les lire ».
Si l’on croise les discours des parents et des professionnels sur l’écrit, on peut noter
qu’il y a un écart important dans les représentations de chacun. Pour les parents l’écrit
est synonyme de condamnation, dévalorisation et trahison, il symbolise le pouvoir par
excellence des institutions alors que les professionnels ont le sentiment d’être cohérents
et de traduire au plus juste par écrit la réalité du travail engagé. En reconnaissant que les
parents ont le droit d’être informés du contenu des rapports, une professionnelle
remarque , « il y a rarement des surprises on les informe régulièrement du travail qu’on
fait avec les enfants des objectifs qu’on se fixe ensemble donc le rapport il retrace ça ».
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D’où proviendrait alors l’effet de surprise ? D’une incompréhension tout au long de la
mesure d’accompagnement, d’une impossible transparence, d’une zone d’ombre ou
d’incertitude qui serait inhérente aux écrits professionnels ?
Il est intéressant de noter que la loi 2002/02 a modifié le rapport des professionnels à
l’écrit. Dès le début de la procédure en assistance éducative, les parents peuvent
désormais consulter leur dossier au tribunal et pour une professionnelle cela a marqué
un changement, « je sais que j’ai changé ma façon d’écrire par rapport à la loi 2002, je
fais très attention à ce que je marque dedans par rapport au regard que pourraient
avoir les parents et je trouve que ce que j’écris c’est beaucoup plus positif, en fait ça va
plus dans le sens du positif, avant c’était plus…avant c’était plus rappeler les faits, ce
qui s’était passé en remettre une couche ». Changement dans la formulation nous dit
cette éducatrice mais changement également dans le regard qu’elle porte sur les parents
et dans la conception de son travail. C’est bien la question du sens et des valeurs qui
sont introduites par la question de ce professionnel, « avec les nouvelles lois on
questionne un peu comment on peut faire effectivement pour ne pas dissimuler des
choses aux personnes concernées… ».
Ce thème de l’écrit parce qu’il reflète le travail engagé, la position des professionnels,
leur savoir et leur compréhension d’une situation, parce qu’il est essentiel dans la
décision du magistrat et parce qu’il est au cœur de la relation de pouvoir et de la place
accordée aux familles dans le système de protection de l’enfance semble occuper une
place centrale dans notre recherche. L’écrit serait-il la forme la plus subtile de la
domination exercée par les institutions sur les familles ? Comment pourrait-il s’inscrire
dans le contradictoire, terme qui signifie, comme nous le rappelle le groupe de
recherche action-formation quart monde partenaire, « dire contre, c’est pouvoir
contrarier ce qu’affirme le professionnel » ? 96
Les pratiques institutionnelles que nous avons analysé par le biais du cadre des
rencontres, des suivis scolaires et médicaux, de différentes instances de participation et
de décision et des écrits professionnels s’inscrivent donc essentiellement dans des
logiques de substitution, de maîtrise ou d’emprise des professionnels à l’égard des
96
Groupe de recherche action-formation Quart Monde Partenaire : le croisement des pratiques, quand le
quart monde et les professionnels se forment ensemble. Quart monde, 2002, p. 92.
86
familles. Le pouvoir s’exerce essentiellement par la contrainte, il est parfois abusif et
dans tous les cas il n’ouvre pas sur un processus de négociation au sens de la
confrontation, du débat, de l’échange. Les divergences semblent vouloir être atténuées,
écartées, contrôlées peut-être pour éviter toute situation de conflit.
87
CHAPITRE 3 : Le positionnement des familles, entre opposition
et coopération.
3.1. Entre une attitude d’opposition et de coopération :
En référence à Michel Foucault qui propose d’utiliser l’affrontement des stratégies
comme point de départ à l’analyse des relations de pouvoir, nous allons explorer les
points de confrontation, de lutte et de résistance entre les acteurs.
Nous avons ainsi repéré dans l’analyse des entretiens comment les parents se situent
face au pouvoir des professionnels, quelles stratégies offensives ou défensives ils
adoptent et quelles places ils occupent dans cette relation de pouvoir.
Nous avons identifié trois types de fonctionnement, une relation d’opposition, de
coopération ou de soumission.
Nous verrons au cours de ce chapitre que le choix d’un mode de relation pour faire face
à la situation, se protéger de ce que le placement fait vivre dépend de l’histoire
personnelle du parent, de son inscription dans un réseau social et professionnel et de ses
ressources identitaires.
3.1.1. L’opposition :
Nous avons rencontré un parent dont le discours et les actes sont construits sur le mode
de l’opposition systématique à l’institution. Il refuse de travailler avec l’institution,
« j’ai rien à leur demander je vais pas inventer des trucs pour leur faire plaisir faut
travailler avec j’ai dis non » il se défend d’un besoin d’aide, « rien à leur
demander…j’ai besoin de rien… j’ai pas besoin de vous… j’ai pas besoin d’eux » et ne
88
cesse d’opposer ses propres qualités à celles des professionnels, « vous êtes des pro
puisque vous êtes des pro et que nous d’après la justice on est pas capable de gérer le
truc alors faîtes moi voir ce que vous êtes capable de faire » et ne leur reconnaît aucune
légitimité d’intervention.
Pour décrire sa relation à l’institution, il utilise l’image du « mur », lorsqu’il évoque ces
questions pendant l’entretien, le ton est agressif, le débit de paroles plus rapide.
Il est intéressant de noter que ce père adopte simultanément une position active au
travers de son agressivité, des attaques formulées contre l’institution et du recours à un
avocat et une position passive, de résignation lorsqu’il évoque un départ dans une autre
région qui l’éloignerait du lieu de vie de ses enfants, « si je vois que je commence par
pas les ravoir, ce que je vais faire, comme je suis en invalidité et que mes parents
habitent en Bretagne, s’ils continuent de me casser les couilles, si j’arrive pas à avoir
mes enfants, je repars en Bretagne parce qu’ici j’ai plus d’attaches j’ai plus rien ». Il
met donc en place une stratégie de lutte et craint en même temps le pouvoir redoutable
des institutions, « Ils feront ce qu’ils veulent, ça fait six ans que je bataille pour les
ravoir, on veut pas me les rendre ça va bien … ».
Cette situation pose question sur la manière dont l’agressivité et l’opposition d’un
parent dans ses rapports aux professionnels peut être considérée et prise en compte par
les éducateurs. L’opposition répond à un défaut de reconnaissance, d’estime de soi,
nous le verrons précisément lorsque nous traiterons des questions de reconnaissance, et
l’agressivité est parfois une réponse réactive à une situation d’humiliation, une manière
d’affirmer ou de reprendre un certain pouvoir dans un rapport de force très inégal. A ce
titre, une attitude d’opposition pourrait garantir un certain équilibre des pouvoirs entre
les familles et les professionnels.
3.1.2. La coopération :
Pour la plupart, les parents acceptent de coopérer avec l’institution, reconnaissent la
légitimité du placement tout en conservant une certaine marge de liberté, d’autonomie et
de capacité d’agir.
Les parents coopératifs acceptent le soutien des professionnels, « on a décidé d’en
discuter, de dire voilà avec C. j’ai eu tel ou tel problème, que puis-je faire trouver des
solutions pour pas que ça continue, c’est ça le but d’avoir une autorité avec ma fille que
89
j’ai jamais eu, en fait c’est vrai que là-dessus j’ai besoin qu’on m’aide ». Les
désaccords avec l’institution ne se traitent pas dans le conflit, soit parce que les parents
sont en capacité de formuler et de faire entendre leurs divergences, « je réagis pas mal,
je les écoute mais je leur dis tout de suite, on en est encore pas là » soit parce qu’ils
mesurent les bénéfices d’une attitude calme et mesurée pour parvenir à leurs fins, « je
me suis adapté pour que ma fille s’en sorte parce que si je me mets contre en les
contrariant, qu’est-ce que j’obtiendrai rien du tout, parce qu’on va dire finalement ils
sont asociaux ou le père n’est pas tout à fait dans la course et ça va débloquer ». Ces
parents adressent des demandes à l’institution, prennent les devants, entreprennent des
démarches pour faire évoluer la situation. Pour exemple un père interpelle les
établissements qui accueillent ses enfants, « c’est moi qui ai appelé pour demander ou
était placé mon fils je pense qu’ils allaient le faire mais j’ai pris les devants ». Il
renvoie l’établissement à ses missions et à sa responsabilité, « puisque y a un travail à
faire sur nous apparemment c’est à vous d’observer à vous de voir » et, à ce titre,
demande des rencontres, « moi j’ai demandé à avoir des visites sur le foyer pour
pouvoir les rencontrer, j’ai essayé de faire des démarches pour me déplacer pour voir
les gens qu’ils puissent me voir le plus souvent possible ».
La logique de coopération est à relier avec la question de la reconnaissance. Sans
exclure les critiques, elle suppose en effet que la légitimité, la compétence, la place des
familles et des professionnels soient respectées. Les parents coopératifs adressent des
demandes aux professionnels, défendent leurs positions sans agressivité.
La logique de coopération contient deux dimensions. Elle s’inscrit dans une relation de
confiance, travailler en commun pour atteindre au mieux les objectifs, accepter d’être
soutenus par les professionnels pour exercer sa fonction parentale. Elle correspond dans
le même temps à une stratégie adoptée par les parents pour parvenir le plus rapidement
à leurs fins, ce dont témoigne les propos de ces deux parents, « il faut être malin…je me
suis adapté… ».
3.1.3. La soumission :
Nous avons rencontré un parent inscrit dans une relation de soumission et de
dépendance à l’égard de l’institution. Son discours, très affectivé, ne contient aucune
critique, les compétences des professionnels, leurs qualités relationnelles, leur
90
disponibilité, la qualité du travail engagé sont très largement soulignés, « le personnel
était sympa adorable…ils étaient là, ils étaient tous là, chaque fois que je remarquais
un souci un problème…chaque fois que j’ai eu besoin d’être écoutée de parler ils
étaient tous là, ils étaient vraiment présents…ce qu’ils ont fait c’est un travail
extraordinaire ». Le placement est vécu sur le mode de l’aide, du soutien, « ils sont là
en fait pour nous aider, pour aider les jeunes à s’en sortir…le placement c’est pas une
honte, la honte c’est tout le contraire ». Le parent est en position de dette à l’égard de
l’institution, « je suis redevable, j’oublierai jamais ce qu’ils ont fait…chaque jour je
remercie le seigneur, heureusement que ces structures existent, moi si je peux le hurler
sur tous les toits pour dire aux parents n’hésitez pas, si je peux hurler ma
reconnaissance à ce système parce que c’est formidable qu’ils puissent mettre en place
ce genre de structures ». La confiance, la délégation, la dépendance sont telles que
l’institution peut construire et mettre en place une orientation pour son enfant sans
qu’elle ne soit associée à la démarche et sans que cela ne suscite aucune critique, « ça a
été décidé comme ça on m’a appelé pour me dire bon on a décidé de la diriger vers tel
centre et c’est une maison bien on connaît vraiment la responsable et ça se passe très
bien là bas j’ai dis moi je fais confiance ». Cette dépendance totale envers les
éducateurs est à comprendre selon nous par l’état de fragilité et d’impuissance que la
mère décrit avant la décision de placement, « je me suis sentie impuissante…je me suis
sentie dans l’incapacité dépassée par les événements…j’ai expliqué ma détresse ma
peur…ils m’ont bien soutenu parce que j’étais en position de faiblesse » et son
sentiment de solitude extrême, « je me suis retrouvée vraiment seule et y a que ces
organismes avec qui j’ai lié une confiance une relation. De toute façon je pouvais pas
compter sur d’autres personnes qui sont pas professionnelles ». Soumission et
dépendance conduisent à une relation quelque peu indifférenciée, la mère ne se sent pas
l’égale des professionnels – elle souligne à plusieurs reprises leur professionnalisme
leur compétence – et pour autant elle exprime l’idée d’être leur semblable, « ma fille
m’a dit les éducateurs parlent tous comme toi…je suis contente d’arriver à la même
conclusion qu’eux ça m’a rassuré…j’ai compris leur travail et je sais que c’est ce que
je voulais faire avec ma fille et que j’ai pas pu faire, simplement ils ont fait ce que j’ai
pas pu faire ». Réduire les différences, les écarts permettrait-il de gommer le rapport de
pouvoir et d’éliminer le risque de confrontation ?
91
Face au pouvoir des professionnels, pour s’en défendre, s’en protéger et lui résister, les
parents adoptent donc des stratégies relationnelles qui se manifestent soit dans
l’opposition, la coopération ou la soumission. Ces modes de fonctionnement étant à
comprendre du côté des caractéristiques individuelles (histoire du parent, qualité de son
environnement
familial,
professionnel,
social,
ressource
identitaire)
et
organisationnelles (motifs et mise en place de la décision de placement, mode de
participation du parent aux instances de décision).
Les entretiens avec les parents ont fait émerger un troisième acteur prenant place dans la
relation de pouvoir familles/professionnels en la personne de l’avocat. Un tiers
extérieur, défenseur du droit des parents, porteur des positions contradictoires ?
3.2. L’avocat comme représentant et défenseur du droit des familles :
Nous sommes étonnée de constater que tous les parents rencontrés sont en lien avec un
avocat, deux sur six à la suite d’un fort conflit conjugal et quatre pour ce qui concerne
directement la situation de placement, qu’ils soient par ailleurs dans une attitude
d’opposition ou de coopération avec l’institution. Trois parents disent avoir sollicité un
avocat dès le début de la procédure de placement et l’un d’entre eux, en cours de mesure
au moment de la révision de la décision.
Le discours des parents sur ce thème témoigne de leurs sentiments d’infériorité, de
faiblesse et d’impuissance face aux instances administratives ou judiciaires. Les attentes
des parents s’orientent autour de plusieurs axes :
- L’accès au dossier et la transmission des éléments qui le composent, « notre avocate
elle a pu aller voir le dossier complet puisqu’elle est avocate je pense qu’elle a eu plus
de possibilité et puis elle nous a expliqué clairement ce qui était marqué à
l’intérieur…j’ai missionné un avocat qui a le droit qui a accès au dossier tandis que
moi-même si je voulais je pouvais avoir accès au dossier mais expurgé parce que quand
on vient seul quand un parent n’est pas représenté par un avocat on lui présente un
dossier expurgé ce qu’on veut bien lui présenter alors que moi en passant par un avocat
j’ai l’intégral »
Il est d’ores et déjà intéressant de noter, même si nous y reviendrons, que depuis mars
2002, la loi autorise pourtant les parents, en dehors de la présence d’un avocat, à
consulter leur dossier au greffe du tribunal dès l’ouverture de la procédure.
92
Manifestement l’information de ce droit ne leur a pas été communiquée de manière
suffisamment explicite pour qu’elle soit intégrée.
- La mise à jour de certaines incohérences ou abus des services sociaux, « l’avocate
nous a dit que le compte rendu qu’avait fait la psychologue avec l’éducatrice était un
peu bizarre parce qu’au début ils disaient qu’il fallait que je quitte M L mais à la fin ils
disaient qu’il fallait la stabilité du couple F/L alors ils se sont un peu mélangés
l’avocate elle m’a dit ça c’est pas bon ».
