Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Université Paris II Panthéon-Assas Droit-Economie-Gestion LE SÉNAT DU CONSULAT ET DE L’EMPIRE, CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DU CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ DES LOIS EN FRANCE. THESE POUR LE DOCTORAT EN DROIT, MENTION DROIT PUBLIC, PRÉSENTÉE ET SOUTENUE PUBLIQUEMENT DEVANT LE JURY DE L’UNIVERSITÉ PARIS II LE 2 DÉCEMBRE 2004 PAR CLÉMENCE ZACHARIE DIRECTEUR DE THÈSE : CLAUDE GOYARD JURY : JEAN-PIERRE DUPRAT, professeur de l’Université Bordeaux III (Président), JEAN GICQUEL, professeur de l’Université Paris I (Rapporteur), MICHEL VERPEAUX, professeur de l’Université Paris I (Rapporteur), CLAUDE GOYARD, professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas Paris II, ANDRÉ CASTALDO, professeur de l’Université Paris II, XAVIER PRÉTÔT, professeur associé de l’Université Paris II, Inspecteur général de l’Administration. 1 Clémence Zacharie 2 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. L’Université Panthéon-Assas (Paris II) Droit-Economie-Sciences Sociales n’entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans les thèses. Ces opinions devront être considérées comme propres à leurs auteurs. 3 Clémence Zacharie 4 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. A mon grand-père, M. Théret (†), professeur émérite de l’Ecole Nationale Vétérinaire d’Alfort, Président, membre émérite de l’Académie Vétérinaire, membre émérite de l’Académie d’agriculture qui m’a donné l’envie d’enseigner. A mes enfants, Maximilien et Alix, et Lucile, qui me donnent chaque jour l’envie de continuer. 5 Clémence Zacharie 6 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. REMERCIEMENTS. Rien n’est plus difficile de remercier ceux qui ont permis que ce projet aboutisse, tant le désir d’exhaustivité, associé à une réelle gratitude, pousse à ce qu’aucun des soutiens ne soit oublié. A mes parents et mes frères et sœurs, Marc-Yves et Elisabeth Zacharie-Théret, Laurian, Bathilde, Maxence, Alexandre, Esteban et Hermance Zacharie que la cohabitation avec une « thésarde » a probablement plus d’une fois dérouté et très certainement épuisé. Que leur patience soit remerciée. A mon mari, Sacha Tchakarian, qui ne pensait pas, le jour de notre mariage, devenir un mécène de la cause universitaire et le compagnon d’une étudiante tardive. Que sa clémence et sa compréhension soient saluées. A cet ami cher qui, entre deux missions, eut à cœur de me soutenir et de m’encourager. Mais aussi à tous les soutiens scientifiques et techniques qui n’ont jamais cessé. A Madame M. Théret, ma grand-mère, et Mademoiselle Véronique de Biré, patientes lectrices dont l’enthousiasme, dicté par l’affection et l’amitié, a été un véritable réconfort. A Madame Laurian Zacharie et à Madame Claire Bigot, auxiliaires techniques remarquables. Au professeur Claude Goyard, qui a su orienter les désirs historiques d’une publiciste dans une direction passionnante. Enfin, à la Fondation Napoléon et son directeur scientifique, Thierry Lentz, qui ont cru en un sujet que l’Histoire semblait pourtant avoir définitivement traité. Aux sénateurs de l’an VIII, qui, au-delà de toute réhabilitation qui ne relèverait pas d’un travail juridique, méritent simplement d’être considérés. 7 Clémence Zacharie 8 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. SOMMAIRE. LE SÉNAT DU CONSULAT ET DE L’EMPIRE, CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DU CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ DES LOIS EN FRANCE. SOMMAIRE..........................................................................................................................................9 TABLE DES ANNEXES..........................................................................................................................10 LISTE DES ABRÉVIATIONS COURAMMENT UTILISÉES. ........................................................................12 INTRODUCTION .................................................................................................................................13 PARTIE I : LE SÉNAT CONSERVATEUR AU SEIN DU RÉGIME CONSULAIRE ET IMPÉRIAL.......................36 TITRE I : LE CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ DES LOIS .............................................................. 37 DANS LA CONSTITUTION DE L’AN VIII................................................................................................. 37 Chapitre 1 : Le contrôle de constitutionnalité et la Constitution consulaire....................................................... 38 Chapitre 2 : La pratique sénatoriale du contrôle de constitutionnalité sous le Consulat puis l’Empire. ................105 TITRE II : L’ÉCLATEMENT FONCTIONNEL DE L’ACTIVITÉ SÉNATORIALE. ...............................................................166 ETUDE DES SÉNATUS-CONSULTE ................................................................................................................166 Chapitre 1 : La nécessaire classification matérielle des sénatus-consultes. .......................................................166 Chapitre 2 La compréhension du premier sénatus-consulte par celle des institutions consulaires. ........................217 PARTIE II : LE SÉNAT DU CONSULAT ET DE L’EMPIRE, INTERPRÈTE DE LA VOLONTÉ DU SOUVERAIN. ........................................................................................................................................................268 TITRE I : LE SÉNAT CONSERVATEUR, GARANT DE LA SURVIE DU SYSTÈME CONSULAIRE.....................269 Chapitre 1 : L’action constituante du Sénat conservateur...........................................................................270 Chapitre 2 : Le Sénat, conservateur de la Constitution. ............................................................................312 TITRE II : LE SÉNAT CONSERVATEUR, CLÉ DE VOUTE DU RÉGIME CONSULAIRE.................................370 Chapitre 1 : La problématique de la représentation dans le régime de la Constitution de l’an VIII. ...................371 Chapitre 2 : Le contexte plébiscitaire de représentation..............................................................................414 CONCLUSION ...................................................................................................................................457 ANNEXES .........................................................................................................................................471 SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE............................................................................................................505 INDEX ..............................................................................................................................................519 9 Clémence Zacharie TABLE DES ANNEXES. ANNEXE 1 : LISTE THÉMATIQUE DES ACTES DU SÉNAT CONSERVATEUR ANNEXE 2 : EXTRAITS DES CONSTITUTIONS DE L’EMPIRE RELATIFS AU SÉNAT a) Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799) Bulletin des lois, 2ème série, 9ème partie, n°333 (extraits). b) Sénatus-consulte organique du 16 thermidor an X (4 août 1802) Bulletin des lois, 3ème série, VI, n°1876, p 535 (extraits). c) Sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII (18 mai 1804) Bulletin des lois, 4ème série, I, n°1, p 1 (extraits). ANNEXE 3 : RÈGLEMENTS INTÉRIEURS FONCTIONNEMENT DU SÉNAT ET SÉNATUS-CONSULTES RELATIFS AU MODE DE a) Règlement intérieur du 8 nivôse an VIII (29 décembre 1799). Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives nationales, CC 1 à 9, CC 1, feuillet 1 et suivants. b) Règlement intérieur du 14 nivôse an VIII (4 janvier 1800) relatif au mode de scrutin des nominations accidentelles. Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, précités, CC 1, feuillet 18. c) Règlement intérieur du 12 germinal an VIII (2 avril 2000), Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, précités, CC 1 feuillet 35. d) Règlement intérieur du 8 prairial an VIII (28 mai 1800) ayant trait au congé des sénateurs. Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, précités, CC 1, feuillet 45 e) Sénatus-consulte du 12 fructidor an X (30 août 1802) relatif à la tenue des séances et à l’ordre des délibérations du Sénat. Bulletin des Lois, 3ème série, VI, n°1943, p 654. f) Sénatus-consulte du 14 nivôse an XI (5 janvier 1803) portant création des sénatoreries. Bulletin des lois, 3ème série, t. 7, n°239, p 316. ANNEXE 4 : ACTES DU SÉNAT CONSTITUTIONS DE L’EMPIRE. CONSERVATEUR PRIS EN APPLICATION DES ACTES DES a) Exemple d’acte du Sénat conservateur pris en application des pouvoirs de nomination accordés par l’article 20 de la Constitution de l’an VIII : acte du Sénat conservateur contenant rectification d’une erreur de nom dans le procès-verbal de nomination du Corps législatif du 28 nivôse an VIII (18 janvier 1800). Bulletin des lois, 3ème série, n° 440. b) Mesure de conservation de la Constitution : Sénatus-consulte du 6 floréal an X (26 avril 1802) relatif aux émigrés. Bulletin des lois, 3ème série, n°1401. 10 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. c) Sénatus-consulte du 22 ventôse an X (13 mars 1802) relatif au mode d’élection pour les renouvellements par cinquième des membres du Corps législatif et du Tribunat pendant les années X, XI, XII et XIII. Bulletin des lois, 3ème série, t. 4, n°169, p 369. d) Mesure de conservation de la Constitution : Acte de déchéance de Napoléon I du 3 avril 1814. Bulletin des lois, 5ème série, t. 1, n°3. ANNEXE 5 : DOCUMENTS RELATIFS AUX IDÉES POLITIQUES DE NAPOLÉON IER a) Lettre adressée au Ministre des Relations Extérieures Talleyrand le 3ème jour complémentaire an V (19 septembre 1797). Correspondance de Napoléon publiée sur ordre de l’Empereur Napoléon III, n°2223, Paris, 1858-1869, Paris, Imprimerie Impériale, 32 volumes, in 4°, repris dans Correspondance générale de Napoléon, tome 1 : Les apprentissages 1789-1797, éditée par la Fondation Napoléon, n°2065, Fayard, 2004. (extraits). b) Note rectificative publiée au Moniteur Universel le 15 décembre 1808, faisant suite à l’affaire des drapeaux de Burgos. Le Moniteur Universel, n°350. c) Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire du 22 avril 1815. Bulletin des lois de l’Empire, 6ème série, tome unique, n°112, p 131 (préambule). 11 Clémence Zacharie LISTE DES ABRÉVIATIONS COURAMMENT UTILISÉES. AJDA Annales Aix d’Aix AHFD AHRF AIJC APD AN AP Bull. Droits Hist. Parl. Révo. Fr Imp. Nat. JCA Le Moniteur univ. LGDJ LPA Pouvoirs PUF PUAM RA Révo. Fr. RIN RDP RFDC RFDA RIHPC constitutionnelle Actualité juridique, droit administratif Annales de la faculté de droit et de sciences politiques Annales d’histoire des facultés de droit. Annales historiques de la Révolution française Annuaire international de justice constitutionnelle Archives de philosophie du droit Archives Nationale Archives Parlementaire. Recueil complet des débats législatifs er politiques des chambres françaises. Bulletin des lois de la République française, devient en 1804 Bulletin des lois de l’Empire. Droits. Revue de la théorie juridique. Histoire parlementaire de la Révolution française Imprimerie Nationale Jurisclasseur administratif Le Moniteur, réimpression de l’ancien Moniteur jusqu’en 1799. Devient en 1799 Le Moniteur Universel jusqu’en 1811 puis le Journal Officiel de la République française en 1811 Librairie générale du droit et de la jurisprudence. Les Petites Affiches. Quotidien Juridique Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques Presses universitaires de France Presses universitaire de la faculté d’Aix-Marseille La Revue administrative Révolution française Revue de l’Institut Napoléon Revue du Droit Public et de la Science Politique Revue Française de droit constitutionnel Revue Française du Droit Administratif Revue internationale d’Histoire politique et 12 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. INTRODUCTION L’oubli dont a été victime le Sénat conservateur n’a d’explication que l’opprobre jeté sur lui. Cette institution consulaire et impériale a depuis longtemps sombré dans les limbes, à la différence du corps préfectoral ou du Conseil d’Etat, et n’est mentionnée, la plupart du temps, que pour être condamnée, en même temps que le «césarisme démocratique». Elle n’a été pendant longtemps considérée que comme l’instrument passif du pouvoir de Bonaparte, établie pour faire figure de concession à la théorie de la souveraineté nationale. S’appuyant sur une interprétation de cette théorie, Bonaparte crut pouvoir conquérir plus facilement l’adhésion de toute la Nation. Ainsi, le souci de donner à cet assentiment une forme démocratique eût-t-il pour ultime conséquence de transformer les consultations populaires en plébiscites dont la signification devînt de ce fait ambiguë, et les interprétations contemporaines péjoratives. La réalité du système mis en place en l’an VIII ne pouvait que ternir l’image du Sénat, luimême méconnu et ignoré des commentateurs de l’époque. N’étant la source d’aucun grand monument national - puisqu’on ne lui doit ni le Code Civil, ni la réorganisation administrative (largement initiée sous le Directoire, faut-il le rappeler)-, le Sénat n’apparaît plus que sous les traits d’un aréopage de nantis, d’un collège d’éminences, conservateurs de la hiérarchie des acquis et bénéfices retirés des décombres du Directoire. Est-ce vraiment là le Sénat, alors même que le contrôle de constitutionnalité des lois, l’une de ses fonctions, ne pouvait que renforcer cette impression d’immobilisme, tant son importance constitutionnelle et politique n’a été appréciée et revalorisée que très récemment. Il faudra attendre les grandes écoles constitutionnelles de la fin du XIXème siècle pour que le rôle du contrôle de constitutionnalité soit enfin reconnu en théorie et détaché du pur bénéfice que le pouvoir en place devait en retirer. L’institution sénatoriale ne pouvait attirer l’attention du juriste, à la fin de la Révolution française, qu’à titre de curiosité monstrueuse et d’erreur impardonnable. Peu d’analyses approfondies lui sont donc consacrées. L’un des ouvrages les plus anciens est la thèse de Trouillard1, monographie imprécise et de faible intérêt. L’étude la plus attentive reste celle de Jean Thiry2 qui a tenté de cerner l’ensemble des problèmes posés par l’institution sénatoriale. Cette analyse reste néanmoins incomplète et les méthodes de travail ainsi que la spécificité constitutionnelle du Sénat n’y sont pas développées. Les ouvrages plus généraux d’histoire constitutionnelle tels ceux de Deslandres, Poullet, Godechot, les manuels de droit constitutionnel classiques ne sont guère plus enrichissants3. L’étude du Sénat y figure avec le constat d’un échec, avec peu d’analyses 1 Henri TROUILLARD, Le Sénat conservateur du Consulat et du Premier Empire, ses attributions, son rôle, éd. Mayenne, Paris 1911 2 Jean THIRY, Le Sénat de Napoléon (1800-1814), éd. Berger Levrault, Paris, 1932. 3 On se reportera pour plus de précisions et pour une liste détaillée, à la bibliographie en fin de l’ouvrage. 13 Clémence Zacharie purement juridiques, peu de réflexion sur la réalité du fonctionnement du Sénat de l’an VIII et sur les éventuelles traces qu’il a pu laisser dans l’histoire constitutionnelle et politique. Il est résumé au faste qui l’a entouré. Les sénatus-consultes posant les règles de préséance en sont la preuve évidente. Pourtant ce Sénat exige une étude renouvelée permettant de comprendre sa fonction et son rôle dans la genèse du contrôle de constitutionnalité des lois. Il fut certes la victime comme l’acteur d’un système et d’un encadrement autoritaires, d’un recrutement dans un groupe social politiquement usé par une décennie d’insécurité individuelle et de terreur collective, confronté à des manœuvres politiciennes incertaines et aberrantes. Il demeure cependant le premier organe institué de contrôle de constitutionnalité des lois, et à ce titre, il est un facteur essentiel de la connaissance des mécanismes d’élaboration et de concrétisation du droit. Le Sénat conservateur va rapidement devenir sous nos yeux ce qu’un auteur, le professeur Thierry S. Renoux, a appelé un exemple de constituant secondaire4, remplissant ainsi des fonctions d’oracle constitutionnel, comparables - toutes proportions gardées- à celles que l’actuel Conseil constitutionnel en France pourrait exercer lui-même. I - Le Sénat conservateur en l’an VIII. Les règles posant la structure et régissant le fonctionnement de l’institution sénatoriale illustrent la volonté de la placer en dehors du jeu ordinaire de la Constitution. Ainsi, le titre II de la Constitution de l’an VIII, «Du Sénat conservateur», est-il situé au début du texte, juste après le titre général consacré à l’exercice des droits de cité. Il est donc formellement valorisé dès le départ ; il est la première institution à être prise en compte par le constituant. Matériellement, les rédacteurs du texte de frimaire an VIII ont paru souhaiter isoler le Sénat des autres organes participant à l’exercice de la fonction législative et normative. Il n’apparaît pas associé aux parties du texte consacrées à la procédure législative et aux rapports existant entre Corps Législatif et Tribunat ; il n’est mentionné qu’à l’occasion de l’article 37 : «Tout décret du Corps Législatif, le dixième jour après son émission, est promulgué par le Premier Consul, à moins que, dans ce délai, il n’y ait eu recours au Sénat pour cause d’inconstitutionnalité. Ce recours n’a point lieu contre les lois promulguées. ». 1) Structure et fonctionnement du Sénat conservateur. Le souci de faire du Sénat, dans la configuration des pouvoirs, un corps spécifique, est cependant renforcé par son mode de fonctionnement et d’organisation. C’est ainsi que les candidats à la fonction sénatoriale doivent être âgés d’au moins quarante ans, condition d’âge typique d’une assemblée modératrice. Cette technique avait déjà été mise en place par la Constitution de 1795 pour le Conseil des Anciens. Il s’agit, de plus, d’un organe de taille raisonnable : il est composé de quatre-vingts membres (aux soixante premiers, s’ajouteront deux nouveaux membres tous les ans, et ce pendant dix ans). Cette composition n’est pas étrangère à la volonté de vouer cette institution à la réflexion, à l’examen, au calme et à la modération ; la rupture est alors consommée avec le système d’une assemblée nombreuse et agitée, voire pléthorique et souvent, de ce fait, jugée monstrueuse. 4 Commentaire de Thierry. S RENOUX sous l’article 61 de la Constitution de 1958 in Code constitutionnel, Litec, édition 1995, p 467. 14 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. La stabilité du personnel sénatorial dans le temps est confirmée par le caractère viager de la fonction et l’inamovibilité. Ainsi disparaît la notion de responsabilité politique et électorale qui avait caractérisé les mandats électifs sous les précédentes constitutions ; les mandats étaient auparavant brefs : deux ans en 1791, un an en 1793, trois ans en 1795. Il apparaît que les sénateurs ne sont pas, à l’origine, des représentants, et qu’ils forment un corps situé au-delà et au-dessus de la pratique institutionnelle et de la vie politique. Cette situation particulière est révélée par le mode de désignation des sénateurs. À la suite de la Révolution de Brumaire (novembre 1799) et à l’occasion de la rédaction de la Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799), Sieyès et Roger-Ducos, consuls sortants, sont nommés au Sénat (article 24 de la Constitution de l’an VIII) ; à ce titre, ils se sont vu conférer le pouvoir de désigner la majorité des sénateurs, toujours selon l’article 24 de la Constitution de frimaire, assistés en cela de Cambacérès et de Lebrun, respectivement deuxième et troisième consuls, selon l’article 39 alinéa 3 de la Constitution de l’an VIII. Vingt-neuf sénateurs sont alors désignés ; leur nombre doit être complété par cooptation, le Sénat choisissant parmi trois candidats présentés par le Corps législatif, le Tribunat et le Premier Consul5. Sieyès établit sa liste en une nuit6, installant autour de lui une position inviolable d’amis, pour la plupart anciens constituants et conventionnels. Ce profil sera retenu pour le reste des désignations, car ces candidats, « parvenus grâce à la Révolution, devaient naturellement s’efforcer d’en maintenir les résultats »7. Les seules contraintes s’imposant au Sénat quant à sa composition sont la présence de droit des Premiers Consuls sortants et la présence éventuelle des deuxième et troisième Consuls. Survivance de la faculté d’absorption proposée par Sieyès ou Daunou au moment des débats constituants, ce système fait du Sénat l’instrument des préventions des rédacteurs de la Constitution à l’endroit du pouvoir personnel. Cette idée de faire du Sénat conservateur le garant de l’équilibre des pouvoirs justifie dès lors une grande liberté de désignation; le gardien de la Constitution pouvait être le détenteur d’un pouvoir considérable, pouvoir voulu comme une garantie d’impartialité et d’indépendance, et non comme un moyen de satisfaction d’intentions personnelles et politiques. Le mode de désignation de ses membres est donc l’instrument de la stabilité du corps du Sénat. La fonction sénatoriale est perçue comme l’aboutissement d’une carrière ; le sénateur devient inéligible à vie. Il participe donc à un corps dont les fonctions doivent se dérouler de façon paisible, voué au calme, un aréopage de sages qui, de ce fait, serait destiné à assurer la pérennité des institutions issues de Brumaire. L’idée prédominante des auteurs de la Constitution de l’an VIII était de faire apparaître le Sénat comme le gardien de la Constitution, le garant de la stabilité du régime. Son rôle est double : il pourvoit d’une part aux principales fonctions de l’Etat (art. 20) ; il désigne en effet les membres des grands corps du pays tels que les consuls, les tribuns, les législateurs, les commissaires à la comptabilité et les juges de cassation. Dans ce dessein, il les choisit parmi les listes de notabilités établies selon un système pyramidal : au sein de chaque arrondissement, les citoyens désignent leurs représentants, afin de composer une liste communale (Article 7). Par la suite, « les citoyens compris dans les listes communales d’un département désignent également un dixième d’entre eux. Il en résulte une seconde liste dite départementale (… ) » (Article 8). Et enfin 5 Article 24 de la Constitution du 22 frimaire an VIII : « Les citoyens Sieyès et Roger-Ducos, consuls sortants, sont nommés membres du Sénat conservateur : ils se réuniront avec le second et le troisième consuls nommés par la présente Constitution. Ces quatre citoyens nomment la majorité du Sénat, qui se complète ensuite lui-même, et procède aux élections qui lui sont confiées ». 6 Notes manuscrites de Grouvelle, citées par Albert VANDAL, L’avènement de Bonaparte, t. 1, p 547. 7 - Jean THIRY, Le Sénat de Napoléon, Berger Levrault, 1949, p 42. 15 Clémence Zacharie « les citoyens portés sur les listes départementales désignent pareillement un dixième d’entre eux : il en résulte une troisième liste qui comprend les citoyens de ce département éligibles aux fonctions publiques nationales » (Article 9). Les articles 19 et 20 exposent alors comment le Sénat « élit dans cette liste d’éligibilité les législateurs, les tribuns, les consuls, les juges de cassation et les commissaires à la comptabilité » (Article 20). En deuxième lieu, il fait figure de régulateur des rapports entre les pouvoirs publics puisqu’il est établi comme l’organe qui a reçu la compétence pour connaître de la constitutionnalité des lois. Celles-ci, après leur adoption par le Corps législatif, peuvent lui être déférées, dans un délai de dix jours par les consuls ou les tribuns, avant que le Premier Consul ne les promulgue. Les fonctions du Sénat sont donc définies de façon très simple par le texte de frimaire an VIII, au fond comme dans la forme. Née de l’esprit de ses rédacteurs, la Constitution de l’an VIII est un texte court; n’était-ce pas là le faire apparaître comme particulièrement malléable ? Peu de règles constitutionnelles ou même légales concernent le Sénat et la mise en place du contrôle de constitutionnalité. Ce sont les différents règlements intérieurs apparus à partir de nivôse an VIII qui permettent de mettre en place ses règles de fonctionnement8. Ces règlements successifs concernent aussi bien l’organisation de l’Assemblée, son fonctionnement interne, que les modalités de ses votations Il est ainsi décidé que le Sénat, bien que siégeant en permanence, ne se réunit que ponctuellement9. De la même façon, la Constitution de l’an VIII se limitant au refus explicite de la publicité des séances10, il faut attendre les différents règlements intérieurs pour que soient clairement organisés le bureau, composé du Président et de deux secrétaires, et la commission administrative. Celle-ci, composée de cinq membres renouvelables par cinquième tous les trois mois, est chargée de la gestion courante des dépenses ainsi que de l’entretien du palais. Parallèlement à ces règles de fonctionnement, le Sénat réglemente par le biais des règlements intérieurs le déroulement de ses scrutins ; les conséquences de ces dispositions sont déterminantes11. La procédure même de ces votes, et notamment de la désignation des membres des grands corps de l’Etat, suit les mêmes règles d’organisation12; un scrutin de présentation permet aux sénateurs de désigner leur candidat afin de procéder par la suite à l’élection. Le règlement du 18 germinal an VIII (8 avril 1800) fera précéder ce vote d’une séance de discussion. Le Sénat va donc avoir une activité administrative considérable par ces décisions de portée individuelle, notamment au début du Consulat: il est chargé de pourvoir aux principaux postes des nouvelles institutions dans les quelques jours suivant la promulgation de la Constitution de l’an VIII. 8 - On remarquera à ce propos que l’activité du Sénat a été considérable. Se sont en effet succédés plusieurs règlements durant les premiers mois du Consulat. Les procès verbaux des séances les concernant sont conservés aux Archives Nationales sous la référence CC 1-9 et reproduits en annexe, à la fin de cet ouvrage. 9 - Art. 23 du règlement intérieur du 8 nivôse an VIII (29 décembre 1799): « Le Sénat s’assemble les 4 et 8 de chaque décade. Il s’ajourne quand les affaires le permettent. » 10 - Art. 23 de la Constitution de l’an VIII. 11 - L’article 8 du règlement intérieur du 8 nivôse an VIII (29 décembre 1799) pose le principe de l’appel nominal du scrutin individuel et de la majorité absolue des suffrages. La première de ces exigences disparaîtra rapidement au profit d’un processus plus discret, et le quorum initialement prévu des deux tiers sera modifié en germinal an X pour atteindre les trois quarts. 12 Règlements du 14 nivôse an VIII (4 janvier 1800) et des 6 et 12 germinal an VIII (27 mars et 2 avril 1800). 16 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. 2) Place du Sénat conservateur dans les institutions d’après la Constitution de l’an VIII. En étudiant la place du Sénat dans la Constitution de l’an VIII, on peut constater que celle-ci tendait à faire du Sénat le pilier de l’édifice constitutionnel, à la fois gardien et électeur. Il devient une garantie du maintien et de la défense du régime. Théoriquement, il ne peut avoir qu’intérêt à la préservation des institutions. Sans un exécutif fort à côté d’un Tribunat et un Corps législatif où pourrait se développer un esprit de revendication et de liberté, il n’aurait plus aucun rôle réel et efficace, et serait exclu de la vie politique et institutionnelle. Son action ne doit donc que tendre à l’équilibre des forces en présence et donc des institutions. Mais si tel pouvait être le souhait des rédacteurs de la Constitution de l’an VIII, certains traits de la mission même du Sénat définie par le titre II empêchent initialement la réalisation de leurs objectifs. D’une certaine façon, le Sénat des conservateurs repose sur une erreur fondamentale quant à l’appréciation de son rôle. Voulu par beaucoup comme un pacificateur de la vie publique, il est corrompu par l’étendue même de ses pouvoirs et la confusion qui en résulte. Le Sénat, outre sa fonction de contrôleur de la constitutionnalité des actes lui étant déférés, est en effet doté, rappelons le, du pouvoir considérable de nomination aux emplois publics et aux fonctions législatives. Résultant du projet de Siéyès abandonné au moment de la rédaction de la nouvelle Constitution, le système de l’article 20 permet d’écarter tout risque d’implication populaire directe dans le fonctionnement de la vie publique. Si le principe de démocratie populaire directe est écarté à partir de 1793, la représentation nationale ne semble pas, aux yeux des brumairiens, constituer un système de désignation des acteurs publics exempt de tout vice. Sous l’impulsion de Siéyès, la vision même que l’on a pu avoir de la représentation s’est modifiée et s’est émancipée de celle qui voudrait que la représentation soit une abstraction juridique permettant d’établir une relation directe et effective entre le peuple et le pouvoir. Bien au contraire est renforcée l’idée que la représentation est plus un substitut à la participation qu’un instrument de délégation du pouvoir de la part du souverain. L’évolution du système représentatif aboutira d’ailleurs à une personnification du pouvoir, louée ou critiquée dès frimaire an VIII (décembre 1799). Cela fera d’ailleurs dire à Marcel Gauchet que l’on est passé d’une «représentation substitution» à une «représentation incarnation»13. Il faut cependant éviter de tomber dans l’analyse excessive de certains qui voudraient résumer la Constitution de l’an VIII à Bonaparte14. En demeurant au stade de la représentation-substitution, il est clair que ce mode de désignation des législateurs et des membres de l’exécutif participe à la garantie de stabilité institutionnelle, objectif poursuivi par les rédacteurs de la Constitution de frimaire. Au-delà de cette sûreté recherchée, le pouvoir de nomination est surtout un moyen d’influer sur le politique tout entier. C’est donc de ce pouvoir même que découle toute l’ambiguïté de la situation du Sénat. La 13 - in Marcel GAUCHET, La Révolution des pouvoirs, NRF, Gallimard, p 230. - On se souviendra à ce propos du célèbre propos de rue rapporté par la Gazette de France, bien souvent reprise par les commentateurs de l’époque : « Un officier municipal se promena dans Paris au mois de frimaire pour proclamer aux carrefours la Constitution et chacun s’agitait si bien pour en entendre la lecture que personne n’en attrapait une phrase de suite. Une femme dit à sa voisine : « moi, je n’ai rien entendu.- Moi, je n’ai pas perdu un mot. –Eh, qu’y a-t-il dans la Constitution ? – Il y a Bonaparte ! …. » 14 17 Clémence Zacharie volonté première des rédacteurs de la Constitution est bien de créer un organe de contrôle de constitutionnalité; mais celle-ci se heurte au paradoxe que le contrôleur lui-même n’est pas encadré dans sa mission et peut ainsi nuire au texte qu’il doit préserver. Si l’on ajoute à cela le fait que le texte constitutionnel ne prévoit ni procédure de révision, ni moyen d’action entre les différents organes, on s’aperçoit que la mission de contrôle prévu par lui risque de tomber dans une impasse, du fait notamment de l’impossible résolution des éventuelles situations de conflit qui surviendraient. 4) Les limites structurelles à la réussite du Sénat. Le problème de la surveillance du contrôleur est particulièrement pointu. Il n’est pas inconnu des rédacteurs du texte constitutionnel et Daunou lui-même, dans son avantprojet, l’appréhende comme tel15. Qui peut en effet garantir que le Sénat n’abusera pas de ses pouvoirs d’examen pour supplanter les autres institutions ? C’est pour cela que Daunou va envisager un système permettant le contrôle du contrôleur, thème déjà en vogue au moment de la rédaction de la Constitution de l’an III. Ce sont les tribuns, véritables censeurs de la vie publique, qui vont avoir la possibilité de s’opposer en appel aux décisions du Sénat. Les sénateurs ont eux-aussi une possibilité d’appel. L’acte annulé par les Tribuns, porté en appel par les sénateurs devant le Corps législatif, devient alors un projet de loi qui sera débattu au Corps législatif selon la procédure ordinaire. Le projet de Daunou restera lettre morte. Il ne sera qu’une survivance des débats de l’an III ; et le problème du contrôle du Sénat demeure. Les sénateurs devraient être au-dessus des partis, faisant figure d’oracles constitutionnels, ultime garde-fou contre les risques d’usurpation et de détournement des pouvoirs de contrôle. La neutralité est cependant bien impossible, tant le pouvoir de nomination octroyé aux membres de cette haute assemblée corrompt ses membres politiquement. Cet affaiblissement est doublement appuyé. Le Sénat n’a tout d’abord aucun moyen d’action positif lié à sa fonction de contrôle. Sa mission se limite à une déclaration d’inconstitutionnalité qui peut fort bien rester lettre morte; le Sénat ne dispose en effet d’aucun pouvoir d’injonction à l’égard des corps constitués et ses décisions, à la différence de celles du Conseil constitutionnel par exemple, ne s’imposent pas à l’ensemble des institutions consulaires, assorties de l’autorité de la chose jugée ou d’une autorité d’office équivalente16. L’efficacité du contrôle du Sénat peut donc laisser à désirer par l’extrême restriction des pouvoirs des organes concernés. Ensuite, un second handicap lié à la paralysie des institutions pénalise lourdement le bon fonctionnement du contrôle. En cas de crise institutionnelle due par exemple au refus de l’auteur de l’acte incriminé de retirer celui-ci après qu’il fut déclaré contraire à la Constitution, aucune procédure de révision de celle-ci ne permet de surmonter l’éventuel différent. Cette absence de révision de la Constitution pose d’ailleurs le problème bien plus épineux et profond de l’identification du pouvoir constituant au sein de la Constitution. La place du souverain et son action dans la fonction constituante, occultée dans le texte de frimaire an VIII, seront des éléments essentiels d’appréciation des dérives postérieures du Sénat. Celui-ci n’a en effet pas tenu les promesses de ses créateurs; même si ses égarements étaient dans l’ensemble prévisibles, ils ne purent que décevoir les espoirs des brumairiens 15 - Nous aurons l’occasion de revenir longuement sur les avants-projets constitutionnels et notamment sur le projet de Daunou ; il est d’ores et déjà possible d’en citer la reproduction faite dans TAILLANDIER, Documents biographiques sur Daunou, Paris, Didot, 2ème édition, 1847, in 8°, 383 p. 16 Nous aurons l’occasion d’évoquer la question dans les développements qui suivent, notamment à l’appui de l’article récent de Th. S. RENOUX paru dans les Mélanges Pactet (« Autorité de chose jugée ou autorité de la Constitution », Mélanges Pactet, Dalloz, 2003, pp 835 s) et de nous demander si l’article 62-2 crée ou non un pouvoir de sanction au profit du Conseil constitutionnel. 18 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. qui, pour beaucoup d’entre eux, auraient voulu voir dans la Constitution de l’an VIII l’aboutissement théorique d’années de réflexion idéologique ; mais celle-ci est bien trop souvent idéaliste. Ce qui pénalise l’image du Sénat conservateur est donc le manquement grave à sa mission ; il ne saura pas être le gardien vigilant de la Constitution qu’il aurait pu être. A la suite de l’attentat de la rue Saint Nicaise du 3 nivôse an IX (24 décembre 1800), il exerce un pouvoir d’interprétation de la Constitution par le biais du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX (5 janvier 1801). Il déclare conservatoire de la Constitution l’acte de gouvernement du 14 nivôse mettant en surveillance hors du territoire européen de la République plusieurs individus soupçonnés d’avoir participé au complot destiné à assassiner Bonaparte. Ainsi, par une interprétation libre du texte de frimaire an VIII, il lie sa mission de garde de la Constitution à la faculté d’identification de la volonté nationale. Le Sénat adopte alors une définition très large des pouvoirs que l’article 21 de la Constitution lui confère en matière de contrôle de constitutionnalité des lois. Il estime en effet qu’il tient de la Constitution une compétence particulière pour donner le sens exact du texte constitutionnel ; en cas de carence de celui-ci, il aurait même le pouvoir de dégager l’expression de la volonté générale. Le simple contenu du sénatus-consulte de nivôse an IX illustre la distorsion existant entre les pouvoirs réels du Sénat et l’interprétation très large qu’il en donne. Il illustre la mesure du fossé existant entre ce que la nouvelle assemblée a fait et ce qu’elle aurait dû faire17. Son action est double, elle se situe à deux niveaux de décision. Il usurpe d’une part, et de façon très spectaculaire, le pouvoir constituant, s’estimant l’interprète privilégié de la volonté du peuple en cas de silence de la Constitution. Il ne se limite donc pas à en rapporter la teneur mais détermine ce que le peuple constituant aurait fait et décidé en pareil cas. Sa mission ne se définit alors pas comme un simple contrôle de conformité mais devient réellement un contrôle d’opportunité et un acte de création à part entière de la norme constitutionnelle. Il intervient, d’autre part, face au silence de la loi, s’estimant compétent pour suppléer à ce qu’il juge être une carence de celle-ci. Il est bien un acteur à part entière de la vie juridique et constitutionnelle du Consulat et de l’Empire. Il illustre parfaitement, bien que de façon exacerbée, ce que peuvent être les déviances du contrôle de constitutionnalité des lois et de n’importe quelle œuvre d’interprétation de manière générale. La dimension créatrice du principe d’interprétation, valorisée par le fait que le juge constitutionnel, notamment sous le régime de la Cinquième République, est un interprète authentique, fait de celui-ci un « jurislateur ». Le Sénat, premier juge constitutionnel devenu jurislateur, n’est donc que l’annonciateur de ce que peut contenir fondamentalement le contrôle de constitutionnalité des lois. Mais l’œuvre constituante du Sénat évolue et passe de l’illégalité (voire de l’illégitimité, ce qui pose d’autres problèmes) à la légalité avec les modifications constitutionnelles apportées par l’instauration du Consulat à vie. Dès le sénatus-consulte du 16 thermidor an X (7 août 1802), la Constitution de l’an X, le Sénat détient constitutionnellement le pouvoir de pallier par sénatus-consulte organique les vides constitutionnels, et devient interprète authentique de la Constitution (article 54 du sénatus-consulte). L’attrait d’une étude du Sénat ne réside alors plus dans celle de ses déviances, mais dans celle de la redéfinition même de ses compétences. L’idéalisation de l’action constitutionnelle du Sénat n’est alors plus la même et la nature de notre étude change puisqu’il nous faut appréhender les risques liés au fonctionnement d’une cour constitutionnelle. La question de l’étendue des 17- Le sénatus-consulte de nivôse an IX est d’ailleurs le premier acte officiel du Sénat, si l’on met à part l’organisation de la nomination des membres des différents conseils, qui s’est déroulée sans grande surprise . 19 Clémence Zacharie pouvoirs de révision du Sénat demeure, ainsi que les risques de voir apparaître le constituant secondaire. En effet, le Sénat, en tant que cour constitutionnelle, continue à avoir une influence déterminante sur le texte de la Constitution. 5) L’action constituante du Sénat conservateur. Selon certains, l’étude du pouvoir constituant, sous ses formes variées, ne prend vraiment naissance qu’avec Roger Bonnard18. Si l’on peut considérer cette paternité récente comme sujette à discussion – elle omet le rôle déterminant d’Emmanuel Sieyès-, il faut cependant admettre que cet auteur eut le mérite de formuler l’essentiel de la problématique liée au sujet, distinguant clairement pouvoir constituant originaire et pouvoir constituant institué. Le premier fonde l’ordre juridique en édictant la première Constitution sur laquelle s’établissent les structures de l’Etat. Les caractères du pouvoir originaire, en principe, sont d’être spontané et inconditionné, puisqu’il se manifeste en dehors de toute habilitation textuelle et institutionnelle. Il ne connaît de ce fait aucune limite, illustrant ainsi sa capacité souveraine. Le pouvoir institué connaît à l’inverse les conditions d’exercice qui peuvent lui avoir été fixées dans la Constitution. Il est établi en vue de la modification, de la transformation et de la révision de cette constitution, voire de sa régénération (au sens où Sieyès abordait la théorie de l’art social et la nécessaire évolution de la norme constitutionnelle), selon des règles précises. Il s’agit donc, contrairement au constituant originaire, d’un pouvoir institué et donc constitutionnel. a- Problématique autour de la distinction constituant originaire -constituant institué. Cette différence entre les deux pouvoirs que décrit Bonnard, plus qu’elle ne simplifie la question du pouvoir constituant en général, entraîne au contraire des interrogations qu’elle ne résout que partiellement. Établissant un degré de différenciation entre les deux formes du pouvoir constituant, elle ne dit pas si celui-ci entraîne simplement une hiérarchie entre elles ou s’il révèle une réelle différence de nature. Le choix entre une différence relative et une différence absolue n’est pas opéré. Il est d’autant plus difficile à effectuer que la question a, pour certains, été entièrement renouvelée par le Conseil constitutionnel dont la décision n°2003-469 DC du 26 mars 200319 mettrait un terme à la distinction entre ces deux formes de pouvoir constituant20. Nous doutons pour notre part de l’existence d’un réel bouleversement de la théorie du pouvoir constituant. Nous aurons l’occasion de nous justifier par la suite21. La distinction entre pouvoir constituant originaire et pouvoir constituant institué renvoie aussi à l’interrogation portant sur leur juridicité respective. Ce thème est au cœur du débat entre positivistes et normativistes. Bonnard ne résout que partiellement ce problème qui reste important dans l’approche du constituant secondaire. Pour l’heure, il suffit de retenir 18 Roger BONNARD, Les actes constitutionnels de 1940, Paris, LGDJ, 1942. - JO du 29 mars 2003, p 5570. 20 - Le Conseil constitutionnel a alors décliné sa compétence pour l’examen de la révision de la Constitution adoptée par le Congrès le 17 mars 2003 ; une interprétation stricte de l’article 61 le conduit en effet à écarter tout contrôle de sa part sur les lois constitutionnelles : « considérant que l’article 61 de la Constitution donne au Conseil constitutionnel mission d’apprécier la conformité à la Constitution des lois organiques et, lorsqu’elles lui sont déférées dans les conditions fixées par cet article, des lois ordinaires ; que le Conseil constitutionnel ne tient ni de l’article 61, ni de l’article 89, ni d’aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle » (Considérant 2, décision n°2203-469 du 26 mars 2003). 21 - V.infra, partie II. 19 20 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. qu’à l’opposé de Roger Bonnard, les positivistes, à la suite notamment de Carré de Malberg, récusent toute valeur juridique au pouvoir originaire, qu’ils assimilent à un pur fait. Seul le pouvoir de révision, en tant qu’organe institué, relève du droit et de la norme. Il est alors le seul pouvoir constituant, mais un constituant dépourvu de toute souveraineté. Cette doctrine, dépoussiérée et aménagée, est encore largement dominante. Elle n’est cachée que par la position évoquée précédemment qui donne au pouvoir originaire une valeur juridique pleine, à l’image du souverain dont il est l’un des aspects. Cette souveraineté, justifie la limitation du pouvoir de révision, qui ne peut dès lors prétendre à une quelconque participation à la fonction constituante. Cette position (dont Carl Schmitt, qui connaît un regain de popularité depuis une quinzaine d’année, est souvent présenté comme le principal représentant22), trouve des racines bien antérieures : dans la théorie d’Emmanuel Siéyès. L’ingéniosité dont fit alors preuve l’abbé en définissant le pouvoir constituant fait que, au même titre qu’il fut considéré comme père du constitutionnalisme, il peut être désigné comme celui du contrôle de constitutionnalité des lois, et par-là même d’une théorie presque achevée du pouvoir constituant. Tentant de concilier la permanence du pouvoir constituant originaire avec l’existence d’un pouvoir institué – il s’agit bien d’une « tentative » selon le terme de G. Burdeau23, tant Sieyès sera dans l’impossibilité de concilier efficacement la permanence d’un pouvoir originaire omnipotent avec un organe institué caractérisé par sa structuration juridique - , il décrit par anticipation quelles difficultés peuvent être rencontrées par celuici dans l’exercice de ses fonctions. Révision et contrôle de constitutionnalité des lois sont d’après lui intimement liés pour contrebalancer l’intransigeance d’une Nation souveraine mais alors révolutionnaire. L’invention, au sens juridique du terme, de la Jurie constitutionnaire est à l’image du fatalisme de Siéyès tentant désespérément l’impossible conciliation entre le pouvoir constituant originaire et la réalité constitutionnelle. La création du Sénat conservateur en l’an VIII et ses déviances sont à l’image de ses efforts de synthèse désespérés. Le constituant secondaire trouve donc ses origines dans le texte même de l’an VIII. La distinction systématisée par Bonnard24, si elle ne recouvre pas le rôle de constituant secondaire tenu par le Sénat, permet cependant de cerner sa place dans l’équilibre textuel mis en place par la Constitution de frimaire. 