- L’accès aux informations concernant les pratiques professionnelles notamment en ce
qui concerne les écrits, le parent s’adresse à l’avocat et non à l’institution pour être
informé, « je sais qu’ils sont au courant qu’il y a l’appel mais je sais pas s’il y a un
écrit, je pense pas, faudrait que je demande à l’avocate ».
- Une meilleure défense face aux instances judiciaires. L’avocat aide à formuler les
demandes à choisir le vocabulaire adapté, « on risque peut-être d’avoir des mots
déplacés, des choses comme ça et donc elle sera là pour mettre le frein de toute façon
c’est son métier…Elle va nous aider à savoir ce qu’il faut dire et pas dire, quels termes
tout ça, en fait c’est vrai que c’est important aussi parce que devant le juge on sait pas
trop comment dire, il y a des choses à dire à pas dire voilà ». L’avocat de par sa
compétence, sa légitimité peut accroître la crédibilité du parent, « par principe par idée
par expérience ce que dit l’avocate à la juge ou en justice n’a pas la même consonance
que dite par le plaignant ».
L’avocat permet aux familles de se faire entendre, reconnaître et respecter des
institutions, « Elle fera transition mais on sera avec elle…ça va limiter les dégâts on va
dire, peut-être un peu plus de poids parce que ça sera plus ma parole contre celle de
Mélan, ils seront obligés là d’écouter l’avocat, ils pourront pas dire ouais ce mec ment,
vous voyez ce que je veux dire, ils seront obligés de l’écouter lui au moins »
De part sa fonction, l’avocat incarne la confrontation, il est le spécialiste des débats
contradictoires et s’il représente de plus en plus de parent au cours de la procédure
judiciaire, c’est sans doute pour porter un point de vue différent, et argumenté, par
rapport à celui des professionnels, et tenter ainsi de rééquilibrer les pouvoirs entre les
acteurs.
93
Fonction que pourrait remplir le conflit - l’affrontement des positions, l’argumentation
des idées, la négociation - s’il était davantage présent dans les modalités relationnelles
des parents et des professionnels.
3.3. L’absence de conflit dans les relations familles/professionnels :
Le thème du conflit présent dans la grille d’entretien nous semblait au départ de la
recherche occuper une place essentielle dans la problématique des relations
familles/professionnelles. Il était pour nous évident que la relation, tant du point de vue
des professionnels que des familles, s’inscrive dans un registre conflictuel. Pourtant il
n’est apparu que dans une seule situation l’idée d’opposition et de conflit. Un père
opposé au placement, à toute intervention des professionnels, à toute proposition de
travail en commun traduit ses désaccords avec l’institution par les termes de «prises de
bec de tensions avec les éducateurs ». Il précise cependant qu’il n’y a là rien de
dramatique, « j’ai gueulé j’avais raison c’est des bons conflits c’est des bonnes
guerres ». Pourtant, la reprise et l’échange autour des divergences est impossible, « une
fois que j’ai gueulé j’ai gueulé après je vais plus avoir affaire à eux ».
Le référent éducatif évoque cette situation et regrette que le conflit n’ait pas été créatif
dans cette relation, « y a eu du conflit et de façon générale ça été une relation toujours
un peu tendue, toujours un peu sur la défensive, lui étant très sur la défensive du coup
nous en réaction on l’était aussi un peu. D’une certaine façon donc oui c’était
relativement conflictuel. Là où c’est emmerdant des fois le conflit c’est vachement
intéressant, il se passe plein de choses dans un conflit, ça débouche sur quelque chose.
Là on a jamais réussi à en sortir, on a jamais réussi à mettre des mots plus constructifs
là-dessus, donc c’est resté du conflit plus ou moins latent, des fois très explosif ». Il
livre quelques indications permettant d’expliquer de son point de vue l’impasse de cette
relation, « on a jamais pu en échanger et se nourrir les uns les autres des points de vue
différents, donc ça restait dans quelque chose de très opposé…y a des choses sur
lesquelles je pouvais pas imaginer de lâcher le morceau quoi ». Des propos qui offrent
l’intérêt de ne pas désigner l’autre comme responsable ou coupable de la situation
d’échec mais bien de poser le problème en terme de perte et de renoncement, « lâcher le
morceau ». A quoi le parent et ou le professionnel devrait-il renoncer, la maîtrise, la
94
toute puissance, la domination pour accéder ensuite à une relation faite de dépendance
et de reconnaissance mutuelle ?
Cela amène à penser que l’absence de conflit, observée dans la majorité des situations,
ne témoigne pas nécessairement de la qualité de la relation entre parents et
professionnel mais reflète plutôt une conduite d’évitement et de protection, pour ne pas
risquer de mettre au jour les divergences, les oppositions, les contestations, les
contradictions et de reconnaître à l’autre sa part d’autonomie et de pouvoir dans la
relation.
Nous voudrions terminer cette partie consacrée aux stratégies relationnelles en évoquant
le vocabulaire et les termes relevés dans le discours des parents servant à désigner les
professionnels. Ceux qui reviennent le plus souvent sont, « Eux, ils, le foyer, Taninges,
St Julien, les personnes de l’encadrement, Mélan, les éducateurs, ces gens là, les
professionnels, le personnel ». Un seul parent, en faisant référence à une visite à
domicile des éducateurs, nomme le prénom de l’éducatrice référente de sa fille. Si les
professionnels qui partagent le quotidien de l’enfant dans l’institution ne sont pas
identifiés sur un mode personnel il n’en est pas de même pour le chef de service. En
effet, tous les parents au cours de l’entretien l’ont désigné à un moment ou à un autre
par son nom.
Les parents témoignent également de leurs difficultés de repérer les intervenants et leurs
fonctions, notamment au moment de l’admission, « j’ai rencontré je crois je sais plus
comment elle s’appelle y en a tellement je sais pas après y a une autre dame qui est
venue ils m’ont fait visiter…j’ai rencontré le directeur l’assistante sociale je crois je
sais pas comment on appelle ça ».
Cela signifie d’une part que c’est sur un mode global, générique et impersonnel que les
parents parlent des professionnels impliqués dans la vie quotidienne de leur enfant et ce
quel que soit leur qualité de relation, opposante ou coopérative alors que la figure
d’autorité, le chef de service, est au contraire repérée et investie sur un mode plus
personnel.
Contrairement aux éducateurs, le chef de service est seul à occuper cette fonction, le
parent n’a donc qu’un interlocuteur unique et de plus il n’est pas en lien direct avec les
enfants donc moins en rivalité avec le parent.
95
3.4. La relation d’autorité : reconnaissance et légitimité des acteurs :
Nous avons montré en première partie que l’autorité repose sur deux fondements : la
reconnaissance et la légitimité et c’est en cela qu’elle se différencie d’une relation de
pouvoir. Nous nous sommes intéressés au cours des entretiens à recueillir un discours
concernant la légitimité ; est-ce que le parent reconnaît au professionnel une légitimité
d’intervention, sur quoi se fonde la légitimité, à quelles conditions peut-on parler de
reconnaissance ?
Trois logiques de fonctionnement apparaissent : une reconnaissance mutuelle, une
reconnaissance partielle ou une impossible reconnaissance, analysées autour de
quelques variables – les motifs de la décision de placement, les sentiments d’échec et
d’atteinte de soi et l’expression d’agressivité ou de violence contenue dans les discours
des parents et des professionnels.
3.4.1. Une reconnaissance mutuelle :
Trois parents portent un regard extrêmement positif sur l’institution et les professionnels
qui accompagnent leurs enfants. Les qualités relationnelles, capacité d’écoute,
disponibilité, « c’est des gens qui sont très ouverts…je téléphone ils sont toujours
agréables…y a une bonne communication…chaque fois que j’allais la voir on avait
toujours des discussions, avant ou après la visite on a toujours pris un moment
d’échange et de partage», les compétences des éducateurs, c’est des éducateurs
spécialisés ils sont formés ils ont fait des études ils connaissent les enfants ils ont fait de
la psycho ils ont de l’expérience…je pouvais pas compter sur d’autres personnes qui
sont pas professionnelles », la qualité de vie dans l’institution, « elle est très bien
entourée, y a des petites filles de son âge elles s’amusent comme des folles, elles font
plein d’activités c’est vrai qu’il les bouge énormément, là y a eu les fêtes d’Halloween,
ils se sont déguisés ils sont sortis…ils sont malheureux parce qu’ils sont pas avec nous
mais ils sont bien accueillis ils sont bien encadrés ils font des choses » sont soulignées
par les parents et cela va contribuer à légitimer en partie l’intervention des
professionnels. Que le parent ait le sentiment d’être écouté, respecté dans la place qui
est la sienne est certes une condition nécessaire mais pas suffisante pour instaurer une
relation de reconnaissance mutuelle. Encore faut-il que les motifs ayant conduit au
placement soient sinon acceptés au moins compris par les parents. En effet, dans les
96
quatre situations où s’exprime le sentiment de reconnaissance le plus fort, deux parents
ont été demandeurs du placement et deux n’ont pas accepté la décision mais ont compris
les arguments avancés par les travailleurs sociaux, « les motifs je les avais compris mais
non je les accepte pas je pense qu’il y avait un travail à faire sur nous c’est un fait ».
Un père illustre parfaitement cette adéquation entre attente du placement et légitimité de
l’institution, « je suis satisfait parce que je vois ma fille, c’est tout ce que je
demandais… ». De la même manière, une mère dira, « j’étais d’accord pour la décision,
j’ai dis oui c’est pas grave, oui je suis d’accord, je prenais vraiment mes
responsabilités, oui je l’ai fais, oui je suis d’accord avec eux ».
Au positionnement parental inscrit dans l’acceptation des difficultés, de la décision de
placement et d’une certaine forme de reconnaissance, correspond une attitude, un
discours des professionnels tout aussi respectueux envers les parents. En effet, les
éducateurs n’hésitent pas à leur tour à valoriser les compétences et les qualités des
parents, « Madame elle avait tout en elle…on rencontre rarement des parents qui
travaillent, rarement des parents qui se mobilisent autant, qui sont disponibles, et ça
nous renvoie pas mal de choses par rapport à notre propre situation, à notre propre
vécu…Et puis d’un calme tous les deux par rapport à cette situation,jamais je les ai vu
s’énerver ou quoi que ce soit, ils ont toujours discuté calmement et ça ça fait du bien
aussi ».
Ces propos témoignent des qualités reconnues aux parents en même temps qu’ils font
apparaître les sentiments de ressemblance, de similitude éprouvés par les professionnels
dans la rencontre avec ces parents. Est-ce parce que l’autre nous renvoie à nous-mêmes,
à notre vécu qu’il en devient plus proche, aimable, narcissiquement plus gratifiant ? Estce une condition nécessaire mais non suffisante pour qu’une reconnaissance puisse
avoir lieu ?
Il est intéressant de préciser que les sentiments d’agressivité voir de haine ne sont pas
absents pour autant dans une relation de reconnaissance mutuelle ; ils peuvent être
déplacés vers d’autres instances, services judiciaires, juge des enfants, dispositifs
d’enquête…C’est le cas d’un parent interrogé qui clive totalement les institutions, il
n’émet aucune critique envers l’établissement gardien, le lieu de vie de son enfant, alors
qu’il attaque sévèrement les personnes ayant conduit l’enquête préalable à la décision de
placement ainsi que le juge des enfants, « je leur en veux pas parce que ce sont pas eux
97
qui ont décidé du placement, eux ils font tout pour l’encadrement des enfants donc à
partir de là il y a aucune animosité envers eux… on va pas dire que j’ai de la haine
contre eux (rire) mais c’est presque ça…Madame la juge c’est pareil j’ai quand même
un petit poids sur le cœur contre elle un gros même ». Le clivage entre « bonne et
mauvaise institution » et le déplacement de la colère et de la haine permettent de
protéger le lieu de vie de l’enfant et le lien avec l’équipe éducative.
Nous venons de voir que la reconnaissance mutuelle repose principalement sur :
- L’image des uns par rapport aux autres. Les parents ont une bonne image de
l’institution et les professionnels portent un regard positif sur les familles.
- La compréhension sinon l’acceptation de la décision de placement.
- La maîtrise ou le déplacement des sentiments d’agressivité.
3.4.2. Une reconnaissance partielle :
Nous avons observé dans deux duo relationnels parents/référents éducatifs un système
que nous avons appelé reconnaissance partielle en ce sens que des réserves sont émises
quant aux compétences respectives des parents et des professionnels mais l’image n’est
pas totalement négative et la légitimité d’intervention n’est pas remise en cause.
Les doutes soulevés par les parents concernent essentiellement la compétence des
professionnels et c’est surtout l’âge des éducateurs qui est avancé, « ce sont de jeunes
éducatrices …c’est pas que j’ai pas confiance, je suis sur la réserve par rapport à leurs
remarques…il y a des moments où ces gens là vu leur jeune âge leur travail leur
fonction ils n’ont plus, je dis pas le respect mais une certaine déférence ». Un deuxième
père dira : « c’est des éducatrices assez jeunes elles ont entre 20 et 22 ans, c’est jeune je
les écoute parce que c’est leur boulot mais après je me fais ma propre analyse, je les
écoute mais elles ont 20 22 ans ». La formulation des critiques laisse penser que la
confiance, la reconnaissance sont limitées mais les réserves ne font pas obstacle à la
légitimité de l’intervention. Les parents écoutent, doutent se font leur propre opinion
tout en respectant la fonction de l’éducateur.
Nous avons relevé dans le discours du référent, investi auprès des deux situations
précédemment évoquées, ce même sentiment de réserve. Les qualités des parents mais
aussi leurs faiblesses sont soulignées, « disponible pour des entretiens mais beaucoup
98
de mal à se remettre en question, quelqu’un d’un peu trop fiable, à trop vouloir
rassurer sur ce qu’il était capable de faire ou pas… » dira une professionnelle.
Dans ces deux situations nous retrouvons comme dans le système de reconnaissance
mutuelle une décision de placement acceptée - un père est demandeur et l’autre
comprend les motifs – et un discours dans lequel l’agressivité est absente. Il y a
cependant reconnaissance partielle parce que les parents sont reconnus dans leurs
qualités et leurs faiblesses, les professionnels dans leurs compétences et leurs limites.
3.4.3. Une impossible reconnaissance :
Nous avons relevé dans une situation plusieurs éléments indiquant une absence de
reconnaissance entre le parent et le référent éducatif. Le discours est exclusivement
négatif, le climat très conflictuel, le mode relationnel très agressif et défensif.