22 - Il nous faudra revenir sur l’idée schmittienne du pouvoir constituant qui ne saurait cependant constituer le cœur de notre propos ;elle nous permettra notamment, en comprenant la distinction entre constituant originaire et constituant institué de parvenir à une définition précise du constituant secondaire. Il est possible néanmoins dès maintenant de citer un bref passage de la Théorie de la Constitution, ouvrage de référence de Shmitt, qui illustre bien un courant de pensée aujourd’hui répandu : « les limites du pouvoir de révision découlent de la notion bien comprise de révision constitutionnelle. Un pouvoir de « réviser la Constitution » attribué par une normation des lois constitutionnelles signifie qu’une ou plusieurs dispositions légiconstitutionnelles peuvent être remplacées par d’autres, mais seulement à la condition que l’identité et la continuité de la Constitution dans son ensemble soient préservées. Le pouvoir de révision constitutionnelle ne contient donc que le pouvoir d’apporter à des dispositions légiconstitutionnelles des modifications, additions, compléments, suppressions, etc …, mais pas de pouvoir donner une nouvelle Constitution, et pas davantage le pouvoir de modifier le fondement de sa propre compétence de révision constitutionnelle » (in Théorie de la Constitution, PUF, Léviathan, 1993, p 241-242. 23 - V. notamment le Traité de science politique, LGDJ, 2ème édition, 1969, t. IV, p 205. 24 - Bonnard ne saurait être considéré comme le premier théoricien du pouvoir constituant, et d’un point de vue français, il est clair que la matière a été très largement travaillée dès les débats de la Constituante (à ce sujet, voir notamment, Marcel GAUCHET, La révolution des pouvoirs,. La souveraineté, le peuple et la représentation, 1789-1799, Gallimard, NRF, 1995, 288 p). Il a néanmoins le mérite de se dégager de l’ultra-positivisme qui avait animé avant lui le débat, à la suite de Carré de Malberg, ou même d’Esmein, et que l’on retrouve par exemple dans la thèse de Burdeau qui date de 1930, pour établir une théorie plus générale du pouvoir constituant (il ne s’agit pas de nier ici la dimension politique de l’œuvre de Bonnard mais il faut reconnaître qu’elle n’a, en l’occurrence, guère d’influence sur notre propos). 21 Clémence Zacharie Le Sénat est un organe institué qui, à aucun moment, n’est défini par les rédacteurs du Luxembourg comme souverain ou détenteur d’une parcelle de souveraineté et, à ce titre, organe désigné pour être constituant. Il n’est d’ailleurs pas présenté comme susceptible d’être un interlocuteur privilégié du souverain. Pourtant, il aura un rôle constituant à part entière et ce, dès le sénatus-consulte qui suivit l’attentat de la machine infernale. Il a en effet une action constituante, puisqu’il modifie l’ordre constitutionnel établi précédemment, mais celle-ci ne relève d’aucun des schémas posés par Bonnard. Il est en effet clairement un organe institué, mais n’est pas le constituant institué, celui-ci n’étant pas reconnu dans la Constitution de l’an VIII. C’est en s’attribuant cette fonction qu’il va faire œuvre constituante. N’étant ni constituant originaire, ni constituant institué, il devient ainsi constituant secondaire. b- Répercussion sur la notion de constituant secondaire de la distinction entre constituant originaire et constituant institué. La notion de constituant secondaire est délicate à établir, et les confusions ou hésitations qui peuvent survenir dans sa définition s’expliquent par le fait que constituant originaire et constituant institué souffrent eux-mêmes des imprécisions qui sont souvent rencontrées dans leurs propres définitions. Comme pour le constituant originaire et le constituant institué, le constituant secondaire est spontanément désigné comme un « pouvoir ». L’ambiguïté du sujet se résume dans la délicatesse même du recours à la notion de pouvoir. Issu du verbe latin posse, sous sa forme vulgaire potere , le potestas a, dans un contexte juridique, une signification très nettement supérieure à celle de la simple maîtrise de fait, de puissance et de force que lui attribue le sens commun. Il devient une réelle prérogative juridique, une force légale justifiée entre autres par sa situation sociale et son lien à l’imperium. Il se distingue alors de l’autorité (auctoritas) qui renvoie à un organe doté d’une légitimité particulière qui dépasse le cadre figé de la légalité. Ainsi, à Rome, sous la République, le Sénat est le détenteur de l’auctoritas, alors que le peuple était le vecteur du potestas et de l’imperium. L’auctoritas du Sénat légitime et ancre à la fois socialement et politiquement la puissance étatique dans la société en dépassant les limites de légalité qu’incarne le potestas du peuple. Cependant, employé en matière constituante, le pouvoir renvoie à une identification du détenteur de celui-ci, et donc plus à la notion d’autorité, d’organe, que de fonction. La fonction consiste quant à elle dans les attributions qu’un organe peut détenir en vue de l’accomplissement d’un service précis. Évoquer l’existence d’un pouvoir constituant quel qu’il soit est donc soit un parti pris délibéré pour lui donner une dimension organique, soit une erreur de langage caractérisée qui entraîne une confusion des genres très largement préjudiciable à la clarté de toute analyse. Il est fort probable que le recours à la notion de pouvoir recouvre une manifestation de volonté teintée d’une erreur sémantique. Il y a tout d’abord une volonté très nette de désigner clairement le détenteur du pouvoir constituant (au sens premier du terme). Le pouvoir constituant originaire est celui qui a le pouvoir de fonder un ordre juridique nouveau, de créer une Constitution. Le pouvoir constituant institué est celui qui a le pouvoir de réviser le texte constitutionnel selon une procédure préétablie. De là à dire qu’il s’agit de deux actions dissemblables, de deux fonctions différentes … . Cette question de la différence de nature entre les actions constituantes sera, ainsi que nous l’avons déjà dit, l’occasion d’un débat particulier. En plus d’une réelle volonté de désigner une autorité spécifiquement investie, le recours à la notion de pouvoir renvoie à une erreur sémantique très nette. Identifier le constituant originaire comme un pouvoir revient aussitôt à lui attribuer le qualificatif d’organe et lui donner une dimension juridique. Le potestas suggère, lui, une action légale, une compétence que seul un ordre juridique préétabli permet de comprendre. Cette erreur de vocabulaire n’était pas gênante chez 22 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Bonnard qui reconnaît la juridicité du pouvoir constituant originaire. Elle est plus délicate dans le cas où on ne cautionnerait pas cette hypothèse. Le choix des mots est donc déterminant et la tentative de définition et de compréhension du constituant secondaire, qui va être au centre de nos préoccupations dès maintenant, ne pourra que souffrir des ambiguïtés liées à l’idée même de pouvoir constituant. La notion de constituant secondaire emprunte en effet aux caractéristiques des constituants originaire et institué, cumulant ce qui paraît a priori antinomique. Il est du domaine du fait, ou du moins sort de la compétence constitutionnelle. Mais il ne se détache cependant pas totalement du cadre juridique, s’accompagnant du formalisme propre à l’organe institué agissant. Dans le cas qui nous occupe, le sénatus-consulte, ne procédant d’aucun texte mais d’une volonté d’efficacité politique, se pare d’un costume de respectabilité des plus sûrs à l’époque : celui de la référence romaine. Il agit d’après le mécanisme constitutionnel prévu, se référant explicitement aux différents mémoires produits par le gouvernement et aux débats des assemblées précédant sa décision. Même s’il ne procède pas d’une habilitation constitutionnelle, il pénètre la sphère du droit au moyen des quelques pouvoirs dont il dispose et de la procédure mise en place par la Constitution de l’an VIII. Cette démarche entraîne des conséquences juridiques précises puisque l’ordonnancement juridique est très clairement modifié par le biais d’une réelle décision produisant pleinement des effets de droit. Les limites à cette apparence de légalité du phénomène résident dans l’absence d’encadrement de la compétence du Sénat, compétence ad hoc qui rend son action libre de toute limite. Le constituant secondaire a donc les pouvoirs du constituant originaire en produisant les effets du constituant dérivé, mais sans les garanties liées à la nature de celuici. Il est bien à la croisée des chemins. Le recours à l’utilisation de l’adjectif secondaire n’est dès lors pas innocent. La paternité de cette expression revient, comme nous l’avons dit, à Thierry Renoux et Michel de Villiers qui, à l’occasion du commentaire de l’article 61 de la Constitution du 4 octobre 1958, décrivent l’action du juge constitutionnel comme celle d’un «législateur implicite et constituant secondaire ». Plusieurs sens peuvent être donnés à l’adjectif secondaire. Ce qui est secondaire vient au deuxième rang, est d’une importance moindre, est presque accessoire. Cependant, c’est aussi un événement postérieur, dans la lignée d’un fait fondateur ; il constitue une seconde étape dans le temps. La première définition suggère une différence qualitative alors que la deuxième ne renvoie qu’à un ordonnancement chronologique. Dans le cas qui nous occupe, il semble que cette dernière acception doive être retenue. Il n’y a pas de jugement de valeur dans la notion de constituant secondaire, mais plutôt une idée d’apparition tardive, après le premier des constituants qui, à ce titre, plutôt que d’être désigné comme originaire, le serait comme constituant primaire. Il serait alors le premier, le fondateur. Le lien de filiation et de continuité entre les deux est alors implicite, mais néanmoins évident. Le Sénat conservateur, en intervenant par le biais du sénatus-consulte, n’est pas un constituant de second ordre, d’importance moindre. Il est simplement différent, laissant notamment un rôle décisionnel accru au pouvoir politique dont il reçoit son impulsion de départ ; celui-ci détient le choix final de l’action. L’enjeu de cette étude consiste en la compréhension de l’action constituante du Sénat, notamment en tant que constituant secondaire qui permet d’analyser les causes de l’existence du phénomène. II - L’intérêt de l’étude. L’étude du Sénat présente donc un réel intérêt à plusieurs égards. 23 Clémence Zacharie 1) Un enrichissement du point de vue de l'histoire constitutionnelle et des institutions politiques. Du point de vue de l’histoire constitutionnelle, l’étude du Sénat permet d’aborder une période charnière, particulièrement intéressante en tant que telle. Elle correspond à un état de formation du droit public français, qui ne doit pas être apprécié d’un point de vue statique mais au profit d’une vision étirée du droit qui ne peut apprécier la Révolution que dans la durée et non dans l’instant. Le Sénat conservateur est alors une étape importante de la vie constitutionnelle française, remarquable au même titre que la Révolution de Brumaire et le régime qui en découle. Mis à part son intérêt propre, une étude sur le Sénat constitue donc un apport à l’historiographie révolutionnaire. Celle-ci a en effet bien longtemps souffert des manipulations politiques dont elle fut l’objet. L’historien de la Révolution était avant tout un intellectuel en quête de filiation politique et de légitimation ; la lutte entre jacobins et monarchistes s’est poursuivie par l’opposition entre marxistes et libéraux. Au gré des conflits politiques, la Révolution est étudiée comme justification d’un idéal et c’est ainsi qu’Aulard et Taine la scrutent pour débattre de la République alors que, plus tard, Mathiez et Gaxotte y voient ou non les origines du communisme. Pendant bien longtemps, l’étude de la Révolution française n’est donc pas neutre, et l’on recherche ardemment en elle un modèle ou une justification, honnie ou glorifiée. Sans être totalement dépassionnée, une approche juridique de la Révolution française permet une analyse qui, relativement neutre, conduit à un peu plus d’impartialité. La technique juridique elle-même amène à la rigueur et, bien plus, peut permettre d’apporter un début de solution aux débats historiques. De modèle, les institutions révolutionnaires deviennent des problématiques qui permettent de mieux appréhender tant l’analyse historique elle-même que ses répercussions sur les évolutions constitutionnelles postérieures. L’étude du Sénat conservateur est une parfaite illustration de cet enjeu. Trop souvent utilisé comme le symbole du totalitarisme bonapartiste et napoléonien, le Sénat a, la plupart du temps, été étudié dans l’unique but de condamner le Consulat et l’Empire. Institution à la botte du tyran, incapable d’agir efficacement et de mener à bien son rôle, le Sénat est l’objet chez les historiens et les juristes d’un discrédit total. Rares sont les études qui lui ont été consacrées alors que celles-ci auraient pu aider à mieux comprendre l’essence même de la Révolution. Au-delà des contingences idéologiques, celles-ci sont bien souvent conditionnées par la vision linéaire que l’on a du phénomène révolutionnaire. La Révolution française est en effet bien souvent appréhendée comme un événement unique, et non comme une cohabitation d’événements parfois distincts. L’approche idéologique et identitaire évoquée auparavant a orienté toute analyse dans cette voie, l’Histoire étant au service de la philosophie politique plus que l’analyse politique à celui de l’Histoire. Cette dérive partisane n’est pas sans intérêt; elle a permis d’appréhender certains phénomènes que l’historiographie des débuts du XIXe siècle avait notamment occultés. Mais elle a ses limites. C’est ainsi que la paysannerie est étudiée, tant comme illustration d’une contestation sociale anticapitaliste à partir de 1789 et surtout de 1793 que comme manifestation de l’ancrage de ce même courant capitaliste dès la fin du XVIIIe siècle. Cette apparente contradiction, analysée notamment par Tocqueville pour justifier l’idée d’une révolution comme élément de continuité et non de fracture historique, n’est pas relevée par les héritiers des jacobins et ne remet pas en cause chez eux l’idée que la Révolution française est un phénomène entier, social et politique à l’enchaînement 24 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. simpliste. Notre propos n’est pas ici de condamner définitivement une école historique dont la valeur est indéniable et dont il faut noter l’apport fondamental (d’un point de vue intellectuel, la Révolution française n’existerait pas réellement sans les travaux de Mathiez ou de Lefebvre. Certes). Notre propos n’est pas non plus d’opter pour un point de vue idéologique, et ce même s’il est de bon ton aujourd’hui de condamner les analyses des intellectuels dits «de gauche». Notre propos est de montrer comment l’étude juridique d’un organe trop souvent délaissé peut avoir un intérêt dépassant largement le cadre du droit constitutionnel, même si celui-ci reste notre enjeu principal. En effet, la nature même de ce que l’on pourrait qualifier de «première cour constitutionnelle» révèle sans aucun doute une avancée particulière des idées politiques. Le problème de la datation des termes de la Révolution française est loin de se résoudre aisément : si le terminus ad quo ne pose pas en lui-même de problème, le terminus ad quem est, lui, l’objet de toute discussion, et il révèle là encore une démarche idéologique. Le point de vue de François Furet peut être suivi sans hésitation, lui qui admet que tous les termes sont acceptables. La Révolution s’arrête en 1789, le 17 juin avec l’Assemblée Constituante, le 14 juillet avec la première rupture entre le monarque et son peuple, ou encore le 4 août avec la fin du régime féodal. La Révolution s’arrête aussi en 1793 avec la Terreur républicaine ou encore en 1795 avec cette fameuse république bourgeoise qui installe définitivement au pouvoir des constituants régicides, devenus au fil des ans des « perpétuels ». Une page est aussi tournée avec la quasi-refonte de l’administration française dont les grands contours sont dessinés à la fin du Directoire. La Révolution s’arrête enfin le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) avec l’arrivée au pouvoir d’un homme ambitieux qui modèlera définitivement les contours de notre société. Mais ne doit-on cependant pas suivre la position de François Furet, encore une fois, pour qui la Révolution, œuvre de continuité et non de rupture comme l’a appréhendée Tocqueville, ne s’achèvera qu’avec la IIIe République et la certitude que le retour à la monarchie est impossible, du fait notamment de l’ancrage de la République dans le suffrage universel. Tocqueville comprend la Révolution comme un phénomène en continu, comme l’évolution naturelle d’une société que Richelieu avait déjà commencée à ébranler. Dans «L’Ancien Régime et la Révolution Française», il explique finalement l’Ancien Régime à l’aune de la Révolution et rejette définitivement l’idée de rupture historique. Reste cependant l’absence d’explication à la forme révolutionnaire de cette nécessaire mutation de l’ancienne société. Cette idée de continuité dans le processus historique illustre parfaitement à notre avis l’idée qu’il n’y a pas une Révolution mais des Révolutions qui vont chacune connaître un terme différent dès lors que le processus évolutif a pris fin. Ce problème de datation posé précédemment est très certainement résolu du point de vue juridique par la création du Sénat conservateur en l’an VIII. Certes, une révolution du droit est opérée par Thouret dès 1789, et l’on peut dire que le Directoire achèvera cette révolution administrative. Le suffrage universel mettra du temps à réellement s’implanter, et l’on a déjà dit que ce n’est que la victoire des républicains sur les monarchistes en 1876-1877 qui peut réellement déterminer la fin de la Révolution. Mais du point de vue de la théorie générale du droit et du droit constitutionnel pur, il est indéniable que le Sénat illustre parfaitement la volonté des constituants de garantir une réelle stabilité des institutions par le biais de l’organisation d’un véritable contre-pouvoir. C’est à ce titre qu’il est possible de dire que la création du Sénat marque la fin d’une révolution juridique, et constitue à ce titre la véritable naissance du constitutionnalisme. Du principe de soumission de l’Etat au droit constitutionnel, on aboutit en effet à un encadrement et une garantie de celle-ci. Le Sénat conservateur est très certainement la « clé de la Révolution française » du point de vue juridique. De façon plus générale, la période du Consulat et de l’Empire présente un intérêt juridique, bien trop souvent ignoré des historiens, trop occupés à se concentrer sur des 25 Clémence Zacharie aspects réduits de ce régime. Il ne faut en effet pas occulter quelques études phares25, telles celles de Charles Durand dont les travaux sur le Conseil d’Etat, remarquables au demeurant, laissent à penser qu’il constitue la seule étude digne d’intérêt. Le préfet, fameux organe de la centralisation napoléonienne, a été lui aussi observé, bien que l’on ait trop facilement omis d’en chercher les réels fondements auprès des commissaires du Directoire dont la « légende noire » a consciencieusement occulté les mérites. Les ministres ont eux aussi suscité de l’intérêt, du fait notamment de la détention des portefeuilles par des personnalités aussi brillantes que troubles, portées au sommet de la gloire comme au fond de l’infamie ; étudier le système ministériel revient à se pencher sur Talleyrand, le duc d’Otrante ou le duc de Rovigo, ce qui est nettement plus enthousiasmant que de côtoyer Siéyès, Cornet ou Cornudet. Il n’y a cependant pas d’étude juridique globale sur une période que la personnalité de Napoléon semble écraser et résumer à elle seule26. La conséquence directe de la dimension mythique qu’occupe l’Empereur est d’écarter toute forme d’intérêt pour les assemblées consulaires et impériales qui, de plus, souffrent du dégoût qu’ont provoqué les assemblées révolutionnaires dont le désordre manqua à plusieurs reprises de mener le pays à sa perte. Il y a donc peu d’études sur le Corps législatif et le Tribunat, encore moins sur le Sénat conservateur, fustigé de plus comme le principal auxiliaire du despotisme de Bonaparte et comme une illustration parfaite de la versatilité du personnel politique d’alors. Ce dernier point donne justement au Sénat tout son intérêt, lui qui est un organe méconnu de l’histoire constitutionnelle. 2) Une meilleure compréhension juridique des enjeux du contrôle de constitutionnalité. Le second intérêt que présente une étude du Sénat conservateur provient de la nature même des fonctions qu’il exerce, de façon plus ou moins convaincante. Il est en effet la première application du contrôle de constitutionnalité des lois par un organe extérieur à l’organe législatif. Il fait donc suite à de très nombreuses réflexions et à de timides tentatives, mais constitue la forme la plus aboutie du principe du constitutionnalisme et l’application la plus poussée des principes développés par Siéyès, notamment dans ses discours de thermidor an III. Il est alors la preuve d’une remarquable maturité juridique des constituants de l’an VIII. La naissance du Sénat de l’an VIII est en effet l’apparition d’un contre-pouvoir. Longtemps a été donné à cette expression son sens le plus politique. Le contre-pouvoir est alors un groupe de pression, une coalition d’opposants ligués le plus souvent contre la mainmise du législatif sur les affaires politiques. Nombreux sont ceux qui rêvaient effectivement de voir le Sénat se transformer en un pôle de résistance, guidé par les Idéologues et déterminé à contrer un pouvoir que l’on sait déjà tourné vers les pratiques autoritaires27. Mais c’est une erreur d’analyse que de donner au Sénat cette fonction, car celui-ci est certes un contre-pouvoir, mais au sens juridique du terme. Il devrait en effet participer directement à l’équilibrage des institutions, car si les constituants de frimaire an VIII ont réussi à s’émanciper du dogmatisme qui caractérisait leurs prédécesseurs, c’est au profit d’une meilleure compréhension du concept de séparation des pouvoirs. Un certain réalisme juridique apparaît alors. C’est une interprétation très stricte de la séparation des pouvoirs qui a nui à l’équilibre de toutes les 25 V. la bibliographie située à la fin de cet ouvrage. V. p.7, la note 3. 27 On lira à ce propos le discours de Pierre-Jean CABANIS, Quelques considérations sur l’organisation sociale en général et particulièrement la nouvelle Constitution, imprimées par ordre de la Commission des Cinq Cents, séance du 25 frimaire an VIII, AD XVIII, AB. 2 26 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Constitutions dès 1791. C’est elle aussi qui retarda l’instauration d’un système de contrôle de constitutionnalité des lois ; car en plus d’un légicentrisme féroce, elle entraîne une hostilité farouche à l’encontre du pouvoir judiciaire. Celui-ci, même s’il n’est pas reconnu dans la tradition française comme un pouvoir à par entière, fut l’objet de discussions et de controverses. Le souvenir des parlements d’Ancien Régime et de leurs excès demeure. Les constituants successifs assimileront pendant longtemps contrôle de constitutionnalité des lois et contrôle judiciaire. L’idée du contrôle par un organe politique fait craindre une dépendance de celui-ci envers ceux qui l’ont nommé. Si l’ennemi de la Constitution évolue au gré des débats politiques et si le texte semble menacé par le fonctionnement régulier des institutions, le principe d’un tiers pouvoir n’est cependant pas adopté, tant il semble lui-même menacer celui de séparation des pouvoirs. Cette défiance à l’encontre des organes de contrôle est d’autant plus remarquable qu’elle crée un paradoxe intéressant. Les constituants, depuis 1791, sont soucieux de préserver la Constitution, d’en garantir la stabilité et d’en affirmer la supériorité. Cette valorisation est renforcée par le système de Constitution rigide qui favorise la distinction entre loi ordinaire et loi constitutionnelle en renforçant la spécificité de ces dernières. Parallèlement, la préservation du texte s’appuie sur des systèmes de révision successivement instaurés qui rendent celle-ci quasiment impossible28. Mais à côté de ces mesures très protectrices, le refus d’instaurer un contrôle de constitutionnalité des lois perdure au nom du principe de séparation des pouvoirs. Or ce type de contrôle, en veillant au respect de leurs compétences respectives par les diverses institutions, est bien un facteur de garantie de la séparation des pouvoirs. L’idée de séparation des pouvoirs répond donc plus à une rigidité de principe qu’à un fondement théorique mature. De ce point de vue, la création du Sénat conservateur marque une étape dans l’histoire constitutionnelle française. Conscients des failles des systèmes juridiques les ayant précédés, les auteurs de la Constitution consulaire ont souhaité dépasser une vision arrêtée de la séparation des pouvoirs pour permettre simplement au système politique de fonctionner. On verra que le Sénat ira au-delà leur souci de conservation, s’imposant comme le rempart contre les dysfonctionnements institutionnels. L’échec de la Constitution de l’an VIII ne vient pas uniquement d’un personnage romanesque et coléreux mais aussi et surtout d’une mauvaise compréhension de ce que devait être la compétence en droit constitutionnel. Dans l’immédiat, la reconnaissance du contrôle de constitutionnalité des lois peut être l’occasion d’apaiser les débats théoriques embrasant la scène politique française. Elle pourrait même être le moyen de réconcilier modernes et anciens dans leur lutte telle que décrite plus tard par Constant. La liberté de participation voulue par les anciens est garantie par le respect d’une division des pouvoirs qui permet une libre participation de chacun par le biais de ses représentants. La préservation de la séparation des pouvoirs permet un bon déroulement de la procédure 28 La Constitution de 1791 prévoit deux types de processus de révision : une révision totale et une révision partielle. Persuadés de la pérennité de leur œuvre, les constituants n’ont pas défini les modalités de la révision totale. En revanche, la procédure de révision partielle est exposée au titre VII de la Constitution. Si le vœu en est émis durant trois législatures successives, une révision peut être admise sur un domaine précis, par une assemblée composée du Corps législatif augmenté de 249 représentants supplémentaires. Ceux-ci ne peuvent alors se prononcer que sur les articles expressément désignés pour la révision. La Constitution montagnarde prévoit un système de convention réunie sur proposition et dont les décisions devaient être soumises à référendum. Là encore, la lourdeur du système mis en place par les articles 115 et suivants de l’acte constitutionnel de 1793 en limite les cas d’application de ce système. Il faut en effet que, dans la majorité absolue des départements, le dixième des assemblées primaires exige une modification de l’acte (celle-ci est, encore une fois, partielle). A la suite de cela, le Corps législatif convoque toutes les assemblées primaires afin de savoir s’il y a lieu de réviser. La Constitution thermidorienne prévoit quant à elle un système proche des deux précédents puisqu’une proposition du Conseil des Anciens renouvelée trois fois durant neuf ans et validé par les Cinq Cent peut entraîner la convocation d’une convention dont les décisions sont alors soumises à référendum. 27 Clémence Zacharie législative, conformément à la Constitution et aux souhaits des constituants (mais évidemment en dehors d’un mandat impératif). La liberté des modernes, garantie de la sécurité politique des individus, est elle aussi préservée. Il est certes impossible de décrire la loi du début de XIXème siècle comme le fruit d’une politique déterminée ou d’un dirigisme quelconque; le législateur a plus la volonté à ce moment d’instaurer des règles immuables et générales. De même, les risques de voir une inflation législative sont mesurés. Le fait qu’une loi puisse nuire à une situation constitutionnellement protégée n’est cependant pas exclu, et l’on voit germer l’idée qu’il faille protéger les libertés affirmées constitutionnellement. Le principe du contrôle de constitutionnalité des lois est donc là encore en voie de reconnaissance. La création du Sénat est une avancée dans la reconnaissance de la nécessité d’instaurer un tiers pouvoir, mais elle est aussi une redéfinition précise du but poursuivi par celui-ci. La Constitution en tant que telle et pour ce qu’elle représente, mais aussi le citoyen, indirectement, sont au cœur du système politique. Lentement, l’idée d’Etat de droit s’affirme, par la reconnaissance de la nécessaire suprématie de la Constitution et avec elle de la juridicisation des rapports des pouvoirs publics. Une certaine forme de constitutionnalisme émerge donc ; nous reviendront sur cette idée. Il ne faut cependant pas abuser de terminologie moderne pour caractériser la situation constitutionnelle qui voit naître le Sénat conservateur. Les constituants de l’an VIII n’ont pas encore opéré le glissement théorique qui va moderniser le concept de contrôle de constitutionnalité des lois. En l’an VIII, l’objet de celui-ci est de préserver la constitution, qui n’est pas le siège de libertés fondamentales tel qu’entendu maintenant. Elle est un code de procédure qui, en tant que tel, est l’unique garantie admise par ses contemporains. Les débuts de la Constitution avaient certes offert un constitutionnalisme moderne, couplant un texte de déclaration et un texte constitutionnel. L’expérience est tentée, à la fois en 1791 et en 1793, sans que pour autant leur rapport de force soit clairement établi. 1795 et surtout 1799 offrent une plus grande crainte des formulations abstraites. Ce n’est finalement que le droit qui est susceptible de garantir les droits et doit donc primer une bonne organisation politique. Lassés de voir les déclarations rester lettre morte, les constituants de l’an VIII optent pour une défense de ce qui doit primer avant tout, comme seule expression du pouvoir constituant originaire, la constitution. Enfin, alors même que le Sénat illustre l’aboutissement théorique que constitue l’ère du Consulat et de l’Empire, rien n’empêche d’extrapoler et d’anticiper sur le devenir de l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des lois. Si celui-ci n’est pas appliqué directement par le Sénat, il participe de la compréhension de ce qu’est le constituant secondaire. Aux yeux du Sénat et de la plupart de ses contemporains, sa position de gardien de la Constitution justifie qu’il puisse exprimer les souhaits de l’ensemble de la population. C’est ainsi que, dès le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX (5 janvier 1801), le Sénat s’estime compétent pour donner une expression de la volonté générale. Plusieurs remarques doivent alors être faites. La première est que la volonté générale ou, plus simplement, une expression de la souveraineté, fait très nettement défaut dans la Constitution de l’an VIII. Si le principe de la souveraineté du peuple est affirmé par l’article 12 de la loi du 19 brumaire an VIII instaurant le Consulat provisoire, celui-ci n’est pas repris dans le texte du 22 frimaire an VIII. Le cadre très particulier de la représentation telle qu’organisé par le texte de la Constitution de l’an VIII renforce l’absence de postulat quant à la place de la volonté générale dans cette organisation institutionnelle. D’autre part, ce silence est compensé par l’attitude du Sénat et de Bonaparte qui vont progressivement s’imposer comme constituant par eux-mêmes un vecteur porteur de cette volonté générale, au détriment notamment du législateur, relativement muet dès les débuts du Consulat. Plus généralement, en sortant du cadre spécifique du Consulat et de 28 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. l’Empire, la loi n’est plus la seule expression de la volonté générale. Comme le Conseil constitutionnel par la suite, le Sénat participe à la reconsidération du principe légicentriste organisant alors la France29. Celle-ci ne se traduit pas nécessairement par l’anéantissement du rôle du législateur, mais par une relativisation de son rôle ; la loi n’est alors plus qu’une expression de la volonté générale qui repose désormais sur ce socle qu’est la constitution. Le Sénat, constituant secondaire, tout comme le Premier Consul, le Président de la République et le Conseil constitutionnel, constituants secondaires eux aussi, participe à l’édiction d’une norme spécifique. Le constituant secondaire reste néanmoins un intervenant d’exception, dont l’apparition est conditionnée par la nécessité née d’une situation politique particulière; il ne substitue pas son action à celle du législateur de façon systématique. Il agit donc dans un contexte de crise et de rupture politique, du fait même qu’il est garant des institutions. Il assure alors par son intervention la pérennité des institutions en réaffirmant la transcendance de principes fondamentaux. Le « gardien du pacte fondamental », le « garant des institutions » est en effet, en tant qu’interprète privilégié de la volonté générale, le défenseur privilégié du système constitutionnel ; il est donc constituant secondaire, nécessairement. Idée renversante qui fait voir au sein des institutions un organe susceptible de prendre à chaque instant le pouvoir énorme qu’est celui qu’a établi le Sénat. Idée rassurante néanmoins de la nécessaire action d’un organe destiné à préserver ce que le Sénat a lui-même nommé, l’esprit de la Constitution. 2 - Méthode. Si le but de cette étude est de comprendre en quoi les interventions du Sénat pourraient faire de lui un constituant secondaire et comment cette fonction l’érige en interprète particulier de la volonté générale, il est important d’en délimiter le cadre nécessaire et précis, tant du point de vue du contexte juridique que du matériel scientifique utilisé. Le cadre juridique choisi, tout d’abord, limite le champ de l’étude Il ne s’agit donc pas uniquement d’une monographie sur le Sénat conservateur qui, ébauchée par Jean Thiry, fait cependant lourdement défaut à l’histoire constitutionnelle française. Est donc écartée toute approche organique du Sénat dont la gestion quotidienne, l’organisation administrative et la gestion du personnel ne seront étudiées que comme illustration du modernisme du Sénat conservateur. De la même façon, le cas des sénatoreries ne sera envisagé que de manière incidente. Cette étude est donc essentiellement celle du processus décisionnel du Sénat qui, inscrit dans le cadre spécifique du Consulat et de l’Empire, n’a, quant à lui, jamais été étudié. Le travail sénatorial qui aboutit aux sénatus-consultes est donc déterminant. Lui seul permet de comprendre la nature de l’action sénatoriale, approche très particulière du constitutionnalisme tel que voulu par les constituants de l’an VIII. Ceci conduit donc à l’étude rigoureuse du sénatus-consulte en tant qu’acte et décision juridique. Les autres actes du Sénat, comme les actes de nomination, ne présentent pas le même intérêt et ne feront donc pas l’objet d’une analyse semblable, même si certains d’entre eux, tels les règlements intérieurs, doivent retenir l’attention pour l’apport qu’ils constituent aux règles de décision du Sénat. Ce postulat juridique conduit à des choix méthodologiques très simples. Le premier est de concentrer l’étude sur les sénatus-consultes dont nous avons établi une liste analytique, située en index de cet ouvrage. Cela n’avait jamais été entrepris auparavant, en raison du désintérêt total pour le Sénat et son histoire. 29 Philippe BLACHER, Contrôle de constitutionnalité et volonté générale, PUF, Les grandes thèses du droit français, 2001, 246 p. 29 Clémence Zacharie Cette approche du travail sénatorial conduit à un élargissement de l’étude qui doit aussi porter sur le contrôle de constitutionnalité des lois mis en œuvre par cette assemblée ; il est en effet fondateur. Le Sénat participe de la compréhension des conséquences de l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des lois. Notre étude devient donc une étude de droit constitutionnel positif. Elle n’est point hybride, elle est juste à la mesure d’un sujet dont l’importance, en dépit du désintérêt qu’il a suscité, dépasse les enjeux d’une classification systématisée. Ce même désintérêt doit conduire à la plus grande vigilance à l’encontre de la littérature existant sur le sujet ; elle est, dans la majeure partie des cas, destinée à dénigrer le Sénat en le définissant comme un instrument du despotisme de Napoléon. Le point de départ de cette attitude est donc nécessairement une absolue neutralité quant à l’attitude du Sénat dont il nous faut ignorer la légende. Ce postulat ne saurait se traduire par la dénégation des conséquences politiques de l’action sénatoriale mais ne doit être qu’une prospection de la réalité des conséquences de l’action sénatoriale. La conséquence directe de cette nécessaire neutralité est d’adopter la plus grande défiance à l’égard de la littérature consacrée à l’empire. Elle entretient un mythe plus qu’elle ne tente d’établir une réalité historique. C’est cette dimension de la réalité historique qui est bien au cœur du sujet qui nous intéresse. Napoléon n’est en effet appréhendé, à ce moment et pendant presque tout le dix-neuvième siècle, que par la littérature et non par des historiens rigoureux usant de méthodes précises d’analyse et d’investigation. Le matériel historique est lui-même difficile à utiliser. Le Mémorial de Sainte Hélène, s’il reste un document majeur, reste limité dans son utilisation par son caractère autobiographique. Les autres mémorialistes font certes leur entrée dans l’arène du souvenir napoléonien, mais de façon souvent partiale et dans un but expiatoire. L’objectif poursuivi est de toute façon la séduction du nouveau régime. Leurs ouvrages doivent donc être utilisés avec une grande prudence. Thibaudeau est cependant particulièrement riche, tout comme Miot de Mélito dont l’œuvre est empreinte d’une réelle mesure. Fain est quant à lui incontournable, tant ses mémoires sont une source d’information unique sur la réalité du travail gouvernemental. Cambacérès, enfin, vient de voir ses mémoires édités, qui demeurent l’ouvrage déterminant pour comprendre les institutions consulaires et impériales. Les œuvres historiques souffrent des mêmes travers. Ne peuvent alors être comptabilisés que quelques rares ouvrages d’histoire pure, tels ceux de Mignet30 et Gallois31. L’aube de la Monarchie de Juillet voit cependant apparaître trois ouvrages particulièrement intéressants. Thibaudeau32 puis Bignon33 vont pour la première fois procéder à une démarche d’historien, utilisant sources écrites et témoignages oraux, archives officielles et mémoires. Thiers34, dans un esprit différent, entamera une œuvre monumentale, appuyée souvent sur les témoignages des contemporains. Ce sont là de grands monuments de l’historiographie du Consulat et de l’Empire, et il faudra attendre plusieurs décennies avant de rencontrer des ouvrages de même qualité. L’histoire d’Adolphe Thiers est d’ailleurs considérée par de nombreux auteurs comme la première réellement digne d’intérêt35. Elle a le mérite de s’appuyer sur des méthodes scientifiques rigoureuses. Il ne 30 - Auguste MIGNET, Histoire de la Révolution française, Paris, Didot, 1824, 2 volumes. - Léonard GALLOIS, Histoire de Napoléon d’après lui-même, Paris, Béchet, 1825, 652 p. 32 - Antoine-Clair THIBAUDEAU, Histoire de Napoléon Bonaparte, de sa privée et de sa vie publique, de sa carrière politique et militaire, de son administration et de son gouvernement, Paris, Ponthieu, 1827. 33 - Baron Louis BIGNON, Histoire de la France depuis le 18 brumaire, Paris, Bechet, Firmin Didot, 1829-1850, 14 vol. 34 - Adolphe THIERS, Histoire du Consulat et de l’Empire, Paris, Paulin-Lheureux, 1845-1862, 20 volumes. 35 - Au point « d’éclipser » les ouvrages antérieurs, selon l’expression de l’historien de référence en la matière que constitue Jean Tulard ( voir son Napoléon, Fayard, 1987, p 14, idée reprise dans Histoire et dictionnaire du Consulat et de l’Empire, Robert Laffont, 1995, p 1284). Cependant, sous l’article « historiographie » du Dictionnaire Napoléon (Fayard, 2ème édition, 1999,t. 1, p 955), Alfred Fierro-Domenech ne manque pas de citer 31 30 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. faut cependant pas oublier qu’elle reste une histoire officielle qui, de plus, est au service de son auteur et de ses desseins politiques. Comme dans beaucoup de cas, l’étude de Napoléon est un prétexte pour un comparatif laudatif. Mais on ne peut que constater l’étonnante discrétion de Thiers vis-à-vis de Louis Napoléon Bonaparte. Commencée en 1845, à la fin d’une Monarchie de juillet qui avait tendance à reprendre à son compte le passé glorieux du libérateur de 1799, l’Histoire du Consulat et de l’Empire sera continuée en 1855, alors que son auteur ne nourrit plus aucun espoir politique avec le nouveau régime qui se radicalise. Ce qui fait alors la qualité de l’œuvre est la relative neutralité du ton employé par Thiers qui n’utilisera pas son travail pour fustiger les glissements autoritaires du nouvel Empire. N’en apparaissent alors que de manière plus frappante les ouvrages d’opposition systématique à l’Empire qui vont s’empresser de relancer la légende noire. Ainsi Duvergier de Hauranne36, Michelet37 ou Taine38 se montrent des plus virulents. Le Second Empire n’est de toute façon pas la période la plus favorable à une réflexion apaisée et distanciée de l’ère napoléonienne. Il faudra dépasser le gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte pour voir apparaître des analyses plus rigoureuses faisant de l’Histoire une matière scientifique et universitaire. L’arrivée sur la scène des débats d’acteurs tels Aulard en premier lieu puis Vandal, Sorel ou Bainville renouvellera un propos par souvent polémiste. Les difficultés politiques liées à l’étude du début du dix-neuvième siècle ont déjà été évoquées et les auteurs dont nous venons de mentionner les noms ne sont pas épargnés par une certaine forme d’inspiration idéologique ; leur démarche diffère de celle de leur prédécesseur en ce que l’idéologie prenant une dimension ontologique devient le cadre de l’analyse mais ne constitue pas l’analyse elle-même qui s’émancipe de toute manœuvre. Une cause politique est servie, mais la manipulation intellectuelle disparaît peu à peu. De ce fait, ce n’est que très tardivement que l’on pourra relever une historiographie de qualité concernant Napoléon et son Empire; cette lacune concerne aussi l’histoire des institutions. Celle-ci n’est pas inexistante et l’on ne peut ignorer ces ouvrages fondamentaux de l’histoire du droit que sont ceux de Poullet, Deslandres ou Ponteil39 et ce, même s’ils ont aujourd’hui un peu vieilli. On mettra à part l’œuvre inestimable de Jacques Godechot, monument d’étude juridique précise et rigoureuse. Les institutions sont clairement exposées par tous ces chercheurs, tout comme la genèse de la Constitution de l’an VIII. Mais, hormis le cas du Conseil d’Etat et du corps préfectoral, il est difficile de trouver de bonnes études juridiques sur le Tribunat, le Corps Législatif et surtout le Sénat conservateur. Le seul ouvrage de qualité portant sur le Sénat est celui de Jean Thiry40, mais il reste incomplet et trop souvent insuffisant ; pour le reste, on ne peut trouver que des documents ne présentant qu’un intérêt partiel41. Il en est de même en ce Jacques Godechot qui constata à la lecture du monument de Thiers que son Napoléon paraît « souvent aussi opportuniste que son historien ». 36 - Prosper DUVERGIER DE HAURANNE, Histoire du gouvernement parlementaire en France (1814-1848), Paris, Michel Lévy frères, 1857, 2 volumes. 37 - Jules MICHELET, Histoire du Dix Neuvième siècle, Paris, 1872. 38 - Hippolyte TAINE, Les origines de la France contemporaine, Paris, 1890-1893. 