Pour ce parent, l’institution est vécue comme un système très fermé où l’action de tous
les professionnels – juge des enfants, référent A.S.E., personnel des établissements –
converge vers une même fin, maintenir le cadre du placement pour une durée
indéterminée et priver les enfants de leurs liens familiaux. Il a le sentiment que
l’institution l’écoute sans l’entendre, sans prendre en compte sa position, « je suis pas
entendu ils me laissent parler, c’est comme quand on passe devant le juge ils écoutent
les gamins en sachant qu’ils les écoutent sans les écouter, comme pour nous les parents
ils nous écoutent parce qu’ils doivent nous entendre et après… ». Le système de
communication est bloqué, « Y a pas de dialogue, c’est un mûr, chacun reste sur ses
positions » et aucun travail en commun ne peut s’envisager. Monsieur B. refuse de
collaborer avec l’équipe et de partager des responsabilités éducatives, « ils ont mis faut
travailler avec le service de l’enfance, j’ai rien à leur demander, je vais pas inventer
des trucs pour leur faire plaisir, faut travailler avec j’ai dis non j’ai pas à travailler
avec vous, j’ai pas de problèmes, je m’occupe de mes gamins comme il faut, j’ai besoin
de rien » Il refuse par là même d’être inscrit dans un système d’interdépendance avec
l’équipe éducative. Au contraire, il attaque l’institution et la met au défi de réussir,
« vous vous démerdez mes petits gars, vous avez un diplôme, vous avez été à l’école,
vous avez fait des stages, ils ont été placés parce que soi disant que…vous êtes des pro
puisque vous êtes des pro et que nous d’après la justice on est pas capable de gérer le
truc alors faîtes moi voir ce que vous êtes capable de faire…quand on se fait passer
99
pour un professionnel on doit tout savoir normalement ». Nous voyons comment la
décision de placement est synonyme pour ce père d’incompétence, d’incapacité et de
dévalorisation. Reconnaître une compétence et une légitimité d’intervention aux
éducateurs reviendrait alors à valider sa propre défaillance. Pour se protéger de ce que le
placement de ses enfants lui fait vivre en terme d’atteinte narcissique, il s’emploie à
contester vigoureusement les motifs qui ont conduit au placement, « j’ai dis non c’était
pas une question d’alcool ou de partir, j’ai dis j’avais donné les gamins à leur
mère…quand on me dit ce jour là vous avez abandonné vos enfants je dis non c’est pas
vrai, j’allais pas bien, j’ai demandé à la maman de prendre le relais, ça fait quand
même une sacrée nuance hein ». Il adopte une attitude de déni par rapport aux
difficultés, « « j’ai pas de problèmes, je m’occupe de mes gamins comme il faut, j’ai
besoin de rien…j’ai pas besoin de vous pour les remettre en place et leur donner de
l’éducation, je fais ce que j’ai toujours fait pendant que vous étiez pas là et je m’en sors
très bien, j’ai pas besoin de Taninges ou Mélan ». Il développe des réactions très
défensives opposant systématiquement aux arguments avancés par l’établissement des
arguments venant justifier sa valeur et sa compétence, « eux ils avancent leurs
arguments, oui les gamins ils vont à l’école, ils font du judo. J’ai dis c’est bien vous
avez de bons arguments, parce que nous alors on fait quoi, on fait de la merde quand
on les a ? J’ai dis le gamin il a jamais été inscrit à un club de foot ?… ». Ce
mouvement de contestation et d’opposition quasi systématique aux actions éducatives
engagées par les professionnels est à comprendre, notamment, à partir du passé de ce
père. En effet, au cours de l’entretien, il fait référence, à de nombreuses reprises, à son
passé et évoque avec émotions comment le placement de ses enfants lui fait revivre le
sien, « j’ai un mauvais souvenir de mon passé, c’est tout revenu en pleine tronche…on
est bien reçu, mais le problème moi ayant eu cette expérience là, je me suis dis, ils le
faisaient déjà à l’époque, ils vont pas recevoir les gens en leur bottant les fesses en leur
faisant des réflexions quoi…C’était mes gamins, moi ça été comme les missions
impossibles le fait de revenir là, c’est ce que j’ai vécu 20 ans en arrière…ça s’est
redéclenché d’un coup dans ma tête j’ai dis … cette horreur et revivre ça 30 ans après
c’est vrai qu’après… ». Il fait le lien entre un vécu d’échec et de souffrance lié à son
enfance, « j’étais un échec total pour eux » et sa posture actuelle vis-à-vis de
l’établissement qui accueille ses enfants, « comme j’avais déjà eu un passé au service
100
de l’enfance étant gosse et que ça s’était très très mal passé résultat des courses dès les
premiers instants on s’est déjà bouffé la gueule quoi ». Posture et discours agressif
inséparable de son passé, « Je peux plus, je n’y arrive pas, c’est plus fort que moi, je n’y
arrive pas ça doit être physique, c’est juste d’entendre le mot éducateur, j’en ai trop
bouffé je suis arrivé au stade je peux plus, je peux plus »
Contrairement à ce qu’avancent ces auteurs, « …pour ceux qui ont été placés dans leur
enfance, le rapport aux institutions est banalisé. Elles font partie de leur environnement
et leur contact n’est pas obligatoirement vécu comme une faiblesse, une dépendance
insupportable ou une tare»97 Dans cette situation, le passé, loin de dédramatiser le
placement, fait plutôt obstacle au processus de reconnaissance.
En examinant la posture du référent éducatif concerné par cette situation nous sommes
là encore conduit à faire le rapprochement entre les comportements du parent et du
professionnel. A l’attitude critique et agressive du parent correspond une position
similaire chez le professionnel. Le discours du référent véhicule les mêmes sentiments
d’agression, le même besoin de se justifier et de se protéger de la relation. Lorsqu’il se
sent remis en cause dans ses compétences, l’éducateur éprouve de la colère et cherche à
légitimer son action en ayant recours à « l’objectivité » des pièces du dossier, « il nous
renvoyait des tas de choses et il nous laissait pas lui répondre, même quand il fallait
corriger ce qu’il disait parce ce qu’il disait était erroné, il nous laissait pas le faire et
moi à plusieurs reprises je m’en suis senti agressé presque, et je me suis mis en colère,
deux ou trois fois avec lui…je vais vous répondre à ce que vous me dîtes là et puis je
vais corriger les choses, et puis je reprenais le dossier, je ressortais des documents, je
mettais un peu le doigt sur des vérités, j’ai ressorti l’historique de l’intervention
sociale » Comme le père le fait, l’éducateur cherche à désigner le responsable ou le
coupable, « venez pas nous dire et nous faire porter toute la responsabilité à nous ».
Cette impasse relationnelle associée à un sentiment d’impuissance est tout à fait
perceptible dans les propos de l’éducateur, « avec Monsieur B on reste dans du
reproche défense…ça été une relation toujours un peu tendue, toujours un peu sur la
défensive, lui étant très sur la défensive du coup nous en réaction on l’était aussi un peu
d’une certaine façon… on tournait en rond, on pataugeait,on avançait pas, on se sortait
97
Léonetti TABOADA et Vincent de GAULEJAC. La lutte des places. Paris, Desclée de Bronwer, 1994,
p. 247.
101
pas de quelque chose, on s’est assez vite sentis un peu démunis, oui à un moment donné
ce qui essoufflait c’est qu’on avait l’impression de dépenser beaucoup d’énergie et de
pas avancer ».
A l’opposé des situations dans lesquelles une reconnaissance est possible, nous trouvons
dans le dernier cas présenté, une image négative de l’un par rapport à l’autre, des motifs
de placement contestés, un discours agressif du parent et du professionnel et une
absence manifeste de concertation et de négociation.
Dans leur majorité les parents reconnaissent donc aux professionnels une légitimité
d’intervention qui repose pour une part sur la qualité de l’accueil, de l’accompagnement
de l’enfant, de la communication avec les professionnels, de leurs compétences et pour
une autre part sur les motifs du placement et ce que celui-ci représente comme atteinte
narcissique et identitaire chez le parent.
A l’issue de ce premier niveau d’analyse, nous avons pu identifier quatre points
principaux sur lesquels va se fonder l’interprétation des données recueillies au cours de
l’enquête :
- Au regard des pratiques éducatives, nous pouvons dire que les professionnels exercent
leur pouvoir sur un registre essentiellement de contrainte. Les pratiques éducatives ne
favorisent aucunement la participation des parents mais conduisent au contraire à les
tenir à l’écart, voire à les exclure de l’éducation de leur enfant.
- Pour autant et cela peut paraître paradoxal, les parents, dans leur majorité,
reconnaissent aux professionnels une légitimité d’intervention et de pouvoir, ce qui est
une condition de la relation d’autorité. Ils se montrent plutôt coopératifs.
- Les relations parents/professionnels ne sont pas du tout conflictualisées. Nous avons
pourtant souligné dans le travail conceptuel sur le pouvoir et la négociation combien les
stratégies d’affrontement et la mise à jour des divergences étaient fondamentales dans
l’engagement d’un processus de négociation.
- Nous retenons plusieurs conditions susceptibles de favoriser la négociation : la relation
d’autorité parce qu’elle suppose de reconnaître à l’autre la légitimité de sa place, le
travail autour de la décision de placement (mise en place de la mesure, débat sur les
motifs de placement, prise en considération de l’atteinte produite par le placement sur
102
l’estime du parent et ses ressources identitaires), l’acceptation des positions
contradictoires et conflictuelles.
103
TROISIEME PARTIE
Débattre, contredire, croiser les savoirs pour rééquilibrer les
pouvoirs
104
CHAPITRE 1 : La négociation pour lutter contre l’abus de
pouvoir des professionnels
Pour comprendre la difficulté d’associer et de faire participer les parents aux actions des
professionnels, nous avons proposé une hypothèse construite autour de l’idée que le
pouvoir des professionnels s’exerce essentiellement sur un registre de contrainte duquel
sont exclues la concertation, la confrontation, le débat, composants essentiels du
processus de négociation. A partir des résultats de l’enquête et de leur analyse, nous
allons dans un premier temps repérer sur quel mode le pouvoir des professionnels
s’exerce avant de revenir sur les conditions susceptibles de favoriser ou faire obstacle à
la négociation.
1.1. Le pouvoir abusif et discrétionnaire des pratiques éducatives :
Nous nous sommes attachée à repérer dans les pratiques éducatives différentes instances
pouvant ou devant faire l’objet d’échange et de négociation entre les parents et les
professionnels – la procédure d’admission (implication des parents dans l’évaluation de
la situation avant le placement, mise en place de la décision de placement), les
modalités de rencontre pendant la mesure, les modalités de participation des parents, (à
l’éducation de leur enfant, suivi médical, scolaire, au processus de travail mis en place,
aux décisions les concernant) et les écrits.
Nous pouvons à partir du travail d’enquête qualifier le pouvoir des professionnels
comme étant pour une part abusif et discrétionnaire au sens où il repose majoritairement
sur la seule appréciation que les professionnels font des situations.
105
Pouvoir abusif lorsqu’un parent n’est pas informé de la mise en place du placement, ni
invité à participer à l’admission.
Pouvoir abusif quand les rencontres du parent avec l’instituteur de son enfant sont
soumises à l’accord du professionnel, lorsque les rendez-vous médicaux sont fixés sans
consulter au préalable les parents.
Pouvoir abusif lorsque les conversations téléphoniques parents/enfants sont écoutées
dans le cas de visites médiatisées.
Pouvoir abusif lorsqu’une orientation vers un autre établissement s’organise sans les
parents.
Pouvoir discrétionnaire quand les professionnels décident dans une situation jugée
« compliquée » de rapprocher le rythme des entretiens avec les parents ou au contraire
de suspendre une rencontre prévue pour construire le projet de l’enfant.
Pouvoir discrétionnaire lorsque le professionnel « jauge », pour reprendre un terme
employé par l’un d’entre eux, le contenu des rencontres.
Pouvoir discrétionnaire quand les stratégies d’intervention auprès du parent s’élaborent
par les professionnels (ceux de l’institution et les partenaires extérieurs) en son absence.
Pouvoir discrétionnaire quand les écrits ne reflètent que la position des professionnels et
ne sont pas portés à la connaissance des parents avant les audiences.
Les professionnels détiennent un pouvoir d’évaluation, d’appréciation, de savoir, de
décision, un pouvoir d’expert qui supporte mal la contestation, la critique, l’opposition.
Les parents ne participent pas à l’évaluation de leurs difficultés, besoins et ressources,
ils ne sont pas systématiquement associés à l’élaboration du projet de l’enfant, ils sont
privés de certaines responsabilités éducatives et de fait très limités dans leur pouvoir
d’action, de décision et d’intervention.
1.2. Les conditions susceptibles de favoriser le processus de négociation :
Nous avons envisagé la négociation comme une mise à jour des divergences, des
conflits éventuels, des liens de dépendance et repéré un modèle de négociation
constructive, le modèle des « 3 C consultation, confrontation, concrétisation »98.
98
Opcit. Lionel BELLENGER. La négociation. p. 78.
106
Si nous analysons les pratiques professionnelles au regard de cette approche théorique,
nous comprenons que l’espace de négociation entre parents et professionnels est
extrêmement limité.
La phase consultation doit permettre aux acteurs de définir les modalités de leur
collaboration, de mettre en commun leurs informations, de préciser leurs opinions,
« elle concrétise la volonté de « se livrer », de jouer cartes sur table, de mettre en
commun et de comprendre ensemble ».99 Nous l’avons vu, il y a tout au long d’un
placement différents motifs de consultation : l’admission et l’accueil de l’enfant dans
l’établissement, la construction du projet, le suivi médical et scolaire, les prises de
décision, les écrits. Or l’enquête a bien montré que les pratiques éducatives ne
favorisent pas l’écoute et le respect des positions parentales. La phase consultation est
pourtant capitale, « quand elle est bien menée, elle confirme l’existence d’une confiance
mutuelle ».100
De la qualité de cette première phase vont dépendre les deux suivantes, confrontation et
concrétisation. C’est parce que les deux parties sont engagées autour d’un objectif
commun, dans un climat de compréhension et de respect mutuels que la confrontation
peut déboucher sur un point d’accord, un arrangement ou un ajustement.
Cela nous amène à examiner à partir des résultats de l’enquête ce qui peut favoriser ou
au contraire faire frein au processus de négociation en prenant en compte les points de
vue des familles et des professionnels.
Paradoxalement malgré l’abus de pouvoir des établissements et la violence des
pratiques, la négociation reste possible et nous allons voir à quelles conditions.
Dans un premier temps, c’est autour de la relation d’autorité et des questions de
reconnaissance et de légitimité que s’organisera notre propos. Nous verrons ensuite
comment en fonction des relations parents/professionnels, climat de confiance, attitude
de coopération, la négociation peut s’instaurer. Enfin, nous dégagerons autour de
quelques indicateurs, les motifs du placement, la mise en place de la décision, l’image
que les parents ont des professionnels et inversement, l’atteinte narcissique et identitaire
produite par le placement, ce qui favoriserait dans les pratiques éducatives une
négociation de type coopérative.
99
Ibid. p. 80.
Ibid. p. 80.
100
107
1.2.1. L’autorité et la légitimité des professionnels :
Nous avons proposé de distinguer autorité et pouvoir par les questions de légitimité et
de reconnaissance. Il apparaît au regard de l’enquête qu’à l’exception d’un parent, tous
reconnaissent aux professionnels une légitimité d’intervention fondée sur la qualité de
l’accueil, de l’encadrement, le sentiment d’être écouté, pris en compte, les compétences,
le professionnalisme, même s’il est lié pour certains à l’âge des éducateurs (les jeunes
sont considérés comme moins crédibles). C’est donc la rencontre qui est déterminante
pour les parents.
Nous observons au contraire que les professionnels fondent leur légitimité en se référant
au cadre légal représenté par le juge des enfants.
C’est lui en effet qui symbolise la loi, lui qui détient le pouvoir de décision et c’est à
partir de l’ordonnance de jugement, c’est-à-dire les attendus du juge, que le projet se
construit. Ensuite il y sera fait référence pendant le placement en cas d’incompréhension
ou de conflit pour réaffirmer auprès de l’enfant ou du parent le bien fondé et le sens de
l’intervention, comme en témoigne les propos de ce professionnel « j’ai déjà repris
l’ordonnance avec elle au début où elle était là j’ai repris les points que c’était le juge
en fait en lui disant le juge dit qu’il y a ça ça et ça nous il faut qu’on change tout ça
quoi…du coup on avait repris l’ordonnance parce qu’elle comprenait pas non plus
pourquoi elle allait dormir chez ses parents… ».
Dans une autre situation, un professionnel pose clairement l’idée que le mandat
judiciaire fonde son intervention, « on a un mandat qui est clairement défini on a une
ordonnance de placement qui s’impose à tout le monde à l’enfant à ses parents et aux
professionnels ». L’ordonnance est là encore utiliser pour justifier l’intervention et
écarter les objections du parent, « je vais vous répondre à ce que vous me dîtes là et puis
je vais corriger les choses et puis je reprenais le dossier je ressortais des documents ».
Plus la légitimité du professionnel est menacée, plus il a recours au droit, à la loi pour
fonder son intervention. Dans les deux situations évoquées, la tension, l’éventualité ou
l’actualité du conflit sont manifestes.
Précisons que la première situation est intéressante dans le sens où ce ne sont pas les
parents qui contestent la légitimité du professionnel mais l’éducateur lui-même qui
doute du bien fondé de la décision de placement. Les propos tenus montre bien la gêne,
la confusion qui s’empare du professionnel lorsque la décision de justice ne fonde pas sa
108
légitimité, « dès le départ on n’était pas forcément d’accord avec le juge, c’était
compliqué d’aller à l’encontre du juge, c’est pas une pratique qui se fait, c’est sûrement
quelque chose qui va se faire, mais c’est pas pour l’instant quelque chose qui se
fait…quand j’ai rencontré le père, j’ais dis ouh, j’ai été un peu déstabilisée, il avait
entièrement raison dans ce qu’il disait c’était fondé quoi…En tout cas moi je me dis, en
fait ce matin avant de vous rencontrer je savais pas qui vous étiez j’étais un peu
embêtée, je me disais c’est peut-être une travailleuse sociale une assistante sociale de
secteur qui vient nous rencontrer qui vient nous dire des choses sur C. ,je savais pas du
tout en fait, alors je réfléchissais et je me disais si la cour d’appel effectivement ne
prononce pas une main levée, il faudra peut-être que nous on aille au devant des
choses, qu’on aille voir le juge, écrire au juge et qu’on lui dise maintenant stop là y a
pas besoin de placement. »
C’est dans cette situation qualifiée par l’éducatrice de « compliquée » que la rencontre
prévue avec les parents pour élaborer le projet n’a pas eu lieu.
En fondant la légitimité des professionnels sur leurs compétences, leurs qualités
d’accueil et d’accompagnement, en leur reconnaissant autorité pour intervenir dans leur
situation, les parents témoignent de leurs dispositions et capacités à s’engager dans une
relation d’échange, de confiance et de respect mutuel qui sont au moins dans un premier
temps les préalables de toute négociation.
En revanche, en exerçant leur fonction à partir d’un mandat institutionnel, en se référant
essentiellement à l’autorité judiciaire pour se sentir légitimes, sans tenir compte du
mandat conféré par le bénéficiaire lui-même, les professionnels perdent une part
fondamentale de leur légitimité, celle que leur confère les parents, dont va dépendre la
qualité des relations et du travail engagé avec les familles.
Pour reconnaître une place aux familles, favoriser leur participation, respecter leurs
droits, les professionnels doivent assurément engager une réflexion autour des questions
de légitimité. Cela est d’autant plus vrai que la loi de mars 2007, réformant la protection
de l’enfance, privilégie les mesures administratives, y compris lorsque le mineur est en
danger au titre de l’article 375 du code civil. Elle stipule que le ministère public ne doit
109
être saisi que « si la famille, et tout particulièrement les parents refusent manifestement
toute intervention ou s’ils ne sont pas en capacité de donner leur accord ».101
Ce n’est donc plus par le mandat judiciaire, l’ordonnance du juge des enfants, la
contrainte ou la menace de l’autorité suprême, que les professionnels vont pouvoir
fonder leur autorité et légitimité.
1.2.2. L’attitude coopérative ou opposante du parent :
Le plus grand nombre de familles rencontrées se situe dans une logique que nous avons
qualifiée de coopération. La compétence des professionnels et la légitimité de
l’intervention sont globalement reconnues, les motifs de placement compris sinon
acceptés, la communication est satisfaisante, la confiance existe, si le placement
provoque de la souffrance il ne porte pas atteinte totalement à l’identité du parent et ne
vient pas invalider toutes ses ressources et qualités.
Notons que les parents présentés comme les plus coopératifs sont les deux mères
interviewées, les seuls parents présents à l’admission de leur enfant, celles qui attendent
de l’institution à la fois une aide pour leur enfant et pour elle même et qui ont noué avec
les référents éducatifs une relation plus affective. L’une ne conteste absolument pas le
pouvoir abusif de l’institution lorsque l’orientation de sa fille vers un autre
établissement se met en place sans elle, et la deuxième fait preuve d’adaptation, elle se
rend disponible à chacune des consultations médicales de son enfant alors que les
rendez-vous sont fixés sans tenir compte de ses activités.
Deux attitudes qui reflètent deux positionnements différents : l’une délègue et se soumet
entièrement au pouvoir des professionnels quand la deuxième défend sa place au côté
des professionnels. Nous avons retrouvé dans une recherche menée auprès de familles
accueillies en C.H.R.S. (Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale) cette même
typologie, « certains parents se placent dans la position du bon élève qui doit profiter
du temps d’accueil et des conseils pour apprendre à « bien faire » et acquérir des
compétences. D’autres, tout en reconnaissant la prééminence du savoir expert du
professionnel, cherche à établir une relation égalitaire. Nous sommes alors dans une
101
Guide pratique protection de l’enfance. La cellule départementale de recueil, de traitement et
d’évaluation. Ministère de la Santé et des Solidarités. 2007, p. 27.
110
acceptation plus proche du sens exact du terme coopération qui relève d’une attitude de
partenariat ».102
Cette recherche de position égalitaire est effectivement ce qui paraît motiver les trois
autres parents, trois pères dont le discours se situe à la fois dans le registre de la
coopération et de la contestation. Ils ne sont pas en plein accord avec l’institution, les
divergences portent sur le positionnement des professionnels (ils se projettent dans une
continuité de placement alors qu’une démarche d’appel est en cours, ils n’informent pas
systématiquement le parent d’un rendez-vous médical), le sens de certaines pratiques
(pas d’accès direct aux écoles) et la nature de la relation (un père se sent infantilisé par
les reproches des éducateurs) mais pour autant ils restent globalement confiants vis à vis
de l’établissement.
Nous observons finalement que les relations parents/professionnels fonctionnent en
miroir : la posture du professionnel dépend de celle du parent. Au comportement calme,
nuancé, réfléchi du parent, correspond une position respectueuse, attentive,
bienveillante de la part du professionnel qui fait preuve d’une certaine empathie. Face à
l’opposition, l’agressivité d’un père ou d’une mère, l’attitude de l’éducateur est au
contraire plus hostile. Les effets de miroir conduisent les professionnels à se laisser
capter par la problématique familiale et à l’entretenir en y répondant sur le même mode.
« Avant de définir les dispositions, pratiques et stratégies à mettre en œuvre pour
travailler avec les parents, il convient donc de prendre conscience que l’économie
institutionnelle et l’économie familiale interagissent, soutenant une dynamique qui, si
elle n’est pas analysée, agit les uns et les autres ». 103
Il ressort de cette analyse que le travail avec les familles repose en partie sur les
attitudes parentales. La relation parent/professionnel est de meilleure qualité si les
parents se montrent calmes, compréhensifs, capables de s’adapter et de coopérer.
Cela nous amène à penser que les changements et innovations dans les pratiques, le
partage du pouvoir entre familles et professionnels, doivent se construire à partir des
attitudes d’opposition et de contestation des parents.
102
Michel CORBILLON, Arnaud CHATENOUD. Le travail avec les familles : le point de vue de parents
accueillis en C.H.R.S. In Les cahiers de l’Actif, dossier le Partenariat Familles-Institutions, 2004,
N°332/333, 334/335, p. 251.
103
Bertrand DUBREUIL. Accompagner le projet des parents en éducation spécialisée. Paris, Dunod,
2006, p. 44.
111
Nous allons terminer ce chapitre en synthétisant après les avoir évoqués à plusieurs
reprises les principaux facteurs de reconnaissance et de négociation.
1.2.3. La mise en place de la décision et le travail autour des motifs de placement:
Au regard des situations traitées dans l’enquête, nous pouvons faire de la décision de
placement et de sa mise en œuvre un moment capital dans la procédure dont dépendent
peut-être la nature des relations parents/professionnels.
En effet, si le parent comprend les motifs qui ont conduit au placement, qui plus est s’il
en est demandeur, la relation se créée plus sûrement autour des sentiments d’écoute, de
compréhension et de respect mutuel. L’intervention du professionnel est légitimée par
l’adhésion du parent, la reconnaissance est possible.
Dans le cas contraire, si le parent est dans le déni de toute difficulté et ne reconnaît
aucun motif valable au placement, si le professionnel s’emploie à lui faire prendre
conscience de sa responsabilité dans la situation de placement, le mode relationnel
s’inscrit dans un registre défensif, chacun défend sa place, son champ d’intervention et
aucune reconnaissance n’est possible.
Bertrand Dubreuil, en s’appuyant sur les travaux de Françoise Dolto, propose de
réfléchir aux notions de culpabilité et de responsabilité. Dans le cadre d’un placement,
les parents ne sont souvent pas en mesure de reconnaître leur responsabilité parce qu’ils
se vivent comme mauvais et qu’ils sont prisonniers de leur histoire. Ils tentent alors de
rejeter la faute sur d’autres pour se décharger de leur culpabilité ou ils essaient de
démontrer qu’ils sont vraiment mauvais. Plus le professionnel cherche à ce que les
parents reconnaissent leur part de responsabilité dans la situation, plus il renforce leur
sentiment de culpabilité et la relation s’avère alors impossible. C’est le cas de Monsieur
B. qui continue de contester les motifs avancés par les travailleurs sociaux pour justifier
du placement (problématique alcoolique, abandon du domicile) quand l’éducateur
référent des enfants tente de le mettre face à la réalité en utilisant notamment les pièces
du dossier pour légitimer l’intervention et contraindre le père à reconnaître ses
« fautes ».
112
Pour éviter ces impasses dans la relation éducative, l’auteur propose que « les premières
étapes du travail entamé avec les parents sur le motif du placement relèvent d’un acteur
qui n’est pas impliqué dans la prise en charge de l’enfant ».104
Les représentations respectives des parents et des professionnels seront également
déterminantes. Si chacun a une image de l’autre suffisamment bonne, si les
compétences des professionnels sont reconnues par les parents, si les ressources des
parents sont prises en compte par les éducateurs, la relation s’instaure dans un climat de
confiance propice à la négociation. Au contraire, « quand la représentation que nous
nous faisons d’une personne ou de son statut ou de la situation dans laquelle elle se
trouve est négative et définitivement figée (formation d’un préjugé), la négociation ne
peut être qu’être conflictuelle, voire impossible ».105
1.2.4. La manière dont le placement porte atteinte à l’identité du parent :
La manière dont le placement porte atteinte à l’estime de soi du parent joue un rôle
majeur dans la nature de la relation. Le placement peut en effet réactiver un vécu
d’échec. Nous avons vu de manière très évidente comment la souffrance et le sentiment
d’échec d’un père, en lien notamment avec son passé, étaient exacerbées par le
placement de ses enfants et en quoi cela empêchait tout processus de reconnaissance.
Au contraire, dans toutes les situations porteuses de reconnaissance mutuelle ou
partielle nous avons noté que le parent a le sentiment d’être dévalorisé et condamné par
la décision de placement mais, et c’est en cela qu’elles diffèrent du cas cité
précédemment, le père ou la mère s’en protège mieux, parce que sa situation
personnelle ou professionnelle est meilleure, qu’il bénéficie d’un soutien du réseau
familial, amical ou qu’il considère le placement comme une condition au maintien du
lien avec son enfant.
Plus le sentiment d’échec est puissant, plus l’estime de soi et la confiance du parent est
diminuée et plus le rapport de force parent/institution est marqué, d’autant plus si le
parent ne bénéficie pas d’un réseau relationnel extérieur.
Dès que l’estime de soi est profondément attaquée, il n’y a pas de reconnaissance
possible.
104
105
Opcit. Bertrand DUBREUIL. Accompagner le projet des parents en éducation spécialisée. p. 138.
Opcit. Lionel BELLENGER. La négociation. p. 45.
113
Le travail en amont de la décision de placement (enquête, traitement des informations
préoccupantes), la mise en place de la mesure, la procédure d’accueil de l’enfant et des
parents dans l’établissement, la manière dont le placement porte atteinte aux parents et
aux liens familiaux, la réflexion des professionnels sur leurs représentations des familles
doivent faire l’objet selon nous d’une attention particulière dans la conception des
pratiques éducatives.
Nous venons de montrer à partir de l’analyse des pratiques éducatives que le pouvoir
des professionnels s’exerce essentiellement dans un registre de contrainte. Les parents
sont maintenus à distance, écartés ou exclus de l’éducation de leur enfant lorsqu’il est
confié à un établissement. Le processus de négociation est très limité alors que les
parents pour la plupart témoignent de leur désir d’échange et de débat avec les
professionnels.
Si notre hypothèse se trouve être confirmée, nous souhaitons pourtant poursuivre notre
réflexion en interrogeant dans un second chapitre la place du conflit dans les relations
parents/professionnels. Les relations familles/professionnels difficiles, tendues,
insatisfaisantes, hostiles, vécues dans un climat d’opposition et d’agressivité portaient
nécessairement une dimension conflictuelle. C’était notre conception au début de ce
travail de recherche. Or nous avons observé au cours de l’enquête que le conflit était
majoritairement absent des relations parents/professionnels. Nous souhaitons alors en
comprendre les raisons et le sens à partir de la question suivante : Les pratiques
éducatives, si elles conduisent manifestement à réduire la marge de liberté et
d’autonomie des familles visent moins peut-être à asseoir la supériorité des
professionnels et accroître leur pouvoir qu’à limiter la mise à jour des divergences, des
positions contradictoires et des conflits ?
114
CHAPITRE 2 : Le conflit comme condition de la négociation et
limitation des abus de pouvoir
A l’exception d’une situation, nous n’avons observé au cours de l’enquête, aucune
confrontation directe entre parents et professionnels. Pour autant les divergences, les
désaccords existent mais sont évités (rappelons nous de la situation où les parents ne
sont pas reçus pour reprendre les motifs, les attendus du placement et discuter du
projet), déplacés (l’agressivité se porte sur les services qui sont intervenus avant le
placement) ou traités dans un autre espace, notamment par le biais de l’avocat. Pas de
négociation sans conflit, pas de conflit sans négociation ?
2.1. Pas de négociation sans conflit :
Le mouvement A.T.D. Quart Monde (Aide à Toute Détresse), a créé un dispositif de
recherche-action autour de plusieurs acteurs : des familles vivant la misère, des
professionnels intervenant dans différents domaines (travail social, éducation, santé,
justice, formation…) et des chercheurs en sciences humaines (sociologie, droit,
anthropologie…). Les résultats de ces recherches ont fait l’objet de deux ouvrages : « le
croisement des savoirs »106 et le « croisement des pratiques »107, auxquels nous allons
souvent faire référence dans cette dernière partie de notre travail.