39 - L’ouvrage de Prosper Poullet (Les institutions de la France de 1795 à 1814, Plon, 1907), bien qu’un peu vieilli, part du prétexte intéressant d’une étude de l’histoire constitutionnelle belge. L’Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à 1870 (2 vol., Paris, Sirey, 1933) de Maurice DESLANDRES, offre une étude juridique rigoureuse de la période, sans se défaire néanmoins d’une lecture sévère des échecs du Premier consul. Quant à Félix PONTEIL (Les institutions de la France de 1814 à 1875, PUF, 1966, 489 p mais aussi Napoléon Ier et l’organisation autoritaire de la France, Paris, Armand Colin, 2ème édition, 1965, in 18°, 222 p) propose une étude institutionnelle claire et rigoureuse de l’ère napoléonienne. 40 - Jean THIRY, Le Sénat de Napoléon, Paris, 1932, 427 p. 41 - Ainsi de la thèse de Vida AZIMI (Les premiers sénateurs français (1799-1815), Picart, 2001, reprint d’une thèse soutenue à Paris II, 1980, 304 p) consacrée aux sénateurs d’un point de vue surtout sociologique ou encore de l’ouvrage plus ancien de Léonce de BROTONNE portant sur le même sujet (Les sénateurs du Consulat et de 31 Clémence Zacharie qui concerne les manuels classiques de droit constitutionnel ou d’histoire du droit, elliptiques sur le sujet. Plus que toute autre institution, le Sénat conservateur de l’an VIII a souffert de la légende noire qui condamna Napoléon. Instrument de son autorité et cause de sa perte, le Sénat est peut-être la première victime de la mythologie littéraire qui enveloppe l’exilé de Saint Hélène. La plus belle illustration de cette inféodation des institutions aux hommes qui les composèrent nous est livrée par Balzac et Une Ténébreuse Affaire ». Avec Louis Lambert, c’est le seul roman de Balzac portant directement sur la période consulaire et impériale. La Comédie Humaine vise en effet à évoquer les transitions révolutionnaires mais de façon tout à fait détournée et indirecte. Balzac n’affronte jamais l’histoire de face et préfère le biais subtil de l’anachronisme. Une Ténébreuse Affaire caractérise particulièrement cette technique de narration et retient notre attention au même titre que le fait qu’il soit le seul roman consacré plus ou moins directement à l’étude du Sénat. Il s’inspire, librement mais avec un souci de relative authenticité, de l’événement qui défraya la chronique consulaire, l’enlèvement du sénateur Clément de Ris sur ordre de Fouché. Est alors parfaitement décrite l’ambiance de conjuration qui anima tout le Consulat et particulièrement le Consulat décennal. Les menées royalistes et notamment l’épopée de Cadoudal alimentent régulièrement chroniques et débats 42. L’intrigue, fort simple, repose sur l’indéfectible fidélité d’un ancien régisseur, faux Judas, à l’encontre de ses maîtres et les entreprises malhonnêtes de la classe montante des bénéficiaires de Brumaire. Spectateur d’une société torturée mais en quête de rédemption, le lecteur ne sort pas vierge de l’étalage des contradictions de la société consulaire. Celle-ci se voudrait nouvelle et régénérée alors qu’elle n’a pas même réalisé son propre Brumaire. Elle stigmatise ainsi l’échec de Bonaparte. L’œuvre de Balzac se situe essentiellement sur le plan d’une étude de caractère qui, dans ce contexte précis, prend une dimension historique. L’impossible fusion des partis, évoquée précédemment, est théâtralisée, tout comme l’est d’ailleurs Bonaparte, personnage central du récit, en même temps que Malin, sénateur pâle et fourbe. Celui-ci résume à lui seul l’intrigue et incarne même celle-ci. Il se confond avec l’institution sénatoriale qui pourrait presque résumer Brumaire et ses suites. Il est le désir de stabilité qui fait défaillir toute audace politique, il est la volonté de conservation qui fera disparaître les idéaux de quatre-vingt neuf . Le personnage du nouveau sénateur permet d’ailleurs d’expliquer et de comprendre la dévalorisation chronique dont souffrira l’institution sénatoriale dès ses premières années d’existence. Malin illustre parfaitement les thermidoriens qui devinrent pour certains d’entre eux brumairiens. Hommes de peu d’envergure, ils réussirent néanmoins à durer grâce au polymorphisme, si bien décrit par Balzac : «Malin est comme Fouché, l’un de ces personnages qui ont tant de faces et tant de profondeur sous chaque face, qu’ils sont impénétrables au moment où ils jouent et qu’ils ne peuvent être expliqués que longtemps après la partie" Autant Janus que Phoenix, Malin traverse les tempêtes et réussit à durer. Il illustre alors parfaitement ce qui fait la caractéristique majeure du personnel sénatorial. Ni héros, ni l’Empire, Paris, Thèse, 1895). 42 - Ce thème des conspirations royalistes alimentera régulièrement les récits des écrivains romantiques du XIXème siècle. On peut citer à titre d’exemple Sainte Beuve dont le roman VOLUPTÉ met en scène un groupe de jeunes royalistes entraînés dans la conspiration de Pichegru. Si l’intrigue ne repose pas intégralement sur le complot, celui-ci n’est pas innocent aux tumultes spirituels et sentimentaux qui animeront les protagonistes. 32 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. enragé, rarement régicide mais toujours présent, il survit, sans honte ni courage. Plus que l’exemple d’un Siéyès ayant vécu, c’est un désir irrésistible d’ascension sociale et de promotion politique qui conditionne les sénateurs de l’an VIII. D’où l’immobilisme qui caractérise la période d’activité du Sénat. Le comportement des sénateurs peut justifier critiques et remarques. Les condamnations qu’ils eurent à subir sont légitimes. Le problème d’une telle démarche est qu’elle occulte la dimension purement juridique de l’étude du Sénat. Les historiens du droit et les constitutionnalistes, influencés par la littérature qui vient d’être mentionnée, ont étudié le Sénat conservateur de l’an VIII avec des œillères sociologiques et politiques, écartant l’intérêt purement juridique de cette institution. Ce sont des hommes comme Malin qui ont condamné à jamais le Sénat, le faisant disparaître derrière des individualités, alors que l’ombre impériale empêchait déjà une critique pertinente. La figure de Napoléon Bonaparte dans l’historiographie consulaire renforce ce facteur humain qui vicie encore de nos jours l’étude des institutions de la première moitié du dix-neuvième siècle. C’est donc à tort que l’étude du Sénat est écartée au profit de celle du Conseil d’Etat ou du corps préfectoral au motif qu’il fut l’instrument du césarisme politique. Point n’est ici question de justification ou de réhabilitation. Il ne s’agit que de redécouvrir une institution demeurant à de certains égards largement méconnue alors qu’elle constitue la première forme de contrôle de constitutionnalité des lois. Balzac et ses successeurs ont grandement contribué à forger définitivement l’image d’une institution inféodée à Napoléon. Ils ont renforcé l’étouffement opéré par la grandeur (ou l’ignominie) de celui qui fut au cœur des enjeux gouvernementaux et politiques des quinze premières années du dix-neuvième siècle. Le peu d’envergure de cette assemblée mort-née explique un ostracisme intellectuel dont il est temps de se dégager. Les fantômes du siècle échu doivent passer. 3- Justification du plan. Pour la première fois depuis 1789, et avant bien longtemps, le Sénat conservateur donne corps au principe de constitutionnalisme qui anima longtemps les débats devant les assemblées, incarnation reposant néanmoins sur une vision particulière de ce principe; l’interprétation qui en est faite préfigure en effet à bien des égards la lecture qui pourrait aujourd’hui s’imposer en France, au regard de notre droit constitutionnel positif. Si le Sénat peut sans hésitation être considéré comme le fruit d’une lente évolution juridique, représentant ainsi la maturité de la pensée issue de dix ans de révolution, il annonce aussi ce que deviendra par la suite le contrôle de constitutionnalité. L’étude du Sénat renvoie donc à celle du constitutionnalisme tel qu’on le percevait alors, dont la modernité ne saurait être ignorée. Dans son mode de fonctionnement, tout d’abord, le Sénat préfigure la forme que prendra le contrôle de constitutionnalité des lois par la suite. Destiné par ses créateurs à remplir un rôle de contre-pouvoir, il annonce les secondes chambres à venir, organes d’équilibre et de tempérance. Ceci explique notamment l’éclatement fonctionnel du Sénat, acteur déterminant de la vie tant juridique que politique, et l’idée qu’il agit en tant que constituant secondaire. Cette spécificité modifie alors la représentation qui s’imposait auparavant du constitutionnalisme. La doctrine reste partagée sur la définition qui doit être retenue du constitutionnalisme. Classiquement, d’un point de vue historique, le constitutionnalisme désigne le mouvement qui générera l’apparition des constitutions écrites à la fin du XVIIIème siècle, à la suite du développement du mouvement des Lumières. C’est ainsi notamment que le définit Pierre Pactet lorsqu’il désigne le constitutionnalisme comme « le mouvement qui est apparu au siècle des Lumières et qui s’est efforcé, d’ailleurs avec succès, de substituer aux coutumes existantes, souvent 33 Clémence Zacharie vagues et imprécises et qui laissaient de très grandes possibilités d’action discrétionnaire aux souverains, des constitutions écrites »43 . Il apparaît comme consécutif à l’implantation occidentale du libéralisme politique aspirant à la limitation de l’arbitraire des gouvernements. La Constitution écrite devient une technique juridique destinée à limiter le pouvoir politique44. Le constitutionnalisme voit donc s’imposer l’idée d’une suprématie de la Constitution qui se définit dès lors comme une norme, comme un instrument juridique qui, en tant que tel, s’impose aux institutions dont il définit le cadre d’action, au point notamment d’en soustraire le plein exercice à la volonté directe des gouvernants qui lui sont donc soumis45. De cette façon surgit dans sa forme la plus primaire une réelle hiérarchie des normes et, avec elle, les fondements d’un Etat de droit au sens moderne du terme. Ce qui caractérise le constitutionnalisme dans sa formulation historique est donc l’intangibilité de la règle constitutionnelle, à l’image de la nomoï grecque46, plus que l’objectif par elle poursuivi. Cette idée d’Etat de droit est, quant à elle, au cœur du développement de la vision moderne du constitutionnalisme, développée notamment par le Doyen Favoreu. Celui-ci fait en effet des droits de l’homme le pillier de ce qui doit être considéré comme le constitutionnalisme : « Le constitutionnalisme naît avec les constitutions écrites révolutionnaires. Il s’agit de l’impératif politique de fixer les règles les plus « importantes » par écrit, de déterminer les obligations et les droits des gouvernants et des citoyens, donc de proclamer les droits de l’homme et du citoyen. Le constitutionnalisme contemporain apparaît avec le contrôle de constitutionnalité des lois. On appellera dans une perspective plus techniquement juridique « constitutionnalisme moderne » ou plus simplement « constitutionnalisme » la double exigence suivante : a) le droit constitutionnel matériel ne doit être produit que dans la forme constitutionnelle (…), b) le droit constitutionnel formel doit avoir des effets restructurant afin de rendre possible la traduction juridique de certaines normes politiques et morales »47. Le constitutionnalisme, même dans sa dimension historique est donc nécessairement lié à la défense des droits de l’homme qui en devient l’objet principal. L’intauration d’un système de contrôle de constitutionnalité des lois, caractérisant le passage à une vision moderne du constitutionnalisme, constitue le moyen de la réalisation pleine et entière de celui-ci. Plus qu’un phénomène historique, le constitutionnalisme est donc une théorie faisant prévaloir le contenu de la constitution-droit de l’homme sur le reste des autres règles, aboutissant nécessairement à la remise en cause de l’absolu législatif. C’est du moins ce qui ressort de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui affirme que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Cette définition matérielle de la Constitution permet la compréhension de ce qu’est le constitutionnalisme auquel elle est nécessairement associée. La question se pose de savoir dans quel courant s’inscrit l’action du Sénat conservateur ou si, plus exactement, l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des lois et son attribution au Sénat sous le Consulat et l’Empire fait nécessairement de celui-ci la première des applications de la vision moderne du constitutionnalisme, associée à l’idée de garantie des droits de l’homme dont il serait l’une des manifestations les plus éclatantes. 43 Pierre PACTET, Droit constitutionnel. Institutions politiques, Armand Colin, 22ème ed, 2003, p 65. La Constitution est alors une « technique de limitation du pouvoir » (Michel de VILLIERS, Dictionnaire de droit constitutionnel, Armand Colin, 4ème ed, 2003, p 57). 45 « La naissance de la Constitution moderne témoigne de l’effort visant à soustraire une partie du droit positif à la volonté des gouvernants en faveur de la défense des droits des citoyens » (Olivier BEAUD, « Constitution et constitutionnalisme » in Dictionnaire de philosophie politique , Philippe RAYNAUD et Stéphane RIALS (dir.), PUF, Quadrige, 3ème ed, 2003, p 134. 46 Bertrand MATHIEU et Michel VERPEAUX, Droit constitutionnel, PUF, Droit fondamental, 2004, p 13. 47 Louis FAVOREUX et alii, Droit constitutionnel, Précis Dalloz, 6ème ed, 2003, p 81. 44 34 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Envisager le rôle du Sénat sous l’angle de la protection des droits de l’homme nous paraît au pire une hérésie, au mieux, un anachronisme. Les aspects antilibéraux du régime napoléonien sont trop souvent soulignés pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister sur eux ; le contrôle de constitutionnalité instauré en l’an VIII est sous cet angle assimilé plus à un contrôle du législateur qu’à la préservation de la légalité constitutionnelle48. Il n’en demeure pas moins, et c’est l’un des aspects majeurs de notre étude, que le régime napoléonien et la position adoptée par le Sénat conservateur dans la pratique du contrôle de constitutionnalité et, au-delà de celui-ci, dans son action politique, introduisent la reconnaissance, non pas du constitutionnalisme moderne tel que nous venons de le définir, mais d’une forme moderne du constitutionnalisme qui, à certains égards, concilie les deux approches qui viennent d’en être évoquées. Le constitutionnalisme moderne est notamment dépassé par l’action du Sénat dans la mesure où celle-ci s’appuie sur la défense de l’ordre constitutionnel dont les droits de l’homme ne sont qu’un aspect limité. Le Sénat illustre alors la rencontre des deux stades du constitutionnalisme, voire de leur dépassement ; il va plus loin que ne l’exigerait le constitutionnalisme historique, ne faisant pas simplement état des limites purement juridiques opposables aux institutions et s’inscrivant résolument dans une démarche d’ordre politique. Il n’est pas non plus représentatif d’un désir de préserver les droits de l’homme qui seraient au cœur de l’ordre constitutionnel. Preuve en est l’absence de Déclaration des droits au sein même de la Constitution de l’an VIII. Il est donc impossible ici d’évoquer la juridicisation de préceptes moraux qui serait, notamment selon Favoreu, au cœur de la vision dite moderne du constitutionnalisme. Le Sénat reste résolument dans le domaine du politique, adoptant de ce fait une vision mixte de l’idée même de la Constitution, à la fois constitution-norme mais aussi constitution-choix politique, traduisant ainsi la spécificité de l’ordre constitutionnel dont il assure la défense. L’approche constitutionnaliste de sa fonction par le Sénat ne se situe pas uniquement dans le contrôle de la loi et de l’organe de législation, principale source de menace à l’encontre des droits préservés. La démarche du Sénat conservateur le fait directement participer à l’élaboration de la décision politique ; il s’écarte du rôle de juge que certains estimaient pouvoir lui confier, afin de devenir un acteur politique à part entière. Tout comme le basileus grec, il est à la fois gardien du temple, prêtre et juge. Exprimant ce qu’est la Constitution, ne pourrait-il devenir, face à la défaillance d’un Corps législatif dépourvu de représentativité, une expression de la volonté générale ? L’action du constituant secondaire fera donc se déplacer l’expression de la volonté générale qui, n’étant pas susceptible d’être établie par la loi, l’est par la Constitution dont le Sénat est le légitime interprète. La compréhension du mécanisme et des origines de l’action sénatoriale permet donc dans un premier temps de replacer celle-ci dans le contexte plus général du régime consulaire et impérial. Il en découle le constat que le comportement du Sénat se justifie par sa situation au sein même de ce régime (PREMIÈRE PARTIE). Bien plus, elle apparait comme nécessaire pour en assurer le fonctionnement, notamment en permettant que les sénatus-consultes ne constituent une expression de la volonté du souverain et permettent ainsi la survie du régime (DEUXIÈME PARTIE). 48 « un certain type de contrôle de constitutionnalité a bien été expérimenté par les régime « bonapartistes » (le Consulat et les deux empires), mais ils ont contribué à discréditer l’idée, en l’associant à une tutelle « autoritaire» sur le corps législatif beaucoup plus qu’à la « garantie des droits » (Ph. RAYNAUD, « constitutionnalisme » in Dictionnaire de la culture juridique, op.cit., p 269. 35 Clémence Zacharie PARTIE I : LE SÉNAT CONSERVATEUR AU SEIN DU RÉGIME CONSULAIRE ET IMPÉRIAL. Le Sénat conservateur est le premier organe de contrôle de constitutionnalité des lois créé en France. Bien que celui-ci n’ait été mis en pratique qu’une fois durant la période consulaire et impériale à l’occasion de la riposte à l’attentat de la rue Saint-Nicaise, la création du Sénat demeure un jalon important de l’histoire du contrôle de constitutionnalité. Elle participe à la définition du constitutionnalisme tel que perçu par les auteurs de la Constitution de l’an VIII. Celui-ci, conditionné par la réalité politique du moment, est le produit de l’évolution fulgurante qu’a entraînée la Révolution française sur la question ; si l’idée de Constitution n’est pas née de la Révolution, bien au contraire, les conséquences en découlant sur la définition du constitutionnalisme sont déterminantes. L’idée de garantie des droits n’est pas encore clairement associée à la Constitution, mais le rôle de celle-ci en la matière n’en demeure pas moins majeur. A certains égards, la période consulaire et impériale constitue une étape importante de l’appréciation de la fonction essentielle de ce texte fondamental qui est de veiller à la codification et à la structuration des rapports des pouvoirs publics entre eux. Etape importante, mais aussi étape nouvelle et tout à fait particulière qui voit la lecture consulaire de l’idée de Constitution conditionnée par l’expérience révolutionnaire et les prévention des brumairiens à l’encontre du fonctionnement des assemblées représentatives. Le Sénat s’inscrit dans cette évolution théorique, mais pour en avoir une lecture particulière, telle qu’il possible de parler d’un constitutionnalisme sénatorial, conditionnant lui-même une lecture sénatoriale du constitutionnalisme. Néanmoins, si le Sénat conservateur est le premier organe assurant le contrôle de constitutionnalité des lois, il en constitue une forme particulière dont il est impossible d’établir une filiation directe avec les organes modernes de ce contrôle. Ce n’est que dans la forme adoptée pour son travail que le Sénat fait preuve de modernisme et préfigure, à certains égards le travail des assemblées actuelles. Il ne peut être considéré comme un organe de contrôle de constitutionnalité moderne, à l’image du Conseil constitutionnel ; cela est d’autant plus vrai qu’il a largement dépassé le cadre des compétences que lui avait attribuées la Constitution de l’an VIII, pour participer directement à la fonction législative dont on peut dire qu’il l’a usurpée. Le Consulat et à sa suite l’Empire vont donc développer une vision tout à fait particulière du contrôle de constitutionnalité des lois, d’un point de vue à la fois théorique et historique (titre I). Si le Sénat conservateur anticipe à bien des égards le fonctionnement des assemblées modernes, notamment dans les rapports qu’elles entretiennent avec les autres institutions, il fait aussi figure d’augure en annonçant les dérives fonctionnelles que le contrôle de constitutionnalité peut entraîner. La pratique consulaire va en effet voir se développer une participation de l’institution sénatoriale à la vie politique et juridique de la France, participation dépassant très largement le cadre de ses compétences constitutionnelles. Le sénatus-consulte, instrument de cet accroissement des interventions du Sénat, est la clé de son action à partir de l’an IX ; il incarne notamment les divers aspects que celle-ci peut recouvrir. Car il est possible de parler d’une mutation 36 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. fonctionnelle de l’action du Sénat conservateur qu’une analyse de la variété des sénatusconsultes peut permettre de comprendre (titre II). TITRE I : LE CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ DES LOIS DANS LA CONSTITUTION DE L’AN VIII. La condamnation systématique du Sénat conservateur provient pour partie de la méconnaissance du régime consulaire, bien souvent appréhendé comme l’habillage juridique des vues politiques de Bonaparte. D’un point de vue purement théorique, il n’existe pas d’étude d’ensemble de l’équilibre institutionnel résultant de la Constitution de l’an VIII, qui n’est jamais étudiée que de façon parcellaire. Bonaparte ne saurait résumer la réalité juridique et politique du régime issu de Brumaire qui ne peut être réduit à un coup de force ; le système consulaire répond à une idéologie du pouvoir et à une idée constitutionnelle précise. Il n’est pas que le résultat de circonstances. Le Sénat conservateur participe de cette idée bien qu’il ait souvent été décrit comme une concession octroyée à Sieyès et aux Idéologues pour que soient satisfaits leur désir d’influencer la rédaction de la nouvelle Constitution. Le Sénat s’inscrit dans un courant constitutionnaliste menant à l’établissement d’un contrôle de constitutionnalité des lois. C’est l’un des premiers intérêts de son étude (chapitre 1). Si le Sénat apporte une réponse à un besoin théorique, il s’inscrit aussi dans une réalité pratique qui modèle ses contours au point d’en faire une institution particulièrement moderne. La réalité du travail sénatorial, encadrée par les règlements intérieurs de l’institution et la pratique qui en découlera, va aboutir à une architecture originale dont l’étude est nécessaire pour comprendre la teneur de l’action du Sénat conservateur (chapitre 2). 37 Clémence Zacharie CHAPITRE 1 : CONSULAIRE. LE CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ ET LA CONSTITUTION Constitution révolutionnaire ou Constitution conservatrice ? La controverse autour de la nature de la Constitution de l’an VIII alimente celle plus large des termes de la Révolution dont nous avons vu que François Furet la fait durer jusqu’à la fin du XIXème siècle. Si cela est vrai de la Révolution politique, qu’en est-il de la Révolution juridique que l’apparition du contrôle de constitutionnalité des lois a concrétisée, au point que Marcel Gauchet l’a désignée sans hésitation comme la révolution des pouvoirs ? La naissance du Sénat conservateur apporte probablement un début de réponse à la question de savoir à quel moment la Révolution juridique s’est faite en France. Elle permet l’établissement de jalons dans le développement idéologique qui a mené au Conseil constitutionnel ; elle est une étape dans une construction institutionnelle qu’elle complète. Si la réflexion sur le contrôle de constitutionnalité des lois s’amorce sous la Constituante et la Convention, elle est conditionnée par le souci de définir ce que recouvre la notion de Constitution, élément fondamental de la garantie des droits telle que voulue par les constituants. Cette vision, et celle du constitutionnalisme qui en découle, est aux origines directes du contrôle mis en place en l’an VIII (section 1), alors même que le Sénat conservateur résulte d’une idée du contrôle de constitutionnalité propre au régime consulaire (section 2). Section 1 : La genèse du contrôle de constitutionnalité des lois. L’apparition du Sénat conservateur dans le paysage institutionnel français n’est pas un mouvement spontané, un phénomène conjoncturel procédant de l’essoufflement théorique que constitue la période consulaire, concrétisation de dix ans d’interminables débats. Le Sénat, s’il ne constitue pas à proprement parler un aboutissement idéologique et scientifique, s’inscrit néanmoins dans une continuité de réflexion qui a animé le discours juridique au point que le contrôle de constitutionnalité a été l’enjeu de controverses pour les acteurs de la Révolution française. Le principe du constitutionnalisme au sens historique du terme s’est lentement imposé aux acteurs des événements s’étant déroulés depuis 1789, mais il n’a pas encore abouti à la veille de la révolution de Brumaire à l’adoption unanime du principe de contrôle de constitutionnalité des lois. Les formes que doit prendre ce contrôle n’ont pu être arrêtées jusqu’à l’an VIII ; elles ne le seront par la suite que difficilement. Il est donc malaisé de parler d’une idéologie révolutionnaire du contrôle de constitutionnalité, alors même que sa naissance s’est heurtée à la diversité que constitue l’idéologie des révolutionnaires (1§). Le souhait d’instaurer un contre-pouvoir au sein des institutions s’impose néanmoins, par le biais d’expériences intellectuelles ou politiques qui donnent naissance à une idée originale du contrôle de constitutionnalité des lois (2§). 1§ - L’idéologie révolutionnaire et le contrôle de constitutionnalité. Il existe une apparente antinomie entre l’idéologie révolutionnaire et le principe de l’établissement d’un contrôle de constitutionnalité des lois ; il est de ce fait difficile d’établir une filiation directe entre la pensée révolutionnaire et le Sénat conservateur tel 38 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. qu’il existe dans le texte de la Constitution de l’an VIII. Cette antinomie est peut être identifiée à plusieurs égards. Tout d’abord, le poids du légicentrisme et de l’idée que la loi constitue une expression parfaite de la volonté générale, font de celle-ci un texte intangible et sacralisé, sous l’impulsion du modèle rousseauiste. Une vision hégémonique du principe de séparation des pouvoirs, ensuite, aboutit à la crainte de voir s’introduire dans l’équilibre des fonctions étatiques ce qui pourrait devenir un tiers-pouvoir, véritable menace constituée pour l’ordre établi. La problématique du contre-pouvoir est alors née, perçue comme nuisible à l’expression de la volonté générale souveraine. Celle-ci doit en effet se défier de l’organe de contrôle lui-même, organe qui pose le problème de sa propre surveillance. La question du « contrôle du contrôleur » est donc au cœur des débats précédant l’adoption de la Constitution de l’an III. Cette antinomie est cependant relative si l’on tient compte des paramètres précis l’établissant ; il est nécessaire de poser une définition précise, d’une part, de ce qu’est en 1799 la Constitution, et de savoir si elle répond à l’idée que s’en étaient faits les constituants à partir de 1789. Il est important, d’autre part, d’appréhender ce que recouvre le contrôle de constitutionnalité des lois tel qu’instauré à la suite de Brumaire et de savoir si cette notion peut être reliée aux différents projets s’étant succédés depuis la formation des Etats-Généraux en Assemblée nationale constituante. À la suite de cette approche terminologique de la question, il apparaît clairement que le Consulat développe une idée du constitutionnalisme qui lui est propre, idée rejaillissant sur celle que les rédacteurs du texte de frimaire an VIII vont avoir du Sénat. Celui-ci, s’il constitue un aboutissement théorique à bien des égards et notamment parce qu’il est la concrétisation historique de tout un courant de pensée, ne doit pas être regardé à l’aune des débats des assemblées révolutionnaires. Il ne doit être envisagé que de façon décalée par rapport à ceux-ci. Il en est néanmoins le fruit, par la réaction qu’il introduit face à la pensée dominante, première approche de ce que les constitutionnalistes n’ont pas encore aujourd’hui compris comme une forme du constitutionnalisme moderne. A. - L’effet normatif de la Constitution depuis 1789. La pensée révolutionnaire n’est pas celle d’une ère nouvelle, et ne doit pas être regardée comme détachée des siècles l’ayant précédée. Elle n’est peut-être pas non plus l’instrument d’une rupture consommée entre deux ordres juridiques ; bien au contraire, fruit d’une catharsis, elle procède de la nécessaire évolution d’une réflexion européenne déjà marquée des soubresauts de la Réforme. Si celle-ci a introduit le doute dans le principe de raisonnement juridique, balayant parfois les certitudes du dogmatisme politique, elle a conduit, en France, pays marqué par l’absolutisme, - relatif mais structuré en théorie -, à la nécessaire crise institutionnelle et sociale de l’été 1789. Cette crise introduit la question de la Constitution que dix ans de palabres constituants ne résoudront probablement pas. Emerge cependant une idée de ce que doit être une Constitution qui ne coïncide pas avec la définition qui aboutira à la Constitution de l’an VIII. 1) L’idée de Constitution durant la période révolutionnaire. L’idée révolutionnaire de constitution ne coïncide pas avec la vision moderne qu’en ont les partisans du tout récent Etat de droit. Le constitutionnalisme qui en découle ne saurait être regardé comme sacralisant le texte constitutionnel, limité en cela par un légicentrisme développé à la faveur de la lecture intensive de Rousseau; c’est d’ailleurs cette influence particulière qui conditionnera la définition de la Constitution adoptée par les constituants et les conventionnels. 39 Clémence Zacharie a) Le constitutionnalisme sous l’empire de la Révolution. L’importance de la Révolution du point de vue de l’histoire de la notion de Constitution réside dans le fait qu’elle marque l’évolution de l’utopie d’une théorie à la tentative de sa mise en pratique. Les revendications constitutionnalistes ont posé de façon immédiate la question de savoir ce qu’était une constitution, notion qui ne recouvrait pas alors une idée univoque. Ce problème de définition conduisait à la question de savoir si les constituants, à partir de l’émergence de l’Assemblée nationale constituante, devaient réformer une Constitution déjà existante et en modifier le contenu ou, au contraire, face à l’absence de texte fondateur, créer un nouvel ordre juridique par la rédaction d’un nouveau texte. La Révolution est donc pour l’essentiel l’occasion de se poser la question de savoir ce que recouvre la notion de constitution49. Les constituants furent dans l’impossibilité de s’accorder immédiatement, écartelés qu’ils étaient entre leur filiation idéologique respective. Paul Bastid50 a très bien montré combien complexe fut l’identification de la notion de constitution par les constituants eux-mêmes. En dépit de tentative de rationalisation, de la part, par exemple, de Clermont-Tonnerre qui tente d’accorder les différents partis à l’occasion de la définition qu’il donne de la mission du comité de Constitution (27 juillet 1789), les hommes de 1789 hésitent sur la forme et le fond de la constitution. La question se pose notamment lorsqu’il est question de savoir si la Constitution de la France doit être révisée, améliorée ou si la Constitution de la France doit être fondée, créée ex nihilo. S’opposent alors les partisans d’une Constitution écrite ne la reconnaissant pas dans la Constitution de l’ancienne France et ceux, nourris de Constitution britannique, admettant alors la forme coutumière de la norme fondamentale (nous nous avançons en parlant dès maintenant de norme). Dans cette seconde hypothèse, la Constitution française existe bel et bien et ne doit qu’être révisée. Il est vrai que la France de 1789 n’est pas dépourvue de règles à caractère constitutionnel, destinées à la réglementation du fonctionnement des pouvoirs publics. L’idée même qui fonde la réunion de l’Assemblée nationale repose sur les lois fondamentales du royaume qui justifient la réunion des Etats-Généraux dans le cas d’assentiment des trois ordres à des modifications de la règle fiscale par exemple ; de la même façon, c’est bien une règle à caractère constitutionnel qui organise la dévolution de la couronne en France alors51. Personne ne songerait en 1789 à écarter le principe de 49 Notion qu’il est important de considérer comme préexistant à la Révolution, les lois fondamentales du royaume constituant un système de dévolution du pouvoir, assimilable à une Constitution tant formelle que matérielle (voir à ce sujet notamment Jean BARBEY, Frédéric BLUCHE et Stéphane RIALS, Lois fondamentales et succession de France, DUC, 2ème édition, 1984). 50 Paul BASTID, L’idée de Constitution, préface de Jean Rivero, Economica, 1985, 197 p. 51 C’est un raisonnement tronqué qui conduit à ne voir de Constitution que là où il y a écrit. Le XVIIIème sièle s’en fait pourtant le relai en n’admettant de Constitution que systèmatique et écrite. C’était bien évidemment méconnaître le cas britannique ; c’est surtout ignorer la particularité du royaume de France de voir élaborée coutumièrement un ordre juridique propre. Ainsi que le constate Stéphane Rials, « cette façon de voir repose sur un double contresens. Un contresens politique d’abord, car toute forme politique a une structure particulière, un ordre propre. C’est depuis Aristote une constatation d’évidence, rappelée par Bonald lorsqu’il écrira que toute Constitution est « existence et nature ». Le contresens historique est plus grave : depuis le moyen-âge, la monarchie française connaît un statut que les juristes appellent dès le XVIème siècle « lois du royaume » et, dès 1575, « lois fondamentales du royaume ». Cette expression recouvre une réalité juridique, indiscociable de l’idée de couronne sous le nom de laquelle, à partir du XIVème siècle, s’édifie progressivement l’Etat » (in Jean BARBEY, Frédéric BLUCHE, Stéphane RIALS, Lois fondamentales du royaume et succession de France, DUC, 2ème édition, 1984, p 5). 40 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. primogéniture et d’exclusion des femmes52. Mais la forme écrite de la Constitution semble apporter à bon nombre de constituants l’illusion de la stabilité d’un gouvernement légalement établi, seul susceptible d’assurer un rempart opposable au despotisme. La forme semble servir le fond de la Constitution et le souhait des constituants est d’organiser la pérennité du système politique, bien que celui-ci qui pose lui-même des difficultés. Il est en effet remarquable de voir s’opposer deux idées du fond de la Constitution qui s’appuient toutes deux sur l’idée de contrat. La première, défendue notamment par les monarchiens, fait de la Constitution l’image du contrat unissant le roi à son peuple ; elle n’est donc que la suite du contrat de suggestion, ou plus précisément du contrat de gouvernement, par lequel le peuple accepte sa soumission au roi comme étant en accord avec la volonté divine. La Constitution est alors un acte bilatéral, sanctionné par la grâce divine, qui autorise néanmoins le co-contractant à la dénonciation en cas d’inexécution du contrat. L’un des plus beaux développements de cette idée se retrouve chez les monarchomaques qui eurent à cœur de justifier la Réforme et l’opposition au prince. Cette vision bilatérale du contrat constitutionnel sera reprise, par Mounier notamment, qui voit dans la Constitution le résultat de l’accord existant entre le roi et le peuple, et même entre la personne du roi – la dimension personnelle est déterminante en France, à la différence de l’Angleterre- et le peuple ; il ne s’agit dès lors que d’un instrumentum, destiné à authentifier les termes du contrat, contrat qui repose essentiellement sur l’importance des rapports du peuple au roi53. Il existe donc pour les monarchiens une Constitution en France dont les termes doivent seulement être redéfinis, afin d’en ôter le caractère despotique. La seconde idée de Constitution repose sur celle d’une approche unilatérale du problème. S’inspirant notamment de la vision rousseauiste de l’état de la société, les partisans de cette théorie voient dans la Constitution une manifestation de volonté du souverain ; l’idée de contrat est alors antérieure, liée à un phénomène social qui ne recouvre pas la réalité de la constitution54. Celle-ci est une invention politique, un quasi-artifice juridique, un acte instituant l’expression de la souveraineté. Cette vision s’imposera progressivement en France. b) Le constitutionnalisme à l’épreuve du rousseauisme. Le triomphe de cette définition de la Constitution se fera lorsque se posera la question de la nécessité d’établir une déclaration des droits. Cette démarche, véritable travail constitutionnel qui écarte a priori l’idée d’une simple révision d’un texte préexistant, conduit elle-même l’adoption d’une définition de la constitution. Reposant essentiellement sur l’idée de la nécessaire expression de la volonté générale - là encore le dogme rousseauiste joue un rôle fondamental, nous y reviendrons - , l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme affirme que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de Constitution 52 voir notamment OLLIVIER-MARTIN, Histoire du droit français des origines à la Révolution, CNRS, 1990, p 324. 53 De ce point de vue là , les monarchiens ne posent pas les prémiscices du parlementarisme libéral auxquels on les a souvent associés ; bien au contraire, ils annoncent, il en sera question par la suite, ce que pourra notamment être le régime consulaire, résumant les termes de l’association du monarque à son peuple. De ce fait, il est plus prudent de voir la Constitution monarchienne comme définisant l’état du « king in his parliament » plutôt que celui, plus angliophile et libérale du « king and his parliament » (voir à ce sujet la contribution de Robert GRIFFITHS in Terminer la Révolution, Mounier et Barnave dans la Révolution française, Colloque de Vézille, 1988, p 64. 54 Keith BAKER, article « Constitution » in Dictionnaire critique de la Révolution française, sous la direction de Furet et Ouzouf, Flammarion, 1988, p 537. 41 Clémence Zacharie » ; il est aisé d’en déduire qu’a contrario, la fonction essentielle de la Constitution est bien de garantir les droits et de veiller à une réelle séparation des pouvoirs. Condorcet définira d’ailleurs la Constitution comme un « rempart des citoyens contre les lois injustes que leurs représentants pourraient être tentés de faire »55. Le cœur de l’affirmation de l’article 16, la préservation de la séparation des pouvoirs, recouvre l’idée moderne que l’on se fait du constitutionnalisme ; mais elle exclue sa dimension individualiste qui tendrait à vouloir faire du contrôle de constitutionnalité des lois un moyen de protéger l’individu contre l’autorité excessive de l’Etat à l’encontre de ses droits. Cette vision anachronique de la garantie des droits56 ne doit pas faire perdre de vue qu’à la fin du XVIIIe siècle, la Constitution a pour but d’organiser la défense de l’individu par le jeu de son bon fonctionnement dans l’intérêt général. Cette idée triomphante de la constitution, reposant sur le dogme de la volonté générale justifie deux éléments fondamentaux pour le sujet qui nous intéresse. Le premier réside dans le refus de voir la Constitution modifiée, de quelques façons que cela soit ; elle est un texte immuable dont l’immuabilité est justement une garantie57. Le second est lié à la nature même de la Constitution qui, définie comme le moyen de garantir les droits, l’est aussi comme le seul moyen efficace. Toute tentative d’établissement d’un contrôle de constitutionnalité des lois est donc inutile puisque le meilleur moyen de garder la Constitution est la Constitution elle-même. L’harmonie institutionnelle doit notamment éviter que le législateur, dont la loi est réputée presque infaillible, n’usurpe les fonctions d’une autre autorité. Les constituants, à partir de 1789, estiment que le principe même de Constitution permet l’établissement d’une garantie interne de celle-ci, rendant superflu, voir dangereux tout organe de contrôle externe. Cette défiance à l’encontre d’un organe de la sorte verra essentiellement le jour à l’occasion des débats faisant suite à la réaction thermidorienne. Si le principe de l’introduction d’un contrôle de constitutionnalité des lois est alors admis, bien que discuté, il est néanmoins écarté du fait de l’impossibilité d’apporter une réponse à la question de la surveillance du surveillant. Défiance et rationalisme s’opposent donc à l’idée même de contrôle de constitutionnalité des lois. L’idée révolutionnaire de Constitution traversera les dix ans s’écoulant à partir de la réunion des Etats-Généraux. Elle justifie le refus systématique de voir introduit dans le corps des institutions un mode externe de contrôle de constitutionnalité des lois. Ce refus n’est cependant pas une stagnation, ainsi qu’en témoigne la richesse des débats. La richesse de la période postérieure à Thermidor est de ce point de vue remarquable et là encore, Sieyès joua un rôle déterminant. A l’occasion du débat sur le jury constitutionnaire, jury qui sera refusé par la Convention58 et sur lequel nous reviendrons longuement, Sieyès justifie le recours à l’organisation d’un contrôle externe de la constitutionnalité des lois par la nature de la Constitution qu’il définit comme une norme. Selon lui, « une Constitution est un corps de lois obligatoires, ou ce n’est rien ; si c’est un corps de loi, on 55 Cité par Stéphane RIALS, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Hachette, Pluriel, 1988, p 373. Michel TROPER, « Sieyès et le jury constitutionnaire », in Mélanges Avril, La République, Montchrétien, 2001, p 270. 57 Et Thomas Paine de dire : « Une Constitution, d’après le sens naturel de ce mot, devrait renfermer toutes les lois qui concernent l’établissement, la formation, l’organisation, les fonctions, le mode d’agir, les limites de tous les pouvoirs sociaux. Mais du moment où l’on attache aux lois renfermées dans la Constitution une irrévocabilité qui leur est propre, du moment où elles ne peuvent être changées, comme les autres lois, par un pouvoir toujours subsistant dans la société, il devient nécessaire de n’y renfermer, parmi les lois relatives au système social, que celles dont l’irrévocabilité ne nuirait pas à la marche de ce système, ne forcerait pas à convoquer trop souvent un pouvoir extraordinaire », cité par Jacques GODECHOT, La pensée révolutionnaire en France et hors de France, Colin, 1964, p 299. 58 « Opinions des 2 et 18 thermidor an III » , cités d’après l’édition établie par Paul BASTID in Les discours de Sieyès dans les débats constitutionnels de l’an III, thèse complémentaire de lettres, Paris Hachette, 1939, 99 p. 56 42 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. se demande où sera le gardien, où sera la magistrature de ce code »59. Sieyès se refuse à faire de la Constitution une lex imperfecta, caractère qui résulterait d’une absence de sanction qui en assurerait la garantie60. L’apport des discours de Thermidor est de ce point de vue considérable et permet de se détacher de l’idée d’une Constitution limitée dans son rôle au simple constat de l’existence d’un cadre de compétence constitutionnelle. Elle constitue du droit qui, en tant que tel, doit nécessairement être assorti d’un système de protection. La reconnaissance du besoin d’associer existence de la Constitution et sanction ne doit pas faire croire au triomphe de la conception moderne du constitutionnalisme tel que nous l’avons définie au début de cette étude. L’introduction d’un système de contrôle de constitutionnalité des lois au sein de la mécanique constitutionnelle n’est pas réalisée dans la perspective de la défense des droits de l’homme qui ne sont pas au centre des préoccupations des défenseurs de celle-ci. Le recours au contrôle de constitutionnalisé des lois ne doit être perçu que comme le moyen de préserver la Constitution elle-même qui demeure le seul vecteur de ces droits ; ils ne peuvent exister qu’à travers le texte constitutionnel. C’est la codification constitutionnelle qui aboutit à la garantie des droits dont la valorisation par le biais d’une déclaration demeure insuffisante. De ce point de vue, le précédent américain est une anticipation intéressante, si l’on tient notamment compte de la valeur relative du Bill of rights, et du côté tardif de la reconnaissance d’un contrôle de constitutionnalité des lois61. Le constitutionnalisme révolutionnaire, même lorsqu’il est assorti de l’idée du nécessaire recours à un contrôle de légalité constitutionnel, reste donc attaché à l’idée de l’analyse de la Constitution comme une norme et non comme un choix politique ; il doit être considéré comme un constitutionnalisme historique, comme un exemple d’introduction en France d’un système politique reposant sur une Constitution écrite, opposable aux gouvernants, et non comme un constitutionnalisme reposant sur la défense politique des droits de l’homme. De ce point de vue, la lecture consulaire du constitutionnalisme n’introduit pas de rupture spectaculaire, alors, et c’est l’un des enjeux de notre étude, que la pratique sénatoriale du contrôle de constitutionnalité aboutira à une réelle modification de l’appréciation du contrôle de constitutionnalité et avec lui, du constitutionnalisme. 