106
Groupe de recherche Quart Monde Université. Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et
l’Université pensent ensemble. Paris, Quart Monde, 1999.
107
Opcit. Groupe de recherche action-formation Quart Monde Partenaire. Le croisement des pratiques :
quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble.
115
C’est en posant le principe de la diversité, de la pertinence, de l’égalité et de
l’interdépendance des savoirs (savoirs d’expérience de vie, savoirs d’action et savoirs
scientifiques) que la co-formation s’organise. Renforcer le pouvoir des militants,
rééquilibrer le pouvoir entre les acteurs est un axe central de cette expérience et cela
passe notamment par la question de la confrontation. « On ne peut faire l’impasse de
l’étape d’affrontement avant de chercher une construction commune…En évitant de
débattre des positions respectives, en n’osant pas la confrontation des points de vue, la
dérive est de ne pas considérer les militants comme des interlocuteurs à part entière...Il
est essentiel que les positions s’affrontent pour apprendre les uns des autres ».108
Au regard de notre enquête, l’opposition et la confrontation ne sont apparues que dans
une seule situation et cela nous amène à traiter deux questions, l’agressivité d’une part
et le contradictoire d’autre part.
2.1.1. L’agressivité, un moyen pour le parent d’affirmer son identité et son pouvoir :
Un parent manifeste clairement son opposition au placement de ses enfants et son
agressivité à l’égard des éducateurs et des services sociaux dans leur ensemble, « je
peux plus les encadrer c’est plus fort que moi ça me fait des crises d’urticaire, c’est
juste d’entendre le mot éducateur, j’en ai trop bouffé… »
Le placement de ses enfants est synonyme d’échec, de défaillance et d’incompétence, il
le renvoie à sa propre histoire d’enfant placé et ce parent semble se battre contre cette
image négative et cette absence de reconnaissance dont il se sent l’objet. Nous pourrions
dire que l’agressivité et la sévérité du discours à l’égard de l’établissement est à la
hauteur de la souffrance exprimée.
A partir des travaux de Vincent de Gaulejac, l’agressivité peut être considérée comme
une stratégie de dégagement, soit une manière de remplacer le sentiment d’injustice et
de honte par des sentiments agressifs dirigés vers l’extérieur. « L’agressivité est une
réponse spontanée, réactive, à une situation d’humiliation, elle permet d’externaliser la
souffrance ou les sentiments négatifs éprouvés dans une situation infériorisante, de les
déplacer vers l’extérieur de soi…l’agressivité et la violence verbale ou physique
permettra de s’imposer à l’autre, et de récupérer, dans ce rapport de pouvoir établi
108
Opcit. Groupe de recherche action-formation Quart Monde Partenaire. Le croisement des pratiques :
quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble. p. 54/63/66
116
entre deux acteurs, un statut de dominant qui revalorise temporairement l’identité de
soi ».109
En refusant de collaborer avec l’institution, en attaquant tout ce qu’elle produit, nous
faisons l’hypothèse que ce père refuse la place qui lui est assignée et qu’il vit comme
disqualifiante et stigmatisante. Il s’oppose pour affirmer son identité et obtenir une
reconnaissance dont il se sent privé et c’est en cela que son attitude peut être entendue
comme un ressort psychologique mobilisateur, susceptible de débloquer des possibilités
d’action. Cette « stratégie de dégagement » lui permet donc de revaloriser son identité
de manière partielle ou ponctuelle et de garder une certaine marge de manœuvre et de
liberté dans sa relation aux professionnels.
Si les professionnels considèrent l’agressivité non pas comme une attaque dirigée contre
eux et une remise en cause fondamentale de leur légitimité mais comme le seul moyen
dont dispose parfois un parent pour faire reconnaître son identité, la confrontation
ouvrira peut-être un espace au contradictoire, au conflit et à la négociation.
2.1.2. Développer la logique du contradictoire pour limiter les abus de pouvoir :
« Dans un état de droit, les institutions sont légitimes à exercer un pouvoir. Ce n’est pas
tant l’exercice de ce pouvoir qui est mis en cause mais ses dérives et particulièrement
ce qui constitue ou est perçu comme un abus de pouvoir…Pour les professionnels, le
changement passe par le fait d’éviter la logique de l’exercice solitaire du pouvoir : tout
savoir, tout saucissonner, isoler, normaliser, interpréter…Pour éviter ces travers, il
s’agit de développer une logique du contradictoire et du partenariat : ne pas se
substituer à l’autre, soumettre toute décision à la discussion, partager les savoirs,
travailler en équipe, accepter les actions collectives des associations ».110
Toutes les modalités de participation des parents que nous avons travaillé et analysé au
cours de notre travail, de l’évaluation de la situation à la mise en place de la décision de
placement, des procédures d’accueil à la participation concrète des parents à la vie de
leur enfant (suivi médical, scolaire), de la construction du projet à leur implication dans
les prises de décisions, contiennent potentiellement une logique du contradictoire. Nous
109
Opcit. Léonetti TABOADA et Vincent de GAULEJAC. La lutte des places. p. 200.
Opcit. Groupe de recherche action-formation Quart Monde Partenaire. Le croisement des pratiques :
quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble. p. 93/94.
110
117
l’avons vu à plusieurs reprises, les modalités de fonctionnement de l’établissement, les
pratiques éducatives ne favorisent pas l’expression et la confrontation des positions.
Tout est fait au contraire pour taire les écarts, les divergences, les oppositions et les
résistances.
Le thème de l’écrit au regard de l’importance et de l’intérêt que lui ont porté les parents
et les professionnels au cours de l’enquête trouve tout à fait sa place lorsqu’il s’agit de
mesurer l’enjeu du débat contradictoire dans les relations parents/professionnels. Les
écrits sont le reflet des places et du pouvoir de chacun au cours d’une mesure de
placement. Ils comportent en effet des observations sur la relation parent/enfant,
professionnel/enfant, parent/professionnel, témoignent du travail engagé, fournissent
aux décideurs, procureur, juge des enfants, responsable des services de l’aide sociale à
l’enfance, des éléments d’appréciation pour leur prise de décision ; ils sont à ce titre
déterminants dans le devenir d’un enfant et de sa famille.
La formulation, ce qui est privilégié ou souligné par les professionnels, l’information, la
transmission des écrits questionnent les places de chacun, les relations de pouvoir et le
processus de négociation entre familles et professionnels. Pour reprendre l’idée de
Michel Foucault selon laquelle la relation de pouvoir est un mode d’action qui n’agit
pas directement sur les autres mais qui porte sur des actions éventuelles ou futures, nous
pourrions dire que les écrits entrent dans ce registre, ils ne modifient pas dans
l’immédiat le comportement et les rapports entre les individus mais induisent,
influencent et orientent les décisions futures.
Depuis la loi 2002/02, le dossier peut être consulté par le père, la mère, le tuteur, le
mineur capable de discernement, dès l’ouverture de la procédure jusqu’à la veille de
l’audition alors que seuls les avocats avaient auparavant accès au dossier. A la suite de
la loi, un article du code de l’action sociale et des familles prévoit que l’usager ait accès
à toutes les informations ou documents relatifs à sa prise en charge sauf dispositions
contraires. Réforme qui devait comme le soulignait le garde des sceaux dans la
conclusion de la circulaire « bouleverser les pratiques…impliquant une nouvelle
organisation de l’accueil des familles et une plus grande rigueur dans les écrits des
services éducatifs »111.
111
Dictionnaire permanent Action Sociale. Mise à jour 51 (date d’arrêt des textes : 9 octobre 05) p758
118
La loi facilite l’accès au dossier à la condition toutefois d’informer les parents de ce
droit et des modalités pratiques de consultation. Nous avons observé dans l’enquête que
la majorité des parents interviewés ne connaissent pas le contenu des rapports avant
l’audience parce que l’information est trop tardive ou inexistante. Au-delà de
l’information c’est la question de la transmission et du mode de défense des usagers qui
est posée. Si le parent n’a pas par avance connaissance des rapports, s’il ne maîtrise pas
le vocabulaire et les formules utilisés par les professionnels, s’il a le sentiment d’être
désigné comme « mauvais, défaillant », comment peut-il argumenter et défendre sa
position ?
Transmettre, ce n’est pas uniquement communiquer le contenu d’un rapport, c’est
expliquer ou répondre du sens des mots, c’est créer de l’échange autour de l’implicite de
l’écrit, « un écrit est porté par une intention. Il comporte une information explicite et
une information implicite, ainsi que l’énonce le sens commun au travers d’une
formulation telle que « il faut lire entre les lignes »112, c’est assumer sa responsabilité et
c’est créer les conditions d’un débat contradictoire. Nous avons noté dans le traitement
de l’enquête qu’en matière d’écrit, l’établissement a pour principe de communiquer
quasi systématiquement des éléments du rapport à l’enfant. En revanche, concernant les
parents, les pratiques sont plus floues, l’établissement les informe peut-être qu’ils
peuvent demander la lecture du rapport ou le consulter au tribunal…
Ces pratiques font l’objet pour nous d’une double interprétation. L’enfant est désigné
comme le principal bénéficiaire de l’intervention, les professionnels lui rendent compte
du travail réalisé, de leurs propositions d’orientation et acceptent de recueillir ses
observations et oppositions. Les parents eux ne sont pas destinataires du regard porté
par les professionnels sur leur enfant et leur situation. Les pratiques sont-elles encore
centrées exclusivement autour de l’enfant ou visent-elles à limiter l’expression des
divergences et des oppositions des parents, à réduire l’espace du contradictoire et du
contre pouvoir ?
Le mouvement A.T.D. Quart Monde au cours de son programme de co-formation est à
l’origine de plusieurs propositions pour développer et renforcer l’accès à l’information
et les moyens de défense des bénéficiaires : permettre aux personnes d’avoir accès à
112
Opcit. Bertrand DUBREUIL. Accompagner le projet des parents en éducation spécialisée. p. 76.
119
leur dossier mais aussi de pouvoir y apporter leurs propres éléments qui contrediraient
ou nuanceraient les propos des professionnels, favoriser la présence d’une association
pour accompagner et aider les parents dans cette démarche, connaître et faire connaître
les groupes de défense des droits des personnes.
Dans un article très récent rédigé à la suite de l’agression d’un juge des enfants par un
parent, Pierre Verdier défend à son tour la logique du contradictoire, « le principe du
débat contradictoire voudrait, et nous le demandons, que les rapports sociaux soient
envoyés aux familles au moins 15 jours avant l’audience. Cela leur permettrait de lire
et de relire, de mieux comprendre, de prendre conseil et d’apporter leurs
arguments ».113
Tous les parents ont souligné au cours de l’enquête le pouvoir que représentent les
moyens d’expression écrite et orale et leurs besoins d’être soutenus, par l’avocat
essentiellement, pour faire face aux autorité judiciaires.
Le mouvement A.T.D. Quart Monde mentionne également « l’emprise et le pouvoir
(souvent involontaires) de ceux qui parlent bien, qui analysent vite, qui mémorisent, qui
synthétisent, sont réels ».114
L’écrit nous l’avons vu est un enjeu de pouvoir considérable. Donner ou renforcer le
pouvoir des bénéficiaires suppose de développer la logique du contradictoire, c'est-àdire mettre à jour les divergences, la confrontation des points de vue, favoriser
l’argumentation et inévitablement se risquer au conflit.
2.2. L’éloge du conflit :
Le conflit comme le pouvoir a mauvaise presse. Il suggère quelque chose de malsain, de
négatif, d’indésirable parce qu’il menace de rompre l’harmonie, la paix et l’ordre social,
valeurs qui servent de modèles aux sociétés actuelles. Le terme conflit vient du latin
conflictus qui signifie choc. La lutte, le combat, l’affrontement, l’opposition
n’organisent plus aujourd’hui les relations sociales ou privées. Il s’agit au contraire de
réduire les frictions, les tensions pour parvenir à une position consensuelle qui tait ou
113
Pierre VERDIER. Protection de l’enfance : « commencer par le respect ». In, Actualités Sociales
Hebdomadaires, Paris, 2007, N° 2513, p. 25/26.
114
Opcit. Groupe de recherche action-formation Quart Monde Partenaire. Le croisement des pratiques :
quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble. p. 59.
120
anesthésie les différences et les divergences. Comment ne pas penser aux termes du
rapport Inserm sur les troubles des conduites qui propose d’identifier et de rééduquer
dès leur plus jeune âge les enfants atteints de troubles en tout genre, de l’opposition, de
la provocation, de la désobéissance … ? Pourquoi est-il de plus en plus fréquent que des
professionnels, éducateurs, psychologues, soient sollicités par quelques parents inquiets,
anxieux, qui anticipent sur l’adolescence de leur enfant et les affres du conflit à
venir… ?
Pourtant le conflit est inscrit dans la vie sociale.
Sur le plan individuel, il permet de se différencier, de se construire dans la confrontation
à l’autre en entendant ses arguments et en faisant valoir les siens, de s’affirmer et en ce
sens il occupe une place centrale dans la construction identitaire. « Si nous n’avions le
pouvoir et le droit de nous rebeller contre la tyrannie, l’arbitraire, la mauvaise humeur,
l’absence de tact, nous ne pourrions supporter les relations avec certaines
personnes…Notre opposition nous permet de prouver notre force, d’en prendre
conscience, de trouver les conditions de réciprocité sans lesquelles nous chercherions,
à tout prix, à rompre la relation »115
Si les individus étouffent leurs désaccords et évitent le conflit, ils s’exposent alors à la
violence.
Saul Alinski, fondateur dans les années 30 aux Etats-Unis des organisations
communautaires (actions des habitants et des animateurs pour lutter contre les injustices
et faire valoir les droits des plus démunis) a fait de la stratégie du conflit un élément
central de l’action. C’est par le conflit que le groupe des contestataires acquiert du
pouvoir et contraint les décideurs à la négociation. Agiter pour créer le conflit, créer du
pouvoir pour permettre aux autres de s’en servir. « Le pouvoir vient du conflit et de la
négociation… Le conflit est le cœur même d’une société libre et ouverte. Si l’on devait
traduire la démocratie en musique, le thème majeur serait « l’harmonie de la
dissonance ».116
Restaurer l’image et la valeur du conflit dans la mesure où il permet de fonder dans la
société, dans les relations entre les groupes ou les individus, l’expression de la
différence, créer les conditions d’un véritable débat contradictoire entre familles et
115
116
Opcit. Lionel BELLENGER. La négociation. p. 43.
Saul ALINSKY : Manuel de l’animateur social. Paris, Seuil, 1976, p. 47/121.
121
professionnels, accepter les manifestations de violence, d’agressivité, de méfiance
comme faisant partie de toute relation humaine, les comprendre comme une tentative
d’affirmer son identité et son pouvoir, créer ou provoquer parfois le conflit pour
échanger, négocier, voilà bien à quoi ce travail tente d’engager les professionnels de la
protection de l’enfance.
« L’attitude de coopération est celle qui trouve l’écho le plus favorable auprès des
professionnels car elle correspond à la logique d’action dominante de l’intervention
éducative ».117
Les parents sont pour la plupart coopératifs ce qui est confirmé par de nombreux
travaux. Le rapport Naves-Cathala précise que les juges des enfants entendus par la
mission déclarent qu’il existe peu de parents opposants aux mesures proposées. La
recherche portant sur les familles accueillies en C.H.R.S. aboutit aux mêmes
conclusions, les familles rencontrées ses situent majoritairement dans la logique de la
coopération.
Contrairement aux idées reçues, nous pouvons faire nôtre, dans ce travail, l’allégation
de cet auteur, « ce ne sont pas les désaccords et les conflits qui constituent l’écueil
majeur mais le fantasme selon lequel il y aurait à éradiquer tout conflit ».118
Il apparaît qu’une logique de coopération ajoutée à l’absence de relations
conflictualisées, augmente le pouvoir des professionnels, réduit celui des familles, et
contribuent ainsi à maintenir les pratiques éducatives hors d’un processus de
concertation et de négociation.
Nous allons revenir dans un dernier chapitre sur ce qui fonde la logique dominante de
l’intervention sociale, à partir du statut d’expert dont jouit le professionnel. Nous
l’avons vu dans la première partie, ce statut est né de l’histoire et de la construction des
professions sociales et il est aujourd’hui confirmé à la fois par les postures éducatives
qui prennent très peu en compte le savoir des bénéficiaires et peut-être également par le
regard que les familles, elles mêmes, portent sur les « spécialistes » de l’enfance, de
l’adolescence et les réponses qu’elles en attendent.
117
Opcit. Michel CORBILLON, Arnaud CHATENOUD. Le travail avec les familles : le point de vue de
parents accueillis en C.H.R.S. p. 252.
118
Carlo DEANA. Faire ensemble. Tenir la Loi et soutenir le lien. In Les cahiers de l’Actif, dossier le
Partenariat Familles-Institutions, 2004, N°332/333, 334/335, p. 29.
122
CHAPITRE 3 : Le partage du pouvoir
Le propos de notre recherche n’est pas de dénoncer les professionnels et de condamner
les pratiques éducatives mais bien de comprendre pourquoi dans les établissements de
protection de l’enfance, la participation des familles aux actions et décisions concernant
leur enfant et le respect de leurs droits demeurent extrêmement limités et comment
produire un changement et une évolution dans cette situation. Ce dernier chapitre se
propose de définir une méthodologie d’intervention, des procédures fondées sur une
posture éthique. « La transformation de nos modes d’action collective pour permettre
plus d’initiative et d’autonomie des individus ne passe pas par moins d’organisation,
mais par plus d’organisation, au sens de structuration consciente des champs
d’action ».119 Nous souscrivons pleinement à cette conception de l’organisation.
3.1. Croiser le savoir des professionnels et des parents :
Yann Le Bossé, universitaire canadien ayant travaillé sur les programmes d’actions
communautaires, n’envisage pas de développer le partenariat avec les parents sans
interroger au préalable et remettre en question ce qu’il appelle « le rapport à
l’expertise » des professionnels. Il rappelle que la relation d’aide, issue de la conception
médicale, dépend essentiellement des professionnels qui portent l’entière responsabilité
de la définition du problème (compétences diagnostiques) et des solutions (compétences
thérapeutiques). A l’issue du traitement et de l’analyse des entretiens, nous aboutissons
bien à ce même constat, les parents ne sont pas systématiquement invités à participer
119
Opcit. Michel CROZIER et Ehrard FRIEDBERG. L’acteur et le système. p. 30.
123
avec les professionnels, en amont ou pendant le placement, à l’évaluation de leur
situation et au choix des modalités de travail retenues. « L’idée d’accorder une part de
responsabilité, et donc de pouvoir dans la définition du problème et de ses solutions,
revient
à
remettre
directement
en
cause
les
fondements
de
l’expertise
120
professionnelle ».
La professionnalisation d’une fonction, l’acquisition d’une formation conduisent bien
évidemment à développer un champ de compétence, une forme d’expertise attendue
pour répondre aux problèmes posés. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille se
substituer à l’autre pour penser et faire à sa place en fonction de ce qui est jugé bon pour
lui. En organisant des temps de formation communs aux professionnels et aux
personnes vivant la pauvreté et l’exclusion, le mouvement A.T.D. Quart Monde
interroge de manière pertinente la question de l’expertise et de la hiérarchie des savoirs.
Dans la rencontre et la confrontation, chacun, va s’enrichir de la connaissance de
l’autre. Les réflexions que les personnes en difficultés portent sur leur situation vécue,
le monde environnant, le sens qu’ils accordent à leur vie vont alimenter la pensée des
professionnels qui à son tour contribue à construire et transformer celle des
bénéficiaires. Chacun des trois savoirs (scientifique, d’action, de vie) est considéré
comme autonome et indispensable et c’est leur croisement qui est garant du sens de la
démarche. Cela ne signifie pas que l’inégalité des positions est niée dans le processus de
co-formation développé par A.T.D. Quart Monde, « c’est un piège de faire comme si on
est égaux ou d’oublier qu’on n’est pas égaux. La question n’est pas là. Face à l’absence
de symétrie, il s’agit que chacun assume son statut et construise l’interdépendance dans
une certaine distance ».121
Les différents types de savoirs n’ont pas le même pouvoir mais les professionnels
comme les familles ont à reconnaître la valeur et la légitimité du savoir théorique
comme du savoir de vie. C’est à cette condition et à cette condition seulement que les
pouvoirs peuvent se rééquilibrer. Pour reprendre les propos de Yann Le Bossé,
« l’établissement d’un réel partage des pouvoirs d’action et de décision entre les
120
Yann LE BOSSE. Maximiser la participation des parents au sein des initiatives communautaires :
vers une nécessaire négociation des enjeux mutuels. (EN LIGNE) disponible sur www.hc-sc.ca/dcadea/publications/parental_involvement_f.html
121
Opcit. Groupe de recherche action-formation Quart Monde Partenaire. Le croisement des pratiques :
quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble. p. 56.
124
professionnels et les membres de la communauté passe par l’adhésion au principe selon
lequel la présence de ces derniers au sein des initiatives communautaires est
indispensable à la réalisation de leur mission. »122
3.2. La méthodologie d’intervention et le changement dans les pratiques
professionnelles :
Jean-René Loubat fait de la négociation une condition essentielle du partenariat
familles/professionnels. Il propose d’en fixer le cadre à partir de quelques principes
majeurs sur lesquels nous souhaitons nous appuyer dans le sens où cette approche
converge très directement avec notre propre démarche de recherche.
Il développe sa réflexion autour de cinq axes principaux, le choix d’un dispositif
adéquat, le style de communication adopté, la promotion du bénéficiaire comme objectif
de l’intervention, la position d’expert du bénéficiaire, la volonté et la capacité de
négocier auxquels nous ajoutons l’acceptation de la confrontation et la gestion du
conflit.
3.2.1. Choisir un dispositif adéquat, un cadre de travail institué et instituant :
« Il est fondamental que l’association des familles au service rendu par les
professionnels fasse l’objet d’une réflexion préalable et d’une stratégie concertée. »123
Les procédures (lieux et rythme des rencontres, organisation de l’espace, nombre
d’intervenants) vont ainsi être déterminantes dans la relation parents/professionnels et la
reconnaissance des places de chacun.
La procédure d’admission et nous l’avons bien identifié dans l’enquête est un moment
capital de la rencontre et mérite une attention et une réflexion soutenue de la part des
établissements. En effet, définir les modalités de l’accueil (admission, échange autour
du contrat de séjour ou du projet de vie de l’enfant) revient à poser d’emblée la question
de la participation et de l’implication des parents.
Dans un deuxième temps, il s’agit de repérer toutes les instances permettant au cours du
placement de favoriser ou renforcer la participation des parents (suivi médical, scolaire,
122
Opcit. Yann LE BOSSE. Maximiser la participation des parents au sein des initiatives
communautaires : vers une nécessaire négociation des enjeux mutuels.
123
Jean-René LOUBAT. Mettre en œuvre le partenariat par la négociation. In Les cahiers de l’Actif,
dossier le Partenariat Familles-Institutions, 2004, N°332/333, 334/335, p. 62
125
prise de décision, écrits) et se donner pour chacune d’elle quelques principes d’action –
définir les responsabilités, les attributions et les ressources de chacun, solliciter les
parents et organiser avec eux la prise de rendez-vous, les consulter pour toute décision,
recueillir leurs positions et propositions.
Définir les espaces de rencontre et préciser les éléments du cadre (finalités, objectifs,
fonctions, modalités) offre aux parents et aux professionnels la stabilité et la sécurité
nécessaire pour s’engager dans la relation.
En s’appuyant sur la réflexion théorique de José Bleger pour qui « le cadre est une
présence permanente, comme le sont les parents pour l’enfant »124, Paul Fustier
souligne l’importance du concept de cadre dans la relation d’accompagnement, « pour
qu’un dispositif institutionnel exerce une fonction cadre, il faut qu’il ait des
caractéristiques de constance, de stabilité, d’invariance »125. Cela signifie que les
règlements, l’organisation du temps et de l’espace doivent exister avant la venue de la
personne accueillie qui en aucun cas n’a pouvoir de les fixer ou de les transformer.
Le dispositif est alors institué, c’est-à-dire réfléchi, construit par l’établissement, à partir
des valeurs et du projet défendus, et commun à toutes les situations en même temps
qu’instituant, « autorisant du « jeu », accueillant réellement la parole de chacun, dans
toute sa subjectivité et permettant l’institution des modalités de discussion, de
délibération et d’élaboration… ».126
3.2.2. Soigner la communication entre parents et professionnels :
La communication écrite dont nous avons mesuré l’enjeu au cours de l’enquête ou la
communication orale s’avère déterminante dans la relation parents/professionnels.
Pierre Bourdieu analyse les effets de domination symbolique dont tout échange
linguistique est porteur. Il précise que, « la compétence linguistique n’est pas une
simple capacité technique mais une capacité statutaire…le poids des différents agents
124
José BLEGER. Psychanalyse du cadre psychanalytique. In René KAES. Crise, rupture et
dépassement. Paris, Dunod, 2004, p. 271.
125
Paul FUSTIER. Les corridors du quotidien. La relation d’accompagnement dans les établissements
spécialisés pour enfants. Lyon, PUL, 1993 p. 92.
126
Carlo DEANA. « Faire ensemble » Tenir la Loi et soutenir le lien. In Les cahiers de l’Actif, dossier le
Partenariat Familles-Institutions, 2004, N°332/333, 334/335, p. 24.
126
dépend de leur capital symbolique, c’est-à-dire de la reconnaissance, institutionnalisée
ou non qu’ils reçoivent d’un groupe ».127
Les professionnels ont des capacités d’intellectualisation, de distanciation, d’expression,
ils usent parfois d’un vocabulaire soutenu, spécifique, qui renforcent l’inégalité des
positions et l’incompréhension entre eux et les familles.
Eviter de juger des capacités intellectuelles de la personne en difficultés d’après son
langage, adopter un langage clair, compréhensible ce n’est pas nier les différences mais
bien créer les conditions d’un climat relationnel basé sur la confiance et la
reconnaissance mutuelle.
Lors de l’enquête, un professionnel se demande à partir des nouvelles lois, « comment
faire pour ne pas dissimuler des choses personnes concernées ». Au-delà des modes de
communication, « le comment dire » c’est effectivement cette question du « que dire »
qui est en jeu.
La participation et l’implication des parents demandent assurément aux professionnels
de revenir sur le sens, les fondements, les valeurs de leurs pratiques. Nous pouvons à
l’issue de notre travail de recherche adhérer au propos de Bertrand Dubreuil « notre
réticence à énoncer un objectif est motivée par la souffrance qu’éprouvent les parents
devant nos propos ou par la peur de devoir en conséquence nous engager dans une
relation émotionnellement éprouvante… »128
3.2.3. Mettre le bénéficiaire en position d’expert :
Mettre les parents en position d’expert c’est d’abord prendre en compte leurs
préoccupations dans la définition même des finalités de l’intervention –travail autour
des motifs de la décision, du sens que les parents donnent au placement, de l’élaboration
du projet – pour ensuite négocier avec eux les modalités de leurs contributions.
Reconnaître la légitimité de leur savoir, « c’est finalement asseoir, sur la démocratie, et
non sur une certaine morale, l’exercice du droit inaliénable des familles de s’occuper
de leurs propres affaires.»129
127
Pierre BOURDIEU. Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques. Paris, Fayard,
1982, p. 64/68.
128
Opcit. Bertrand DUBREUIL. Accompagner le projet des parents en éducation spécialisée. p. 98.
129
Opcit. Groupe de recherche action-formation Quart Monde Partenaire. Le croisement des pratiques :
quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble. p. 136.
127
Les programmes de co-formation organisés par le mouvement A.T.D. Quart Monde, qui
rassemblent des personnes en difficultés, des universitaires et des professionnels
peuvent sans doute initier de nouvelles pratiques.
3.2.4. Avoir la capacité et la volonté de négocier :
La négociation est un état d’esprit et un mode de relation. C’est un choix difficile qui
demander aux protagonistes d’être ouverts, conciliants, souples tout en étant fermes et
consistants. Pour s’engager dans la relation, ils ont besoin de stabilité et de continuité.
« Détruire l’adversaire, faire la guerre, est une tendance atavique et primitive.
Négocier ne peut être qu’une volonté (typiquement humaine), un acte social par
excellence. »130
Si les parents, et nous l’avons vérifié dans l’enquête, reconnaissent aux professionnels
leur qualité d’accueil et d’encadrement, leur professionnalisme, les pratiques en
revanche laissent peu de place à la négociation. Les professionnels savent écouter mais
ne sont pas préparés et formés à la négociation. Il ne s’agit pas comme dans l’entretien
clinique traditionnel de décoder, interpréter, diagnostiquer, mettre en lien mais bien
« d’écouter ce qui peut faire consensus ou dissension. »131
3.2.5. Accepter la confrontation et le conflit :
L’absence de conflit s’impose comme modèle de relations et pourtant nous avons
souligné à plusieurs reprises combien les positions contradictoires, les confrontations,
l’opposition, parce que garantes de la différenciation et de la reconnaissance de l’autre
dans ce qu’il a de semblable à moi et de distinct, sont essentielles dans la construction
identitaire et dans les relations entre les Hommes.
Il ressort de notre enquête que pour la plupart, les parents déplacent ou évitent d’entrer
en conflit avec les professionnels. Le seul parent opposant se sent isolé dans sa position,
« il paraît qu’il y a des parents qui arrivent à s’entendre avec eux, il paraît que je suis
le seul à me prendre la tête avec eux.»
130
Opcit. Roger LAUNAY. La négociation. Connaissance du problème. p. 20.
Jean-René LOUBAT. Mettre en œuvre le partenariat par la négociation. In Les cahiers de l’Actif,
dossier le Partenariat Familles-Institutions, 2004, N°332/333, 334/335, p. 65.
131
128
Pour développer et renforcer la défense des bénéficiaires, peut-être faudrait-il se
dégager d’une approche trop individualiste de l’intervention sociale et favoriser la
représentation collective des parents, sous forme d’associations, de collectif d’usagers.
Pour soutenir des positions d’affrontement, les professionnels ont besoin également
d’être soutenus par des axes de formation, initiale et continue, qui positionne ou
repositionne le conflit, l’expression des divergences, dans sa valeur fondamentale.