2) L’assagissement théorique ayant précédé le Consulat. Les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII ont reçu en héritage cette idée de la Constitution mais l’ont-t-il seulement admise ? Ils se sont péniblement remis de l’épisode de la Constitution directoriale, dont l’application a conduit à une vie politique chaotique, ponctuée par les coups d’Etat qui régulièrement corrigeaient le jeu d’alternance des élections62. Le Directoire a conduit à un échec, incapable de permettre le fonctionnement d’un mécanisme constitutionnel destiné à garantir la séparation des pouvoirs, objectif premier des thermidoriens. Si la Constitution de l’an III a pu souffrir d’un manque de compréhension des analystes63, elle est aussi la victime du refus de ses rédacteurs de faire des choix politiques clairs, quant à la force à confier à un exécutif susceptible de s’imposer, dans ses rapports avec les autres corps de l’Etat. Le dogmatisme a néanmoins 59 « Opinion du 18 thermidor de Sieyès sur les attributions et l’organisation du jury constitutionnaire proposé le 2 thermidor », édition précitée, p 32. 60 Sieyès anticipe une argumentation qui sera reprise par le Chief Justice Marshall quelques années plus tard. 61 V. infra. 62 « Dans les circonstances actuelles, la balance des pouvoirs de notre Constitution se fait par une révolution annuelle qui alterne entre royalistes et terroristes. Une année ont tue les uns, une année on déporte les autres » in Germaine de STAËL, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la révolution et des principes qui doivent fonder la république en France, Droz, 1979, p 179 63 Michel TROPER, La Constitution de l’an III, Boissy d’Anglas et la naissance du libéralisme constitutionnel, PUF, 1999, p 51. 43 Clémence Zacharie présidé à la rédaction de la Constitution de l’an III et les rédacteurs demeurent attachés à l’idée de Constitution qui a jusqu’alors été retenue. Quel événement justifie alors la création du Sénat conservateur ? Il ne faut pas oublier que les rédacteurs de la Constitution de l’an III sont aussi ceux de la Constitution de l’an VIII qui verra une formidable continuité du personnel politique. Daunou, Sieyès, Roederer et tant d’autres étaient déjà là en 1795. Si les hommes n’ont pas changé, les idées ont, en revanche, bougé. Elles le font dès l’application de la Constitution thermidorienne, dès l’expansion de la Grande Nation qui, nous le verrons, sera l’occasion d’un grand mouvement de réflexion constitutionnelle. Et il faut croire qu’en l’an VIII, l’idéalisme constitutionnel a fait place au pragmatisme politique. Et c’est dans le pragmatisme politique qu’il faut tenter d’apercevoir la forme du constitutionnalisme consulaire. a) Le retour au pragmatisme politique. Les brumairiens ont pu constater l’échec de l’ingénierie institutionnelle dans sa mission de garantie des libertés et de préservation de l’équilibre des pouvoirs. Il leur apparaît que l’instabilité politique, principale conséquence d’atteintes répétées à la séparation des pouvoirs, est la cause directe du mépris des droits fondamentaux du citoyen. La peur de cette instabilité politique ressort très nettement des différents projets rédigés par des thermidoriens pour ce que l’on appellera alors les Républiques sœurs. Que ce soit dans la République batave ou dans la République helvétique, les propositions françaises veillent notamment à affermir l’exécutif64. Un Directoire fort n’aurait en effet pas eu besoins d’avoir recours aux coups d’Etat pour se maintenir. Cette volonté de stabilité gouvernementale va profondément conditionner la rédaction de la Constitution de l’an VIII au point de modifier la définition de l’idée de Constitution retenue par ses rédacteurs. Est en effet adoptée une approche pragmatique, dégagée de l’idéal constitutionnel : la Constitution est le texte qui permet le maintient au pouvoir d’un gouvernement et assure ainsi à celui-ci la pérennité politique, seule garantie efficace de la séparation des pouvoirs et des droits qui en découlent. De ce point de vue, la Constitution du 22 frimaire an VIII est d’inspiration très nettement libérale et s’inscrit dans le courant que nous avons défini comme le constitutionnalisme historique qui voit dans l’édiction de constitutions écrites le meilleur moyen de contrer toute dérive liberticide issue de l’arbitraire des gouvernants. Elle est cependant caractérisée par le particularisme qui voit dans l’action des assemblées en situation d’hégémonie politique, un risque bien supérieur à celui que constituerait l’activité de l’exécutif, sous quelque forme que ce soit. La Constitution issue des journées de Brumaire est donc un texte sans illusion, débarrassé de l’imaginaire révolutionnaire dont elle a d’ailleurs à cœur de s’émanciper65. Cette idée seule explique l’économie générale du texte de frimaire an VIII, en réaction totale aux textes l’ayant précédé. Pas de déclaration des droits, jugée inefficace, un texte court66, un cadre constitutionnel simple, si ce n’est simpliste. Il ne faut cependant pas souscrire à l’idée souvent répandue que la Constitution consulaire est avant tout celle de Bonaparte, dont elle aurait adopté les conceptions théoriques. Ecrite en fonction de Bonaparte, très certainement, certaines institutions, tel le Grand Electeur, proposé par Sieyès, disparaissant sous les insistances du Consul provisoire. Mais pas écrite pour Bonaparte. Nous reviendrons sur son rôle dans la rédaction de la Constitution de l’an VIII et 64 Raymond GUYOT, « Du Directoire au Consulat, les transitions », in Revue Historique, 1912, in fine. On se souviendra de la déclaration des consuls annonçant la fin de la Révolution, « fixée aux principes qui l’ont fondée ». 66 Laissons là de côté la mythologie du texte « obscur » et propre au manipulation, mythologie sur laquelle la grande école historique de la fin du XIXe s’est appuyée pour ne pas chercher à comprendre la réalité du travail constitutionnel effectué sous l’an VIII. 65 44 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. pourrons dire alors tout comme maintenant que le poids politique de Bonaparte en 1799 n’est pas celui de Bonaparte en 1802 et n’effleure même pas celui de Bonaparte en 1804. b) Le particularisme de l’approche théorique des débuts du Consulat. Le constitutionnalisme des rédacteurs de la Constitution de l’an VIII n’est donc que celui de thermidoriens déçus et réalistes qui voient dans le Sénat conservateur un pis aller nécessaire à leur survie politique comme à celle de l’Etat. Ce réalisme politique fera dire à Georges Gusdorf que « la hantise de l’ordre se substitue, chez les républicains à la hantise du progrès »67. Il ne faut probablement pas le suivre dans son idée d’une France marquée par la médiocrité. La fin du Directoire ne constitue pas la déchéance de la France révolutionnaire, mais au contraire sa maturité tant juridique que politique. Juridiquement, si la Constitution de l’an III est bien un échec dont on a probablement pas compris les raisons, elle ne se traduira pas dans les faits par un désert juridique. Marquée en cela par la « légende noire du Directoire », rédigée par les agents diligents de Régnier, l’historiographie tend à se concentrer sur l’échec constitutionnel pour ignorer la réussite administrative et économique du Directoire qui annonce à de très nombreux égards l’épanouissement que constituera dans ce domaine l’ère napoléonienne68. C’est la « nation lasse », selon l’expression de Madelin69, qui explique cette vision désabusée que l’on a du Directoire. Cette lassitude se retrouve chez les théoriciens du droit constitutionnel qui contemplent avec désespoir la faiblesse de la Constitution de 1795. Le plus bel exemple de ce courant est Germaine de Staël qui exprime à l’occasion du débat sur les Républiques sœurs, son regret de l’établissement des institutions directoriales dont elle mesure l’usure prématurée. Plus due aux acteurs politiques qu’à une réelle défaillance du système, la médiocrité des institutions directoriales justifie aux yeux des brumairiens que soit établi un système politique permettant l’établissement d’un pouvoir fort, à l’assise renforcée. L’éventuelle faiblesse de l’homme serait ainsi contrée par la puissance de son pouvoir. Reposant sur une lecture exécutive des fonctions étatiques, la Révolution de Brumaire conduit à reproduire ce que les tentatives constitutionnelles des Républiques sœurs avaient amorcé, un renforcement des pouvoirs du gouvernement. Ce mouvement est en lui-même révélateur de l’idée que les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII se font de la constitution. Cette norme, dont il n’est pas encore question d’affirmer la supériorité en dépit de la présence du Sénat conservateur, n’est destinée qu’à assurer la pérennité de l’Etat. Tel est là le sens précis du constitutionnalisme des brumairiens qui se construit, réaction aux faiblesses antérieures du Gouvernement, sur l’idée de préservation du bon fonctionnement des institutions, seule garantie des droits du citoyen. Il est donc impossible d’envisager la Constitution de frimaire an VIII, et avec elle la création du Sénat conservateur, comme le triomphe de ce que l’on appellera par la suite le constitutionnalisme moderne. Le Sénat, organe de contrôle du législateur, est avant tout un moyen de contrer la puissance des assemblées, plus que celui de garantir les droits de l’homme. Ces droits, auxquels aucune foi réelle n’est prêtée, ne sont défendus qu’avec l’existence d’une Constitution dont le fonctionnement régulier est assuré. La défense des droits des citoyens tout comme leur reconnaissance ne se réalise qu’à travers le texte 67 Gustav GUSDORF, La conscience révolutionnaire, les Idéologues, in Les Sciences humaines et la pensée occidentale, Payot, 1978, p 316 68 Une fois de plus, Godechot rend justice au Directoire, reconnaissant son œuvre administrative et sa capacité à organiser l’état centralisé qui assurera les fondements de la France des préfets. 69 Louis MADELIN, La France du Directoire, conférence de 1922, Plon, 1922, p 120. 45 Clémence Zacharie constitutionnel. Toute démarche déclarative et avec elle, tout système de protection, sont aux yeux des constituants vains. En cela, la volonté constitutionnaliste animant les rédacteurs du texte consulaire s’inscrit dans un courant libéral qui ne peut à aucun moment revendiquer la protection des droits de l’homme et du citoyen comme un élément fondamental de l’équilibre institutionnel français. L’action du Sénat ne peut être décrite comme l’échec du premier des contrôles de constitutionnalité-garantie des droits. Cette analyse repose sur un anachronisme flagrant, une mauvaise analyse de l’objectif poursuivi par les rédacteurs de la Constitution consulaire qui n’est pas d’instaurer un contrôle de constitutionnalité-garantie des droits, à l’image d’une vision moderne du constitutionnalisme, mais d’assurer un contrôle de fonctionnement régulier des institutions. Anticipant ce que le Conseil constitutionnel dira de lui-même, le Sénat peut être défini comme « un organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics »70. Brumaire est l’ère du réalisme constitutionnel qui donne un sens particulier à la constitution. La Constitution n’est plus un moyen de préservation d’un équilibre illusoire des pouvoirs, équilibre auquel la Constitution de l’an VIII ne s’attachera que de façon très évanescente ; elle n’est pas encore un moyen direct de protection des droits au sens individuel du terme. Elle est la garantie de cette liberté des modernes naissante, liée à la préservation de la sécurité institutionnelle. De ce point de vue, le constitutionnalisme des rédacteurs de la Constitution de l’an VIII est bien un constitutionnalisme libéral moderne. B.- Les projets de garantie de la Constitution au début du Consulat. Même si l’importance des débats liés à l’élaboration de la Constitution de l’an III a été mise en avant en ce qui concerne l’admission du principe de constitutionnalité des lois, il ne faut pas minimiser la réalité de la question qui se développera dès les débuts de l’Assemblée nationale constituante. Les projets se multiplient sans qu’il soit aisé d’identifier un projet permettant d’établir une filiation au profit du Sénat conservateur. Le jury constitutionnaire est un cas à part qui retiendra notre attention par la suite. Il est néanmoins remarquable de constater que la richesse des débats permet de voir l’émergence d’un courant lié aux Idéologues qui, à de très nombreux égards, révèle de ce que sera le Sénat, non pas de la Constitution de l’an VIII, mais de la pratique constitutionnelle influencée par Bonaparte. 1) Le foisonnement des projets sous le Consulat provisoire. La période du Consulat provisoire est l’occasion de débats et de tractations dont les enjeux dépassent très largement les circonstances d’alors. Tout comme la Constitution de l’an III fit le deuil d’une certaine idéologie de la liberté, la Constitution de l’an VIII et sa fondation sonnent le glas d’un certain dogmatisme juridique. L’exemple le plus frappant de cette rupture réside dans la création du Sénat qui s’émancipe des théories et marque le triomphe du rationalisme et du pragmatisme. Le hasard a cependant pesé dans la réalisation des desseins constitutionnels des rédacteurs de frimaire. a) La vision dogmatique du contrôle de constitutionnalité. L’attachement à un dogme caractérise l’attitude des acteurs politiques français dès 1789 et entraîne tous les excès. La Constitution de l’an VIII, à la différence de ses 70 Décision 62-20 DC du 6 novembre 1962, Rec. 27. 46 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. devancières, va quant à elle s’affranchir de la main mise de celui-ci. Elle est voulue comme pragmatique et c’est en ce sens que la fondation du Sénat est l’illustration d’une maturation de la pensée juridique révolutionnaire plus que la victoire d’un courant idéologique. Ce n’est pas la garantie des droits et le constitutionnalisme qui triomphent mais une volonté de faire naître un système politique viable et durable, à l’image de ce que doit être une Constitution pour les rédacteurs du texte de frimaire. Ils ne vont en effet pas entrer de nouveau dans le cycle des luttes théoriques mais aussi partisanes qui animèrent les débats des précédentes constituantes. L’éviction de Sieyès au moment de la rédaction de la Constitution de frimaire et l’influence de Bonaparte vont déterminer la nature d’un texte placé sous le signe de l’efficacité. Bien qu’il ne faille pas suivre aveuglément le jeu de ceux qui rédigèrent la «légende noire » du Directoire, il faut bien reconnaître que la Constitution de 1795 était viciée ab initio, engoncée dans un souci d’abstraction obsessionnel la rendant définitivement inefficace. Ce reproche quant aux dysfonctionnements des institutions directoriales est d’ailleurs l’un des seuls qui puissent être fait à cette période dont on a tendance à occulter les réussites. La situation économique connaît une relative stabilisation avec une relance des prix à partir de 1798, notamment dans le domaine agricole mais aussi un assainissement relatif des finances publiques dû aux lents effets de la politique de réforme des perceptions engagées notamment avec la loi de 1798. Le Consulat profitera d’ailleurs bien plus tard des réformes entreprises efficacement par le Directoire. Mais il est vrai que les institutions, dans leur organisation des pouvoirs publics, entraînent des critiques virulentes et malheureusement fondées. Ces vices ne sont pas passés inaperçus aux yeux des thermidoriens, mais ceux-ci n’ont pas su régénérer eux-mêmes le système directorial. Brumaire arrivera à bout d’une organisation politique corrompue par des excès d’idéologie. Conscients des carences de la Constitution de l’an III et de ses dysfonctionnements, les Idéologues, qui s’imposent dans la seconde moitié du Directoire, se montrent désireux de réformer la constitution. Ils l’estiment cependant idéale et écartent toute idée d’une refonte totale. Le texte de l’an III correspond à la vision mécaniste de l’art constitutionnel, à cette idée que les institutions doivent être perçues comme les rouages d’une formidable horloge, réalisée au service d’un concept, tout comme l’ensemble de la société71. Le dogmatisme conditionne pendant très longtemps l’acceptation ou le refus d’un organe de contrôle de constitutionnalité des lois. L’opposition entre les partisans d’un culte de la représentation et les autres alimente les débats constitutionnels et écarte pendant longtemps d’idée d’une garantie juridique des droits. Ce débat, plus que l’indice d’un réel conflit théorique, est celui d’une immaturité idéologique caractérisée. Les courants constitutionnels qui émergent à la veille et au début de la Révolution sont plus conjoncturels qu’issus d’un aboutissement idéologique et intellectuel. L’inspiration des 71 - Cette critique d’une idéalisation du système politique et des institutions en découlant est parfaitement dénoncée par Joseph de MAISTRE : « La Constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme. Or il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc … ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu. Y a-t-il une seule contrée de l’univers, où l’on ne puisse trouver un Conseil des Cinq-Cents, un Conseil des Anciens, et cinq directeurs ? Cette Constitution peut être présentée à toutes les associations humaines, depuis la Chine jusqu’à Genève. Mais une Constitution qui est faite pour toutes les nations n’est faite pour aucune : c’est une pure abstraction, une œuvre scolastique faite pour exercer l’esprit d’après une hypothèse idéale ; et qu’il faut adresser à l’homme, dans les espaces imaginaires où il habite. Qu’est-ce qu’une Constitution ? N’est-ce pas la solution du problème suivant ? Etant donné la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations publiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités d’une certaine nation, trouver les lois qui lui conviennent. Or ce problème n’est pas seulement abordé par la Constitution de 1795, qui n’a pensé qu’à l’homme . » in Considérations sur la France, chapitre VI, 1796. 47 Clémence Zacharie Lumières est bien présente, mais la dimension passionnelle des débats en détermine l’orientation politique. Les grands orateurs qui interviennent alors sont formés aux humanités du moment, mais ils vont avoir recours à des justifications théoriques et notamment au crédit de Rousseau, afin de conforter leur nouvelle position de tribuns du peuple72. Celui-ci, dont les idées sont parfois reproduites sans même l’artifice d’un déguisement, devient le principal inspirateur des «révolutionnaires». Il est l’auteur de la situation, chantre du légicentrisme et de l’assemblée unique. Et il inspire toujours les thermidoriens qui, bien qu’ayant scindé un législatif supposé dangereux, conservent une réelle admiration pour cette rigidité de principe du dogme de la loi. La nation et son expression n’existant qu’à travers l'acte de législation, le contrôle de constitutionnalité ne peut émerger, la distinction de la loi constitutionnelle n’apparaissant alors qu’à l’état d’ébauche. L’expression nationale ne saurait être encadrée, car elle se verrait dépouillée de sa souveraineté. La création du Sénat est la marque d’une émancipation du dogme rousseauiste et, de ce point de vue, Bonaparte est l’homme providentiel. Il se dégage d’impératifs idéologiques et s’attache à l’efficacité de la règle constitutionnelle. Il met l’idéologie au service, non pas de ses ambitions politiques, mais de l’idée qu’il se fait du gouvernement, au point notamment de développer une idéologie propre73. La Constitution consulaire est en ce sens un texte de rupture et d’abandon de la vision mécaniste du texte constitutionnel. Celui-ci n’existe pas en tant que produit d’une théorie, mais est bien destinée servir les intérêts de la nation. Si les conflits idéologiques furent un obstacle à l’institution d’un contrôle de constitutionnalité des lois, ils favorisèrent les débats qui animèrent les assemblées successives avant Brumaire. L’absence d’organisation d’une garantie des droits dans les textes antérieurs à 1799 n’exclut pas le fait que ce problème fut au cœur des discours politiques de 1789 à 1795. Les rédacteurs des différents textes de la période révolutionnaire vont soumettre l’adoption d’un contrôle de constitutionnalité des lois aux exigences théoriques que leurs situations politiques leur imposaient, mais la crainte d’ouvrir une boîte de Pandore les a longtemps empêchés de mettre en place un quelconque système de garantie. Confié à des mains malveillantes, le contrôle de constitutionnalité est en effet une arme redoutable, sous quelques formes que cela soit ; il est perçu comme une atteinte au principe de séparation des pouvoirs, s’il consiste en une interaction de ceux-ci. La rationalisation des rapports politiques entre les différentes autorités étatiques n’est pas en tant que telle envisageable. De plus, la nature du garant et l’identification du surveillé sont l’objet de continuelles controverses qui en empêchent finalement l’admission définitive. Le légicentrisme évoqué conduit plus à une crainte des excès de l’exécutif qu’à ceux d’une assemblée législative réputée être l’émanation directe de la nation souveraine. 1789 est empreint de lucidité quant à la réalité d’un système constitutionnel : la constitution, norme fondamentale qui est la meilleure des garanties des droits possible, n’exclut pas cependant les abus que l’exécutif pourrait commettre. La méfiance à l’égard de celui-ci est, dès le début de la Révolution, un thème récurrent des controverses constitutionnelles. Les 72 - Marcel Gauchet résume parfaitement cette adoption de Rousseau qui paraît à de nombreux égards bien circonstanciée : « Qu’on l’ait beaucoup ou peu lu avant la Révolution est de faible importance : il est l’auteur de la situation. Il est le penseur exactement approprié à ce que le génie des circonstances enjoint de penser : l’ajustement d’une prépondérance absolue de la souveraineté législative, comprise dans la plénitude de son expression, c’est à dire comme perfection de la volonté collective découlant de la composition des pures volontés individuelles, avec la survivance d’un exécutif de forme monarchique. » extrait de Marcel GAUCHET, La Révolution des pouvoirs, op.cit., p 57. 73 V.infra. 48 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. débats sur l’admission du veto royal en sont une bonne illustration. Sieyès, dans le Dire sur le veto royal donne une solution à tous les problèmes d’organisation du contrôle opéré par le roi. Il définit le monarque comme le garant de l’équilibre constitutionnel, au nom de l’alliance qui l’unit à son peuple et du lien quasi contractuel existant entre eux. Le roi est perçu «comme le surveillant naturel, pour la nation, du pouvoir exécutif. (J’) identifie le roi avec la nation ; ensemble, ils ont fait cause commune contre les erreurs et les entreprises du ministère »74. L’idée que la Constitution et la marche des institutions ne sont pas à l’abri du risque d’être dévoyées a fait son chemin ; erreurs et dysfonctionnements menacent en permanence l’œuvre constitutionnelle. Ainsi, dès 1790, le principe de création d’une structure située au cœur de l’appareil étatique et destinée à en préserver l’équilibre est admis. Même si les projets sont variés et nuancés à l’extrême, il apparaît clairement que les actes de la puissance publique doivent être soumis à un contrôle strict. C’est ainsi qu’est accepté le contrôle des actes administratifs, même si le système du ministre juge va longtemps prévaloir, au risque d’entraîner une certaine suspicion à l’égard de l’intégrité de cette procédure. Pour le contrôle des actes du pouvoir législatif, les orientations politiques vont engager une valse-hésitation quant à la forme et à l’existence d’un contrôle de constitutionnalité des lois. Cela vient très probablement du fait que l’identification de l’auteur de violation des textes constitutionnels est progressive. Il y a certes au départ une défiance caractérisée à l’égard de l’exécutif, mais l’assemblée fait, elle aussi, peur. Clermont-Tonnerre, dès 1789, dénoncera les risques d’excès de la part de celle-ci. Il faut néanmoins attendre les débats constitutionnels de l’an III et le bilan dramatique de la Convention pour condamner son cumul de pouvoir et sa versatilité, due à son instabilité. Si l’objet de la garantie reste le même, la source des violations s’est déplacée. De même que s’opère une prise de conscience du mode d’agression à l’encontre de la constitution, c’est aussi progressivement que sont appréhendés les différents types de garantie des droits. La garantie sociale des droits et libertés, fondée sur la foi inébranlable en la Constitution comme garantie juridique unique, va-t-elle aussi laisser place à un système de garantie institutionnelle et juridictionnelle. A l’origine de nombreux débats, celle-ci ne sera admise qu’avec le Sénat conservateur. Des étapes successives vont conduire la réflexion constitutionnelle jusqu’à l’an VIII. La première de celles-ci est constituée à partir de 1791 avec l’affermissement de l’idée que la nation est un corps politique à part entière qui de ce fait doit avoir une action politique au sein même du jeu institutionnel. L’image que les constituants se font de la nation et de son rôle est alors en mutation, de même que l’idée que l’on se fait de la nature de la représentation. Les constituants se divisent alors entre les partisans du caractère exclusif de la représentation et les autres. Les premiers érigent en monopole l’action de représentation de l’assemblée ; les seconds revendiquent en sus une participation active de la nation. Ce rôle est au début confusément défini et consiste en une mise en forme du pouvoir d’opinion, soit par le système des clubs tel celui des Cordeliers, fondé en 1790, soit par celui de la délation organisée telle qu’elle fut mise en place par la «Bouche de fer ». Est finalement admise l’idée d’une distinction entre la nation et l’idée d’organisation politique. La première dépasse et transcende tout-à-fait la seconde qui en devient l’instrument. C’est finalement cette défiance à l’égard de l’absolu législatif qui va permettre l’émergence progressive d’un appel à un pouvoir de régulation. La primauté de la norme constitutionnelle plutôt que celle de l’institution et le rôle fondateur du pouvoir constituant sont réintroduits. Reste la définition de la forme que doit prendre ce pouvoir régulateur. S’affrontent alors plusieurs types de projets. Les uns envisagent la création d’une deuxième chambre, corps permanent dont certains redoutent le principe aristocratique. Clermont-Tonnerre sera, 74- AP t. VIII p 538. 49 Clémence Zacharie nous le verrons, l’un des partisans de ce système. Il faut lui opposer l’idée d’une convention nationale, soutenue entre autres par les partisans de Robespierre, et dont les réunions épisodiques pourraient contrecarrer le risque aristocratique. Les débats au sein de l’Assemblée oscillent entre un organe permanent, dont la présence pourrait constituer un danger, et une convention. Bien que très nettement différentes, ces deux solutions sont perçues comme des garde-fous aux risques que représente le fonctionnement des institutions. Jacobins et monarchistes s’accordent en effet sur le principe d’une méfiance caractérisée à l’encontre du système représentatif dont ils redoutent les excès. Ils craignent que la délégation opérée par le peuple au profit de l’Assemblée aboutisse à ce que celle-ci outrepasse ses fonctions jusqu’à devenir détentrice du pouvoir constituant. D’où le recours à la notion de pouvoir régulateur dont l’idée apparaît de façon récurrente dans les débats de l’année 1791. L’objectif de cette régulation diffère néanmoins selon les partis puisque, s’ils s’accordent sur le principe d’une défiance envers les abus du pouvoir législatif, ce n’est pas pour servir le même intérêt. Si les royalistes et les modérés craignent une assemblée populaire susceptible d’entraîner des troubles et de constituer ainsi un foyer d’insurrection permanent, les ultra-démocrates souhaitent voir instaurée une survivance de démocratie directe et la participation active du peuple dans l’activité de contrôle. Ils prolongent ainsi les théories mises en place avec la fondation de la Bouche de Fer par exemple. Perdue dans ces conjectures théoriques que la Constitution de 1791 n’a pas su régler, la Convention n’arrivera pas à admettre l’existence d’un organe autonome, quel qu’il soit, chargé de contrôler l’activité législative ; elle optera pour un système d’autocensure jugé plus démocratique. Seule demeure l’idée que le peuple conserve naturellement un droit de regard sur l’activité institutionnelle et ce, avec la reconnaissance du droit d’insurrection dans la Déclaration des Droits de la Constitution de l’an I : « Art. 33 : La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’Homme. Art. 35 : Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » L’arrivée de Thermidor verra le retour des débats autour du « tiers-pouvoir ». Sieyès tiendra le devant de la scène avec sa jurie constitutionnaire qui, bien qu’écartée du fait de sa complexité, restera pendant longtemps la seule idée réellement annonciatrice d’un futur contrôle de constitutionnalité des lois. C’est sans problème que sera admis le principe d’un pouvoir conservateur au moment de la Constitution de l’an VIII. Il n’aboutira cependant que sous une forme édulcorée, perdant une partie des attributions qui faisaient de lui une institution toute particulière ; mais Thermidor ne se résume pas à la jurie constitutionnaire et la jurie constitutionnaire ne résume pas Thermidor. Si le printemps de 1795 est décrit par certains comme une «floraison constitutionnelle »75, cette abondance n’est pas exclusive de chaos et de controverses. Les orateurs semblent pourtant avoir tiré quelques enseignements de la période terroriste. Après des mois d’hésitation et en dépit des pressions populaires, ils admettent le nécessaire abandon de la Constitution de l’an I, initialement bâclée et trop souvent bafouée pour conserver une quelconque crédibilité, et ce, même si elle est très largement réclamée, par la rue. Il en ressort une opposition à l’ultra-jacobinisme et au dogme du législatif unifié. Le morcellement de celui-ci apparaît comme un principe admis par tous ; mais cette division du législatif et l’encadrement de l’exécutif vont là faire l’objet d’un débat. L’idée de pouvoir régulateur va souffrir des distorsions théoriques. Les débats autour des travaux de la Commission des Onze, chargée de rédiger un projet de Constitution qui sera présenté par Boissy d’Anglas le 23 mai 1795, permettent de relancer la discussion sur le contrôle de l’action législative. Même si celle-ci, à travers l’échec de Sieyès, est destinée à 75 GAUCHET, op. cit. , p 137. 50 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. ne demeurer qu’à l’état de projet, Thermidor reste l’antichambre du contrôle de constitutionnalité des lois avant que Brumaire n’intervienne pour le consacrer. Un bref rappel des controverses théoriques n’est pas sans intérêt. Une fois écarté le projet de rétablissement de la Constitution de l’an I76, la Commission des Onze se met en devoir de rédiger un projet de Constitution destiné à réorganiser les pouvoirs publics, mais aussi à permettre la survie de la Convention. Il faudra deux mois au groupe dirigé par Boissy d’Anglas pour présenter un projet de texte et deux mois supplémentaires pour le faire adopter. Durant tout le temps que prendra l’élaboration du projet de constitution, les parlementaires et les milieux proches de la Commission ne resteront pas inactifs ; la période est riche en débats. Ceux-ci portent sur des objectifs apparemment nouveaux, mais les techniques institutionnelles restent les mêmes. L’idée de protéger le texte constitutionnel, mais aussi le citoyen, fait son chemin ; mais le souhait d’éviter l’empiétement des pouvoirs reste au cœur de la problématique étatique. Le principe d’un équilibrage des pouvoirs comme garantie de la liberté des citoyens paralyse le débat juridique que seule la contribution de Sieyès renouvelle. Celle-ci ne débouche cependant sur aucun résultat tangible. La thématique des contributions des différents intervenants est sensiblement la même chaque fois. Elle s’appuie sur le refus définitif de voir s’installer une assemblée unique, source d’oppression et de totalitarisme; de la même façon, elle se défie d’un exécutif trop puissant, susceptible lui aussi de dérives autoritaires. La seule solution possible aux yeux des différents intervenants est alors, là encore, le recours à la division des pouvoirs. Les propositions des thermidoriens sont donc attachées au refus catégorique d’une assemblée unique, mais donnent à la partition de l’exécutif une dimension à la fois sociologique et empirique. L’expérience américaine leur donne l’exemple d’une Constitution mixte, conjuguant systèmes monarchique et aristocratique. L’élément démocratique est, quant à lui, introduit par le biais de la représentation. Lamare est une bonne illustration de cet « américanisme » du moment et sa description de l’Equipondérateur77 se veut la réponse au problème des déséquilibres institutionnels pouvant surgir de cette mixité politique. Pour lui, l’expérience américaine et, depuis 1789, l’expérience française montrent que la sécurité des citoyens n’est garantie que par l’équilibre des institutions entre elles. Celles-ci sont perçues comme des compromis systémiques. Les constitutions des deux pays ne sont ni tout à fait démocratiques, ni tout à fait aristocratiques ; l’équilibre qui, nécessairement, doit ressortir de leur fonctionnement, est une garantie de sécurité individuelle et juridique des citoyens. À côté de deux pouvoirs susceptibles justement d’entraîner la résurgence du conflit issu de cette mixité, un troisième pouvoir veille à préserver l’équilibre. Pour certains, ce déséquilibre institutionnel est à l’image d’une inégalité existant naturellement entre les hommes; on retrouve des institutions empreintes de sociologie telle une chambre des propriétaires face à une chambre de ceux qui ne le sont pas. Le troisième pouvoir, l’exécutif, veille alors au respect des droits de chacun78. L’enjeu de tous ces discours est la critique des principes mis en œuvre en 1793. Même si la Constitution n’est jamais directement attaquée, les 76 Les thermidoriens se trouvent en effet face à un dilemme important. La Constitution de l’an I a bien été ratifiée par le peuple qui la réclame. Il serait donc possible d’en admettre l’application et d’ainsi rendre à la Nation tout son pouvoir. Mais se serait aussi se déposséder, pour les conventionnels, d’un pouvoir finalement bien protecteur. Le régicide ainsi que la période terroriste ont en effet laissé un bon nombre de rancœurs. Parallèlement à cela, la désorganisation du pays entraîne le malheur du peuple qui voit dans la Constitution de l’an I un remède à tous ses maux. Véritable arche d’alliance, elle devient parée de toutes les vertus. Mais les journées de Prairial connaîtront un avortement rapide qui permettra à la Commission des onze d’entreprendre son travail. 77 L’Equipondérateur, ou une seule manière d’organiser un gouvernement libre, Paris, An III. 78 Il s’agit notamment du projet d’un député inconnu De l’équilibre des trois pouvoirs politiques, ou lettres au représentant du peuple Lanjuinais sur son opinion de diviser le corps législatif en deux sections, Paris, an III. 51 Clémence Zacharie conventionnels ne manquent pas de condamner certains projets pouvant s’en rapprocher, tel celui du marquis de Condorcet, bien que celui-ci lui fut alors vivement reproché. Les différents discours aboutissent toujours au même résultat : la critique sévère de l’assemblée unique et la louange du principe de séparation des pouvoirs au profit d’un équilibre institutionnel censé garantir toutes les libertés. Émanant de l’entourage direct de la Commission des Onze, cette volonté de rupture devrait conditionner celle-ci et conduire à un projet affirmant l’émancipation des idées ayant conduit à la Convention. Boissy d’Anglas semble suivre cette ligne de conduite et s’accorde avec les milieux d’influence du moment, proche de la Commission ou non. À l’occasion du discours de présentation de son projet du 13 juin 1795, il va d’ailleurs s’appliquer à revendiquer une totale rupture par rapport à la Constitution de 1793. Mais celle-ci n’est que de façade puisque fondamentalement, le projet de la Commission des Onze reste attaché à une conception rigide du principe de séparation des pouvoirs. Si le projet morcelle l’assemblée, le législatif reste dominant et la crainte de l’exécutif conduit à un éclatement de l’organe de gouvernement, qui ne détient aucune forme d’initiative ou d’exécution intelligente. Totalement inféodé, l’exécutif ne connaît pas même l’autonomie financière. Ce projet sera largement critiqué par ceux qui souhaitaient voir les commissaires repenser efficacement les fondements théoriques des institutions. La rigidité du concept de séparation des pouvoirs tel qu’il est alors admis ne satisfait pas les milieux politiques ; en dehors même des conventionnels, des voix se font entendre pour condamner la timidité de la position de Boissy d’Anglas. Tel Roederer qui, dans Le Journal de Paris, condamne le statut de l’exécutif. Dans l’impossibilité de réagir ni même d’agir, il devient un organe mort-né que seule une indépendance encadrée justifierait. D’où son désir de voir créer un tiers-pouvoir, contrôlant l’exécutif. Il rejoint alors une opinion déjà émise, mais à laquelle seul Sieyès donnera une dimension théorique satisfaisante. Les interventions de Sieyès feront l’objet de développements ultérieurs mais il est possible de dire dès lors qu’elles sont peut être la seule contribution de taille de cet été 1793. Sieyès reviendra à deux reprises présenter son opinion à la tribune puisque son premier discours portant sur une critique du projet de la Commission des Onze justifiera une seconde explication. Sa première Opinion79 est en effet un plan de Constitution à lui seul. Jugé trop long et bien souvent confus et compliqué, il justifiera une seconde explication de Sieyès portant uniquement sur la Jurie constitutionnaire, celle-ci étant en effet l’élément primordial de l’ensemble d’après lui. Poursuivant sa théorie de l’art social et du pouvoir constituant qui furent appréhendés par lui dès 1788, il imagine de créer un organe de contrôle de constitutionnalité des lois destiné à permettre, non pas la préservation de l’équilibre des pouvoirs, mais bien le respect de la volonté originelle du pouvoir constituant. Le jurie constitutionnaire est alors gardien du pacte fondamental qui existe entre le pouvoir constituant originaire et l’institution étatique. Sieyès a une image dynamique de la structure sociale ; de gardien, la jurie devient organe susceptible d’envisager la réforme des institutions par le biais du pouvoir de révision constitutionnelle. Même si cette compétence est très rigoureusement encadrée, elle fait de la jurie un organe puissant et équilibré, garant à lui seul de la stabilité institutionnelle et de 79 Sieyès reviendra à deux reprises exposer ses vues devant les parlementaires. La première fois, il expose simplement un projet de Constitution en parallèle à celui de la commission (Opinion sur plusieurs articles des titres IV et V du projet de Constitution,2 thermidor an III, imprimé par ordre de la Convention). Celui-ci, comme nous le verrons connaîtra un certain succès dans une forte minorité. Mais il fait peur et, édulcoré et limité à l’étude de la Jurie Constitutionnaire, il sera à nouveau présenté à la Convention (Opinion de Sieyès sur les attributions et l’organisation du Jurie Constitutionnaire prononcée à la Convention nationale le 18 du même mois, l’an III de la République, imprimé par ordre de la Convention). 52 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. la préservation des libertés fondamentales, en accord avec les objectifs primordiaux des thermidoriens. La jurie constitutionnaire ne sera pas retenue par la Commission des Onze et Sieyès n’aura pas pu imposer sa vision judiciaire du contrôle de constitutionnalité des lois. Car selon lui, les lois constitutionnelles tout comme les lois ordinaires doivent être respectées et, si l’on admet un juge veillant au respect de la loi ordinaire, il en est de même pour la norme institutionnelle. Véritable tribunal de cassation, la jurie se veut comme une autorité de référence placée au-dessus des autres acteurs constitutionnels. Cette vision du pouvoir a bien évidemment effrayé les membres de la Commission des Onze et la quasi-totalité des conventionnels. Se pose en effet la question du contrôle et de la surveillance de la jurie. La peur de l’institution judiciaire refait surface et, avec elle, celle des oppositions, et une incompréhension d’un projet bien trop complexe. En même temps que Sieyès voit s’effondrer l’espoir que ses idées soient enfin reconnues, le principe du tiers-pouvoir est abandonné par la Commission des Onze. Il faudra attendre Brumaire et le Sénat conservateur pour le voir adopté, notamment dans sa fonction de contre-pouvoir. b) Le Sénat conservateur perçu comme un « contre-pouvoir ». La naissance du Sénat de l’an VIII est bien celle d’un contre-pouvoir. Longtemps a été donné à cette expression son sens le plus politique. Le contre-pouvoir est alors un groupe de pression, une coalition d’opposants ligués le plus souvent contre la mainmise du législatif sur les affaires politiques. Nombreux sont ceux qui rêvaient de voir le Sénat se transformer en un pôle de résistance, guidé par les Idéologues et déterminé à contrer un pouvoir que l’on sent déjà tourné vers des pratiques autoritaires80. Mais c’est une erreur d’analyse que de donner au Sénat cette fonction, car s’il est un contre-pouvoir, ce n’est qu’au sens juridique du terme. Il devrait participer directement à l’équilibrage des institutions : si les constituants de frimaire an VIII ont réussi à s’émanciper du dogmatisme qui caractérisait leurs prédécesseurs, c’est au profit d’une meilleure compréhension du concept de séparation des pouvoirs. Un certain réalisme juridique apparaît alors. Une interprétation très stricte de la séparation des pouvoirs a nui à l’équilibre de toutes les constitutions dès 1791. Elle retarda l’instauration d’un système de contrôle de constitutionnalité des lois ; car, en plus d’un légicentrisme féroce, elle entraîne une hostilité farouche à l’encontre du pouvoir judiciaire. Même si celui-ci n’est pas reconnu dans la tradition française comme un pouvoir à part entière, le système judiciaire fut l’objet de discussions et de controverses. Le souvenir des parlements d’Ancien Régime et de leurs excès demeure. Les constituants successifs assimileront pendant longtemps contrôle de constitutionnalité des lois et contrôle judiciaire. L’idée du contrôle par un organe politique fait craindre une dépendance de celui-ci à ceux qui l’ont nommé. Si l’ennemi de la Constitution évolue au gré des débats politiques et si le texte semble menacé par le fonctionnement régulier des institutions, le principe d’un tiers-pouvoir n’est cependant pas adopté, tant il semble lui-même menacer celui de séparation des pouvoirs. Cette défiance à l’égard des organes de contrôle est d’autant plus remarquable qu’elle occasionne un paradoxe intéressant. Les constituants, depuis 1791, sont soucieux de préserver la constitution, d’en garantir la stabilité et d’en affirmer la supériorité. Cette valorisation est renforcée par le système de Constitution rigide qui favorise la distinction entre loi ordinaire et loi constitutionnelle en insistant sur la spécificité de ces dernières. Parallèlement, la préservation du texte s’appuie sur des systèmes de révision 80 On lira à ce propos le discours de Pierre-Jean CABANIS, Quelques considérations sur l’organisation sociale en général et particulièrement la nouvelle Constitution, imprimées par ordre de la Commission des Cinq Cents, séance du 25 frimaire an VIII, AD XVIII, AB. 53 Clémence Zacharie successivement instaurés qui rendent celle-ci quasiment impossible81. A côté de ces mesures très protectrices, le refus d’établir un contrôle de constitutionnalité des lois au nom du principe de séparation des pouvoirs perdure. Or un éventuel contrôle, en veillant au respect de leurs compétences respectives par les diverses institutions, est bien un facteur de garantie de cette séparation des pouvoirs. L’idée de séparation des pouvoirs répond donc plus à une rigidité de principe qu’à un fondement théorique mature. La naissance du Sénat participe de la maturation idéologique, politique et même juridique des constitutionnalistes français. Elle est la manifestation, non plus de préventions à l’égard de telle ou telles institutions, mais bien d’un souhait réel de garantie d’un équilibre constitutionnel dans son ensemble. Il devient, dès lors, un élément à part entière de la séparation des pouvoirs en œuvrant pour le respect des compétences constitutionnelles. En effet, si l’on prend l’exemple du législateur qui sortirait de ses compétences et interviendrait, par exemple, dans le domaine d’application de la loi, il porterait directement atteinte à la Constitution et, bien plus, à la compétence du constituant. Il usurpe un droit qui n’est pas le sien, et dénature la volonté des auteurs d’un texte dont dépendait l’affirmation du principe de séparation des pouvoirs ; il nous faut mesurer jusqu’où les hommes de l’an VIII ont compris cette problématique de la compétence qui est l’enjeu de la réussite de leur entreprise. L’échec de la Constitution de l’an VIII n’est pas uniquement lié à la personnalité de Bonaparte, mais résulte surtout d’une mauvaise compréhension de ce que devait être la compétence en droit constitutionnel. Dans l’immédiat, la reconnaissance du contrôle de constitutionnalité des lois peut être l’occasion d’apaiser les débats théoriques embrasant la scène politique française. Elle pourrait même être le moyen de réconcilier modernes et anciens dans leur lutte telle que décrite plus tard par Constant. La liberté de participation voulue par les anciens est garantie par le respect d’une division des pouvoirs qui permet une libre participation de chacun par le biais de ses représentants. La préservation de la séparation des pouvoirs permet un bon déroulement de la procédure législative, conformément à la Constitution et aux souhaits des constituants (mais bien évidemment en dehors d’un mandat impératif). La liberté des modernes, garantie de la sécurité politique des individus, est-elle aussi préservée. Il est certes impossible de décrire la loi du début de XIXe siècle comme le fruit d’une politique déterminée ou d’un dirigisme quelconque ; le législateur a la volonté à ce moment d’instaurer des règles immuables et générales. De même, les risques de voir une inflation législative sont 81 La Constitution de 1791 prévoit deux types de processus de révision : une révision totale et une révision partielle. Persuadés de la pérennité de leur œuvre, les constituants n’ont pas défini les modalités de la révision totale. En revanche, la procédure de révision partielle est exposée au titre VII de la Constitution. Si le vœu en est émis durant trois législatures successives, une révision peut être admise sur un domaine précis, par une assemblée composée du Corps législatif augmenté de 249 représentants supplémentaires. Ceux-ci ne peuvent alors se prononcer que sur les articles expressément désignés pour la révision (titre VII de la Constitution des 3-14 septembre 1791 in Léon DUGUIT, François MOUNIER, Léon BONNARD et Georges BERLIA, Les Constitutions de la France, LGDJ, 6ème édition, 1943). La Constitution montagnarde prévoit un système de convention réunie sur proposition et dont les décisions devaient être soumises à référendum. Là encore, la lourdeur du système mis en place par les articles 115 et suivants de l’Acte Constitutionnel de 1793 limitent les cas d’application de ce système. Il faut en effet que, dans la majorité absolue des départements, le dixième des assemblées primaires exige une modification de l’acte (celle-ci est encore une fois partielle). A la suite de cela, le Corps législatif convoque toutes les assemblées primaires afin de savoir s’il y a lieu de réviser (articles 115 à 117 de l’Acte Constitutionnel du 24 juin 1793, in Léon DUGUIT, François MOUNIER, Léon BONNARD et Georges BERLIA, Les Constitutions et les principales lois politiques de la France depuis 1789, 6ème édition, 1943). La Constitution thermidorienne prévoit quant à elle un système proche des deux précédents puisque qu’une proposition du Conseil des Anciens renouvelée trois fois durant neuf ans et validé par les Cinq Cent peut entraîner la convocation d’une convention dont les décisions sont alors soumises à référendum (titre XIII de la Constitution du 5 fructidor an III). 54 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. mesurés. Le fait qu’une loi puisse nuire à une situation constitutionnellement protégée n’est cependant pas exclu, et l’on voit germer l’idée qu’il faille garantir les libertés affirmées constitutionnellement. Le principe du contrôle de constitutionnalité des lois est ainsi en voie de reconnaissance. La création du Sénat est une avancée vers la nécessaire instauration d’un tiers-pouvoir, elle est aussi une redéfinition précise du but poursuivi par celui-ci. La constitution, en tant que telle, ce qu’elle représente et par, son intermédiaire, le citoyen, sont au cœur du système politique. Lentement, l’idée d’Etat de droit s’affirme. Il ne faut pas abuser de terminologie moderne pour caractériser la situation constitutionnelle qui voit naître le Sénat conservateur. Les constituants de l’an VIII n’ont pas encore opéré le glissement théorique qui va moderniser le concept de contrôle de constitutionnalité des lois. En l’an VIII, l’objet de celui-ci est de préserver la Constitution qui n’est pas le siège de libertés fondamentales tel qu’entendu maintenant. Elle est bien un code de procédure qui, en tant que tel, est l’unique garantie admise par ses contemporains82. Les débuts de la Révolution avaient certes offert un constitutionnalisme moderne, couplant un texte de déclaration et un texte constitutionnel. L’expérience est tentée, à la fois en 1791 et en 1793, sans que pour autant leur rapport de force soit clairement établi. 1795 et surtout 1799 offrent une plus grande crainte des formulations abstraites. Ce n’est finalement que le droit qui est susceptible de garantir les droits et doit donc primer une bonne organisation politique. Lassés de voir les déclarations rester lettre morte, les constituants de l’an VIII optent pour une défense de ce qui doit primer avant tout, comme seule expression du pouvoir constituant originaire, la constitution. Le projet de l’an VIII est un projet de rupture au sein de l’évolution des idées politiques. Il donnera naissance à des institutions dont l’évolution, paradoxalement, trouve des échos chez les Idéologues, principaux opposants politiques à Bonaparte. 2) La garantie de la Constitution au service de l’idéologie : Germaine de Staël contre Bonaparte. Germaine de Staël et Bonaparte forme un couple ayant enrichi la littérature comme la pensée politique, au point qu’en dépit de leurs oppositions, ce n’est point hérésie que de les associer comme ayant contribué à l’établissement d’une vision nouvelle du contrôle de constitutionnalité. Ensemble, à des époques relativement similaires, ils vont réagir aux débats animant le Directoire sur la question de l’établissement d’un organe externe de contrôle. Ils font part tout deux de leur réflexion suite aux échecs de la Constitution de l’an III, participant au débat d’idées alimenté par la fondation des Républiques sœurs, auquel Daunou, nous le verrons, s’associera par la suite. a) La théorie de la représentation aux origines du contrôle de constitutionnalité. L’un des points de départ de la réflexion83 de Germaine de Staël réside dans la critique du jury constitutionnaire de Sieyès qu’elle appréhende comme la source d’un conflit politique permanent ; « ce jury étant lui-même éligible et temporaire eût été choisi d’après l’esprit dominant, et trois assemblées au lieu de deux se fussent réunies d’après 82 V. supra. L’essentielle de la réflexion de Germaine de Staël est contenu dans Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la république en France (cité d’après l’édition Droz, 1979). Marcel Gauchet expose comment ce manuscrit resta caché dans la mesure où le souci politique de son auteur le poussa à renoncer à sa publication. La crainte d’une critique franche des institutions du Directoire l’empêcha de livrer ses réflexions, pourtant fondamentales, au public (Marcel GAUCHET, La révolution des pouvoirs, op.cit., p 201). 83 55 Clémence Zacharie l’impulsion du moment »84. Désireuse de stabilité, l’auteur propose le transfert partiel des compétences du jury au Conseil des Anciens, dont la stabilité conduirait à la formation d’une élite aristocratique, seule susceptible de préserver les fondements démocratiques de l’Etat. Paradoxe de vouloir faire se rencontrer le principe démocratique et le principe aristocratique, de « placer les institutions démocratiques sous la sauvegarde des formes aristocratiques »85, paradoxe dans lequel on peut néanmoins voir la reproduction de la vision ecclésiale du pouvoir qui, à la façon du conseil presbytéral calviniste ou même de la République genevoise, fait de l’élite conservatrice la garantie de la sauvegarde des intérêts communs. Sans qu’elle n’en revendique directement l’héritage86, Germaine de Staël reprend la définition tripartite de la ville-église s’organisant entre les magistrats, élite restreinte, gardien des lois et chargés de leur conservation, les lois justifiant la domination des magistrats, et le peuple, soumis aux lois et aux magistrats. Les magistrats, aristocratie peu nombreuse destinée à préserver l’ordre social, préfigurent les vues de Germaine de Staël. De ce point de vue, elle annonce elle-même ce qui poussera à l’établissement du Sénat conservateur, qui, plus que le Collège des conservateurs de Sieyès, est voulu comme supérieur, indépendamment de la concrétisation de sa supériorité. Il devient le pivot de l’ordre institutionnel, à l’image du Grand Electeur, du fait de son rôle d’oracle, de gardien du temple républicain87. Il figure à lui seul un sanctuaire. L’influence de la pensée calviniste sur la fille de Necker dépasse l’imprégnation helvétique pour s’inscrire dans le courant des monarchomaques réformés qui admettent la possible résistance du peuple aux magistrats injustes tel Théodore de Bèze, ou Hotmann; selon Hotmann, la structure de l’Etat lui-même procède intégralement du peuple. Germaine de Staël ne suit pas intégralement l’idée d’une insurrection potentielle permanente ; c’est le suffrage qui peut selon elle garantir l’expression de la nation demeurée souveraine. Vision idyllique néanmoins qui conduirait selon elle à la nécessaire démission du Directeur sanctionné par un vote-censure : « si le Directoire, par son ascendant dans la chambre permanente, par son veto suspensif, par le recours aux nouvelles élections, n’obtenait pas qu’on rejetât la loi qu’il propose, il devrait s’établir de fait qu’il y aurait alors une démission dans le Directoire »88. Paradoxalement, Germaine de Staël est consciente de la naïveté de ses vues et du risque que constitue l’expression électorale de la nation : « Je le demande aux républicains éclairés : la nation est-elle assez remplie de l’amour et de la science de la liberté pour remettre tous les pouvoirs au hasard des élections annuelles »89. Foyer d’agitation permanente et de confrontation entre les institutions, le système électoral doit être contrecarré par la stabilité d’un corps conservateur qu’elle introduit avec la modification du Conseil des Anciens, au point qu’il devient presque un « sénat conservateur »90, selon Gremaine de Staël. Effectivement, la réforme du Conseil des Anciens, qui prend l’allure d’une refonte, annonce le Sénat de frimaire an VIII ; les conseillers siègent à vie et leur traitement est considérable. Germaine de Staël exige aussi que le recrutement des membres soit varié ; 150 conseillers sont issus des assemblées, 50 conseillers sont recrutés parmi l’Institut et les 84 Des circonstances actuelles …, op.cit., p 163. Idem, p 174. 86 GOYAN, Une ville-église : Genève, Paris, 1919 cité par Simone GOYARD-FABRE, Philosophie politique, XVIe- XXe , PUF, 1987, p 110). 87 Manuel CARIUS, « Le « cochon à l’engrais ». A propos du Grand Electeur dans le projet de Constitution présenté par Sieyès en 1799 (an VIII) », Revue française de droit constitutionnel, 62, 2005. 88 Des circonstances actuelles…, op.cit., p 190. 89 Idem, p 161. 90 Henri GRANGE, « Madame de Staël et la Constitution de l’an III, avant et après », in La Constitution de l’an III, Boissy d’Anglas et la naissance du libéralisme moderne, PUF, coll Politique d’aujourd’hui, 1999, p 183 et s. 85 56 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. penseurs les plus éclairés de la France et 50 autres conseillers sont les meilleurs représentants de l’armée91. Cette composition annonce ce que sera le Sénat conservateur voulu par Bonaparte comme représentatif d’une élite. Il se trouve de la même façon flanqué des attributions de la jury constitutionnaire, notamment du contrôle de constitutionnalité. Cette modification constitutionnelle n’est possible que dans la mesure où Germaine de Staël admet que l’ensemble des institutions représente la nation. En cela l’analyse de Germaine de Staël est remarquable car elle marque une rupture avec l’idée de ne voir dans l’Exécutif, et dans le Directoire notamment, qu’une émanation de la volonté représentative du corps législatif. Au contraire, « un Directoire se considérera toujours et doit se considérer comme représentant de la nation et comme délégué du pouvoir législatif »92. De cette représentativité, le Directoire tire d’une part sa force et sa capacité à s’imposer aux restes des institutions, et d’autres part, sa légitimité à être le gardien de la Constitution. Seule la représentation fonde la préservation de la norme fondamentale, idée qui sera très largement reprise par les sénateurs à l’occasion de différents sénatus-consultes ; elle leur permettra de s’imposer, au côté de Bonaparte comme seuls susceptibles d’interpréter la volonté du représenté, la nation. Le pouvoir immense du Conseil des Anciens ne se justifie que par la dimension représentative qu’il incarne et la capacité qu’a le Conseil des Cinq-Cent, élu librement, de continuer à représenter la nation. b) Émergence d’une vision bonapartiste du contrôle de constitutionnalité. Cette idée de représentation comme fondement de la garantie des institutions est très largement reprise par Bonaparte, ce qui fait d’ailleurs dire à Marcel Gauchet qu’elle constitue probablement un courant d’opinion fort répandu, en réaction notamment aux échecs du Directoire93. À l’occasion d’une correspondance avec Talleyrand,94 le général Bonaparte développe ses idées quant à la nécessité d’établir la représentation par le gouvernement au cœur de l’équilibre institutionnel puisque : « le pouvoir du gouvernement, dans toute la latitude que je lui donne, devrait être considéré comme le vrai représentant de la nation, lequel devrait gouverner en conséquence de la charte constitutionnelle et des lois organiques ». Tout comme Germaine de Staël, il voit dans le vote des représentés l’ultime sanction aux atteintes portées aux institutions : « il faut que cette branche du pouvoir public (le Directoire) ait une manière d’en appeler au sentiment du peuple, si elle était en différent avec l’autre, et le véritable jury constitutionnel, c’est le seul pouvoir supérieur à touts les autres, la volonté du peuple exprimée par de nouvelles élections qui lui sont demandées par le Directoire qui appelle à lui de la conduite de ses représentants »95. 91 Des circonstances actuelles…, op.cit., p 160. Idem, p 181. 93 Marcel GAUCHET, La révolution des pouvoirs, la souveraineté, le peuple et la représentation, 1789-1799, op.cit., p 205. 94 Correspondance de Napoléon publiée sur ordre de l’Empereur Napoléon III, op.cit., t. III, n°2223, reprise dans Correspndance générale publiée par la Fondation Napoléon, tome 1, Les apprentissagesreproduite en annexe, document 5 a. 95 Des circonstances actuelles …, op.cit., p 181. 92 57 Clémence Zacharie Germaine de Staël sait-elle seulement qu’elle vient de justifier la république sénatoriale et plébiscitaire. Car les vues politiques du jeune général annoncent très clairement l’idée de l’appel au peuple qui caractérise le pouvoir tel que perçu par Bonaparte ; pragmatique et dénuée d’idéologie, la conception du pouvoir de Bonaparte ne peut en aucun cas être qualifiée de doctrine et repose sur le principe d’efficace défense d’intérêt exprimé, indépendamment de tout acte métaphysique. L’idée même que le peuple puisse voir ses intérêts préservés par l’intervention d’un tiers pouvoir favorise celle selon laquelle un contre-pouvoir doit nécessairement équilibrer le fonctionnement des institutions. 2§ La consolidation de l’idée de contre-pouvoir. Les controverses qui agitent la France sur la question de la surveillance du respect de la Constitution n’ont pas toujours abouti à des projets tangibles. Mais il ne faut cependant pas occulter l’importance de deux phénomènes remarquables que sont les débats liés à l’établissement des Républiques sœurs, dont l’importance a déjà été évoquée, et le rôle central de Sieyès, dont le jury constitutionnaire est au cœur des passions constitutionnalistes. A. - Les « Républiques sœurs », un laboratoire constitutionnel?96 À la différence de sa devancière américaine, la Révolution française a une vocation universelle et est perçue comme illustrant le nécessaire devenir de toute société ; l’idéologie révolutionnaire débouche ainsi sur un idéal messianique. Une vision purement nationale conduit à une réflexion sur les nécessaires changements politiques à apporter à l’Europe du XVIIIe siècle. La Révolution de 1789 se distingue donc du précédent de 1787 qui ne peut être considéré comme une révolution, mais bien comme une guerre d’émancipation face à l’occupation coloniale britannique. La France révolutionnaire aspire, dans la logique d’application de son utopie, à l’exportation de ses idées et d’un modèle constitutionnel qu’elle juge nécessaire au développement de la libération des peuples. C’est en cela qu’est devenu nécessaire pour certains, dès l’été 1789, le développement de la Grande Nation, si bien décrite par Jacques Godechot97. À l’expansion idéologique s’associe une dimension politique et économique certaine ; les Girondins vont notamment souhaiter voir s’implanter aux abords de la France des états satellites, destinés à préserver nos frontières naturelles, mais aussi à permettre l’établissement d’un impérialisme économique bénéfique. Il faudra néanmoins attendre le Directoire et la chute des Montagnards, opposés à cette idée, pour que le projet des Républiques sœurs soit à nouveau relancé ; l’occupation de la rive gauche du Rhin et de la Belgique pose alors la question du statut des territoires annexés qui vont osciller entre l’annexion définitive et l’autonomie relative d’une part, et entre l’importation du modèle français de Constitution et la promotion des élites locales, d’autre part. Autonomes ou pas, les Républiques sœurs répondent au souci de nombreux thermidoriens de permettre l’installation d’un glacis protecteur autour d’une France révolutionnaire ébranlée par six longues années de tourmente et par le passage éprouvant de la Terreur. C’est donc sous l’impulsion de l’annexionniste Reubell, mais aussi de Sieyès ou de Merlin de Douai, tous trois membres de la section diplomatique du Comité de Salut Public à partir du printemps 1795, que voient le jour les différentes Constitutions des pays limitrophes. 96 Marcel GAUCHET, La révolution des pouvoirs, la souveraineté, le peuple et la représentation, 1789-1799, op.cit., p 201 97 Jacques GODECHOT, La Grande Nation, l’expansion révolutionnaire de la France dans le Monde de 1789 à 1799, 1ère édition, Aubier, 1956, 758 p. 58 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Plus par résignation que par conviction98 néanmoins, les thermidoriens tentent de donner naissance à des régimes constitutionnels, dont la création ne se fait qu’au prix d’un pragmatisme forcené. À chaque situation politique et institutionnelle, le Directoire apporte donc une solution particulière, sans qu’il soit possible de parler d’un modèle constitutionnel unique99 utilisé à chaque fois. L’Europe occidentale voit en effet se côtoyer des régimes de natures bien différentes, hésitant entre l’Etat unitaire et la structure fédérale, s’inspirant de la Constitution de 1793 ou de la Constitution thermidorienne. Telle la Hollande qui, après de nombreuses hésitations, s’inscrit dans un cadre uni, conformément à l’opinion d’une partie de sa population, alors que l’Italie est morcelée entre des Etats désireux de s’unir. L’influence de l’idéologie française est donc indéniable, mais elle demeure incohérente et insusceptible d’une approche univoque ; les Républiques sœurs ne constituent probablement pas le laboratoire constitutionnel évoqué la plupart du temps. Bien au contraire, elles sont à l’image du pragmatisme politique des membres de la section diplomatique du Comité de Salut Public, et plus tard du Directoire. C’est en cela qu’elles annoncent le constitutionnalisme de l’an VIII évoqué précédemment. À certains égards, les Républiques sœurs anticipent plus l’évolution du courant révolutionnaire français qu’elles n’en subissent l’influence ; cette caractéristique est particulièrement remarquable en ce qui concerne le contrôle de constitutionnalité des lois, né en Italie. 1) L’influence française sur les Républiques sœurs, le refus du contrôle de constitutionnalité des lois. Les Républiques sœurs commencent à attirer l’attention des juristes alors que ceuxci les avaient longtemps durant reléguées dans la sphère des phénomènes politiques, dont l’intérêt se serait limité à une approche purement historique. Si Jacques Godechot a renouvelé la question en relevant la spécificité de l’expansionnisme de la Révolution française, cela n’a pas empêché de n’appréhender celui-ci qu’à travers l’annonce qu’il a fait du Grand Empire. Ces Constitutions nouvelles ne seraient donc qu’un aspect de l’hégémonie idéologique française. La question se pose alors de savoir si elles constituent de ce fait le laboratoire institutionnel que l’on aurait pu deviner ou si elles ne font que reproduire un système préexistant. L’élaboration des Constitutions de ces républiques est l’un des éléments de réponse. Il ne faut pas cependant s’arrêter à la distinction établie entre Constitution octroyée par le Directoire et Constitution rédigée par les patriotes locaux. S’il est vrai que les Constitutions des Etats concernés sont élaborées selon des modes différents, ces spécificités ne permettent pas d’identifier un modèle constitutionnel précis reposant sur le rapport de filiation entre les Constitutions des états satellites et celle de la France. Car une remarque est essentielle. Qu’elles soient discutées librement ou rédigées directement par les politiques des pays occupés, les Constitutions des Républiques sœurs sont toutes plus ou moins inspirées de la Constitution de l’an III au point qu’il est possible de la désigner comme la « charte de toute l’Europe »100. a) Reproduction du modèle directorial. 98 Jean-Denis BREDIN, Sieyès, les clés de la Révolution française, op.cit., p 489. Il est d’ailleurs remarquable que la poursuite des intérêts du Directoire pousse celui-ci à ne pas respecter la lettre de la Constitution. Ainsi, l’annexion de la Belgique est décidée par un gouvernement provisoire le 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795) alors que la Constitution de l’an III vient d’être ratifiée par le peuple. Les départements belges ne figurent donc pas sur la liste des départements établie par l’article 3 de la Constitution, que seule une révision consécutive à un référendum pourrait modifier. La lourdeur de la procédure fait écarter l’hypothèse d’une révision. La Belgique est néanmoins considérée comme un territoire français par les thermidoriens qui voient en elle la possibilité de renforcer la frontière orientale de la France, asseyant la capitale dans son rôle de centre névralgique de ce qui commence à constituer un empire. 100 Jacques GODECHOT, La Grande Nation, op.cit., t. 2, p 423. 99 59 Clémence Zacharie En dépit des accidents survenus au cours de la rédaction, la plupart des Constitutions nées entre 1797 et 1799, l’ère d’apogée des Républiques sœurs, reproduisent le schéma directorial ; ce ne sont pas moins de dix textes qui adopteront ce modèle en trois ans101. Un rapide survol de l’Europe révolutionnaire permet ce constat. Du nord au sud, les « patriotes » locaux, aidés en cela par les armées de la République, favorisent l’installation de régimes à caractère républicain et lancent le processus de rédaction d’une Constitution, répondant en cela aux aspirations idéologiques précédemment évoquées. Ainsi la Hollande, après la guerre entamée par les conventionnels dès le 1er février 1793 et le Traité de La Haye du 16 mai 1795, voit la création de la République Batave et la disparition des Provinces-Unies et du stathoudérat. En dépit de l’existence de deux tendances au sein des patriotes hollandais, fédéraliste et unitaire, les « représentants provisoires du peuple » décident le 15 octobre 1795 de réunir une Assemblée nationale destinée à donner une Constitution à la nouvelle république. Un règlement en date du 30 décembre 1795 en organise le fonctionnement. Soutenu par le Directoire français nouvellement réuni, les unitaires obtiennent l’adoption d’un projet reposant sur la reconnaissance du principe d’unité et d’indivisibilité de la République. La commission de Constitution, chargée de rédiger le projet, est largement fédéraliste ; elle est finalement appuyée par le Directoire français que le jacobinisme des unitaires effraie. C’est donc le projet fédéraliste qui est retenu comme base de discussion par la Convention Batave du 9 frimaire an V (29 novembre 1796)102. Le projet de Constitution adopté le 11 prairial an V (30 mai 1797) demeure attaché au principe du fédéralisme dont il détaille l’application103 ; il est néanmoins rejeté par les assemblées primaires le 8 août 1797. Une seconde Assemblée nationale se réunit alors le 1er septembre 1797, conformément au décret du 30 décembre 1795104. Elle charge une nouvelle commission de Constitution de rédiger un projet. Ces travaux sont perturbés par le coup d’Etat mettant au pouvoir les unitaires, le 22 janvier 1798, fomenté avec l’appui de la France et de son représentant nouvellement arrivé, Delacroix; le Directoire l’a en effet envoyé en remplacement de Noël en décembre 1797, avec la mission pour lui d’installer un gouvernement centralisé. Le « 18 fructidor batave » a eu lieu. Il sera question par la suite du rôle que jouera à ce moment Daunou, dans la rédaction notamment du projet qui aboutira à la Constitution, et des tentatives déployées par les unitaires pour démocratiser le texte soumis par le Directoire. Sous certains aspects, ils y sont parvenus, notamment dans la rédaction des principes généraux qui, en tête de la Constitution, remplacent la Déclaration des droits thermidorienne. De ce point de vue, l’influence de la Constitution de 1793 est considérable, dans la reconnaissance notamment de droits à caractère sociaux. Mais dans son ensemble, la répartition des pouvoirs se fait sur le modèle de la Constitution de l’an III, entre un « pouvoir représentant suprême », confié à deux chambres et un « conseil d’Etat » de cinq membres destiné à recevoir les fonctions exécutives, sur le modèle du Directoire français. La différence fondamentale existante, outre le renforcement de l’exécutif dont il sera question par la suite, réside dans le rejet d’une séparation rigide des pouvoirs. Il est bien précisé que l’immixtion du Directoire exécutif dans la fonction législative est impossible, il peut faire des propositions des lois tendant au bien être de l’Etat, sans qu’il soit en mesure de leur donner forme de loi105 ; le Pouvoir Représentatif Suprême conserve néanmoins la 101 Jacques GODECHOT, La Grande Nation, op.cit., t. 2, p 421. Voir les minutes du colloque de Dijon du 4 octobre 1996, La Constitution de l’an III ou l’ordre républicain, notamment l’intervention de Roland DEBBASCH, « De la Grande République aux Républiques sœurs », p 8 et suivantes. 103 Il est long de 998 articles et est à ce titre surnommé par les contemporains « le livre épais ». 104 Jacques GODECHOT, La Grande Nation, op.cit., p 423. 105 Article 133 de la Constitution batave du 23 avril 1798 : « Il peut dans tous les temps faire des propositions au Corps représentatif et lui présenter des mesures tendant au bien être de l’Etat, mais jamais en forme de loi ». Nous citons d’après la traduction de la Constitution batave qui est donnée par Dietrich VERHAGEN 102 60 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. faculté de trancher d’éventuels conflits s’élevant entre le Directoire exécutif et les autorités judiciaires106. La supériorité du Corps représentatif est donc affirmée au détriment des autres autorités. Même s’il faut reconnaître à cette Constitution batave une indéniable « cachet », elle reste dans la ligne de la Constitution du 5 fructidor an III. La Suisse connaît des événements similaires et voit là aussi s’imposer le modèle constitutionnel de la réaction thermidorienne. Si la révolution qui l’enflamma doit être considérée comme « l’œuvre du parti révolutionnaire suisse et de l’action militaire et diplomatique de la France »107, elle répond essentiellement à la volonté manifeste de Paris d’inclure cette désormais fragile confédération dans le glacis des Républiques sœurs. La protection de la République Cisalpine au sud, l’agitation des révolutionnaires suisses à la suite du Traité de Campo-Formio en 1798 et l’occupation de la Suisse occidentale par les troupes du général Brune incitèrent le Directoire à soumettre enfin aux activistes un projet de Constitution qu’ils réclamaient d’ailleurs depuis longtemps108. L’économie générale du système d’état unitaire mis en place par Ochs est dans ses plus grandes lignes très proche de la Constitution française. En dépit de la volonté de son rédacteur de favoriser la libre expression des peuples composant la Confédération109, la Constitution helvétique tend à organiser un état unitaire, dans lequel la répartition des fonctions étatiques se fait entre un pouvoir législatif exercé par deux assemblées distinctes, le Grand Conseil et le Sénat suisse et un pouvoir exécutif aux mains d’un Directoire de cinq membres110. Malgré la division de l’Etat suisse en trois république distinctes et l’apparente crise de l’Etat unitaire à partir de 1798, - elle débouchera sur le morcellement organisé par Brune de la République helvétique entre la République helvétique, la République Rhodanique et la Tellgovie -, le système de base retenu pour l’organisation étatique reste la Constitution française de l’an III. En Italie, enfin l’ensemble des républiques instaurées par l’armée d’Italie, va se pourvoir de Constitutions essentiellement inspirées de la Constitution de l’an III. Cela est vrai dans tous les cas, que les Constitutions soient rédigées par les édiles locaux (celle de la République bolonaise ou celle de la République cispadane) ou livrées par Bonaparte ou un envoyé du Directoire (celle de la République cisalpine ou celle de la République romaine). La Constitution de l’an III est le modèle de référence que seul quelques habillages et particularisme locaux modifient. L’exécutif voit ses pouvoirs renforcés là où le principe d’Etat unitaire est encore fragile comme en Suisse, le mode de suffrage adopté, plus ou moins direct répond aux traditions démocratiques des Etats concernés. Contrairement à la France, la République bolonaise met en place en système électif ouvert aux domestiques et n’exige pas de condition de cens pour le premier degré de votation. Les Républiques cispadane, batave, helvétique et cisalpine instaurent quant à elles un réel suffrage dans L’influence de la Révolution française sur la première Constitution hollandaise du 23 avril 1798, Thèse de droit, Paris, 1949, 99 p. 106 article 260 de la Constitution batave : « Nul membre ne s’immisce dans l’exercice du pouvoir législatif ou exécutif, ni dans celui de la police. Il n’entrave jamais l’exécution d’aucune loi, ni n’appelle pour répondre devant lui aucun membre du gouvernement. L’autorité des tribunaux est déterminée par la loi. En cas de contestation entre les pouvoirs exécutif et judiciaire sur la compétence d’un objet quelconque, le Corps représentatif en décide » (souligné par nous). 107 André RUFFER, « La République Helvétique », in La Suisse et la Révolution française, sous la direction de Jean René Suratteau, Paris, 1974, Société des études robespierristes, p 65 et s. 108 En décembre 1797, Pierre Ochs, principal artisan de la réforme de l’Etat suisse alors à Paris, est chargé par Bonaparte et Reubell de rédiger une Constitution destinée à réformer l’Etat helvétique. Sous l’influence décisive du Directeur et du Général, Ochs établit un projet substituant à la Confédération un Etat unitaire. 109 André RUFFER, op.cit.,p 73. 110 Contrairement au modèle directorial français, le Directoire de la République helvétique est doté de pouvoirs importants, en matière de sûreté intérieure et extérieure de l’Etat et d’organisation générale de l’Etat, afin notamment de favoriser l’unification de la jeune république. 61 Clémence Zacharie universel. Certaines républiques adoptent en sus le principe d’une religion d’Etat, la religion catholique à Bologne, alors qu’y est aussi toléré le judaïsme. La plupart des dispositions spécifiques des Républiques sœurs ne répondent cependant qu’à des contingences locales, revendiquées d’ailleurs par les rédacteurs des différentes Constitutions ; on peut citer le cas des patriotes bataves qui se défient de voir reproduite la lettre de la Constitution de l’an III : «Les formes d’une Constitution excellente pour la nation française ne peuvent pas sur tous les points être propres à la nation batave, nation tranquille, flegmatique et déjà accoutumée à une certaine démocratie. On peut, on doit même dans la Constitution batave faire se rapprocher un peu plus des formes démocratiques que cela ne sera possible en France »111. Ces spécificités sont par ailleurs renforcées par l’habillage linguistique qui caractérise la transposition de la Constitution de l’an III ; le cas est remarquable en Italie où Daunou aura à cœur de donner aux institutions directoriales des consonances latines112. Les Républiques sœurs forment donc un ensemble institutionnel en harmonie avec le modèle thermidorien dont la principale des conséquences est justement le refus de l’instauration d’un système de contrôle de constitutionnalité des lois ; les débats de l’an III en sont la preuve. Il ne faut pas voir dans le cas des Républiques sœurs un désir d’expérimentation constitutionnelle, bien au contraire. Les rédacteurs de ces différents textes ne poursuivent pas à l’étranger la réalisation de leurs échecs idéologiques. Ils continuent à voir dans le texte de fructidor an III le parangon constitutionnel et l’aboutissement concret de la Révolution de 1789. Plus précisément, si la lucidité des constituants de l’an III n’est pas à mettre en cause quant à l’échec du gouvernement par coup d’Etat, celle-ci n’aboutit pas nécessairement à une volonté réformatrice. Même si l’exportation du modèle de l’an III ne se fait pas sans aménagements, ceux-ci demeurent timides et ne bouleversent pas l’économie générale du régime directorial. Le cas de Daunou, dont le rôle sera déterminant au moment de la rédaction de la Constitution de l’an VIII, est particulièrement remarquable de ce point de vue. b) Élaboration d’un modèle inédit. L’expression peut faire sourire, mais Daunou peut être considéré comme l’un des « pères du contrôle de constitutionnalité des lois » dont le Sénat constitue à ce jour la première réalisation tangible. Sa participation active aux débats de l’an III a été l’occasion de prises de positions connues. Cette situation de constituant privilégié en fait l’interlocuteur favori des rédacteurs de projet constitutionnels pour les nouvelles Républiques sœurs. Pierre Ochs soumettra son projet de Constitution helvétique à Merlin de Douai et à Daunou. 113 Bonaparte, tout comme il l’avait fait au moment de la rédaction 111 Lettre de la commission de Constitution batave adressée à Delacroix en date du 5 mars 1798, citée par VERHAGEN, L’influence de la Révolution française sur la première Constitution hollandaise du 23 avril 1798, op.cit., p 27. 112 La Constitution de la République romaine, traduite de l’italien sur une édition authentique regorge de références latines. Le Directoire devient le Consulat, les assemblées législatives héritent des titres de Tribunat et de Sénat, les juges de pais sont des prêteurs, les greffiers des scribes, les receveurs des questeurs, etc. … . Cette latinisation n’est pas en elle-même étonnante si l’on tient notamment compte des débats constitutionnels devant la Convention qui virent la promotion de l’inspiration romaine. Les projets de Sieyès et de Daunou sont d’ailleurs truffés de terminologies romaines. Ce courant s’inscrit dans la filiation intellectuelle des lumières déjà évoquées (on lira à ce propos avec intérêt l’ouvrage de Jacques BOUINEAU, Les toges du pouvoir ou la révolution de droit antique, Association des publications de l’université de Toulouse Le Mirail, édition Eché, 1986, 556 p). 113 Le débat est ouvert pour savoir qui de Merlin de Douai ou de Daunou eu la plus grande influence sur le projet de Ochs. Par l’intermédiaire de Reubell, dont il était l’ami, il va tenter d’obtenir le conseil de Bonaparte, qui refusera de se prononcer. Il semble néanmoins que Daunou, plus que Merlin de Douai, se soit intéressé au projet. C’est ce qu’avance Raymond GUYOT ( « Du Directoire au Consulat, les transitions », in Revue Historique, t. LXI, 1912, p 1 et s), mais aussi Jean-Louis HAROUEL ( Les Républiques sœurs, PUF coll. 62 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. de la Constitution Cisalpine avec Sieyès, réclamera son intervention avec celle de Florent et de Monge pour l’écriture de la Constitution romaine, soucieux de voir des juristes sérieux se pencher sur le destin constitutionnel de la jeune république. Daunou apparaît, quoi qu’il en soit, comme l’un des constituants crédible de la période directoriale. C’est pour cette raison qu’il est le principal artisan du Projet de Constitution pour la République batave remis à Delacroix à la fin de 1797 afin qu’il soit soumis à la commission de Constitution114. S’inspirant du projet de Constitution rejeté en 1797 par les électeurs bataves, de la Constitution de l’an III, pour laquelle il conserve une totale tendresse et de « quelques nouvelles idées »115, il avoue avoir comme objectif de consolider le pouvoir exécutif au point de lui octroyer la puissance faisant défaut au Directoire français. Il affirme ainsi s’être « appliqué à rendre au pouvoir législatif et surtout au pouvoir exécutif la puissance qui leur est nécessaire ». Cette puissance du Conseil d’Etat, le terme désignant le Directoire batave, n’est que relative puisque Daunou se montre soucieux de l’opinion démocratique, majoritaire chez les unitaires hollandais, qui tendrait à refuser à cette institution des pouvoirs supplantant la représentation nationale116. Sont cependant attribuées au Conseil d’Etat la faculté d’orienter l’ordre du jour ainsi que la garantie de ne pas voir ses décisions supprimées par le Corps législatif. Mais lui est surtout reconnu celle d’opérer une sorte de contrôle de constitutionnalité des lois a priori. Daunou expose en effet que « lorsque par l’examen du préambule d’un acte du corps législatif le Conseil d’Etat reconnaît que les formes prescrites par la Constitution n’ont pas été observées, il renvoie la loi à la chambres des anciens en exposant le motif qui s’oppose à cette publication »117. Cette création de Daunou est intéressante mais relative par son innovation. Intéressante, car elle constitue indéniablement une tentative de rationalisation des rapports des différents pouvoirs destinée à préserver notamment un semblant de constitutionnalisme. Elle constitue en cela un événement précurseur dont l’importance est bien souvent ignorée puisqu’elle entraîne la remise en cause indirecte de la représentation nationale par la critique directe de son expression, la loi, donnant à l’exécutif un poids nouveau qui lui a été toujours refusé ; elle se détache ainsi de l’idée d’association de la censure de la loi à celle de représentation, précédemment évoquée. Cette création de Daunou est néanmoins relative, à deux égards. Dans sa portée pratique tout d’abord, puisque ne sont pas évoqués les effets finaux de cette censure du Conseil d’Etat. Si elle fait état de l’opposition du Conseil d’Etat, la proposition du Daunou n’expose pas les Que sais-je ?, 1997), s’appuyant en cela sur les liens d’amitié unissant Ochs à Reubell. C’est aussi ce que l’on peut déduire de l’analyse que fait Marcel Gauchet de l’implication de Daunou dans la création des Républiques sœurs (La révolution des pouvoirs , la souveraineté, le peuple et la représentation 1789-1799, NRF, 1995, p 209 et s). Mais c’est surtout le parallèle qui peut être fait entre Le projet de Ochs et le projet de Daunou en l’an VIII, -reproduit par Taillandier - qui doit être remarquer. Tous deux contiennent des innovations spécifiques, propres notamment à renforcer l’exécutif, nationnalement comme localement avec la création du préfet (article 58 du projet de Daunou, cité p 182 de TAILLANDIER, Documents biographiques sur Daunou, Paris, Didot, 2ème édition, 1847). 114 Marcel Gauchet fait état de la controverse existant autour de l’attribution du projet puisque, là encore , le rôle de Merlin de Douai est mis en avant par certains, notamment Raymond GUYOT (in « Du Directoire au Consulat, les transitions », op.cit., p 15 et s). Je suivrai pour ma part le point de vue de Marcel Gauchet qui reconnaît clairement dans les papiers de Daunou un brouillon du Projet de Constitution pour la République batave conservé aux archives nationales (AF III 70, dossier 283, plaq. 2, papiers de Directoire, relations extérieures). Ce projet correspond de plus, notamment sur la question du contrôle de constitutionnalité des lois, à l’esprit de Daunou plus qu’a celui de Merlin de Douai. 115 Marcel GAUCHET, La révolution des pouvoirs, op.cit., p 209 et s. 116 « on eût pu faire d’avantage pour le dernier de ces pouvoirs si l’on eût craint de trop offenser les idées démagogiques qui paraissent très répandues et très accréditées dans la République batave », cité par Marcel GAUCHET, op.cit., p 209. 117 Idem, p 209. 63 Clémence Zacharie limites de celle-ci. Il n’est en effet pas expliqué si le refus de promulguer la loi est définitif et si une nouvelle délibération du Corps législatif dans le sens contesté par le Conseil d’Etat ne contraint pas celui-ci à une promulgation forcée. Dans sa portée théorique enfin, l’innovation que constitue le pouvoir de censure du Conseil d’Etat ne conduit à aucun des systèmes proposés par les rédacteurs de la Constitution de l’an III et ne constitue finalement qu’une petite concession à l’idée de garantie des droits par le contrôle de constitutionnalité des lois. Daunou semble ici avoir cédé à un mouvement général de défiance à l’égard du contrôle de constitutionnalité, ce qu’il reconnaît lui-même118. Cette remarque est fondamentale car elle révèle la nature profonde des Républiques sœurs qui ne peuvent être appréhendées comme de réels laboratoires constitutionnels. Les rédacteurs des textes soumis aux auteurs des nouvelles Constitutions restent prudents et n’utilisent pas cette aire constitutionnelle comme le moyen de tester certaines innovations institutionnelles. Leur objectif principal se distingue de toute dimension messianique, limitée la plupart du temps à des déclarations de principe119 qui ne cachent pas assez la dimension utile de la création d’Etats satellites. Le refus de favoriser l’organisation d’un contrôle de constitutionnalité des lois au sein des Constitutions des Républiques sœurs ne permet néanmoins pas de voir en elles des phénomènes anecdotiques sur la question. Bien au contraire, les Républiques sœurs favorisent l’identification de la maturation idéologique de la question en Europe car elles connaissent en effet le premier cas d’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des lois. De ce point de vue, leur influence sur la France et son évolution constitutionnelle est tout à fait remarquable. 