Si l’on considère le conflit comme « un rapport inégal, entre deux personnes, deux
groupes, deux ensembles qui s’opposent au sein d’un même espace avec chacun pour
objectif ou pour horizon, non pas de liquider la partie adverse, et avec elle la relation
elle-même, mais de modifier cette relation et tout au moins d’y renforcer sa position
relative »132, il devient alors un mobilisateur et un puissant vecteur de changement au
sein des pratiques éducatives.
3.2.6. Considérer le bénéficiaire dans sa position de sujet :
Toute la méthodologie d’intervention que nous venons de proposer repose sur un
principe, le respect de la personne et de sa position de sujet, sujet de ses désirs, de ses
choix, de ses souffrances, de ses faiblesses, de son existence. « Si vous respectez la
dignité de l’individu avec qui vous travaillez, vous respectez ses désirs et non les vôtres,
ses valeurs et non les vôtres, sa manière d’agir et de lutter et non la vôtre… »133
Les procédures n’ont de sens que parce qu’elles s’adossent à une posture éthique.
Il en va de la responsabilité de chaque professionnel d’interroger les fondements, les
valeurs, les présupposés de ses actions en se référant à la fois à son identité propre et
aux missions de l’institution pour laquelle il travaille.
Dans un article autour de la parentalité, Patrick Ben Soussan dénonce vivement les
dérives de la toute puissance des professionnels à l’égard des familles, « Nous leur
refusons toute compétence, toute velléité de se détacher, un tant soit peu, de ces
amarres terribles à leur histoire. Nous décidons pour eux, assurés de leur défaillance,
et surtout, dans leur intérêt et celui de l’enfant né ou à naître. Nous les traitons comme
les rejetons de leurs expériences passés, seules capables de se répéter. Nous les prenons
en charge, nous les stigmatisons davantage, nous poussons parfois l’exclusion à son
132
133
Michel WIEVIORKA. La violence : voix et regards. Paris, Balland, 2004, p. 24.
Opcit. Saul ALINSKY. Manuel de l’animateur social. p. 175.
129
terme. Peut-être faudrait-il évoquer notre propre violence institutionnelle, nos contreinvestissements, nos propres élans de haine destructrice et notre désir tout-puissant de
réparation, de réengendrement ».134
Le propos est sévère mais il positionne en même temps chaque professionnel dans une
posture d’engagement dont va dépendre la qualité de la relation et le changement des
pratiques.
3.2.7. La place et l’engagement du cadre dans la mise en œuvre de pratiques
innovantes :
Nous avons jusque là utilisé le vocable « professionnel » pour désigner l’ensemble des
personnes intervenant dans l’accompagnement de l’enfant et de sa famille sans
distinguer les différentes fonctions.
Si les personnels éducatifs sont en effet les acteurs principaux des pratiques éducatives,
ils ont assurément besoin d’être soutenus et étayés par différentes instances, l’équipe de
direction notamment, pour s’adapter aux transformations et évolutions du secteur social
et développer de nouveaux axes de travail.
Il revient alors aux cadres d’un établissement d’impulser et de promouvoir la réflexion,
de traduire en actions concrètes les avancées théoriques et ou juridiques et de garantir
aux bénéficiaires le respect de leurs droits, aux personnels éducatifs des conditions de
travail favorables à l’exercice de leurs missions.
Comme nous l’avons déjà mentionné au cours de notre travail, l’organisation, parce
qu’elle structure des champs d’action, se doit d’être pensée, élaborée de manière fine et
précise. Les procédures, adossées à une posture éthique, définissent à la fois le cadre et
le sens des actions éducatives et il appartient aux responsables, en collaboration avec les
équipes, d’en fixer les contenus.
Nous pouvons maintenant, en nous appuyant sur les constats, résultats et questions issus
de la recherche, reprendre les différents points déjà évoqués et formuler des
propositions, des pistes de réflexion, en situant notre discours de la place du cadre.
134
Patrick BEN SOUSSAN. S’il vous plaît, dessine moi un parent…In, Spirale, Parentalité
accompagnée…parentalité confisquée ?, Paris, Erès, 2004, N° 29, p. 45.
130
Notre recherche a mis en évidence la faible participation des parents aux actions des
professionnels et à la vie de leur enfant dans l’établissement. Le pouvoir des
professionnels (pouvoir d’expertise, d’évaluation, de décision) s’exerce essentiellement
dans la contrainte, en dehors de toute concertation et négociation avec les parents. Les
pratiques observées, concernant l’admission, l’élaboration du projet, le suivi médical et
scolaire, les prises de décision, les écrits, témoignent effectivement d’une mise à l’écart
sinon d’une exclusion des parents. Ces constats nous incitent à questionner la pertinence
des dispositifs et nous autorisent à poser quelques principes d’action pouvant contribuer
à l’amélioration des relations familles/professionnels.
La place des familles, les relations parents/enfants, parents/professionnels dans un cadre
de placement, doivent ainsi faire l’objet d’une réflexion, aboutissant à la création d’un
dispositif particulier, formalisé par écrit, dans le projet institutionnel par exemple. Les
professionnels et les familles ont en effet besoin de repères, de régularité, de stabilité.
Les rencontres ne devraient pas dépendre de telle situation, plus ou moins compliquée,
pour reprendre les termes relevés dans l’enquête, ou tel événement, plus ou moins
marquant, mais s’inscrire dans un cadre d’action global qui s’impose à tous.
C’est ainsi que le dispositif, dont l’équipe de direction est garante, doit prévoir pour
chaque temps du placement, les modalités d’intervention et de participation du
personnel éducatif et des familles.
Nous savons et la recherche l’a confirmé combien le temps de l’admission, de l’accueil
est déterminant dans la qualité de la relation parents/professionnels. De ce premier
contact, pour peu qu’il soit vécu dans un climat d’écoute et d’échange mutuel, vont
souvent dépendre toutes les rencontres futures.
Définir avec rigueur et attention la procédure d’admission, c’est donc créer les
conditions favorables à la création d’un lien de confiance et de reconnaissance
réciproque. C’est de manière très concrète :
-
Poser la question du lieu, de l’espace et de son aménagement (le bureau du
directeur ne représente pas la même chose qu’un espace prévu pour accueillir les
familles) ;
-
Déterminer qui y participe (l’éducateur présent ce jour là ou celui qui a déjà été
nommé pour devenir le référent de la situation, les personnes que les parents
131
auraient choisi pour les accompagner (amis, grands-parents, beaux-parents) ou
seulement les parents ?
-
Réfléchir au sens de l’accueil, ce qu’il est important de dire (les fondements de
l’intervention, le fonctionnement du service, les règles de vie, les droits et
devoirs de chacun), de communiquer (le livret d’accueil) et de recueillir (la
parole, le sens que les parents et l’enfant donne aux motifs et à la décision de
placement).
L’enquête a bien montré comment deux parents, mère de famille, présents à l’admission
de leur enfant, ont eu le sentiment d’être écoutés, pris en compte et en quoi cette
représentation favorable des professionnels et de l’établissement allait favoriser leur lien
avec l’équipe éducative.
Si le temps de l’accueil et de l’admission permet de poser les bases de la relation, la
construction du projet, en fixant les objectifs et les moyens à partir des constats de
chacun, va délimiter les places, les modalités de participation et de contribution des
parents et des professionnels. C’est le premier outil concret qui va symboliser le lien et
l’investissement des différents acteurs œuvrant dans la situation.
Construire le projet de l’enfant en lien avec sa famille, c’est reconnaître
symboliquement et juridiquement le parent à la place qui est la sienne, c’est permettre à
l’enfant d’en être témoin, « condition pour qu’il puisse croire à ce que nous lui
proposons » nous dit Lin Grimaud.135
L’élaboration du projet oblige donc le professionnel à organiser ses observations, à
structurer sa pensée et ses actions, il impose aux parents et aux éducateurs de partager
leurs points de vue, leurs attentes et de s’entendre sur un constat de départ.
De manière concrète, élaborer le projet c’est :
-
Définir des critères d’observation (les dimensions affectives, sociales, familiales,
les capacités cognitives et instrumentales de l’enfant) ;
-
Recueillir les points de vue et les attentes de la famille ;
-
Croiser les savoirs de chacun en vue d’un projet commun qui précise les
modalités de contribution des parents et des professionnels. Il s’agit d’envisager
concrètement l’implication de chacun dans les suivis médicaux ou scolaires
135
Lin GRIMAUD. Aspects psychologiques du suivi familial en institution. In Les cahiers de l’Actif,
dossier le Partenariat Familles-Institutions, 2004, N°332/333, 334/335, p.157.
132
notamment, qui nous l’avons vu, donnent souvent aux parents le sentiment
d’être dépossédés de l’éducation de leur enfant.
-
Evaluer à intervalle régulier les objectifs fixés dans le projet, les moyens mis en
place et la pertinence des actions.
S’il revient assurément aux éducateurs de mener ce travail d’observation, ce recueil de
données, il appartient en revanche au cadre de l’organiser, de le formuler et d’en être le
garant auprès des professionnels comme des bénéficiaires.
La loi de mars 2007, réformant la protection de l’enfance, en donnant obligation de
construire un projet de vie pour l’enfant avec sa famille, nous invite assurément à
réfléchir à nos stratégies d’intervention. Tant qu’elles ne sont pas explicitées, partagées,
soumises à l’opinion et à l’évaluation des bénéficiaires, l’efficience de l’intervention
sociale peut être questionnée.
Le processus de négociation passe par trois phases, la consultation, la confrontation et la
concrétisation. Toutes les instances de participation, les temps forts du placement,
l’accueil, la construction du projet, l’orientation mais également d’autres pratiques
comme les synthèses (comment les familles sont informées, associées aux réflexions,
évaluations et propositions des professionnels) ou les écrits (comment communique t-on
à la famille le contenu des rapports la concernant) visent à consulter les parents et à
confronter les positions de la famille et des professionnels.
L’analyse des résultats a révélé d’une part la faible participation des parents et d’autre
part l’absence de relations conflictualisées. Si les pratiques éducatives privent les
parents de leur marge d’autonomie, ne visent-elles pas essentiellement à limiter la mise
à jour des divergences et des oppositions ? Nous proposons alors d’envisager le conflit
et le développement de la logique contradictoire comme une condition de la
négociation.
Le thème de l’écrit, au regard de l’enquête et de l’analyse des résultats vient symboliser,
de manière particulière, à la fois les rapports de pouvoir et l’absence de positions
contradictoires entre les acteurs. Les parents soulignent le pouvoir des mots, la
connotation très négative, le sentiment d’être jugé, le défaut d’information, le manque
d’accès aux écrits et le fait qu’ils ne soient pas représentatifs. Les professionnels
133
s’interrogent sur ce qu’il faut transmettre, à qui, comment et font des écrits un enjeu
important de leurs pratiques.
L’écrit ne doit pas être le révélateur tardif des oppositions parents/professionnels, mais
le reflet des actions engagées, des points d’accord comme de divergences.
L’écrit pose la question des droits fondamentaux des bénéficiaires, le droit
d’information, le droit de défense, le droit d’être représenté, et de leur prise en compte
par les professionnels. Il est à ce titre, et notre recherche le souligne, un véritable levier
de changement, un précieux outil de confrontation, de négociation et de rééquilibrage
des pouvoirs. Cela doit se traduire concrètement par quelques principes d’action :
-
Informer les familles de leurs droits d’accès aux dossiers ;
-
Transmettre aux parents le contenu des rapports, dans un délai suffisant pour
leur permettre de préparer leurs arguments et d’organiser leur défense
éventuelle. Répondre du sens des mots et des positions défendues ;
-
Veiller à ce que la rédaction et la communication orale soit pour la famille,
porteuse de sens ;
-
Permettre aux bénéficiaires d’apporter leurs propres éléments au dossier pour en
faire effectivement un dossier contradictoire ;
-
« Connaître et faire connaître les groupes, les associations qui défendent les
droits des personnes afin qu’elles puissent apprendre avec d’autres à défendre
leur point de vue, à argumenter, et à préparer leur rencontre avec un
professionnel » 136;
Lorsque nous proposons dans la procédure d’admission, à l’élaboration du projet, lors
des synthèses et des écrits et dans différents actes de la vie quotidienne (suivi santé,
scolaire, organisation de vacances) de renforcer la participation de la famille à l’action
des professionnels, nous défendons dans le même temps la nécessité du conflit, les
bénéfices de la confrontation et de la mise à jour des divergences.
Opposition, agressivité, conflictualité sont essentiellement envisagées dans leur
acception négative alors qu’elles garantissent pourtant la différenciation et l’affirmation
identitaire. Nous l’avons vu dans notre travail, pas de négociation sans conflit.
136
Opcit. Groupe de recherche action-formation Quart Monde Partenaire. Le croisement des pratiques :
quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble. p. 92.
134
Il revient assurément aux cadres de l’établissement de créer une dynamique autour des
positions conflictuelles et de considérer les divergences non pas comme un obstacle
mais bien comme une richesse. Soutenir et développer la logique du contradictoire c’est
de la place du cadre :
-
Soulever et mettre à jour les oppositions parents/professionnels mais aussi celles
qui surviennent au sein d’une même équipe ;
-
Mettre au travail les différences de représentations, sur quoi elles se fondent,
quel sens ont-elles, quels sont les arguments avancés par chacune des parties.
-
Soutenir les professionnels en situation de confrontation notamment par des
actions de formation portant sur l’agressivité et le conflit. Considérer en effet
l’opposition d’un parent, non pas comme une attaque de l’institution, mais
comme un moyen d’affirmer son identité et de reprendre une place c’est sortir
d’un mode relationnel attaque/défense, c’est entrer dans un processus de
concertation et de négociation.
Pour l’avoir évoqué à plusieurs reprises au cours de ce travail, nous voulons
particulièrement souligner, dans cette dernière partie, l’intérêt de la co-formation
proposée par le mouvement A.T.D. Quart Monde. Réunir des personnes issues de la
pauvreté, des professionnels et des universitaires pour réfléchir autour de certains
thèmes, c’est reconnaître la valeur respective des savoirs, le savoir de vie, le savoir
d’action et le savoir scientifique, c’est arriver par une connaissance réciproque à
changer de regard et à en construire de nouveaux, c’est « construire un rapport de
réciprocité par l’acceptation fondamentale de l’autre dans sa position, dans son savoir,
dans sa parole »137.
Cette expérience de co-formation parce qu’elle vise à la confrontation, à
l’interdépendance des positions, au changement dans les rapports de pouvoir, nous
semble particulièrement intéressante à développer dans le secteur de la protection de
l’enfance. Combien de thèmes, l’élaboration des projets institutionnels et personnalisés,
les écrits, le conflit, l’évaluation, les lois de réforme, pourraient ainsi faire l’objet
d’échange et de formation commune aux parents et aux professionnels ? A condition, et
137
Opcit. Groupe de recherche action-formation Quart Monde Partenaire. Le croisement des pratiques :
quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble. p. 59.
135
c’est précisément aux cadres de l’institution que cela revient, de penser un dispositif qui
s’intègre dans un cadre d’action globale. En effet, et A.T.D. Quart Monde le souligne
bien, il ne suffit pas de réunir des bénéficiaires et des intervenants pour qu’ils se
forment réciproquement, la co-formation ne s’improvise pas, elle s’inscrit dans un
projet global.