2) L’influence des Républiques sœurs sur le droit français, le premier contrôle de constitutionnalité des lois. Les Constitutions des Républiques sœurs constituent plus un augure qu’une réelle expérimentation du contrôle de constitutionnalité des lois. Elles témoignent de l’évolution des idées constitutionnelles en Europe et ne doivent pas simplement être regardées comme les laboratoires qu’elles n’ont pas été. Les Français n’ont pas utilisé la République parthénopéenne, seule république sœur à organiser un contrôle de constitutionnalité des lois, pour essayer la mise en pratique d’un contrôle de ce type ; le Sénat procède quant à lui de cette évolution que constituent les éphores napolitains qui peuvent être considérés comme faisant état d’une certaine maturation de l’idéologie révolutionnaire sur la question. Bien plus que la Constitution de l’an III dont elles reproduisent d’ailleurs le fonctionnement par coups d’Etat, les Constitutions des Républiques sœurs annoncent la Constitution de l’an VIII. a) Le cas unique de la République parthénopéenne. La République parthénopéenne est proclamée à Naples par Championnet, le 23 janvier 1799. Les conditions de sa création sont absolument déterminantes dans la mesure où celle-ci fut imposée au Directoire en la personne de son commissaire Faipoult que l’évolution des événements rendait méfiant ; le Directoire souhaitait en effet garder 118 « on s’est abstenu à plus forte raison de proposer l’essai d’un jury constitutionnaire ; institution infiniment séduisante mais dont l’épreuve ne serait peut-être pas sans péril », Marcel GAUCHET, La révolution des pouvoirs, op.cit., p 209. 119 Telle cette proclamation de la Convention nationale adressée aux Hollandais : « Nous ne venons point ici en dominateurs, mais en frères, auxquels vous pouvez vous unir en toute confiance ; la nation française respectera votre indépendance ; le peuple batave, faisant usage de sa souveraineté, pourra seul altérer ou améliorer la Constitution de son gouvernement », cité par Dietrich VERHAGEN, L’influence de la Révolution française sur la première Constitution hollandaise du 23 avril 1798, op.cit., p 2. 64 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Naples comme monnaie d’échange dans le cadre d’un conflit se préparant avec la reconstitution d’une seconde coalition120. Championnet impose donc, contre l’avis du Directoire, une république. À très juste titre, Jean-Louis Harouel la désignera comme la « république répudiée » par le Directoire121, ne participant à aucun moment à son établissement, constitutif il est vrai, d’une dictature au profit de Championnet. La République parthénopéenne demeure cependant l’un des plus beaux aboutissements pratique de l’idéologie ayant présidée aux débats animant alors le Directoire. Sous l’impulsion de Mario Pagano, juriste et philosophe disciple de Vico, les napolitains, et eux seuls, vont élaborer une Constitution pétrie de culture antique, entièrement tournée vers un esprit d’harmonie constitutionnaliste, même si on retrouve dans ses grandes lignes l’inspiration de la Constitution de l’an III122. L’innovation principale de cette Constitution réside dans la création d’un éphorat, défini par l’un de ses spécialistes comme « une sorte de cour constitutionnelle »123, remarquable car unique, tant au sein des Constitutions italiennes qu’au regard de la Constitution référence que fut celle de l’an III124. Les éphores sont en ce point remarquables qu’ils constituent une part de la représentation nationale, destinée, à ce titre à s’opposer aux abus du pouvoir étatique. Tout comme les éphores spartiates, ils sont en effet renouvelés annuellement, du fait de l’ampleur de leurs prérogatives125. Ils se distinguent en cela du Sénat conservateur, voulu comme stable par les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII et à aucun moment perçu comme une menace par eux ; il ne détient pas de pouvoirs aussi étendus que ne le furent ceux des éphores. Leur rôle détaillé par la Constitution napolitaine126, regroupe plusieurs prérogatives particulièrement étendues qui le situent à la croisée théorique des nombreuses tentatives d’instauration de ce que nombres de théoriciens désignent comme une cour suprême. Ghisalberti définit lui-même cette institution comme le résultat de la double influence du jury constitutionnaire de Sieyès et de la Cour Suprême des EtatsUnis, bien qu’elle offre un cadre beaucoup plus souple que le jury constitutionnaire, jugée par lui « quanto mai macchinoso e pesante »127. De ce fait, la Constitution napolitaine instaure une institution accordant les deux modèles de la convention périodique et du tribunal constitutionnel au point d’établir un réel « compromis »128. Se trouvent donc associés, selon la vision des Idéologues de la garantie des droits, la préservation de la norme et le progrès de la norme, à l’image de l’évolution que connaîtra le Sénat conservateur129. b) L’annonce du système sénatorial. Particulièrement remarquable par son originalité, la République parthénopéenne l’est aussi par le degré d’évolution du concept de contrôle de constitutionnalité des lois qu’elle représente. 120 Jacques GODECHOT, La Grande Nation, op.cit., t. 2, p 435. Jean-Louis HAROUEL, Les Républiques sœurs, op.cit., p 63. 122 Pour la description de la Constitution parthénopéenne, voir notamment Jacques GODECHOT, La Grande Nation, op.cit., p 435 et s. 123 Carlo GHISALBERTI, Le costituzioni « giacobine, Guiffrè, 1957, p 257. 124 Idem. 125 Marcel GAUCHET, La révolution des pouvoirs, op.cit., p 211. 126 Pas moins de trente articles sont consacrés aux attributions des éphores (articles 350 à 380 de la Constitution parthénopéenne), éclatées, il est vrai entre des compétences très spécifiques telles le contrôle de constitutionnalité des lois, la censure des lois inconstitutionnelles, la modification des textes devenus inadéquats avec l’expérience, l’abrogation des lois inconstitutionnelles etc. 127 Carlo GHISALBERTI, Le costituzioni « giacobine », op.cit., p 258. 128 Marcel GAUCHET, op.cit., p 211. 129 Carlo GHISALBERTI, op.cit., p 260. 121 65 Clémence Zacharie Elle est tout d’abord révélatrice du degré de conscience politique des acteurs politiques du moment et du besoin ressenti par eux de faire progresser les institutions directoriales. Larevellière dira : « nous nous apercevons chaque jour que cet ordre des choses occasionne un tiraillement effroyable »130. La multiplication des projets s’étant succédés depuis 1791 n’a jamais été perçue par les différents constituants comme le simple établissement d’un catalogue de doctrine, bien au contraire. Elle est le reflet d’un désir de conceptualisation tendant de plus en plus vers l’efficacité constitutionnelle. Si ces débats n’ont jamais abouti à une matérialisation institutionnelle, la création de l’éphorat, outre qu’elle illustre le rayonnement de l’école de pensée révolutionnaire, incarne la maturité de celle-ci, anticipée par les développements idéologiques du contrôle de constitutionnalité des lois131. Elle est surtout annonciatrice du nécessaire devenir du Sénat conservateur. L’institution sénatoriale n’est pas fondée en l’an VIII ; la pratique consulaire et la volonté politique du Premier consul vont la modeler, au point d’en faire l’une des expressions de la volonté populaire. Le principe de représentation caractérise l’éphorat qui s’appuie sur lui pour justifier son existence et sa capacité à contrer le corps législatif. Germaine de Staël avait déjà anticipé cette conception de la représentation, qui, bien que confidentielle à l’époque, révèle une prise de position particulière des Idéologues ; elle transparaissait dans le discours d’un Bonaparte en formation. Elle sera confirmée par le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX par lequel le Sénat conservateur se reconnaît la compétence d’exprimer la réalité de la volonté constituante. De ce point de vue, les Républiques sœurs n’ont pas été les laboratoires constitutionnels du Directoire ; timoré et calculateur, celui-ci a essentiellement veillé à préserver sa stabilité politique, au regard de la situation internationale. Ses succès en la matière sont plus que relatifs. Les Républiques sœurs sont en revanche à l’image de l’idéologie qui a façonné le Sénat conservateur ; elles en sont l’annonce constitutionnelle et deviennent un rouage essentiel de la compréhension de l’acceptation du contrôle de constitutionnalité, comme le fut avant elles la jury constitutionnaire de Sieyès. B. - Les tentatives de conceptualisation du contrôle de constitutionnalité des lois, le jury constitutionnaire de Sieyès. Le projet de jury constitutionnaire, défendu par Sieyès à l’occasion de deux discours des 2 et 18 thermidor an III132, alors que la Convention bataillait pour donner un système institutionnel viable à une France meurtrie par plusieurs années de Terreur, marque un tournant dans l’histoire constitutionnelle française. Il s’agit d’une réflexion poussée sur la question du contrôle de constitutionnalité dont Sieyès se pose en défenseur acharné et à laquelle il affirme apporter une réponse nécessaire et ingénieuse. A certains égards, la plupart des constitutionnalistes suit l’idée de Sieyès en identifiant le jury constitutionnaire comme la première conceptualisation de l’idée de contrôle de constitutionnalité des lois. Cette lecture est évidemment fausse ; la multiplication des projets dès les débats de 1791 est de ce point de vue révélatrice. Demeure cependant certain le fait que le projet de Sieyès constitue un point de départ déterminant pour l’histoire du contrôle de constitutionnalité des lois. Il aurait notamment permis le débat théorique lors de l’élaboration des Républiques sœurs. Sieyès est sans aucun doute lu à l’étranger133, mais pas nécessairement suivi. La Constitution d’un 130 Cité par Raymond GUYOT, « Du Directoire au Consulat, les transitions », op.cit., p 12. V.supra. 132 Ces discours sont reproduits dans le Moniteur (t. XXV) mais une excellente analyse en est faite par Paul BASTID qui en donne une édition (Les discours de Sieyès dans les débats constitutionnels de l’an III, thèse de lettre complémentaire , Paris, Hachette, 1939, 100 p. 133 voir notamment Carlo GHISALBERTI, Le costituzioni « giacobine », Milano, Guiffrè, 1957. 131 66 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. précédent n’est pas l’enjeu principal des discours de l’an III. Plus qu’il n’a créé, le jury constitutionnaire permet en effet le débat et est, de ce point de vue, un moteur remarquable de la pensée juridique du moment, véritable catalyseur de l’idéologie thermidorienne. La position de Germaine de Staël en est une preuve et permet de voir dans les discours de Sieyès l'occasion fournie aux constitutionnalistes de prendre position sur la question de la valeur de la Constitution et de sa nécessaire garantie. L’étude des points de vue de Sieyès, alors membre du Comité de Salut Public et à ce titre exclu de la Commission des Onze est intéressante en ce qui concerne l’identification d’une filiation idéologique plus que de celle d’un père fondateur (nous avons vu au demeurant que la détermination de celui-ci n’était finalement que d’importance relative). Alors seulement il sera possible de voir si le Sénat constitue un aboutissement théorique et s’il s’inscrit à ce titre dans une lignée idéologique, qui n’est peut-être pas celle du jury constitutionnaire, ou si, au contraire, le Sénat doit être perçu comme un élément de rupture dans la philosophie révolutionnaire française. Cette compréhension n’est possible que si l’on approche la pensée de Sieyès dans sa globalité et si on ne s’arrête pas au seul cas du jury de l’an III pour étudier celui du Collège de conservateurs de l’an VIII. 1) 1795 ou les limites du jury constitutionnaire. Faut-il suivre Michel Troper et voir dans la création du jury constitutionnaire un formidable coup de poker politique, fruit d’une tactique destinée à lui permettre d’imprimer son empreinte sur des institutions qu’il semble pourtant bouder 134? Il est fort probable que le jury de Sieyès repose sur un paradoxe entachant la démarche de celui qui, à certains égards, reste l’un des pères du constitutionnalisme moderne. a) Le système imaginé par Sieyès. Les discours des 2 et 18 thermidor an III sont l’occasion pour Sieyès d’exposer les grandes lignes d’un système qu’il juge nécessaire pour assurer la viabilité du régime naissant. Si l’opinion du 2 thermidor permet l’établissement d’un plan général, l’opinion du 18 thermidor, réclamée par les membres de la Commission des Onze, comme seul apport réel à la discussion constitutionnelle déjà largement entamée135, constitue un développement poussé de l’institution du jury constitutionnaire. L’idée n’est pas tout à fait neuve chez Sieyès qui avait ébauché dès 1790 un projet de tribunal politique, « le vengeur des lois », véritable cour nationale dont les quatre chambres, le grand conseil de police, le grand conseil de révision, le tribunal politique et le tribunal des crimes d’Etat, veillaient au respect par l’administration de ses prérogatives136. S’il ne s’agit pas d’un organisme de contrôle de constitutionnalité des lois au sens où nous l’entendons maintenant, il annonce néanmoins le développement chez Sieyès de l’idée de garantie du respect des compétences constitutionnellement établies. L’Opinion du 2 thermidor constitue néanmoins une interprétation plus poussée de la nécessité de l’établissement d’un organe de contrôle de constitutionnalité des lois, puisqu’il demande « un véritable corps de représentants avec mission spéciale de juger les réclamations contre toute atteinte qui serait portée à la Constitution »137. Il propose donc la création d’un corps spécifique, le 134 Michel TROPER, « Sieyès et le jury constutionnaire », in Mélanges Pierre Avril, La République, Montchrétien, 2001, p p 265 et s. 135 Michel TROPER, op.cit., p 267. 136 Cité notamment par Colette CLAVREUL, L’influence de la théorie d’Emmanuel Sieyès sur les origines de la représentation en droit public français, thèse, Paris II, 2 volumes, 1982, p 156 et s. 137 Opinion du 2 thermidor an III, édition établie par Paul BASTID, précitée, p 20. 67 Clémence Zacharie jury constitutionnaire138. L’article IV du projet faisant suite à l’Opinion du 2 thermidor le présente sous la forme la plus simple possible : « Il y aura sous le nom de jurie constitutionnaire, un corps de représentants, au nombre des trois vingtièmes de la législature, avec mission spéciale de juger et prononcer sur les plaintes en violation de Constitution qui seraient portées contre les décrets de la législature »139. Le discours du 18 thermidor an III précise les conditions de ce contrôle de constitutionnalité des lois. Le jury constitutionnaire est composé de 108 membres (article 2 du projet de Sieyès),140 désignés dans le corps des deux conseils législatifs dans le cadre d’une cooptation (article 3 du projet de Sieyès)141 ; le renouvellement du jury se fait annuellement par tiers. Il connaît des actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par les conseils législatifs et les citoyens pris individuellement (article 6 du projet de Sieyès)142. Le Directoire est donc exclut de la liste des institutions susceptibles de saisir le jury ; ce faisant, Sieyès s’oppose au projet de la Commission des Onze dont le titre XIII consacré au contrôle de constitutionnalité des lois, prévoit quant à lui l’intervention directe de l’exécutif dans l’application de celui-ci143. Ses motivations sont celles qui font accepter cette saisine aux membres de la Commission des Onze. Le Directoire, trop faible à ses yeux, ne devrait pas être gardé alors que les rédacteurs du projet de Constitution souhaitaient voir cet exécutif conservé et renforcé par le droit de saisine du jury. Thibaudeau est l’un des plus ardents défenseurs de cette idée : « Dans le plan de Sieyès, le Directoire exécutif est privé du droit de réclamation auprès du Jury Constitutionnaire : et cependant, ce serait lui qui en aurait le plus besoin ». Sieyès établit son domaine de compétence sur les actes qu’il définit lui-même comme « responsable » ; cette terminologie ajoute à la confusion d’un propos déjà obscur, et il est bien évident que, s’il est possible de parler d’agents responsables, il est difficile d’évoquer des actes responsables. Les actes, par leur teneur, ne sont que le support d’une éventuelle responsabilité. Sieyès exclut là du domaine de la compétence du jury, les actes des officiers publics responsables qui ont déjà des juridictions propres. Le jury ne participe donc pas à l’établissement d’une magistrature administrative par exemple et demeure une juridiction d’exception. Il répond au désir de Sieyès de voir établi un « tribunal de cassation dans l’ordre constitutionnel »144 qui selon lui, se justifie par l’idée que la Constitution doit être sanctionnée pour s’imposer comme une réelle norme : « une Constitution est un corps de lois obligatoires, ou ce n’est rien »145. Le mérite essentiel de l’institution d’un contrôle de constitutionnalité est donc, en imposant le principe d’un contrôle externe de la constitution, de reconnaître la valeur normative de celle-ci qui dépasse le simple cadre d’une définition de compétences. Cependant, le projet de Sieyès contient en germe les raisons de son échec. b) L’incohérence du système de Sieyès. 138 Sur les hésitations de Sieyès quant à la désignation de ce nouveau corps sous le terme de jurie ou de jury, voir notamment le commentaire de Paul Bastid qui évoque la passion antibritannique de Sieyès comme moteur des variations sémantiques de l’abbé dans la désignation de sa nouvelle création institutionnelle (Les discours de Sieyès dans les débats constitutionnels de l’an III, op.cit., p 67, note 54). Je me tiendrais pour ma part à l’acception la plus courante de jury constitutionnaire, débarrassée de toute tentative de francisation. 139 Opinion du 2 thermidor an III, édition précitée, p 30. 140 Opinion du 18 thermidor an III, édition précitée, p 45. 141 Idem. 142 Idem p 45 143 Projet de la Commission des Onze, cité par Paul BASTID, op.cit., p 113 : article 6 : « le jury constitutionnaire connaît des seules demandes en inConstitution qui sont portées devant lui par l’un ou l’autre conseil législatif, ou par le directoire exécutif, contre tous les actes de législation, de gouvernement ou d’exécution ». 144 Opinion du 18 thermidor an III, édition précitée, p 33. 145 Idem, p 32. 68 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Le projet de jury constitutionnaire de Sieyès n’est pas viable en tant que tel, car il repose sur une succession de paradoxes. Sa nature est paradoxale, tout d’abord, car en permanence, Sieyès oscille entre l’idée de corps politique et de juridiction de telle sorte qu’il est impossible d’identifier la nature précise de cette institution. La référence judiciaire est constante. L’admission de la Constitution comme une norme renvoie à une idée de contrôle juridictionnel et à celle d’une « magistrature »146 destinée à en assurer la garde. Il désigne les décisions du jury comme des « arrêts »147 ; il définit sa mission comme celle d’un « tribunal de cassation »148 et ne peut en aucun cas se saisir lui-même. Parallèlement à cela, le jury est très clairement un organe de type politique, revendiqué par Sieyès comme « un corps de représentant »149, et dont la procédure et le mode de recrutement sont plus proches d’un organe de ce type que d’une cour constitutionnelle. Magistrature constitutionnelle d’une part, organe de décision politique, d’autre part, cet écartèlement institutionnel est renforcé par le dédoublement fonctionnel suggéré par le second des discours de Sieyès. Si l’Opinion du 2 thermidor an III est l’occasion de proposer l’instauration d’un organe de contrôle de constitutionnalité des lois, l’Opinion du 18 thermidor an III voit se multiplier les fonctions attribuées au jury puisque lui sont confiées la charge de réviser la Constitution et celle de se prononcer dans les cas de jugement en équité naturelle. Il n’est pas ici question de faire l’étude de ces attributions particulières du jury150, mais il est remarquable de voir comment Sieyès, avant le Sénat conservateur en l’an X, confie à l’organe chargé de la conservation de la norme constitutionnelle, la faculté de réviser celle-ci. La lecture que Sieyès a de la fonction législative peut permettre de comprendre cette situation. Ainsi que Lucien Jaume l’a parfaitement démontré, Sieyès adopte très rapidement une philosophie du jugement pour caractériser l’action du législateur151. Celui-ci, loin de prendre une décision en tant que mandataire, ne fait qu’exprimer la rencontre de besoins et de solutions adaptées. La loi ne peut dès lors être envisagée comme une manifestation de volonté, mais comme la solution apportée par la représentation aux besoins des gouvernés152 et de la structure étatique ; cette idée se retrouve dans la spécificité de la fonction que Sieyès attribue au législateur : « je demande une législature unique, c’est-à-dire un seul corps de représentants chargé de voter la loi, siégeant dans une seule chambre. Après avoir mis en représentation, d’un côté la demande des besoins des gouvernés (le Tribunat), de l’autre la demande des besoins des gouvernés et du gouvernement (le gouvernement proprement dit) il fallait prononcer et par conséquent faire représenter le jugement national par un corps qui seul sera la législature. J’y vois, à proprement 146 Opinions du 18 thermidor, édition précitée, p 32. Article 6 du projet de jury constitutionnaire, idem, p 45. 148 V.supra. 149 Opinions du 2 thermidor, édition précitée, p 20. 150 On se reportera une fois de plus avec intérêt à l’étude de Marcel GAUCHET sur la question dans La révolution des pouvoirs, op.cit., p 159 et s. 151 Lucien JAUME, « Sieyès et le sens du jury constitutionnaire : une réinterprétation », Revista Electronica de Historia Constitucional, n°3, juin 2002. 152 La représentation des besoins des gouvernés plus que celle de leur volonté est au cœur de la philosophie de Sieyès qui tente ainsi de contrer l’idée d’une expression de la souveraineté hégémonique selon une lecture rousseauiste. Dans ses manuscrits comme dans ses œuvres publiées figure cette nécessaire rencontre besoins-réponse à ceux-ci. La représentation, plus qu’une manifestation de volonté est donc avant tout une solution pratique assortie d’une décision puisque le représentant décide pour le représenté, se substituant intégralement à lui. En cela, la représentation est la solution ultime de la préservation de la liberté (voir notamment « Fragments politiques », AN 284 AP 5-1/4 reproduit dans Des manuscrits de Sieyès, 1773-1799, Christine FAURÉ (dir.), avec la collaboration de J. Guilhaumou et J. Vallier, Paris, Champion, 1799, p 487) : « La double représentation des besoins et des moyens garantit la liberté et l’impossibilité des révolutions ». Il en sera question par la suite , à l’occasion de l’étude de la question de la représentation dans le régime consulaire. 147 69 Clémence Zacharie parler, un tribunal suprême chargé de faire droit aux propositions, de part ou d’autre, débattues, défendues, contredites ou convenues suivant qu’elles sont utiles au peuple, dont il représente le jugement »153. Sieyès reproduit cette vision de la représentation pour le jury constitutionnaire qui en détient une part. La défiance à l’encontre d’une expression anarchique de la souveraineté154, que d’aucun souhaiterait omnipotente mais que Sieyès limite au cadre de son expression représentative, justifie la multiplication des fonctions du jury constitutionnaire. C’est notamment pour lutter contre une souveraineté à l’expression excessive que Sieyès s’appuie sur la représentation, au point d’admettre un système de « représentation-substitution » qui se distingue clairement de l’idée de mandat. La représentation permet une expression de la volonté nationale et ne saurait être identifiée à la volonté d’un peuple dont la réalité ne correspond d’ailleurs pas à la dimension politique de l’Etat. C’est dans cette mesure que peut être reconnue l’annonce de la position qu’adoptera le Sénat en tant qu’interprète de la Constitution de l’an VIII et, à ce titre, de la volonté nationale. Se définissant comme représentant de celle-ci, il en déduit sa capacité à modifier le texte constitutionnel, sans que cette faculté ne lui ait été attribuée auparavant. Il adopte ainsi l’idée d’une représentation-substitution à l’image de celle développée par Sieyès. La filiation entre le jury constitutionnaire et le Sénat se limite à cet aspect des choses. Il est impossible d’établir une relation directe entre le Sénat de l’an VIII, tel que voulu par les rédacteurs du texte de frimaire, et le jury constitutionnaire de Sieyès, dont l’obscurité des vues155 n’a pas permis d’établir un système susceptible d’inspirer les sections des deux conseils du Directoire. 2) 1799, vers la concrétisation des théories de Sieyès ? L’opposition radicale que Sieyès rencontre après l’exposition de son projet de jury constitutionnaire ne le dissuadera pas d’instaurer une magistrature constitutionnelle. Cette idée suscitera suffisamment de réactions156 pour qu’il en mesure l’importance. Les suites du coup d’Etat de Brumaire seront l’occasion pour l’ancien directeur d’exposer à nouveau ses vues constitutionnelles. S’il est clair que la « Théorie Constitutionnelle de Sieyès par Boulay de la Meurthe »157 doit être replacée dans le cadre plus large de l’évolution de la pensée de l’auteur, au point d’en limiter l’intérêt propre158, elle n’en demeure pas moins une très belle vue d’ensemble des idées de Sieyès et de sa volonté d’établir une transition politique durable entre l’autoritarisme monarchique et des principes républicains réformés. a) La théorie constitutionnelle de Sieyès revue par Boulay de la Meurthe. La Théorie de 1799 se veut celle de l’expérience. L’histoire de la rédaction de la Constitution de l’an VIII est bien connue ; un bref rappel sera fait. Il est d’ores et déjà possible de dire que l’absence d’un projet rédigé des idées de Sieyès, pourtant attendues 153 Opinions du 2 thermidor an III, édition précitée, p 23. Si la peur d’une souveraineté jaillissante vient très certainement de l’expérience terroriste, Sieyès justifie son rejet par la dimension monarchique qu’elle incarne : « ce mot ne s’est présenté si colossal devant l’imagination, que parce que l’esprit des Français, encore plein de superstitions royales, s’est fait un devoir de le doter de tout l’héritage de pompeux attributs et de pouvoirs absolus qui ont fait briller les souverainetés usurpées » (Opinions, op.cit., p 17). 155 Paul BASTID, Siéyès et sa pensée ,Hachette, 1970, p 329 et s. 156 v. supra. 157 Théorie constitutionnelle de Sieyès par Boulay de la Meurthe, Paris, 1836, 73 p. 158 V. supra. 154 70 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. par tous au point qu’il est considéré par tous comme un « augure constitutionnel »159, poussa Boulay de la Meurthe à prendre sous sa dictée les grandes lignes de sa construction constitutionnelle. La Théorie prise en note par Boulay n’est donc qu’un canevas, selon Sieyès, empli des échecs de son auteur qui n’a jamais pu tenir le rôle de démiurge politique qu’il aurait souhaité. Ce texte n’est donc pas le texte brillant attendu de tous, mais bien l’image de la désillusion d’un homme qui se sent fondamentalement incompris. Plus pragmatique que les anciens projets de l’abbé, la Théorie n’en est pas moins confuse, à l’image de l’impossibilité qu’a son auteur de se départir d’un intellectualisme forcené. L’idée de Sieyès de « revenir aux principes de 1789 »160, si souvent mentionnée, devrait être lue comme la volonté de Sieyès de revenir à la lecture des principes de 1789, au centre desquels la représentation tient une place déterminante puisque « la démocratie brute est absurde ; fut-elle possible, le système représentatif est bien supérieur, seul capable de faire jouir de la vraie liberté et d’améliorer l’espèce humaine »161. L’intérêt du peuple fonde donc le système représentatif dont la conséquence immédiate est d’ôter au simple citoyen toute faculté de parole au profit des droits « d’un simple associé »162. Seule l’association représente le citoyen, association dont l’efficacité justifie le recours aux fameuses listes de notabilité qui caractérisent le système de l’an VIII. La garantie du bon fonctionnement de la représentation repose sur le système de désignation des représentants par un Collège de conservateurs chargé de choisir au sein des listes de notabilité l’ensemble des membres du Corps législatif et du Tribunat. L’épuration ultime des listes de notabilités par le Collège des conservateurs garantie la désignation par celui-ci de l’élite des citoyens. Cela est fait sans arrière-pensée politique puisque ses membres siègent à vie, et sont incapables de remplir toute autre charge. Le Collège ne constitue pas de menace et répond à la simple nécessité d’une magistrature constitutionnelle : « Ce Collège n’est rien dans l’ordre exécutif, rien dans l’ordre législatif. Il est parce qu’il faut qu’il soit, parce qu’il faut une magistrature constitutionnelle »163. Son existence se justifie donc « non seulement pour le maintien de la Constitution, mais pour les améliorations successives que le progrès des lumières et les besoins de l’Etat pourraient solliciter »164. Les Conseils législatifs qu’il désigne vont, ensemble, concourir à la représentation des citoyens, la représentation des besoins étant assurés par le Tribunat, les solutions étant apportées par le Corps législatif. L’échange entre les deux conseils se fait selon des règles proches de celles d’un tribunal ; « il y a donc débat, il y a plaidoirie devant le Corps législatif ; il faut que celui-ci ait la contenance et l’impartialité d’un jury ou d’un tribunal de juges ; il faut qu’il écoute en silence les deux parties »165. b) Le Collège des conservateurs, ultime illustration de la théorie de la représentation. L’ultime représentation est incarnée par le Collège des conservateurs, « corps véritablement représentatif de toute la France, et le plus capable d’en maintenir l’unité et d’en exprimer les vœux qui ne peuvent jamais qu’être conformes à l’intérêt général »166. Cet immense pouvoir du Collège est alors contrebalancé par l’incapacité qu’il a d’intervenir dans d’autres domaines que les questions constitutionnelles et le contrôle de constitutionnalité des lois, dépourvu qu’il est de toute initiative et action spontanées167. Il demeure dans une situation d’extériorité par rapport aux corps auxquels il confère des pouvoirs, dans la situation de 159 Marcel GAUCHET, La révolution des pouvoirs, op.cit., p 212. Théorie constitutionnelle de Sieyès par Boulay de la Meurthe, op.cit., p 5. 161 Idem, p 5. 162 Idem, p 7. 163 Idem, p 32. 164 Idem. 165 Idem, p 23. 166 Idem p 36. 167 Idem p 38. 160 71 Clémence Zacharie l’électeur vis-à-vis de son représentant ; il donne l’impulsion, justifie le pouvoir et se retire du jeu politique168. Il constitue aussi la seule parade efficace contre le Grand Electeur, qui nomme les Consuls et représente la France à l’extérieur ; il a en effet la possibilité de l’absorber, pratiquant ainsi une forme d’ostracisme à l’antique, car « [Sieyès] redout[e] l’ascendant que peut exercer sur la multitude un citoyen éminent par ses talents et ses services »169. Sieyès semblait avoir ainsi réussi en l’an VIII à créer cet établissement public, obstacle à tous les excès politiques car « la garantie de l’ordre social est dans l’établissement public ; la garantie de la liberté civile est dans la véritable division des pouvoirs ; la garantie de ces pouvoirs les uns à l’égard des autres est dans le Collège des conservateurs, magistrature suprême et nécessaire pour le maintien de la Constitution »170. Le projet de Sieyès en l’an VIII est bien le fruit de la maturation des idées développées en l’an III. En dépit des circonstances de sa rédaction, il semble plus posé, plus réfléchis ; mais demeure cependant des flottements, répercutés notamment par la diversité des versions qui ne voient pas toujours le Collège des conservateurs présidé par le Grand Electeur (ce que suggère Roederer). Il est néanmoins possible d’identifier le désir d’incarnation de la stabilité de l’Etat que constitue le Grand Electeur ; s’attachant à une survivance du principe aristocratique,171 il propose l’établissement d’une oligarchie politique, conservatrice de la société, anéantissant ainsi la survivance de l’aristocratie d’Ancien Régime. Cette idée est annonciatrice de ce qu’aurait pu être le Sénat conservateur, organe de stabilité du fonctionnement de l’Etat, ancêtre des secondes chambres, pas en tant que frein à l’action législative qui, selon Sieyès, procède d’une unité d’action (nous en verrons les répercutions sur l’idée qu’il transmet de la séparation des pouvoirs) et ne peut aboutir à un conflit d’intérêt, mais en tant qu’incarnation de la permanence de l’Etat. Ingénieuse machinerie constitutionnelle qu’établit Sieyès mais qui, pourtant, du fait de sa complexité, n’aboutira pas au système de l’an VIII et au Sénat qui ne lui doit guère. Si le système consulaire procède en grande partie des évolutions théoriques qui ont conduit à voir se développer une forme de constitutionnalisme soucieuse de voir la norme fondamentale préservée par l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des lois, ce n’est que dans une forme édulcorée que l’étude du Sénat permet de cerner rapidement. Section 2 : Le constitutionnalisme et la garantie des droits dans les Constitutions consulaire et impériale. Le cœur de la Constitution de l’an VIII se situe dans le titre II et notamment l’article 21 instaurant un contrôle de constitutionnalité des lois, réponse directe aux constituants soucieux de préserver les droits des citoyens de l’action souvent tentaculaire des assemblées législatives. La lecture précise de la Constitution de l’an VIII et son application immédiate font que l’institution sénatoriale va très largement dépasser le cadre fixé par l’article 21, pour devenir une assemblée d’un genre particulier, annonciateur des assemblées modernes, dans son fonctionnement notamment. Cette idée est renforcée par l’évolution des fondements textuels de la compétence sénatoriale. Ainsi, au contact de 168 M.GAUCHET, La révolution des pouvoirs, op.cit., p 224. Idem, p 39. 170 Idem p 41. 171 Sieyès admet sans difficulté l’héritage de la monarchie dans la mesure où elle aboutit à une « représentation honorifique de la majesté nationale » (AN 284 AP 3 (2) cité par Marcel GAUCHET, La révolution des pouvoirs, op.cit., p 220). Sans hésitation, Sieyès affirme, « ainsi, ayons tout ce qu’il y avait de bon pour faire marcher la chose, ajoutons tout ce qu’il y manquait, et écartons, détruisons à jamais tout ce qu’il y avait de mauvais ou de contraire au principe » (Théorie constitutionnelle de Siéyès par Boulay de la Meurthe, op.cit., p 5). 169 72 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. l’évolution du régime, la mission du Sénat se métamorphose elle-même ; le Sénat et Constitutions de l’Empire voient leurs destinées jointes, fondées à reformuler attributions du Sénat dont la place au sein du régime consulaire puis impérial est devenir. Se pose alors la question de savoir si l’institution voulue en l’an VIII par constituants est bien celle qui destitua Napoléon. 73 les les en les Clémence Zacharie 1§ La place du Sénat selon « les Constitutions de l’Empire ». Comme toutes les institutions consulaires, le Sénat voit son évolution marquée par la succession des modifications constitutionnelles qui jalonnent les quinze années du gouvernement de Napoléon. La continuité constitutionnelle du régime est l’une des questions fondant notre réflexion qui s’attachera à en démontrer la stabilité ; le fond du régime perdure sous son apparente modification formelle. Le Sénat conservateur subira cette évolution sans que la nature profonde de sa mission n’en souffre. L’évolution constitutionnelle des pouvoirs du Sénat consiste essentiellement en la confirmation de la lecture que les brumairiens eurent dès le début du Consulat de la réalité des fonctions de celui-ci. La compréhension de ce processus passe par celle de l’élaboration de la Constitution de l’an VIII et la fondation du Sénat conservateur dont les règles d’organisation et de fonctionnement seront modifiées durant les quinze ans de son existence. A. - Le Sénat conservateur dans la Constitution de l’an VIII. La révolution de Brumaire, ultime sursaut de la France révolutionnaire assagie par le conservatisme thermidorien, n’est pas la clôture d’une ère amorcée avec la chute Robespierre. Elle constitue néanmoins l’aboutissement politique pour toute une génération de conventionnels usés par les années de Terreur et de compromission. Brumaire est pour eux la fin logique, et c’est sans hésitation qu’ils vont s’en remettre à Bonaparte. Ils admettent le régime consulaire, plus sujet cependant à discussion que l’historiographie a bien voulue le faire croire. Le Consulat n’est pas une charte octroyée ; il est le fruit de discussions acharnées motivées par le maître mot de la saison, le pragmatisme. C’est dans le pragmatisme qu’il faut rechercher les fondements d’une Constitution dont la genèse n’est pas toujours aisée à établir, notamment autour de la personne de Daunou, et c’est le pragmatisme qui anime l’esprit d’une Constitution voulue comme efficace. 1) La rédaction de la Constitution de l’an VIII. La Constitution de l’an VIII doit autant au hasard du coup d’Etat de Brumaire qu’à la construction théorique des deux sections des assemblées du Directoire qui ont rédigé le texte de frimaire an VIII. Celui-ci est bien un coup de force juridique, né d’un coup de force politique. Contrairement à ses devancières, la Constitution de l’an VIII, texte court, animé par l’efficacité, est très rapidement rédigé ; à peine un mois s’écoule entre la loi du 19 brumaire (10 novembre 1799) qui met en œuvre le pouvoir constituant originaire et la Constitution définitive du 22 frimaire (13 décembre 1799). Celle-ci procède donc directement du coup d’Etat de Brumaire qui aboutira à un conflit théorique entre Daunou, Napoléon et Sieyès, par l’intermédiaire de Boulay de la Meurthe. Point n’est ici besoin de réécrire l’histoire d’un événement maintes fois raconté172, mais l’on peut dire que le coup d’Etat s’est bien orchestré en deux temps. La première partie, 172 - On se reportera pour la connaissance des événements aux ouvrages classiques portant sur le sujet parmi lesquels on peut citer ceux de Jean BAINVILLE, Le 18 Brumaire, Paris 1926, Thierry LENTZ, 74 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. militaire, a lieu rue de la Victoire, au domicile des Bonaparte, où son état-major est venu le chercher et où on lui annonce sa nomination à la tête des troupes de la 17e division. Cette décision est le fruit des intrigues de Cornet au Conseil des Anciens. Celui-ci a réussi à convaincre l’assemblée de l’imminence d’une attaque terroriste. Aidé de Régnier, il persuade les députés de procéder, ainsi que le prévoit la Constitution à une translation du siège de la représentation nationale à Saint-Cloud. Le projet des conspirateurs aboutit sans grande difficulté du fait de l’absence organisée de députés de l’opposition. La première partie du coup d’Etat s’est donc déroulée en douceur et le Directoire est éliminé dans l’après-midi du 18 brumaire sans que l’opposition de Gohier et Moulin, seuls directeurs à refuser de démissionner, ait un quelconque effet. La deuxième partie du coup d’Etat a lieu le lendemain, 19 brumaire, à Saint-Cloud. La séance devant le Conseil des Cinq Cents n’a pas été préparée ; cet état de fait se retrouvera dans le déroulement de l’après-midi du 19 brumaire et l’on peut dire que les circonstances plutôt chaotiques de la matinée vont faire que la réussite de la manipulation de l’assemblée des représentants est plus le fait du hasard et même de la chance que d’une réelle stratégie. Les débats s’enlisent très vite dans le renouvellement du serment de fidélité à la Constitution exigé par les députés jacobins. L’appel nominal fait durer interminablement la séance et les Anciens se perdent eux aussi dans des débats stériles sur les conséquences de la vacance du Directoire, annoncée par son secrétaire Lagarde dans l’après-midi. Toutes ces circonstances exaspèrent Bonaparte qui entre alors dans la salle où délibèrent les Anciens. Il se lance alors dans une diatribe dénonçant les violations répétées de la Constitution. Son propos se fait de plus en plus virulent, au point notamment de compromettre les chances de réussite des événements. Condamné à se replier, Bonaparte ne sera sauvé que par l’intervention de Lucien qui, théâtralement, se porte alors garant de son frère. La salle où siègent les Cinq Cents est évacuée. A la suite de cela, Lucien se présente face aux Anciens et leur expose les risques d’un complot jacobin. Au bout de nombreuses tractations, un décret est signé le 19 brumaire, laissant aux consuls provisoires le soin d’organiser la paix intérieure. Des commissions législatives émanant des deux assemblées doivent alors envisager toutes les modifications nécessaires à la conservation de la République et de la souveraineté du peuple, au système représentatif, à la division des pouvoirs, à la liberté, à l’égalité, à la sûreté et à la propriété. Le Consulat provisoire est né. La Loi du 19 brumaire an VIII,173 en plus d’organiser ce régime transitoire, charge les deux conseils de nommer en leur sein une commission destinée à estimer les changements à apporter à la Constitution de l’an III (article 8 et 11)174, dans les limites imposées par l’article 12 de cette même loi175. Les commissions vont désigner à leur tour deux sections. La section des Cinq Cents est composée de Lucien Bonaparte, Daunou, Boulay de la Meurthe, Chazal, Chénier, Chabaud du Gard et Cabanis. La section des Anciens regroupe quant à elle Garat, Laussat, Lemercier, Lenoir Laroche et Régnier176. Le 18 Brumaire. Les coups d’Etat de Napoléon Bonaparte, Paris, 1997, André OLLIVIER, Le Dix Huit Brumaire, Paris, 1959, Jean THIRY, Le Coup d’Etat du 18 Brumaire, Paris , 1947 ou Jean TULARD, Le 18 Brumaire, Paris, 1999. 173 Loi du 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799) in DEVILLENEUVE et CARRÈTE, 1ère série, p 514. 174 Article 8 de la loi du 19 brumaire : « Avant sa séparation et séance tenante, chaque conseil nommera dans son sein une commission composée de vingt-cinq membres » ; article 11 de la loi du 19 brumaire an VIII : « Les deux commissions sont encore chargées de préparer dans le même ordre de travail et de concours, les changements à apporter aux dispositions organiques de la Constitution, dont l’expérience a fait sentir les vices et les inconvénients ». 175 article 12 de la Loi du 19 brumaire an VIII : « Ces changements ne peuvent avoir pour but que de consolider, garantir et consacrer inviolablement la souveraineté du peuple français, la république une et indivisible, le système représentatif, la division des pouvoirs, la liberté, l’égalité, la sûreté et la propriété ». 176 Jean BOURDON, La Constitution de l’an VIII, Rodez, Carrère, 1941, p 12. 75 Clémence Zacharie Les sections s’attèlent rapidement à leur tache, persuadées de pouvoir compter sur les travaux de Sieyès, « oracle constitutionnel » (Julien Laferrière) du moment, s’il en fut. Les journaux se font d’ailleurs l’échos de cette formule idéale qui serait détenue par l’ancien abbé : « On assure que Sieyès a, depuis longtemps, un plan de Constitution dans son portefeuille, plan qui a obtenu les suffrages de tous ceux qui en ont eu communication » (Le Diplomate du 19 novembre 1799)177. Il est néanmoins difficile d’apprécier la teneur de ce travail des sections ; il ne reste en effet aucune trace des entretiens qui précèdent la discussion du projet de Sieyès par la suite. Les procès-verbaux des séances ne reproduisent que les réunions de jour consacrées au travail législatif178. Les réunions du soir, portant sur la rédaction d’un projet constitutionnel ne sont pas retranscrites. Les mémorialistes s’accordent cependant à dire que, très rapidement, l’enthousiasme des rédacteurs est freiné par l’absence d’un projet achevé de Sieyès qui ne s’exprimera finalement que grâce à Boulay de la Meurthe et l’article du Moniteur du 10 frimaire an VIII179. Cette fameuse Constitution de Sieyès, « elle était dans sa tête, et il fallait l’en faire sortir »180. Cet article ne demeure cependant qu’un assemblage d’idées, en rien constitutif d’un plan tel que celui que Boulay rédigera sous la dictée de Sieyès entre le 20 et le 30 brumaire et qui sera communiqué aux sections et résumé dans cet article du Moniteur du 10 frimaire. Il est alors clair qu’à ce moment, plusieurs thèses se trouvent en concurrence, à un degré qu’il n’est pas toujours aisé d’établir. Sieyès est sans doute possible l’homme de Brumaire, instigateur du coup d’Etat autant que démiurge constitutionnel ; ses idées circulent et font l’objet de débat. Elles s’inscrivent dans le cadre plus large de la pensée de l’abbé qui ne sera que très partiellement reprise par la Constitution de l’an VIII, du fait notamment de la complexité du système alors proposé. De la « Théorie constitutionnelle » ne reste dans le texte de frimaire que le principe des listes d’éligibilité et de la gradation des fonctions, et le principe de séparation des pouvoirs vu comme une répartition des fonctions. Cette idée sera développée par la suite, mais l’on peut remarquer dès maintenant qu’elle provient directement des travaux de Sieyès antérieurs à 1795 et de sa volonté de concilier principes de l’ancien droit et principes révolutionnaires181. Les travaux de Sieyès sont donc un instrument de travail fondamental même s’il est destiné à être amélioré, ainsi que le faisait remarquer Roederer quatre ans plus tôt : « Il est très facile de critiquer les obscurités de Sieyès, son défaut de didactique, ses abstractions souvent inutiles, ses analyses quelquefois inexactes ou tronquées, son néologisme parfois bizarre et fatiguant (…). Pour moi, je trouve plus de profit et même, je le confesse, plus de plaisir à ramasser, à mettre en réserve, à arranger, à nettoyer les richesses brutes ou mélangées que cet homme nous jette pêle-mêle du fond de la mine qu’il exploite » (Journal de Paris, 12 août 1795)182. Reste le rôle de Daunou et de Bonaparte que la multiplication des travaux sur la question a permis de mieux connaître. Deux remarques doivent être faites à ce sujet. La première sur Bonaparte dont le comportement autoritaire au moment de la rédaction de la 177 Cité par Alphonse AULARD dans Paris sous le Consulat, 1903, t. 1, p 14. verbaux des commissions intermédiaires des Assemblées, Archives Nationales, AD XVIII 246. 