Défendre l’idée de co-formation, créer les conditions d’une connaissance et d’une
reconnaissance partagée, des espaces de rencontre parents/professionnels, c’est aussi
ouvrir un espace d’opposition, de confrontation, de conflit que le cadre hiérarchique doit
soutenir pour en faire un espace de créativité.
Au travers des procédures, les cadres de l’établissement vont donc défendre et garantir
les axes du projet institutionnel, la philosophie, le sens, les valeurs des missions autant
que la force des actions. Pour soutenir l’investissement et l’engagement des
professionnels, il est un secteur qui nous semble essentiel, c’est celui de la formation. Si
le cadre incite, favorise, s’il est à l’initiative de différentes propositions, formations
individuelles ou collectives, il contribue à maintenir au sein des équipes une dynamique
de réflexion et de créativité certaine.
Cette réflexion autour de la place des familles, cette critique des pratiques éducatives,
cet engagement à penser et organiser autrement nos modalités de travail ne procèdent
pas d’une idéalisation de la famille. Le propos n’est pas de nier la légitimité des
institutions de protection de l’enfance et des personnels mais bien de reconnaître à
chacun le droit d’être entendu, pris en compte, respecté en tant que sujet.
Les mesures de placement ne disparaîtront pas du champ social mais pour autant elles
peuvent assurément devenir moins violentes pour les parents.
A l’heure où nous témoignons des abus de pouvoir des professionnels, de la faible
implication des parents dans la vie de leur enfant, certains auteurs développent une
pensée autour des dérives « du trop famille » ou du maintien du lien à tout prix. Nous
faisons référence à Maurice Berger qui fait de l’idéologie du lien familial l’échec de la
protection de l’enfance. Défendre le maintien du lien, trop s’identifier à la souffrance
des parents peut conduire à exiger d’eux plus que ce qu’ils sont en capacité de tenir face
à leur enfant et renforcer ainsi le climat d’insécurité et de danger.
136
Yann Le Bossé propose une analyse différente autour de la survalorisation parentale. Il
s’interroge en effet sur l’attrait qu’exerce aujourd’hui la notion de compétence parentale
auprès des praticiens du secteur social et soulève les « avantages » d’une telle situation.
Elle permet de préserver le statut d’expert de l’intervenant (c’est lui qui détermine les
compétences des parents), de désigner la famille comme unique responsable de la
réussite ou de l’échec de la mesure, tout cela sur fonds de restriction budgétaire et de
désinvestissement de l’Etat sur les questions sociales. Pierre Nègre ne dit pas autre
chose en parlant de technologie politique de l’implication, « chacun est sommé de
s’impliquer, d’apporter continûment la preuve qu’il est bien à ce qu’il fait, qu’il
appartient vraiment à lui-même, qu’il se consacre tout entier à ses aspirations. »138
La loi de réforme de protection de l’enfance du 5 mars 2007 reflète bien ce paradoxe,
elle confirme à plusieurs occasions la place des parents dans les mesures
d’accompagnement mais donne en même temps le droit au juge des enfants, « dans des
circonstances bien particulières, lorsque les parents présentent des difficultés
relationnelles et éducatives graves, sévères et chroniques, évaluées comme telles dans
l’état actuel des connaissances »139, de prononcer une mesure de placement qui peut
aller au-delà des deux années, durée maximum prévue initialement par le texte de loi.
La responsabilité, l’engagement, la compétence, notamment en matière d’évaluation –
des personnes et des actions – seront d’autant plus déterminantes. Le pouvoir des
travailleurs sociaux, pas seulement ceux qui interviennent en protection de l’enfance, se
doit alors d’être questionné, réfléchi s’il veut permettre au plus grand nombre de
personnes d’entrer dans le jeu des relations de pouvoir avec plus d’autonomie, de choix
et de liberté possibles.
138
Pierre NEGRE. La quête du sens en éducation spécialisée : De l’observation à l’accompagnement ;
Paris, l’Harmattan, 1999, p. 275.
139
Guide pratique Protection de l’enfance. L’accueil de l’enfant et de l’adolescent protégé. Paris,
Ministère de la Santé et des Solidarités, 2007, p. 16.
137
CONCLUSION GENERALE
138
Ce travail de recherche a débuté par une question issue de notre expérience
professionnelle. Lorsqu’un enfant est confié sur décision administrative ou judiciaire
aux services de protection de l’enfance, dans une structure d’hébergement, ses parents et
les éducateurs se trouvent conjointement en position de responsabilités éducatives. Une
décision de placement induit par nature le risque de conduites substitutives.
Le cadre légal, les politiques d’action sociale portées, dans les départements, par les
Conseils Généraux, les projets des établissements et des personnels éducatifs,
définissent clairement des orientations qui ont pour objectif de favoriser la participation
des parents aux actions des professionnels. Les éducateurs sont dans un rôle de
suppléance par rapport à la famille et non de substitution. L’idée que l’identité de
l’enfant est inséparable de ses liens d’appartenance familiale, qu’il n’est pas possible de
soutenir l’évolution d’un enfant sans ses parents est partagée par tous.
Bien que ce principe soit retenu et défendu par l’ensemble de la profession,
l’observation des pratiques « du quotidien » nous renvoie une réalité quelque peu
différente. La place des familles dans les établissements et leurs implications dans
l’éducation de leur enfant est extrêmement limitée, souvent conditionnée par les
décisions unilatérales des professionnels. C’est donc cet écart entre la volonté,
l’intention portée par les discours, les projets et la réalité des pratiques que nous avons
souhaité interroger.
Ce sont les rapports de pouvoir et les modes d’exercice du pouvoir qui ont fondé notre
réflexion. « Le pouvoir reste chez nous un tabou plus difficile à briser que celui du
sexe »140. Nous nous sommes risquée, pour le démystifier et en reconnaître à la fois les
vertus et les dangers, à utiliser ce concept pour éclairer notre sujet.
Loin de n’être qu’un instrument de domination, le pouvoir est également un jeu de
relations entre des individus ou des groupes, permettant à chacun d’user d’une certaine
marge de liberté et d’autonomie dans les échanges. En ce sens, le pouvoir ouvre sur des
espaces de concertation et de négociation. Il contient donc une double dimension
coercitive et créative.
Nous avons observé, à partir d’un travail d’enquête mené auprès d’une équipe d’un
foyer départemental de l’enfance, sur quel mode les professionnels exercent leur
140
Opcit. Michel CROZIER et Ehrard FRIEDBERG. L’acteur et le système. p. 433.
139
pouvoir et quelle est la marge de manœuvre des familles. Pour mesurer la participation,
l’implication des parents aux actions et décisions concernant leur enfant, nous nous
sommes appuyée sur les pratiques éducatives, les modalités organisationnelles de
l’établissement et les relations entre les familles et les professionnels.
Il ressort de l’analyse que les pratiques des professionnels se situent essentiellement
dans le registre de la contrainte, d’une gestion hiérarchique du pouvoir. Le travailleur
social est en positon d’expert, statut construit historiquement comme nous l’avons vu
sur le modèle médical. Les professionnels, ceux de l’établissement associés parfois à
ceux des services extérieurs décident, souvent sans consulter les parents, du rythme ou
du contenu des rencontres, des stratégies de travail mises en place, des rendez-vous
médicaux ou scolaires concernant l’enfant, du contenu des écrits. Les parents ne sont
pas systématiquement présents dans les temps forts du placement – admission, accueil
ou orientation. Les pratiques éducatives et les modalités de fonctionnement de
l’établissement conduisent plus à la mise à distance, à l’exclusion des parents qu’à
favoriser leur participation à l’éducation de leur enfant.
Pour autant et cela nous a semblé paradoxal, les parents que nous avons interviewés se
montrent pour la plupart disposés à collaborer avec les professionnels. Ils leur
reconnaissent en effet des qualités d’accueil et d’encadrement auprès des enfants, des
compétences et à ce titre une légitimité d’intervention et une autorité certaine. L’attitude
de coopération adoptée par les parents ne les prive pas pour autant de leur capacité
d’initiative et de mobilisation pour défendre la place qui est la leur auprès de leur
enfant.
Cela nous a amené à repérer les différents facteurs susceptibles de favoriser une relation
fondée sur la négociation et non sur la contrainte et l’usage d’un pouvoir abusif. La
dynamique de changement impulsée et soutenue par les cadres de la protection de
l’enfance repose, selon nous, essentiellement sur les professionnels. « C’est celui qui a
le pouvoir qui doit faire le premier pas vers celui qui est en difficulté. Ce n’est pas celui
qui est dans l’humiliation et la honte qui peut le faire. C’est la condition pour travailler
ensemble. Faire alliance. »141 nous rappelle Pierre Verdier.
141
Pierre VERDIER. Protection de l’enfance : « commencer par le respect ». In, Actualités Sociales
Hebdomadaires, 22 juin 2007, N° 2513, p. 26.
140
La qualité du travail avec les familles, les relations parents/professionnels, l’intérêt de
l’enfant vont dépendre d’une organisation et structuration différente des interventions
éducatives. « C’est le pouvoir qui seul peut combattre le pouvoir. La menace profonde
d’abus ne vient pas de l’expression de l’initiative d’un acteur, mais de sa suppression,
du fait de l’accaparement par certains acteurs ou par des autorités supérieures du
monopole de l’initiative ». 142
Les valeurs et les principes d’actions que nous présentons n’ont pas d’autres sens que
d’augmenter la marge de liberté, d’expression des parents et de favoriser les espaces de
compréhension et de négociation entre les familles et les professionnels.
Les procédures fondées sur une posture éthique vise à :
- Associer les parents dès le début de la procédure à l’évaluation de leur situation, c’està-dire construire ensemble le constat de départ (entendre leur définition du problème),
fixer ensemble les objectifs à atteindre et les contributions de chacun, accueillir l’enfant
en présence de ses parents. « Favoriser la participation de l’adolescent et de ses parents
à toutes les phases de la décision consiste principalement à mettre en œuvre les
conditions susceptibles de faciliter leur mobilisation ».143
- Réfléchir et définir un cadre de travail le plus constant et stable possible pour sécuriser
parents et professionnels. « Le dispositif doit d’abord être trouvé, pour devenir trouvécréé ; autrement dit il doit présenter une consistance, une réalité,une extériorité, pour
pouvoir être alors investi comme un créé (« mis au service de la réalité interne ») ».144
- Reconnaître valeur et légitimité au savoir des parents. Considérer les savoirs des
professionnels et des parents non pas comme étant interchangeables mais
complémentaires. « Les conditions d’un véritable croisement des savoirs ne sont pas
réalisées par un simple échange mutuel des connaissances. Il y faut, ce qui est plus
difficile, une manière de se connaître et de se reconnaître comme personnes qui
142
Opcit. Michel CROZIER et Ehrard FRIEDBERG. L’acteur et le système. p. 434.
Opcit. Benard VALLERIE. Thèse de Doctorat. La prise d’une décision comme moment éducatif.
Adolescents en situation de difficulté, suppléance familiale en accueil résidentiel et pouvoir d’agir.
p. 268.
144
Opcit. Paul FUSTIER. Les corridors du quotidien. La relation d’accompagnement dans les
établissements spécialisés pour enfants. p. 72.
143
141
possèdent, chacune à partir de sa vie et de sa perception des choses, un savoir propre
que l’autre ignore, et qu’il lui faut apprendre ».145
- Mettre à jour les différences de points de vue, les divergences. Favoriser les positions
contradictoires et conflictuelles. « Les nouvelles idées ne peuvent naître que d’un
conflit ».146
A l’issue de notre recherche, nous proposons de considérer la dimension du conflit
comme centrale dans l’approche des relations entre les familles et les professionnels.
Ces derniers redoutent le conflit comme en témoigne cette éducatrice interviewée au
cours de l’enquête, « je pensais avoir beaucoup plus de difficultés que ça à travailler
avec des parents parce que voilà pour moi on leur enlève leur enfant on a quand même
un rôle on leur dit c’est pas bien ce que vous avez fait et je me rends compte qu’il y a
moins de parents qui nous voient comme des gendarmes que ce que je pouvais penser ».
Dans notre propre institution, les mêmes craintes sont véhiculées, surtout les premiers
jours d’un accueil. Pour peu que les parents soient présentés comme potentiellement
violents, parce qu’opposés à la mesure de placement, il n’est pas rare de voir toutes les
entrées de l’établissement condamnées (portail, portes d’entrée fermés à clef) alors que
ce n’est pas le cas habituellement.
Pourtant et l’enquête menée au cours de notre travail de recherche le confirme, il y a
finalement très peu de relations conflictuelles entre les parents et les professionnels. Les
abus de pouvoir traversent les pratiques éducatives et limitent la marge d’autonomie des
parents peut-être pour protéger les acteurs du conflit.
Favoriser la participation des parents, les consulter, les impliquer dans toutes les
instances de décision c’est prendre le risque d’exprimer les points de désaccords, de
divergences, d’entrer en conflit. Il faut s’opposer, se confronter pour négocier et
reconnaître l’identité et l’existence de l’autre, pour créer du lien. C’est bien cette
fonction intégrative du conflit que défend Jean-Baptiste de Foucault « Cette ultime
forme de lien social qu’est le conflit, une fois les autres possibilités épuisées, n’est
même pas possible pour les personnes en situation d’exclusion. Elle aggrave leur
145
Opcit. Groupe de Recherche Quart Monde Université. Le croisement des savoirs. Quand le Quart
Monde et l’Université pensent ensemble. p. 137.
146
Opcit. Saul ALINSKY. Manuel de l’animateur social. p. 138.
142
situation, la rigidifie. Il est donc essentiel de redonner une parole à ceux qui ne l’ont
plus, fût-elle conflictuelle, car c’est la condition pour renouer le lien ».147
Au cours de cette recherche, notre pensée s’est construite, déconstruite pour s’élaborer
différemment, notre question de départ s’est transformée, enrichie, alimentée mais elle
n’est pas aujourd’hui clôturée par notre travail. Au contraire, nous avons le sentiment
d’être engagé dans un parcours, une démarche qui nous ouvre vers d’autres questions,
qui font naître le désir de poursuivre ce cheminement dans un prochain travail qui
s’orienterait autour de la peur du conflit, l’évitement du conflit, dans les relations entre
les parents et les professionnels, mais d’une manière plus large, au sein des relations
familiales, de travail et des groupes sociaux.
Le conflit est un facteur de différenciation, il mobilise le changement, il permet
d’affirmer son identité et sa différence, il est selon nous le garant d’une conception de la
société qui ne confondrait pas l’égalité et la similitude, la différence et l’exclusion.
C’est en prenant appui sur la pensée d’Hannah Arendt que nous ouvrons la réflexion,
« La pluralité humaine, condition fondamentale de l’action et de la parole, a le double
caractère de l’égalité et de la distinction. Si les hommes n’étaient pas égaux, ils ne
pourraient pas se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont
précédés, ni préparer l’avenir et prévoir les besoins de ceux qui viennent après eux. Si
les hommes n’étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout être
présent, passé ou futur, ils n’auraient besoin ni de la parole, ni de l’action pour se faire
entendre. Il suffirait de signes et de bruits pour communiquer des désirs et des besoins
immédiats et identiques ».148
147
Jean-Baptiste DE FOUCAULD. Les trois cultures du développement humain. Paris, Odile Jacob,
2002, p. 51.
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