179 Pour tout ce qui concerne la rédaction même de la Constitution de l’an VIII, on se reportera à l’ouvrage de Jean Bourdon, inégalé à ce jour. La Théorie constitutionnelle de Sieyès par Boulay de la Meurthe (Paris 1836, in 8°, 73 p), demeure elle-aussi incontournable. Claude Goyard, enfin résume parfaitement les tenants et aboutissants de la rédaction de ce texte dans son article consacré à la Constitution de l’an VIII dans le Dictionnaire Napoléon, p 494 et suivantes. 180 Adolphe THIERS, Histoire du Consulat et de l’Empire, 1845, t. 1, p 74. 181 « Ainsi, ayons tout ce qu’il y avait de bon pour faire marcher la chose, ajoutons tout ce qui y manquait et écartons, détruisons à jamais tout ce qu’il y avait de mauvais ou de contraire aux principes » in Théorie constitutionnelle de Sieyès par Boulay de la Meurthe , Paris, 1836, p 5. 182 Je ne partage pas le point de vue quelque peu catégorique de Thierry Lentz sur le sujet qui se demande « comment les contemporains –et quelques historiens - ont pu se pâmer devant un projet aussi fumeux ou même simplement y croire » (Le Grand Consulat, op.cit., p 105). L’apport de Sieyès, nous aurons l’occasion d’y revenir, au droit constitutionnel d’alors est beaucoup plus subtile qu’il n’y paraît, notamment sur la question de la répartition des fonctions au sein de l’Etat. 178Procès 76 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Constitution a bien souvent été dénoncé. Les travaux de Vandal ont régénéré la question et illustrent parfaitement la réalité politique d’alors qui, si elle a fait de Bonaparte un homme clé, et à certains égards providentiel, n’a pas écarté le fait qu’il demeure dans la dépendance politique des acteurs du coup d’Etat ; il n’est pas encore le vainqueur de Marengo, assuré de la légitimité de la bataille emportée. Il est donc impossible de dire que la Constitution de Frimaire fut dictée d’une manière ou d’une autre. Elle est bien la rencontre de plusieurs courants, un compromis qui, à de très nombreux égards, sera tranché par la pratique consulaire. Cette idée est renforcée par la multiplication des échanges qui s’opère entre les différents intervenants. On se souviendra du rôle de Talleyrand, dont l’action, bien souvent évoquée, a consisté notamment à faire se rencontrer Bonaparte et Sieyès183. Roederer affirme quant à lui, de manière assez plausible, avoir servi lui aussi d’intermédiaire entre les deux hommes, notamment en faisant circuler le projet de Sieyès dont une copie est reproduite dans ses mémoires184. Bourdon fait lui aussi état de rencontre entre les deux hommes185 ce qui permet de dire que l’hiver 1799 est une période d’échange intensif des idées. La seconde remarque tient à la personne de Daunou dont le rôle fondamental a déjà été évoqué, à propos notamment de l’étude des Républiques sœurs. La légende d’un Daunou secrétaire, véhiculée par les mémorialistes comme Thibaudeau186, a limité son rôle à celui de scribe ; rien n’est plus loin de la réalité. Il est impossible d’avancer, comme l’ont notamment fait Vandal ou encore Bastid, que le projet de Daunou, reproduit notamment par Mignet, est un faux. Les travaux de Taillandier ont contribué à faire tomber cette erreur que la spécificité du projet en question permet aussi de contrer. Ce projet mérite de retenir l’attention, si l’on tient notamment compte du fait que, le premier, à l’occasion des débats sur les Républiques sœurs, Daunou souhaita voir instauré en République batave un contrôle allégé de constitutionnalité des lois187. Bien plus, la Constitution présentée par Daunou en l’an VIII aurait permis l’installation d’un régime libéral équilibré, seul aboutissement des débats occasionnés par la création des Républiques sœurs. Le projet de Daunou s’oriente autour de deux axes fondamentaux que sont la représentativité d’une part, et la stabilité politique, d’autre part. Si le projet de Daunou188 fait bien référence, comme la Constitution de l’an VIII, à un Consulat de trois membres (article 55 du projet de Constitution), à un corps législatif réparti entre le conseil des Cinq Cents dont une part fait office de tribuns (article 43 du projet de Daunou) et est destiné à présenter les projets de loi (article 45 du projet de Daunou) et le conseil des Deux Cents, chargé d’accepter ou de rejeter les propositions de l’autre conseil (article 45 précité), à un Sénat conservateur, gardien de la constitutionnalité des lois (titre II), ses fondements sont éloignés de ceux de la Constitution de l’an VIII et de la vision qu’elle a de la répartition des pouvoirs. Daunou appuie son système sur la représentativité, assurant une place prépondérante au suffrage et à l’expression populaire de celui-ci. À la différence des mécanismes préconisés par Sieyès entre autres, s’il maintient le principe d’une élection à trois degrés189, il abolit la règle du cens, excluant simplement du vote comme du suffrage les domestiques à gages, reprenant 183 Talleyrand évoque lui-même longuement dans ses mémoires le rôle diplomatique qu’il joua entre les deux hommes, entre l’esprit de la République et le glaive. 184 Pierre-Louis ROEDERER, Œuvres publiées par son fils, 8 volumes, notamment t. 3. 185 Jean BOURDON, La Constitution de l’an VIII, Rodez, Carrère, 1942, p 22. 186 Antoine Clair THIBAUDEAU, Mémoires d’un conseiller d’Etat, Paris, 1835. 187 V.supra. 188 Les citations sont faites d’après le projet rapporté par TAILLANDIER dans Documents biographiques sur Daunou, Paris, Didot, 2ème édition, 1847, p 174 et s. 189 Les citoyens élisent au sein de chaque arrondissement dans les assemblées primaires les membres d’un conseil d’arrondissement (article 13 du projet de Daunou) ; ces conseils d’arrondissement désignent euxmêmes des conseils de départements élisant à leur tour les législateurs (articles 14 et 15 du projet de Daunou). 77 Clémence Zacharie une idée bien souvent défendue alors190. Le principe de votation repose sur celui du suffrage universel, condition de validité de la représentation, garantie notamment par la limitation des cas d’exclusion de l’élection et de l’éligibilité191. Cette importance du suffrage est renforcée par la fréquence de la consultation populaire ; Daunou est en effet partisan du renouvellement partiel et rapproché des assemblées puisque « chaque conseil est renouvelé par cinquième tous les deux ans »192. Il fait aussi appel au vote des citoyens pour la désignation des juges193. Est appliquée l’idée développée auparavant d’avoir recours à la censure populaire comme moyen de régulation des autorités publiques. Sans atteindre les positions extrêmes adoptées notamment par Germaine de Staël194, il est clair que Daunou semble adopter une position de confiance à l’égard des citoyens, libéré de la vision mécaniste de l’équilibre des pouvoirs. Il souhaite par ce biais préserver la stabilité institutionnelle et politique du régime, ce qui constitue le deuxième axe de son organisation. Cette stabilité est obtenue de différentes façons. Le suffrage, tout d’abord, est le moyen, déjà envisagé, de permettre un renouvellement politique éloigné du bouleversement électoral. Il est relayé en cela par l’action des tribuns, émanation de la chambre basse, qui incarnent la permanence de la représentation, assurant notamment celle-ci durant la vacance des assemblées ; les tribuns remplissent alors une partie des fonctions du Corps législatif, et notamment, le remplacement d’un consul envoyé aux armées (article 65 du projet), le contrôle de la détention des personnes soupçonnées de conspirer contre l’Etat (article 65 du projet), et la plus importante, le contrôle des actes du Sénat (article 39 du projet). Car si le projet de Daunou est animé d’un désir d’efficacité, incarné par la réalité d’un exécutif fort, il est imprégné du souci de veiller à une stabilité à laquelle ne seraient pas sacrifiés les impératifs de légitimité représentative. Daunou parvient ainsi à résoudre la problématique de la « surveillance du surveillant » que les débats de l’an III avaient révélée. Le rôle des tribuns est déterminant et justifié puisque sa légitimité représentative l’autorise à la censure des actes du Sénat, dont l’extériorité politique – les sénateurs sont inamovibles et se cooptent -, garantie de l’efficacité de leur fonction de contrôle, en constitue aussi les limites. Le rôle des tribuns n’est cependant pas absolu puisque l’empêchement qu’ils prononcent n’écarte pas la possible riposte du Sénat, susceptible d’en appeler à l’arbitrage du Corps législatif en entier195. Les tribuns comme les sénateurs sont donc inclus dans un système établissant des dépendances et des surveillances réciproques. A très juste titre, Marcel Gauchet constate la péremption de ce souci de vérifications mutuelles : « la vérité est que ce problème n’était plus de saison, et que cet ultime perfectionnement ne pouvait intéresser que la très étroite confraternité des anciens combattants de la liberté constitutionnelle toujours sur la brèche, les derniers à comprendre que leur marotte était sortie de l’ordre du jour »196 ; et Marcel Gauchet d’évoquer le Sénat conservateur « plus comme le vestige d’une utopie morte que comme 190 Et reprise dans les Républiques sœurs, notamment en Hollande. Le titre I du projet, consacré à l’exercice des droits politiques et civils exclue lui-même l’instauration d’autres limites au vote (article 12 du projet de Daunou : « la loi ne peut établir d’autres conditions ni restrictions au droit d’élire ni d’être élu, que celles qui viennent d’être exposées dans les articles 3, 4,5,6,7,8,9,10 et 11 »). 192 article 44 alinéa 2 du projet de Constitution. 193 Article 15 du projet de Daunou. 194 V.supra. 195 Article 39 du projet : « Si les tribuns pensent qu’un acte contrevient à l’article précédent, ils publient, au sein de l’un et de l’autre conseil législatif, une déclaration ainsi conçue : « vu l’acte du Sénat …. Dont la teneur suit …. Les tribuns empêchent ». Si cette déclaration est signée par la majorité des tribuns, elle annule l’acte. Le Sénat peut néanmoins, dans un délai de dix jours après cette déclaration, adresser un message au Corps législatif, pour demander à prouver que l’acte annulé était de ceux que la Constitution lui attribue. Ce message a pour effet de faire considérer l’acte annulé comme un projet de loi (…) ». 196 Marcel GAUCHET, La révolution des pouvoirs, op.cit., p 234. 191 78 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. le rejeton d’un souci vivant »197. Certes, Daunou fera le bilan amère de l’échec de ses idées. Mais le Sénat tel qu’il le présente en l’an VIII, lié à la représentativité des tribuns, illustre, plus qu’un idéal de contrôle et de censure mutuels. Il associe la garantie des institutions à l’expression d’une volonté fondamentale, annonçant ainsi le devenir du Sénat conservateur de la pratique consulaire et impériale. 2) La première version des fonctions du Sénat. La mission du Sénat telle qu’elle résulte de la Constitution du 22 frimaire an VIII s’articule autour de deux axes principaux que sont les fonctions d’électeur et de juge de la constitutionnalité des lois. Lapidaire dans la forme comme dans le fond, le titre II de la Constitution répond aux débats constitutionnels qui se sont déroulés à la suite du coup d’Etat de Brumaire, et au souci d’efficacité caractérisant les constituants. Il est ainsi à l’image de son époque dont il révèle aussi les contradictions. La plus remarquable réside dans le fait que l’influence de Sieyès qui a créé le principe du contrôle de constitutionnalité n’est que diaphane dans le texte de la Constitution du 22 frimaire an VIII. a) La conjonction des deux missions du Sénat conservateur. Les attributions sénatoriales reposent sur l’objectif que s’étaient fixé les constituants d’instaurer un régime dégagé de la versatilité des contingences populaires. La question du droit de suffrage a été, nous l’avons dit, au cœur des débats des deux commissions, hésitant entre un héritage révolutionnaire lourd à porter et un désir de stabilité politique certain. L’élection populaire est restée longtemps au centre du principe de désignation des membres des assemblées de représentants comme de certains fonctionnaires, mais a aussi été rapidement reconnue par de très nombreux commentateurs comme la source majeure de troubles et d’instabilités politiques. Et ce n’est pas sans raison que Roederer reproduit dans le Journal de Paris l’adresse d’une petite commune du Puy de Dôme se plaignant de la fréquence des assemblées primaires et électorales, facteurs de troubles et d’agitation198. Parallèlement, certains des parlementaires ayant suggéré la révision de la Constitution de l’an III souhaitaient voir installée une classe sociale au pouvoir. Si le cens électoral instauré en l’an III avait permis la prédominance de la bourgeoisie en tant que groupe, il n’avait pas favorisé son gouvernement que seul un cens d’éligibilité aurait préservé. Tel n’était cependant pas la volonté de la majorité des membres des sections, désireux de mettre en place un système électoral de type républicain, jugulé dans ses risques de débordements politiques. La Constitution de l’an VIII a partiellement abouti à ce résultat, notamment par le maintien du suffrage universel. Situé au début de la constitution, le titre Ier tente de préserver un mode électoral républicain encadré, organisé selon un mode pyramidal. L’article 6 de la Constitution confirme en effet le principe du suffrage universel dépourvu de cadre censitaire puisque « pour exercer les droits de citer dans un arrondissement communal, il faut y… avoir acquis domicile par une année de résidence, et ne pas l’avoir perdu par une année d’absence »199200. Tout citoyen participe au processus électoral, dans son premier degré du moins. Il s’agit en effet de désigner les citoyens destinés à composer les listes de confiance communales au sein desquelles seront désignés les fonctionnaires 197 Idem. Journal de Paris, 3 frimaire an VIII 199 article 7 de la Constitution du 22 frimaire an VIII. 200 Faut-il rappeler que la condition de citoyen est octroyé à « tout homme né et résidant en France, qui, âgé de vingt et un ans accomplis, s’est fait inscrire sur le registre civique de son arrondissement communal, et qui a demeuré un an sur le territoire de la République (…) (article 2 de la Constitution du 22 frimaire an VIII) ». 198 79 Clémence Zacharie publics communaux201. Les membres des listes communales élisent à leur tour un dixième d’entre eux afin de composer les listes départementales202 au sein desquelles un dixième de citoyen sera enfin désigné pour composer la liste nationale203. Ces listes sont actualisées tous les trois ans par les citoyens respectivement concernés qui peuvent retirer de celles-ci les noms des citoyens qu’ils ne jugent plus dignes d’y figurer204, par un vote à la majorité absolue. Le Sénat intervient dans l’ultime étape de ce processus, associé dans ce domaine au Premier consul. S’il extrait de cette liste nationale les législateurs, les tribuns, les consuls, les juges de cassation et les commissaires à la comptabilité205, le Premier consul en tire aussi les conseillers d’Etat, les ministres, les ambassadeurs, les officiers de l’armée de terre et de mer, les membres des administrations locales et les commissaires du gouvernement près les tribunaux, ainsi que les juges criminels et les juges civils, exceptés les juges de paix, élus au suffrage universel direct par les citoyens, et les juges de cassation, bien évidemment206. Bien que ce processus de désignation soit fragmenté, il révèle la volonté des sections rédactrices de la Constitution de ne pas porter atteinte à l’intégrité de l’expression de la volonté populaire. Le Sénat, contrairement au projet qu’avait exposé Sieyès et dont les grandes lignes ont été étudiées, n’a aucune prise sur le contenu même de ces listes ; tout au plus, dans la pratique, rectifiera-t-il des fautes d’orthographe ou vérifiera-t-il, dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois, leur conformité aux règles posées par la constitution207. Il n’intervient à aucun moment directement dans l’établissement de ces listes alors que Sieyès prévoyait leur contrôle et leur épuration par le Sénat208. Chaque désignation par celui-ci d’un fonctionnaire public est le reflet fidèle du souhait des électeurs qui ne voient pas leur choix premier entravé par une intervention extérieure au corps électoral. Cet aspect des choses est trop souvent négligé par les commentateurs du texte de la Constitution de l’an VIII qui ne voient dans cette fonction élective que la simple mission de pourvoir aux emplois publics sans souci électoral. Si l’idée est formellement juste, cela vient d’être dit, elle est fondamentalement beaucoup plus complexe puisqu’elle fait du Sénat l’interlocuteur privilégié de la volonté nationale qui, parce qu’elle est associée à sa mission de gardien de la constitution, va justifier l’implication constituante de celui-ci209. Cet élément, déterminant pour la suite de cette étude, doit être retenu. L’attention est plus souvent retenue sur la fonction de contrôleur de constitutionnalité des lois. Les raisons en ont déjà été évoquées. Premier organe du contrôle de constitutionnalité des lois instauré en Europe (mais aussi au monde, faut-il 201 article 7 de la Constitution de l’an VIII : « les citoyens de chaque arrondissement communal désignent par leurs suffrages ceux d’entre eux qu’ils croient les plus propres à gérer les affaires politiques. Il en résulte une liste de confiance, contenant un nombre de nom égal au dixième du nombre des citoyens ayant droit d’y coopérer. C’est dans cette première liste communale que doivent être pris les fonctionnaires publics de l’arrondissement ». 202 article 8 de la Constitution de l’an VIII : « Les citoyens compris dans les listes communales d’un département désignent également un dixième d’entre eux. Il en résulte une seconde liste dite départementale, dans laquelle doivent être pris les fonctionnaires publics du département ». 203 article 9 de la Constitution de l’an VIII : « Les citoyens portés dans la liste départementale désignent pareillement un dixième d’entre eux ; il en résulte une troisième liste qui comprend les citoyens de ce département éligibles aux fonctions publiques nationales ». 204 articles 10 à 12 de la Constitution de l’an VIII. 205 Article 20 de la Constitution de l’an VIII. 206 Article 41 de la Constitution de l’an VIII. 207 V.infra. 208 V.supra. 209 Il est dès lors impossible de souscrire à l’opinion de Deslandres lorsqu’il dit que « il est symptomatique que la Constitution le place en tête des corps de l’Etat alors que c’est celui qui est le plus détaché de la Nation » (in Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à 1870, t. 1, De la fin de l’Ancien Régime à la chute de l’Empire (1789-1815), Sirey, 1933, p 448). C’est faire peu de cas de la réalité de la fonction élective du Sénat qui fait de lui l’unique lien entre l’Etat, en tant que structure, et la nation. 80 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. vraiment le rappeler, si l’on fait exception de l’éphémère république parthénopéenne), première application des théories visionnaires de Sieyès, mais aussi premier échec de cette tentative rationaliste d’instaurer un constitutionnalisme effectif. Pourtant le contrôle de constitutionnalité des lois tel qu’organisé par la Constitution de l’an VIII est loin de répondre aux promesses des discours de l’an III. Là encore, le minimalisme de la Constitution est remarquable ; le titre II de la constitution210 est court. Fort de neuf articles, il ne consacre que deux d’entre eux, les articles 20 et 21, aux fonctions du Sénat. L’essentiel de ce titre porte sur la composition du Sénat et sa capacité à absorber les consuls sortants. Il est nécessaire de s’arrêter sur la question de l’absorption. Cette fonction du Sénat, survivance du projet de Sieyès211 avait déjà été évoquée dans certains projets, notamment dans celui de Daunou212. Daunou s’était montré plus radical dans l’automaticité de l’absorption que ne le sera la Constitution de l’an VIII, au point que sa position sera qualifiée de malicieuse par Cambacérès, remarquant l’audace du rédacteur à suggérer l’absorption du rédacteur face à celui destiné à être absorbé. Elle s’inscrit dans le courant constitutionnaliste des débats de l’an III, et dans cette volonté de doter le Sénat d’armes pacifiées face à la puissance politique des membres du Tribunat et du Corps législatif. Mais elle n’est qu’une forme atténuée du projet de Sieyès puisque l’article 17213 de la Constitution limite le cas d’absorption du Premier consul à sa sortie de fonction214, et ne la rend que facultative à l’encontre des deuxième et troisième consuls. Cette protection des consuls est renforcée par l’article 39 qui permet leur réélection indéfinie215. Si l’on tient compte du fait qu’en l’an VIII, la première échéance de renouvellement des consuls est située à dix ans, la petite concession accordée aux partisans d’un mécanisme de surveillance réciproque des autorités de l’Etat est sans réelle conséquence, au point de considérer que le droit d’absorption du Sénat a été écarté par les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII216. Restait la question du contrôle de constitutionnalité des lois que la Constitution de l’an VIII traite de façon lapidaire. Son article 21 prévoit que le Sénat « maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le Tribunat ou par le Gouvernement ; les listes d’éligibilité sont comprises parmi ses actes ». L’article 21 envisage la formule la plus simple pour organiser un contrôle au final très limité. Cette limitation est aussi bien formelle que fondamentale. Formellement, le contrôle de constitutionnalité des lois du Sénat est tributaire de la saisine des tribuns et des consuls217 ; l’extrême défiance des rédacteurs de la Constitution de l’an VIII à l’égard du « contrôleur » les a conduits à refuser d’instaurer tout autre type de saisine. Il n’y a donc pas d’autosaisine, bien évidemment, et encore moins de contrôle à caractère juridictionnel, 210 Voir annexe, document 2a. V. supra. 212 Article 30 du projet de Daunou , cité par TAILLANDIER, Documents biographiques sur Daunou, Paris, Didot, 2ème édition, 1847, p 177 : « Le Sénat est composé de cent membres, non compris ceux qui, en qualité d’ex-consuls, deviennent sénateurs de plein droit » et article 55 du projet de Daunou, cité par Taillandier, précité, p 182 : « Le pouvoir exécutif est confié à trois consuls, nommés pour dix ans. Le premier, quand ses fonctions expirent, devient nécessairement membre du Sénat. Le second et le troisième, s’ils ne sont pas réélus consuls, deviennent eux aussi sénateurs ». 213 article 17 de la Constitution de l’an VIII : « Le Premier consul sortant de place, soit par l’expiration de ses fonctions, soit par démission devient sénateur de plein droit et nécessairement. Les deux autres consuls, durant le mois qui suit l’expiration de leur fonction, peuvent prendre place dans le Sénat, et ne sont pas obligés d’user de ce droit. Ils ne l’ont point quand ils quittent leurs fonctions consulaires par démission » (souligné par nous). 214 V.infra. Il ne s’agit donc que d’une survivance partielle de la proposition de Sieyès. 215 Article 39 de la Constitution de l’an VIII : « le gouvernement est confié à trois consuls pour dix ans et indéfiniment rééligibles (… ) ». 216 Jean BOURDON, La Constitution de l’an VIII, Rodez, Carrère, p 64. 217 Article 21 de la Constitution de l’an VIII. 211 81 Clémence Zacharie susceptible d’entraîner un recours par voie d’exception ou encore par voie d’action. La dimension politique du contrôle de constitutionnalité des lois voulue par les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII est ici déterminante. Fondamentalement, ce contrôle de constitutionnalité est restreint par la lettre de la Constitution de l’an VIII qui, courte, constitue un corps de normes de référence limité. Pas de déclaration de droit, pas de développements inutiles, grande latitude laissée à l’initiative législative, autant d’éléments qui font du contrôle de constitutionnalité institué alors un simple contrôle de procédure constitutionnelle. Celui-ci aurait cependant pu être considérable si l’on tient compte de la très grande latitude laissée au Sénat qui n’est lui-même soumis à aucun contrôle. À la différence du projet de Daunou par exemple, qui soumettait les sénateurs à la vigilance des tribuns, censeurs de la vie politique, le Sénat voit ses décisions insusceptibles de recours et préservées de toute sanction. Le Sénat aurait pu être le formidable contrepouvoir tant désiré. b) Les survivances du projet de Sieyès. Que reste-t-il donc du projet de Sieyès dans la Constitution de l’an VIII si ce n’est de l’amertume ? Boulay de la Meurthe reconnaît lui même que la survie de celui-ci n’avait de sens que dans sa globalité et dans l’acceptation par les constituants de l’alliance du système représentatif que constituait les listes de notabilité avec la particularité du gouvernement proposé. Il n’en est rien au final ; la représentation adoptée par les rédacteurs du texte de frimaire est, nous le verrons, bien loin de celle qui, finalement, est l’aboutissement des théories de Sieyès. L’idée de Sieyès était d’assurer le bon fonctionnement des institutions en ayant recours aux hommes les plus probes. Seule une faculté d’épuration et de censure des listes de notabilité était donc à ses yeux susceptible de garantir l’intégrité institutionnelle, à la différence du cens, jugé beaucoup trop « aristocratique »218 par l’ancien Directeur. Ce refus d’établir une aristocratie politique justifie aussi l’épuration des listes : « C’est un droit de censure qui lui est accordé et qu’il exerce sur les électeurs des départements, en effaçant les choix que les intrigues, la corruption ou l’insouciance auraient pu faire ou laisser faire »219. De ces listes épurées proviennent les membres du Corps législatif ; les consuls sont désignés par le Grand Electeur, ainsi que les conseillers d’Etat220. Source du pouvoir, le Grand Electeur ne détient lui-même aucun pouvoir ; ces attributions sont limitées, cantonnées, à ces désignations et à la « représentation de la France à l’égard des nations étrangères »221. Il ne peut donc pas gouverner, ce qui le fera désigné par Bonaparte comme un « cochon à engrais » (Vandal). Le Sénat conservateur de l’an VIII ne réside pas de la fusion de ces deux organes et sa création n’est pas même inspirée de la philosophie de Sieyès qui justement préconise la division et la répartition de « l’établissement public », véhicule de la souveraineté de la nation222. De cette architecture constitutionnelle ne reste que l’illusion d’une absorption des consuls à la fin de leurs fonctions223, reste des défiances de Sieyès à l’égard des fortes personnalités en politique car il « redoutait l’ascendant que 218 Théorie constitutionnelle de Sieyès par Boulay de la Meurthe, Paris 1936, p 15. Idem, p 14. 220 Idem, p 25. 221 Idem. 222 Idem, p 18. 223 Article 17 de la Constitution de l’an VIII. 219 82 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. pouvait exercer sur la multitude un citoyen éminent par ses talents et ses services »224. Le modèle de l’ostracisme grec a donc séduit les rédacteurs de la Constitution de frimaire. L’autre trace du projet de Sieyès réside étrangement dans la faculté d’inertie du Sénat, semblable à celle du Collège des conservateurs. Celui-ci « n’avait pas d’initiative et ne pouvait agir spontanément (…). Il fallait qu’il fut provoqué et saisi officiellement par une dénonciation ou une plainte, soit de la part du gouvernement, soit de la part du Tribunat »225. Cette dépendance institutionnelle du Sénat sera, nous le ferons, déterminante pour la compréhension de celui-ci. Les similitudes entre le projet de Sieyès et l’institution sénatoriale se limitent à ces quelques aspects ; le titre II de la Constitution de l’an VIII ne permet pas d’atteindre les objectifs que l’abbé attachait à sa création : « la garantie de l’ordre social est dans l’établissement public ; la garantie de la liberté civile est dans la véritable division des pouvoirs ; la garantie de ces pouvoirs les uns à l’égard des autres est donc le Collège des conservateurs, magistrature suprême et nécessaire pour le maintien de la Constitution »226. L’idée qu’incarne le Collège de conservateur de Sieyès perd définitivement tout poids, notamment en voyant tomber sa fonction de censeur de la vie politique. Héritant des fonctions du Grand Electeur, il n’en a pas le lustre et l’extériorité qui seuls conféraient à celle-ci un pouvoir étendu. La Constitution de l’an VIII voit le glas de la vie constitutionnelle de Sieyès, limitée désormais à l’opposition politique dont il orchestre le jeu jusqu’en l’an X. B. - L’évolution des pouvoirs du Sénat conservateur d’après les textes. L’institution sénatoriale a pour principale caractéristique d’avoir évolué en permanence durant les premières années du Consulat. Cette évolution se fait dans le sens d’un renforcement de la fonction sénatoriale dans l’équilibre du régime consulaire, sans que l’on puisse pour autant parler d’un accroissement de l’influence du Sénat au sein du régime consulaire. Le Sénat, ou du moins l’image qui en est véhiculée, est au centre de l’Etat, tuteur de l’idéologie constitutionnelle dominante. Ce rôle s’est développé au gré d’événements comme le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX qui a vu l’affirmation de la fonction constituante du Sénat. Il va être renforcé par le sénatus-consulte du 16 thermidor an X qui confirme l’idée que la Constitution de l’an VIII, en plus d’être consulaire, est fondamentalement sénatoriale. Textuellement du moins, car la pratique infléchira très nettement la tendance constitutionnelle. Cette tendance à l’orientation sénatoriale du régime est confirmée par le texte de l’an X, mais dans un sens précis. Il faut en effet remarquer que le titre V du texte de l’an X traite du Sénat et non plus du Sénat conservateur ; la disparition de l’adjectif conservateur n’est pas innocente et révèle la volonté d’inscrire le Sénat dans une dimension tout à fait particulière de sa fonction. Celle-ci repose non plus sur le contrôle de constitutionnalité des lois et la conservation de la Constitution mais sur la fonction, issue de sa mission élective, de représentation privilégiée de la volonté populaire. La préservation de la Constitution ne devient qu’un accessoire de la priorité sénatoriale d’énoncer les souhaits de la masse. La plus belle illustration en est l’extrême restriction apportée par la Constitution de l’an XII au cadre du contrôle de constitutionnalité. Reste cependant à savoir si les constitutions de l’an X et de l’an XII sont les seules sources du droit régissant 224 Théorie constitutionnelle de Sieyès par Boulay de la Meurthe, op.cit., p 39. Idem, p 38. 226 Idem, p 41. 225 83 Clémence Zacharie le Sénat du Consulat et s’il n’existe pas dès l’an IX un droit coutumier concernant le Sénat conservateur. 1) Les apports constitutionnels. Des deux textes de l’an X et de l’an XII, celui instituant le Consulat viager est probablement le plus important, par les modifications qu’il apporte au texte de l’an VIII. Il est, à de très nombreux égards, la source d’un pouvoir considérable dont le Sénat n’usa guère. La raison en est que l’exercice des fonctions du Sénat demeure en l’an X comme en l’an VIII soumis à l’impulsion des autres institutions. Les critiques qui ont été faites sur l’attitude du Sénat par les commentateurs, sont partiellement sans fondement, ou du moins, manquent de réalisme ; indépendamment du contexte politique et de l’indéniable inféodation des sénateurs à la personne du Premier consul, il est clair que le Sénat n’avait pas la capacité juridique d’agir. Il n’est pas le formidable contre-pouvoir envisagé par certains227 ce qui peut faire accepter l’idée qu’il est une « institution mort née » (Marcel Gauchet), alors même que les constitutions de l’an X et de l’an XII laissent penser que le Sénat a été durablement installé dans son rôle de pivot du régime de Bonaparte. a) La Constitution du 16 thermidor an X. La Constitution de l’an X est l’occasion de l’attribution explicite du pouvoir constituant au Sénat, attribution consécutive à l’usage qu’il en avait fait à l’occasion du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX. Il sera nécessaire de revenir sur cet événement, à bien des égards fondateur de l’ordre constitutionnel consulaire. Il est d’ores et déjà possible d’affirmer que l’usurpation par le Sénat alors conservateur de la fonction constituante répond au besoin que la Constitution de l’an VIII n’avait su satisfaire d’assurer la pérennité de la norme par sa capacité de renouvellement. Ce que qui doit être appelé avec prudence pour l’instant une lacune de la Constitution de l’an VIII, nécessitait donc l’intervention du Sénat. Cette action sénatoriale aboutira progressivement à une main mise de celui-ci sur l’ordre constitutionnel que la Constitution de l’an X et à sa suite la Constitution de l’an XII vont clarifier. Le Consulat viager introduit dans l’ordre juridique l’idée que seul le Sénat peut intervenir sur la norme constitutionnelle, dans sa lettre comme dans son application. Il peut suspendre la constitution, maîtrisant ainsi l’ordre constitutionnel lui-même, il peut interpréter la Constitution et il peut enfin modifier la Constitution qui, dans sa totalité, en dépend intégralement et exclusivement. L’article 55 alinéa 2 de la Constitution de l’an X permet au Sénat de déclarer « quand les circonstances l’exigent, des départements hors de la Constitution ». Il est dans la lignée de l’article 92 de la Constitution de l’an VIII qui exposait que « dans les cas de révolte à main armée ou de trouble qui menacent la sûreté de l’Etat, la loi peut suspendre, dans les lieux et pour le temps qu’elle détermine, l’empire de la Constitution. Cette suspension peut être provisoirement déclarée dans les mêmes cas, par un arrêté du Gouvernement, le Corps législatif étant en vacance, pourvu que ce corps soit convoqué au plus court terme par un article du même arrêté ». Il introduit donc un système dérogatoire aux dispositions constitutionnelles, qui, il en sera question longuement par la suite, peut, à de nombreux égards, être comparé avec l’article 16 de l’actuelle Constitution du 4 octobre 1958. Il ne s’agit donc pas d’une suspension de l’ordre constitutionnel par un événement à caractère politique tel qu’un coup d’Etat ou une révolution qui mettraient à la tête du pays un gouvernement de fait, dénué de toute légalité, mais bien de l’organisation d’un régime dérogatoire envisagé par la lettre de la constitution. Ce régime 227 Maurice Deslandres dit notamment de lui que « il aurait pu être la citadelle de l’opposition » (in Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à 1870, t. 1 De la fin de l’Ancien Régime à la chute de l’Empire, Sirey, 1933, p 491). 84 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. est d’ailleurs voulu comme un moyen de lutter contre le risque de vide constitutionnel et les bouleversements qui peuvent en découler. Cette faculté est offerte au Gouvernement dès l’an VIII. Indépendamment de l’étude qui en sera faite par la suite, il est intéressant de remarquer que cette compétence est une consécration du rôle que le Sénat a tenu en tant que constituant secondaire ; elle révèle l’idée que les constituants se font de l’action du Sénat et des objectifs que celui-ci poursuit. Le Sénat détient un pouvoir d’action sur la norme constitutionnelle voulue comme intangible ; apparaît donc l’idée que seul le gardien de la Constitution est susceptible d’intervenir sur la norme. Seul le gardien en est l’interprète et peut la modifier au titre de sa fonction de gardien. Ceci entre dans le cadre de justification de l’action du Sénat en tant que constituant secondaire amorcée à partir de l’an IX. La possibilité ouverte au législateur de suspendre l’empire de la Constitution est attentatoire à la norme constitutionnelle en découlant de deux points de vue. Elle remet en cause, tout d’abord, la Constitution elle-même et l’ordre constitutionnel est les désacralisant tous deux et en condamnant le principe de stabilité juridique propre au constitutionnalisme tel qu’évoqué précédemment. Cette possibilité remet aussi en cause le principe d’égalité ayant fondé la Constitution de frimaire ; l’article 12 de la loi du 19 brumaire an VIII impose ce principe aux constituants comme règle intangible devant présider à la rédaction de la constitution. L’article 55 alinéa 2 revient sur cette idée en admettant la suspension partielle de la Constitution ; le principe d’une République une et indivisible est alors directement touché. Dès le début du Consulat, le postulat est posé d’admettre la main mise du Sénat conservateur sur l’intégrité de la norme constitutionnelle, au point qu’il est possible de dire que le sénatus-consulte du 15 nivôse était presque prévisible. Selon l’article 54 alinéa 3 de la Constitution de l’an X, le Sénat « explique les articles de la Constitution qui donnent lieu à différentes interprétations ». Il est désigné clairement comme interprète authentique de la norme constitutionnelle dont il détient ainsi la clé, suivant ainsi le modèle du référé législatif. Ce rôle sera longuement étudié par la suite, mais il est déjà possible d’en remarquer l’origine dans l’idée de gardien de la Constitution qu’ébauche en l’an IX le sénatus-consulte du 15 nivôse ; son texte désigne très clairement le Sénat comme « interprète et gardien de la charte » (considérant 7 du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX)228. De la même façon, l’article 54 alinéas 1 et 2 de la Constitution de l’an X attribuent au Sénat le pouvoir constituant dérivé en lui permettant de régler « la Constitution des colonies » et « tout ce qui n’a pas été prévu par la constitution, et qui est nécessaire à sa marche ». L’attribution de cette fonction découle là encore du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX qui admet que « le désir et la volonté du peuple ne peuvent être exprimés que par l’autorité qu’il a spécialement chargé de conserver le pacte social ». Elle est aussi une réponse à la lacune constitutionnelle évoquée précédemment qui voyait l’absence totale de constituant dérivé dans le corps de la Constitution de l’an VIII. En tout point, le texte de la Constitution de l’an X est bien une confirmation des pouvoirs que le Sénat s’était octroyé durant tout le début du Consulat décennal. b) La Constitution de l’ an XII. La Constitution du 28 floréal an XII apparaît bien souvent comme la simple mise en scène de la mégalomanie de Napoléon et le transfert de l’intégralité des fonctions étatiques dans ses mains de dictateur. Outre le fait que la question de la dictature peut et doit être posée, la réalité de la Constitution de l’an XII est beaucoup plus consistante, notamment en ce qui concerne le Sénat. Elle lui conserve sa place prépondérante au sein 228 V. annexe, document 4b. 85 Clémence Zacharie des institutions, le situant juste après l’Empereur et l’associant à la structure impériale même. L’évolution de sa composition, tout d’abord, le fait participer à « l’idée impériale » puisque les princes français, dès l’âge de dix-huit ans, sont membres du Sénat (article 11 de la Constitution de l’an XII), tout comme les titulaires des dignités de l’Empire (article 35 de la Constitution de l’an XII). L’évolution de ses fonctions, ensuite, l’associe étroitement à la valorisation du pouvoir en place. Il en est le gardien privilégié ; les articles 69 à 72 prévoient les cas de déclaration d’inconstitutionnalité par le Sénat. La procédure envisagée diffère de celle instaurée en l’an VIII, à cette nuance près qu’elle ne met elle aussi en place aucun contrôle spontané au profit du Sénat. Elle instaure en effet une procédure complexe, destinée d’ailleurs à ne jamais avoir d’application. Après la transmission systématique des projets de loi au Sénat suite à leur vote par le Corps législatif229, les décrets du Corps législatif peuvent être dénoncés par tout sénateur comme contraires à certains principes définies comme fondamentaux par la Constitution ; une liste limitative est établie par l’article 70 qui pose que « tout décret rendu par le Corps législatif peut être dénoncé au Sénat par un sénateur : 1° comme tendant au rétablissement du régime féodal ; 2° comme contraire à l’irrévocabilité des ventes des domaines nationaux ; 3° comme n’ayant pas été délibéré dans les formes prescrites par les Constitutions de l’Empire, les règlements et les lois ; 4° comme portant atteinte aux prérogatives de la dignité impériale et à celles du Sénat ; sans préjudice de l’exécution des articles 21 et 37 de l’Acte des Constitutions de l’Empire du 22 frimaire an VIII ». Cet article 70 est intéressant à bien des égards. Il précise de façon remarquable la teneur du contrôle de constitutionnalité des lois instauré par ce qu’il désigne lui-même comme les « Constitutions de l’Empire » et notamment de l’article 21 de la Constitution de frimaire an VIII dont il confirme la pérennité de la valeur230; l’article 70 de la Constitution de l’an XII n’est donc qu’un complément apporté au texte de l’an VIII dont il peut à certains égards préciser la signification. L’article 21 du texte faisant suite à Brumaire est lapidaire, comme nous avons pu le remarquer, et ne donne que peu d’indications sur le contrôle de constitutionnalité alors mis en place. Plus explicite, le texte de floréal an XII est en même temps restrictif quant au mode d’application de ce contrôle. L’établissement d’une faculté de saisine au profit des sénateurs ne constitue pas le progrès que l’on pourrait croire dans la mesure il ne débouche sur aucun effet concret ; l’article 71, qui expose les suites de l’article 70, ne donne au Sénat que le pouvoir d’exprimer une opinion quant à la promulgation du texte déféré231. La Constitution de l’an XII est, de ce point de vue, moins sévère que la Constitution de l’an VIII car, même si nous avons pu constater un éventuel flou quant à l’interprétation que l’on pouvait avoir des suites du contrôle de constitutionnalité opéré par le Sénat, il paraît clair, selon l’article 37, qu’un texte entaché d’inconstitutionnalité ne peut être promulgué. Le contrôle aménagé au profit des sénateurs par l’article 70 est donc sans réelle conséquence et ne constitue pas un instrument efficace de garantie des droits tel que cela aurait pu être souhaité. Cela est d’autant plus vrai que fondamentalement, ce contrôle ne recouvre qu’un aspect très limité de la constitutionnalité des lois et règlements. Les cas d’inconstitutionnalité sont énumérés de façon restrictive et ne concernent que quelques rares points de fond et le formalisme constitutionnel. Ils constituent cependant une différence avec l’article 21 de la Constitution qui, faut-il le rappeler, n’évoque aucune norme de référence susceptible d’étayer le contrôle du Sénat. 229 Article 69 : « les projets de loi décrétés par le Corps législatif sont transmis, le jour même de leur adoption, au Sénat, et déposés dans ses archives ». 230 V.dernière phrase de l’article 70. 231 Article 71 : « le Sénat, dans les six jours qui suivent l’adoption du projet de loi, délibérant sur le rapport d’une commission spéciale, et après avoir entendu trois lectures dans trois séances tenues à des jours différents, peut exprimer l’opinion qu’il n’y a pas lieu de promulguer la loi. Le Président porte à l’Empereur la délibération motivée du Sénat ». 86 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Sur la question du fond de la norme constitutionnelle, la Constitution de l’an XII défend le principe de l’irrévocabilité des biens nationaux (article 70 alinéa 2), principe affirmé depuis l’établissement du régime consulaire et qui en constitue l’un des fondement, comme a pu le démontrer l’épisode du sénatus-consulte du 6 floréal an IX (voir infra) ; l’opposition au rétablissement du régime féodal (article 70 alinéa 1) est surprenant et la teneur des atteintes éventuelles qui pourraient y être faites est délicates à cerner. Plus qu’une concession à l’illusion d’un système démocratique, cet alinéa est surtout empreint de la défiance de Napoléon à l’égard d’une menace de restauration des Bourbon que l’activisme des royalistes, effectif durant tout le Consulat, a pu faire peser sur la jeune gloire du souverain. Très claire en revanche est la défense des intérêts de l’Empire à travers la protection des prérogatives de la dignité impériale et du Sénat. Le contrôle instauré en l’an XII est un contrôle de la préservation des intérêts gouvernementaux plutôt que de celle d’un hypothétique équilibre institutionnel ; il est encore moins celui d’une protection des droits fondamentaux des citoyens ou des principes constitutionnellement garantis. Ce faisant, la procédure complétant les dispositions de l’an VIII est dans la lignée de sa devancière qui visait la garantie plus d’un fonctionnement régulier des institutions que de principes fondamentaux. Cette prolongation du type de contrôle mis en place en l’an VIII ne doit donc pas être considérée comme remettant en question le système de l’article 21, bien au contraire. Les dispositions de l’article 21 auraient du rester la voie la plus sûre du contrôle de constitutionnalité des lois ; le Tribunat, et la fin de l’article 70 de la Constitution de l’an XII le confirme, le Tribunat demeure la clé d’un contrôle de constitutionnalité des lois qui, bien que défini avec peu de précision, est l’une des plus efficaces garanties de l’équilibre institutionnel établi en l’an VIII. Avec la disparition en 1807 de l’assemblée s’effondre le système de préservation des institutions installé en l’an VIII. Le Sénat est donc partiellement mort en 1807 et non en 1814, comme l’Histoire a pu le laisser croire. Aux fonctions de contrôle de la loi dévolues au Sénat s’ajoutent celles de contrôle de l’activité gouvernementale. La seconde innovation de la Constitution de l’an XII réside en effet dans la création de deux commissions respectivement commission sénatoriale de la liberté de la presse232 et commission sénatoriale de la liberté individuelle233. Concession nouvelle à l’illusion de la préservation des principes démocratiques, les commissions ont pour but de préserver la liberté des publications (et de masquer les excès de la censure) et de lutter contre les détentions arbitraires. Leur fonctionnement ne sera guère concluant, l’action de ces commissions étant destinée à l’échec ab initio. Sans aucun pouvoir de sanction ni d’injonction, elles ne peuvent en effet qu’inviter le ministre responsable à limiter la censure ou à faire cesser l’arbitraire, sans que l’invitation puisse aboutir à autre chose qu’une déclaration de l’assemblée du Sénat constatant que « il y a de fortes présomptions que la liberté de la presse a été violée »234 ou « il y a de fortes présomptions que X est détenu arbitrairement »235. Ces deux déclarations du Sénat ne conduisent qu’à une procédure devant la Haute Cour dont il est fort à parier qu’elle-même ne déboucherait sur rien. L’action devant la Haute Cour concernant les suites des avis des commissions sénatoriales fait en effet intervenir le Corps législatif236 ; celui-ci ne peut néanmoins le faire que sur demande du Tribunat, là encore rouage clé du système de garantie des droits, ou sur réclamation d’une 232 Articles 64 à 67. Articles 60 à 63. 234 Article 67 de la Constitution de l’an XII. 235 Article 63 de la Constitution de l’an XII. 236 Article 112 : « Le Corps législatif dénonce partiellement les ministres ou agents de l’autorité, lorsqu’il y a eu de la part du Sénat, déclaration de fortes présomption de détention arbitraire ou de violation de la liberté de la presse ». 233 87 Clémence Zacharie cinquantaine de législateurs237. La lourdeur du système dont la lenteur semble inévitable, rend presque impossible l’aboutissement de la poursuite et annihile l’efficacité de la mission du Sénat. Le constituant a pourtant désiré associer la Haute Cour au jugement des incidences des actes contraires à la constitution. Elle est créée par l’article 73 de la Constitution de l’an VIII238 qui n’en établit pas l’organisation ; c’est la Constitution de l’an XII qui le fera, consacrant un titre complet, le titre XIII, à ce sujet. Outre les cas de saisine de la Haute Cour239, elle énumère les membres la composant en définissant leur mode de recrutement240 ainsi que la répartition de leur tache au sein de la Cour par la suite241, et le déroulement de l’instance242. La Haute Cour est associée au contrôle de constitutionnalité des lois sur un terrain purement politique puisque « les ministres et les conseillers d’Etat chargés d’une partie quelconque d’administration publique peuvent être dénoncé par le Corps législatif, s’ils ont donnés des ordres contraires aux Constitutions et aux lois de l’Empire »243. Cet article est dans la ligné de l’article 72 de la Constitution de l’an VIII qui prévoyait que « les ministres sont responsables (1°) de tous les actes signés par eux et déclarés inconstitutionnels par le Sénat (…)». Il vient en revanche en contradiction de l’article 101 de la Constitution de l’an XII qui énumère de façon limitative les cas de saisine de la Haute Cour244, mais qui semble néanmoins évoquer la responsabilité des ministres et des conseillers d’Etat sous la forme des délits de responsabilité d’office. La compétence de la Haute Cour doit être regardée sous cet angle, semblable à celle qu’établira par la suite la loi organique n°93-1252 du 23 novembre 1993 instaurant la Cour de Justice de la République. Les décisions inconstitutionnelles sont donc susceptibles d’entraîner la responsabilité des agents publics (des administrateurs puisque les consuls, les tribuns, les législateurs et les sénateurs sont insusceptibles d’être poursuivis) ; l’action de la Haute Cour se situe sur le terrain de la mise en responsabilité des fonctionnaires plus que sur celui du contrôle de constitutionnalité des lois qui, après les réformes de 1802 et 1804, reste de la compétence exclusive du Sénat. La question se pose néanmoins de savoir si ces deux textes constitutionnels s’ajoutant à la Constitution de l’an VIII ont dénaturé les fonctions initiales du Sénat au point de pouvoir affirmer que celui-ci diffère en l’an X de l’institution fondée en 1799. Il est clair que la symbolique est fondamentale dans le régime installé par Napoléon ; la disparition de la qualification de « conservateur » n’est donc pas innocente en l’an X et participe de la valorisation de la fonction représentative du Sénat au détriment de celle de préservation de l’intégrité normative du régime. De ce point de vue, le constituant de 1802 est bien éloigné de celui de 1799. A cette nuance cependant que dès Brumaire, il est apparu que le Sénat n’était pas établi comme le gardien de la norme constitutionnelle, mais 237 Article 113 : « La dénonciation du Corps législatif ne peut être arrêtée que sur la demande du Tribunat, ou sur la réclamation de cinquante membres du Corps législatif, qui requièrent un comité secret à l’effet de faire désigner, par la voie du scrutin, dix d’entre eux pour rédiger le projet de dénonciation. 238 Article 73 : (…) le Tribunat dénonce le ministre par un acte sur lequel le Corps législatif délibère dans les formes ordinaires, après avoir entendu ou appelé le dénoncé. Le ministre mis en jugement par un décret du Corps législatif, est jugé par une haute cour, sans appel et sans recours en cassation 239 L’article 101 de la Constitution de l’an XII donne une liste des cas de saisine de la Haute Cour. 240 Articles 103 et 104 de la Constitution. 241 Articles 105 et suivant. 242 Articles 108 et suivant. 243 Article 110 de la Constitution du 28 floréal an XII. 244 Article 101 : « Une haute cour impériale connaît : 1° des délits personnels commis par des membres de la famille impériale, par des titulaires des grandes dignités de l’Empire, par des ministres et par le secrétaire d’Etat, par de grands officiers, par des sénateurs, par des conseillers d’Etat ; 2° des crimes, attentats et complots contre la sûreté intérieure de l’Etat, la personne de l’Empereur et celle de l’héritier présomptif de l’Empire ; 3° des délits de responsabilité d’office commis par les ministres et les conseillers d’Etat spécialement chargés d’une partie de l’administration publique ; etc ». 88 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. comme celui de cette norme beaucoup plus contingente qu’est la volonté populaire. Auxiliaire privilégié de celle-ci, que les constituants ont souhaité canaliser par son intermédiaire, il en constitue la principale expression ; c’est à ce titre que le pouvoir constituant dérivé lui est octroyé en l’an X ; c’est aussi à ce titre que les commissions sont créées en l’an XII. La mission du Sénat n’est pas alors de défendre les intérêts du corps électoral muselé, mais d’en faire l’exposé de l’opinion, comme organe d’une légitimation parallèle à celle établie par Napoléon. Les modifications constitutionnelles apportées aux fonctions sénatoriales ne doivent pas être appréhendées comme des bouleversements institutionnels ou la remise en question de la nature profonde du Sénat ; elles sont bien au contraire la confirmation de celle-ci, qu’une pratique régulière avait déjà instituée. 2) La « pratique constitutionnelle » et l’évolution des pouvoirs du Sénat. L’élément qui devrait retenir l’attention au début de toute étude consacrée au Sénat est la durée de vie de cette institution. Pas moins de quinze ans se sont écoulés entre sa fondation en 1799 et sa sinistre chute en 1814. Ces quinze années sont remarquables au regard du contexte historique qui les entoure ; les assemblées révolutionnaires n’ont pas été habituées à une telle durée. La monarchie constitutionnelle ne durera qu’à peine un an, relayée par un régime d’assemblée sans réel fondement juridique, où se succèderont les comités de gouvernement, sans que la Constitution du 4 juin 1793 soit jamais appliquée ; et le Directoire s’étirera péniblement sur quatre années. Même si la courte durée de vie des institutions est bien souvent remplacée par la permanence du personnel politique, le fait qu’aucune assemblée n’ait résisté aussi longtemps aux tempêtes de la guerre civile confirme le caractère exceptionnel du Sénat. Cette longévité politique et institutionnelle, relayée par celle des sénateurs, limitant les rotations au sein du corps sénatorial, s’est traduite par un ensemble de pratiques ayant nécessairement influencé le fonctionnement des institutions ; la question se pose néanmoins d’appréhender leur dimension normative et de savoir si elles sont susceptibles de constituer une coutume et une jurisprudence. a) La coutume comme justification du rôle du Sénat ? Les pratiques sénatoriales sont remarquables dans le fonctionnement régulier de celui-ci. Elles ne touchent cependant pas le fond de ses décisions ; le Sénat n’a en effet pas établi de véritable jurisprudence, n’ayant pas dégagé de principes fondamentaux liés à l’exercice de ses fonctions. La reconnaissance à son profit du pouvoir constituant dérivé, élément fondateur du régime consulaire, reste en effet une exception dans l’histoire du Sénat que la rareté de ses interventions a terriblement limité dans sa dimension créatrice. N’ayant jamais tenu le rôle d’interprète de la Constitution progressivement octroyé en l’an X et en l’an XII, le Sénat n’a pu dégager de jurisprudence. L’observation de l’organisation de son travail permet de reconnaître que l’essentiel de la réglementation de l’action des sénateurs repose sur une approche pratique de celle-ci, en dépit d’un désir de codification exprimé notamment par les règlements intérieurs ; ceux-ci se multiplient dès ses premières réunions. Les sénateurs tentent d’établir un ordre de travail qu’ils ont souhaité très rigoureux245 ; le formalisme de leurs séances en est la principale illustration, au point de faire disparaître sous lui la réalité de leur contenu. Mais en marge de ce rigorisme se développent des usages constituant la substance du droit régissant le Sénat. Tel est le cas par exemple du 245 Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, série CC, notamment CC1, p 1 et suivantes. 89 Clémence Zacharie développement du travail de préparation des séances et des textes du Sénat au sein de commission dont, il en sera question par la suite, la réunion sera quasi-systématique dès les débuts du Consulat et la rédaction des règlements intérieurs. Leur existence ne fut pourtant jamais mentionnée en tant que telle et ce n’est qu’incidemment que la Constitution de l’an XII évoque leur existence246 ; elles n’en constituent pas moins l’un des rouages essentiels de la décision sénatoriale qu’elles conditionnent en grande partie, l’assemblée plénière suivant systématiquement les avis des commissions ad hoc. Un autre exemple de développement de pratiques particulières du Sénat durant les quinze années de son existence réside dans les rapports entretenus par ses présidents avec le Premier consul puis l’Empereur. Même si le rôle des Présidents du Sénat n’est pas déterminant d’un point de vue tant juridique que politique247, ceux-ci constituent un relais unique entre l’assemblée et le Premier consul qui est ainsi averti de l’opinion de l’assemblée, opinion qu’il peut d’ailleurs infléchir par le biais du président, ou qu’il peut préparer à une éventuelle réforme. Le principe d’une correspondance suivie entre Bonaparte et les présidents n’a lui-même jamais été institutionnalisé, mais là encore, dès les débuts du Consulat, le président de l’assemblée prend l’habitude d’entretenir régulièrement le Premier consul du fonctionnement de l’institution. b) Le développement de pratiques constitutionnelles. Est-ce pourtant à dire qu’une pratique coutumière a engendré le droit régissant le Sénat et qu’une coutume constitutionnelle s’est formée, façonnant la Constitution au point de devenir une norme praeter legem ? La réponse à cette interrogation suppose un accord sur la notion de coutume que l’on définit la plupart du temps comme la rencontre d’une pratique répétée et d’une opinio juris l’admettant comme normative. Seule la conjonction de ces éléments matériel et psychologique permet d’établir l’existence d’une règle de droit à caractère obligatoire. La simplicité de l’identification de la coutume en droit privé tombe en droit public et, notamment en droit constitutionnel, devant la difficulté rencontrée par le juriste de réunir de façon non équivoque les critères constituant la coutume ; de nombreux commentateurs contestent l’existence de celle-ci dans ce cas-là. La plupart du temps, on évoquera alors des « pratiques constitutionnelles » plus que des coutumes248, même si l’idée de coutume reste admise par certains dans des cas bien précis ; le débat s’est engagé sur la question, à l’occasion du référendum de 1962 initié par le général De Gaulle249. Il n’est pas ici question de trancher un débat que le temps semble avoir apaisé250, mais uniquement de 246 V.infra. Charles DURAND, « Les Présidents du Sénat sous le Premier Empire », in Etudes offertes à André Audinet, PUF, 1968, in 8°, p 78 et 79. 248 Voir notamment les articles de Jacques CHEVALIER, « La coutume et le droit constitutionnel », RDP, Chronique constitutionnelle et parlementaire française, 1970, p 1375, et Jean-Claude MAESTRE, « A propos des coutumes et des pratiques constitutionnelles : l’utilité des Constitutions », idem, 1973, p 1275. 249 On se souviendra notamment de la position de Georges VEDEL sur la question qui, revenant sur l’opinion qu’il avait émise en 1949 à l’encontre du principe de la coutume contra legem, reconnaît celle-ci comme justifiée par l’avalement populaire donné à la réforme de 1962 depuis cette date (voir notamment deux articles du Monde, « Le droit, le fait et la coutume », 26 juillet 1968 et « Le droit par la coutume », 22-23 décembre 1968). 250 Le temps semble loin où René Capitant voyait dans la force constituante de la coutume « un aspect de la souveraineté nationale » (R.CAPITANT, « La coutume constitutionnelle », La Gazette du Palais, 21 février 1930). Si cette idée est globalement remise en question par une assez large partie de la doctrine, elle retiendra cependant notre attention comme révélant l’exacte nature de la définition des pouvoirs du Sénat par la pratique. Elle est en cela beaucoup plus acceptable que ne fut la théorie de Duguit qui faisait reposer l’admission de la coutume comme une expression réelle de la volonté du souverain, le législateur n’étant par ailleurs que le simple vecteur de cette manifestation, et en aucun cas le créateur de la norme juridique. La 247 90 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. savoir si la coutume peut justifier l’évolution fondamentale que connaît le Sénat durant les débuts du régime consulaire. Pour cela, il est nécessaire de voir dans quelle mesure les éléments constitutifs de la coutume, la répétition et l’opinio juris, se retrouvent dans l’application de la Constitution de l’an VIII. Leur identification pose problème dans les deux cas. La répétition, tout d’abord, est particulièrement difficile à appréhender. Elle suppose une pratique récurrente et constante sur une certaine durée251. La définition même de cette répétition pose problème car il est délicat de savoir à partir de quelle fréquence la répétition est admise et sur quelle durée elle doit être appréhendée. Entre la naissance du Consulat et la Constitution de l’an X qui attribue explicitement le pouvoir constituant au Sénat, à peine deux ans et demi s’écoulent et seuls cinq sénatus-consultes interviennent pour modifier plus ou moins la constitution. Il s’agit du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX qui déclare conservatoire de la ccnstitution le décret des consuls ordonnant la déportation des Jacobins suite à l’attentat de la rue Saint-Nicaise, du sénatusconsulte du 22 ventôse an X organisant le renouvellement des membres du Corps législatif et du Tribunat du sénatus-consulte du 6 floréal an X admettant le retour des émigrés sur le territoire national252, du sénatus-consulte du 18 floréal an X réélisant Bonaparte pour dix ans, du sénatus-consulte du 14 thermidor an X proclamant Bonaparte consul à vie. Cinq textes sur une durée de deux ans suffisent-ils à établir une coutume et à transformer le fait en droit ? Quelle réponse apporter à cette question alors qu’un aucun élément de référence n’existe dans ce domaine. Le problème est d’autant plus délicat qu’il s’inscrit dans le contexte particulier de la fin de la Révolution, Révolution qui, nous l’avons vu, accorde une importance considérable à la norme écrite et au texte de la Constitution voulu comme intangible253. Si l’on tient compte des cas reconnus par coutumier par les commentateurs, on s’aperçoit que les coutumes sont reconnues après une longue pratique. Tel est le cas, durant toute la IIIe République à partir de 1877, du refus du recours à la dissolution de la Chambre des députés par la Président de la République. Tel est aussi le cas, aux Etats-Unis, de la pratique ayant conduit à la limitation de la réélection des présidents pour plus de deux mandats à la suite du refus de Georges Washington de briguer plus de deux magistratures; cette coutume fut d’ailleurs bien imparfaite puisque seul le vingt-deuxième amendement en assura la reconnaissance absolue. Il est donc probable que deux ans et cinq sénatus-consultes n’ont pas suffi à établir un usage répété. Tant bien même cet usage serait admis, reste à reconnaître la réalité de l’opinio juris nécessaire à l’établissement de la coutume. Plusieurs idées de l’opinio juris existent car se pose la question de savoir qui doit donner son consentement à la création d’une nouvelle norme. S’agit-il d’un consentement qui, à l’image de l’expression de la souveraineté nationale évoquée par Capitant, doit regrouper l’ensemble des citoyens afin que soit établi un consensus ou bien une simple estimation communis de la part des différents pouvoirs publics intéressés est-elle suffisante 254? L’exclusion du peuple paraît peu probable, mais il coutume est alors l’expression du fait social qui, chez Duguit on le sait, fonde la règle de droit. 251 Il ne sera pas ici tenu compte de l’opinion dissidente émise par certain, notamment par Vedel, qui admettent, contrairement à l’adage, que « une fois fait coutume » ; ainsi, un fait unique fonde la coutume, tel en 1962 l’assentiment du peuple français à la réforme constitutionnelle (voir notamment l’article « Le droit par la coutume » in Le Monde, 22-23 décembre 1968). 252 Pour une étude plus poussée de ces deux textes fondamentaux, voir Partie I, titre II : Le dédoublement fonctionnel de l’action sénatoriale : les sénatus-consultes organiques, p 205 et s. 253 V.supra. 254 Il s’agit notamment là de l’opinion d’André Hauriou qui estime que « il y a modification coutumière de la Constitution lorsque celle-ci obtient l’accord ou l’acquiescement des différents pouvoirs publics » (Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, 2ème édition, 1967, p 273) ; il y a en revanche violation de la Constitution « lorsque la novation est l’œuvre d’un seul parmi les pouvoirs publics et surtout lorsqu’elle est 91 Clémence Zacharie est néanmoins délicat d’en mesurer l’expression ; un vote est-il nécessaire ou l’opinion publique suffit-elle à refléter la réalité de cette expression, avec sa contingence et son ambiguïté ? Il est délicat d’identifier un réel consensus en matière constitutionnelle, du fait des méthodes d’expression populaire faisant, par exemple, la part belle au phénomène majoritaire ; des minorités d’opposition très fortes peuvent être ancrées dans le paysage politique français. Ces interrogations sur la réalité du consensus sont à la source même des hésitations que l’on peut avoir quant à la réalité du sentiment d’obligation juridique qui découlerait de la reconnaissance de la règle coutumière. Le cas de la période consulaire est particulièrement intéressant sur cette question et révélateur des limites que comporte la notion de coutume. Aucun vote populaire n’a sanctionné la reconnaissance de la compétence sénatoriale durant le Consulat décennal, si ce n’est l’acceptation de la modification de la Constitution de l’an VIII par le sénatus-consulte organique du 16 thermidor an X. L’opinio juris telle que nous l’avons définie fait défaut. Il faut plutôt reconnaître dans les pouvoirs que s’était octroyés le Sénat, l’expression d’une opinion des sénateurs et des acteurs politiques du moment ne saurait être assimilée à une pratique coutumière. Très justement, Claude Goyard évoque d’ailleurs « une thèse » qui se serait développée au Sénat et au Conseil d’Etat entre 1800 et 1802 255; en ce sens, plus qu’une coutume constitutionnelle, l’attribution du pouvoir constituant au profit des sénateurs est le reflet de la volonté des constituants de frimaire, sous-entendue en l’an VIII, et en aucun cas affirmée. La preuve la plus éclatante en est la nécessaire confirmation par la Constitution de l’an X. Cette dernière n’est pas l’expression d’un droit préexistant comme pourrait l’être la coutume256, plus que la coutume ne justifie la constitutionnalisation d’une norme qu’elle aurait fondée. L’évolution des pouvoirs du Sénat ne peut être considérée comme procédant d’une pratique, mais bien comme étant l’aboutissement du nécessaire devenir d’une institution amorcé en l’an VIII. La réalité de l’histoire du Sénat fait que l’institution fondée en l’an VIII ne correspond pas nécessairement à la lettre de la Constitution du 22 frimaire an VIII. Elle est la conjugaison du contenu d’un texte et de la réalité d’une pratique, plus révélatrice des fondements de cette haute assemblée que du réel devenir de celle-ci. Il est en effet remarquable de constater que le Sénat de l’an VIII n’est pas nécessairement celui des brumairiens, mais qu’il n’a pu se défaire de l’influence déterminante de leur idéologie. Ce phénomène se retrouve notamment dans l’évolution fondamentale que connaîtra la Constitution de l’an VIII, au delà de la modification de sa lettre. 2§ L’institution sénatoriale dans le système consulaire et impérial. Les besoins nés de l’ambition démesurée de Bonaparte ont fait évoluer la Constitution de l’an VIII, au point d’en faire un texte à son image. Mais plus que l’évolution textuelle du régime dont nous avons vu qu’elle s’inscrivait dans une logique née de l’application même du texte de frimaire, il est intéressant de voir dans quelle mesure les modifications constitutionnelles apportées au fonctionnement du Sénat, ainsi qu’à ses attributions, interviennent sur sa place au sein des institutions consulaires et impériales, ainsi que sur l’image que les acteurs de l’époque se font de son rôle fondamental et de sa place au sein des institutions. Se pose la question de savoir si la place attribuée au Sénat dans les institutions fondées à la suite de Brumaire survit au opérée contre le gré des autres pouvoirs publics intéressés » (idem, 5ème édition, p 287). Claude GOYARD, « La Constitution de l’an X », in Dictionnaire Napoléon, Fayard, 1989, p 500. 256 Michel TROPER, « Du fondement de la coutume à la coutume comme fondement », Droits, 1986, n°3, p 18. 255 92 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. bouleversement que constitue le Consulat viager, si elle est une confirmation ou au contraire une rupture dans le cours de l’histoire sénatoriale. A. - La place centrale du Sénat conservateur dans l’équilibre institutionnel. Les articles 20 et 21, bien que très ramassés dans une Constitution dont il ne faut pas oublier qu’elle est résolument courte, établissent en quelques lignes la place centrale du Sénat dans le fonctionnement du système consulaire. Cela se traduit concrètement par une rupture avec le dogme de la séparation des pouvoir, tant l’intervention tentaculaire du Sénat dans les rouages clés de la machine institutionnelle poussent nécessairement celle-ci à faire sa révolution autour du Sénat lui-même. Le Sénat est ainsi voulu comme le cœur du système consulaire, justifiant de ce fait l’autorité particulière de ces décisions. Cependant, la Constitution n’a à aucun moment consacré cette autorité qui ne s’imposera qu’à la suite de la révision constitutionnelle de l’an X. C’est donc essentiellement l’évolution politique du régime qui consacrera l’autorité du Sénat. 1) L’action sénatoriale transcendant le principe de séparation des pouvoirs. La transcendance de l’action sénatoriale ne peut reposer sur la simple immanence du Sénat et doit s’appuyer sur une organisation constitutionnelle en imposant le caractère et l’autorité. La spécificité du Sénat se retrouve notamment dans la particularité de la place de celui-ci au sein de l’organisation des pouvoirs. Très clairement, le Sénat est au-dessus des fonctions exécutive et législative, chargé qu’il est d’en préserver la distinction et l’harmonieuse répartition. Or la Constitution de l’an VIII va favoriser l’immixtion du Sénat dans les fonctions étatiques qu’il doit préserver. Ses fonctions électives, tout d’abord, le font participer directement à la définition de l’équilibre politique du moment. Désignant les consuls, les juges de cassation, les commissaires à la comptabilité, il détient un ascendant important sur ceux-ci, même s’il ne conserve aucune influence directe sur les listes d’éligibles. S’il en a connaissance, c’est uniquement au titre d’un contrôle de leur conformité à la constitution, ce qu’il fera d’ailleurs à plusieurs reprises257. Théoriquement, car il s’agit bien d’une réalité toute théorique, le Sénat conservateur peut intervenir directement sur les Consuls, notamment, dépendant à son égard. Par la suite, la participation du Sénat à la fonction exécutive, orientée cette fois-ci dans le sens d’une soumission au Gouvernement, se retrouvera, il en sera question par la suite, dans la création des sénatoreries ; celles-ci établissent au profit du Gouvernement un lien de subordination des sénateurs qui en deviennent les auxiliaires en province. 2) La consécration tardive de l’autorité des actes du Sénat. Mais la désacralisation de l’action du Sénat est due essentiellement à l’absence de sanction de ses décisions. Sans qu’il soit question de la mise en place d’un contrôle à caractère répressif – l’hypothèse de l’adoption d’un système de renvoi préjudiciel a été 257 Il s’agit la plupart du temps de la rectification d’erreur dans le nom ou de radiation du fait du défaut par les inscrits de conformité aux exigences constitutionnelles. Cet aspect de la fonction sénatoriale sera renforcé après la Constitution de l’an X dont le titre III consacré aux collèges électoraux réforme le mode de désignation des membres des différentes institutions. Le Sénat est alors amené à apprécier la validité de celles-ci. On peut citer par exemple le cas du nommé Feuillant dont l’élection au titre de candidat est annulée du fait de son âge (sénatus-consulte du 2 février 1808, Bulletin des lois de l’Empire, 4ème série, n°178, p 66) ou de Lacoste dont la candidature est annulée du fait de ses fonctions de préfet (sénatus-consulte du 15 brumaire an XIII, Bulletin des lois de l’Empire, 4ème série, n°21, p 110). 93 Clémence Zacharie écartée-, il faut bien noter qu’à aucun moment n’apparaît dans le texte de la Constitution de l’an VIII de référence à une quelconque autorité de la chose jugée ; les décisions du Sénat ne s’imposent pas à toutes les institutions, de manière absolue. A titre de comparaison, peut être cité le cas de l’article 62 de la Constitution du 4 octobre 1958 qui précise que « les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». A la citation de l’article 62 de la Constitution de 1958 peut être opposé que finalement, cette force obligatoire ne repose sur rien, si ce n’est une réelle bonne volonté des acteurs constitutionnels258. Certes. Mais ne faut-il pas voir aussi dans l’existence même de l’article 62 la justification de cette bonne volonté ? Le principe d’obéissance à la position adoptée par le Conseil constitutionnel est inscrit dans la norme fondamentale, ce qui en justifie l’identification de la supériorité et pas uniquement le souci de l’établissement d’une certaine harmonie juridique entre les différents systèmes de droit. Si l’on ajoute à cela l’identification de la norme constitutionnelle comme étant installée au sommet de la hiérarchie, imposée à tous de ce fait, il est clair que la verbalisation de l’autorité de la chose jugée participe à la concrétisation de celle-ci. Or cette verbalisation fait totalement défaut dans le texte de l’an VIII. Les suites d’un recours devant le Sénat ne sont d’ailleurs pas envisagées ; l’article 37, qui organise la promulgation des lois259, est muet à ce sujet. Si elle n’est pas reconnue par la constitution, l’autorité des décisions du Sénat ne peut être garantie, et avec elle disparaît l’image de gardien intouchable que les constituants souhaitaient instaurer en l’an VIII. Ce phénomène explique notamment les interrogations que la valeur des sénatus-consultes peut entraîner. Deux exemples contradictoires méritent d’être cités. Le premier concerne la succession d’événements qui va conduire à la Constitution de l’an X. La réaction de Bonaparte au vote du Consulat décennal est de ce point de vue intéressante. Le sénatus-consulte du 18 floréal an X (8 mai 1802)260 décide de la réélection de Bonaparte de façon anticipée, pour une durée de dix ans. Bonaparte serait, d’après les mémorialistes, entré dans une rage noire au point, deux jours plus tard, de poser la question du Consulat viager dans un arrêté consulaire organisant un plébiscite261. C’est finalement le sénatus-consulte du 14 thermidor an X262 qui, proclamant les résultats du plébiscite, annoncera que « le peuple français nomme et le Sénat proclame Bonaparte Premier consul à vie ». Cet arrêté des consuls, révélateur d’un autoritarisme de Bonaparte bien connu, permet aussi d’appréhender la valeur octroyée aux décisions du Sénat ; le sénatus-consulte du 18 floréal est présenté comme une application de la mission du Sénat de préserver le pacte social : « considérant que dans les circonstances où se trouve la République, il est du devoir du Sénat conservateur d’employer tous les moyens que la Constitution a mis en son pouvoir pour donner au gouvernement la stabilité qui multiplie les ressources, inspire la confiance au dehors, établit le crédit au dedans, rassure les alliés, décourage les ennemis secrets, écarte les fléaux de la guerre, permet de jouir des fruits de la paix et laisse à la sagesse le temps d’exécuter tout ce qu’elle peut concevoir pour le bonheur d’un peuple libre ». La justesse de cette mission ne semble pas admise par le Premier consul dont l’arrêté fait peu de cas du sénatus-consulte du 18 floréal ; celui-ci apparaît presque sans valeur, en aucun cas représentatif de la volonté de la nation exprimée par le Sénat. Si l’on tient compte de la théorie qui se développe depuis le sénatus-consulte du 15 258 Philippe BLACHER, Contrôle de constitutionnalité et volonté générale, PUF, coll. Les grandes thèses du droit français, 2001, p 98. 259 Article 37 de la Constitution de l’an VIII : « Tout décret du Corps législatif, le dixième jour après son émission, est promulgué par le Premier consul, à moins que dans ce délai, il n’y ait eu recours au Sénat pour cause d’inConstitutionnalité (…) ». 260 Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, série CC, CC2, feuillet 19. 261 Arrêté des Consuls du 20 floréal an X (10 mai 1802) in DEVILLENEUVE et CARRÈTE, p 599. 262 Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°205, p 533. 94 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. nivôse an IX, - théorie qui voit dans le Sénat l’interprète privilégié de la volonté populaire et, à ce titre, le seul détenteur du pouvoir constituant-, l’arrêté du 20 floréal an X est une atteinte directe aux pouvoirs du Sénat et constitue ainsi un réel coup de force ; certains iront jusqu’à dire qu’il s’agit même d’un réel coup d’Etat de Bonaparte, l’un des plus importants du régime consulaire C’est notamment le point de vue de Claude Goyard qui regrette d’ailleurs que l’importance de cette décision gouvernementale ne soit jamais soulignée par les juristes263. Il est clair, il en sera question dans une étude plus approfondie de la Constitution de l’an X et de son élaboration, que la période de l’été 1802 est un temps de conflit et de rupture politique dans la mesure où le principe du consulat viager est combattu, notamment au Sénat. Proposer ce système revient à nier toute valeur à la décision du Sénat ; il s’agit d’une quasi-négation de l’autorité constituante conférée au Sénat depuis les débuts du Consulat. L’arrêté du 20 floréal an X est donc un jalon constitutionnel fondamental du régime napoléonien ; mais il est surtout la preuve que la valeur des sénatus-consultes est contingente, soumise à la volonté normative du Premier consul. Dans le cas de floréal an X, le sénatus-consulte voit son poids totalement ignoré ; il ne devient par la suite que le vecteur de la proclamation des résultats du plébiscite avec le sénatus-consulte du 14 thermidor an X. Tel n’est pas le cas à partir de l’an X et de la reconnaissance au profit du Sénat de la fonction constituante. Le sénatus-consulte du 28 floréal an XII soumet au peuple l’acceptation de l’instauration de l’Empire. Les résultats de cette consultation ne seront proclamés par le Sénat que six mois plus tard, par le sénatus-consulte du 15 brumaire an XIII (6 novembre 1804)264. Dans ce cas, le sénatus-consulte du 28 floréal s’impose de luimême et suffit à fonder un nouvel ordre juridique. Cela est notamment du au fait que cette compétence est inscrite dans la Constitution de l’an X, ce qui n’était pas le cas en l’an VIII. La Constitution de l’an X a ainsi participé à la sacralisation de la fonction sénatoriale dont l’une des conséquences fut d’imposer le sénatus-consulte dans son rôle de norme supérieure ; il ne s’agit cependant que d’un aspect de l’importance des modifications apportées par le texte de l’an X. B. - Les fonctions sénatoriales dénaturées par les révisions constitutionnelles ? L’évolution textuelle que constitue la Constitution du 16 thermidor an X entraînera de lourdes conséquences sur le fonctionnement régulier des institutions et sur l’économie générale d’un régime dont il est néanmoins important d’apprécier la continuité265. Cette idée est déterminante alors même que la Constitution de l’an X amorcera la disparition du seul organe de contestation du Consulat, le Tribunat, qui voit le nombre de ses membres diminuer progressivement, jusqu’à être totalement supprimé par le sénatus-consulte du 19 août 1807266. Le Sénat, comme les autres organes nés de la Constitution de l’an VIII, verra son rôle et ses attributions évoluer avec le sénatus263 « Si l’on adopte la thèse qui s’est développée entre 1800 et 1802 au Sénat et au Conseil d’Etat d’après laquelle le pouvoir constituant institué appartient, dans la Constitution de l’an VIII, au Sénat, on doit admettre que l’arrêté des consuls décidant de recourir au plébiscite deux jours après le sénatus-consulte des deux fois dix ans, est en soi un coup d’Etat. Il manque désormais un jalon constitutionnel dans la trajectoire politique de Napoléon : l’acte qui devrait décider de recourir au plébiscite et de modifier l’article 39 de la Constitution de l’an VIII. L’arrêté du 20 floréal an X , sur lequel on a trop peu insisté, est le coup de force qui marque la dérive autocratique du régime et laisse entrevoir que Napoléon ne se laissera plus entraver par des textes constitutionnels » in Claude GOYARD, Dictionnaire Napoléon, Jean TULARD (dir.), Fayard, 1989, p 500 (souligné par nous). 264 Bulletin des lois de l’Empire , 4ème série, n°21, p 73. 265 V. infra. 266 Bulletin des lois, 4ème série, n°160, p 73. 95 Clémence Zacharie consulte du 16 thermidor an X dont la caractéristique principale en ce qui concerne l’institution sénatoriale, est de lier l’action de celle-ci à celle du gouvernement au point d’aboutir à une remise en cause de ses fonctions originelles mais aussi à une clarification de l’étendue de ses pouvoirs se traduisant par une hiérarchie précise des sénatus-consultes. Cette tendance se confirmera avec la Constitution impériale du 28 floréal an XII. 1) La remise en cause des fonctions originelles du Sénat. Cette remise en cause se traduit essentiellement par un infléchissement des pouvoirs du Sénat en matière de contrôle de constitutionnalité des lois et par le renforcement de ses fonctions à caractère administratif, notamment par le biais des sénatoreries. a) L’infléchissement des pouvoirs du Sénat en matière de contrôle de constitutionnalité. L’infléchissement des pouvoirs du Sénat en matière de contrôle de constitutionnalité des lois est illustré par plusieurs phénomènes. La forme de la constitution, tout d’abord, révèle l’importance de la modification constitutionnelle ; contrairement à la Constitution de l’an VIII qui traitait du Sénat dans son titre II, la Constitution de l’an X ne lui réserve que son titre V, limitant la valorisation du Sénat et révélant son moindre intérêt. Quant au fond, ensuite, il faut bien remarquer qu’il n’est pas directement question du contrôle de constitutionnalité des lois ; l’article 21 de la Constitution de l’an VIII continue à régir la question. Le principe est en effet que la Constitution de l’an X n’a pas entraîné la caducité du texte de l’an VIII qui reste en vigueur dès lors que la Constitution de Thermidor n’en contredit pas la lettre. La pratique du Sénat fait que le seul cas où le Sénat a exercé son contrôle de constitutionnalité– lors du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX (5 janvier 1801)– a été l’occasion du recours au terme de « sénatus-consulte ». Or le sénatus-consulte du 16 thermidor an X traite du sénatus-consulte en tant que tel. S’il établit une différence entre sénatus-consulte ordinaire et sénatus-consulte organique (articles 54 et 55 de la constitution), il admet comme règle générale que tous les sénatusconsultes « sont délibérés par le Sénat, sur initiative du gouvernement » (article 56 de la Constitution de l’an X). Le contrôle de constitutionnalité des lois se fait donc sur initiative du Gouvernement ; le rôle du Tribunat semble ainsi éluder, sa saisine du Sénat ne pouvant aboutir qu’avec l’assentiment du Gouvernement. Certaines réserves pourraient être émises sur l’application de ce pouvoir d’initiative du Gouvernement en matière de contrôle de constitutionnalité ; l’argument selon lequel le pouvoir d’initiative du Gouvernement ne concerne que les sénatus-consultes dont le domaine est défini par la Constitution de l’an X, spécifiquement aux articles 54 et 55, pourrait être avancé. Il faut néanmoins répondre à cette remarque par la négative car lorsque le constituant souhaite désigner les sénatusconsultes dont les catégories ont été spécifiquement créées en l’an X, il en fait explicitement mention. Tel est notamment le cas de l’article 57 qui prévoit, pour le cas précis des sénatus-consultes pris en conséquence des articles 54 et 55, l’intervention d’un Conseil privé en amont de leur adoption. L’initiative gouvernementale s’applique à tous les sénatus-consultes et elle est lourde de conséquence. Ces conséquences sont multiples. Elles résident, tout d’abord, dans l’immixtion du Gouvernement dans le travail du législateur. Celle-ci ne s’inscrit pas dans la défense des prérogatives gouvernementales comme le permettra par exemple l’article 41 de la Constitution de 1958 sur le fondement de l’article 37. Cette intervention du Gouvernement constitue une remise en cause de la séparation des pouvoirs telle que prévue par l’article 12 de la loi du 19 brumaire an VIII ; elle accentue la captation de la 96 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. fonction législative par le Gouvernement, qui s’est rapidement développée, dès les débuts du Consulat267. La conséquence de l’initiative des consuls en matière de contrôle de constitutionnalité est de leur conférer la maîtrise du contrôle sur leurs propres actes, ôtant au Sénat toute possibilité d’exercer objectivement celui-ci. L’action du Tribunat n’étant que résiduelle, et soumise à caution, à la fin de l’an X, le Gouvernement se voit octroyer une totale liberté, puisque soumis par ailleurs à un contentieux administratif encore embryonnaire. L’amoindrissement du contrôle de constitutionnalité sera par la suite accentué par le texte de la Constitution impériale qui encadre son domaine de surveillance. Elle désigne le peu d’actes contrôlés puisque l’article 70 de la Constitution de l’an XII prévoit le contrôle des décrets du Corps législatif. Elle limite les cas d’inconstitutionnalité puisqu’ils ne sont liés qu’aux atteintes portées à certains principes (l’opposition au rétablissement de la féodalité, l’irrévocabilité de la vente des biens nationaux et la préservation de la dignité impériale) et au formalisme constitutionnel. Cette définition restrictive du champ d’exercice du contrôle de constitutionnalité des lois est atténuée par l’auto-saisine des sénateurs prévues à l’article 70. Ce nouveau pouvoir du Sénat n’aboutit cependant qu’à l’émission d’une opinion qui n’a en aucun cas la portée des décisions prises en application de l’article 21 de la Constitution de l’an VIII ; celles-ci conduisaient à une annulation pure et simple de l’acte incriminé. La Constitution de l’an X participe donc à la dégradation d’un contrôle de constitutionnalité des lois, au demeurant bien virtuel puisque le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX en reste la seule application. b) Le Sénat, instrument de la déconcentration gouvernementale : les sénatoreries Le Sénat conservateur se trouve progressivement détourné de ses fonctions originelles et son action traduit une volonté de l’associer à la gestion quotidienne des affaires de l’Etat. Plus qu’un gardien hiératique de la norme constitutionnelle, il devient un élément clé de la protection de l’ordre juridique. Il participe, tout d’abord, à l’administration intérieure de l’Etat. C’est du moins ce qui se dégage du sénatus-consulte du 14 nivôse an XI268, légèrement postérieur à la Constitution de l’an X, qui crée les sénatoreries. Le sénatus-consulte du 14 nivôse an XI crée une sénatorerie par ressort de tribunal d’appel269, chacune d’entre elles étant dotée d’une maison270, la plupart du temps un palais271, et d’un revenu annuel tiré des biens nationaux de l’arrondissement, dont le montant varie entre 20000 et 25000 francs. Les sénatoreries, conférées par le Premier consul272, sont viagères, dès lors que leur détenteur y réside au moins trois moins par an273. 267 V.infra. Bulletin des lois, 3ème série, n°239, p 316. 269 Article 1er du sénatus-consulte du 14 nivôse an XI, précité. 270 Article 2 du sénatus-consulte du 14 nivôse an XI : « Chaque sénatorerie sera dotée d’une maison et d’un revenu annuel de 20000 à 25000 francs ». 271 C’est notamment ce qui ressort des données livrées par Léonce de BROTONNE dans Les sénateurs du Consulat et de l’Empire, Paris, Etienne Charavay, 1895, reprint 1974, p 10 et 11. A titre d’exemple, le château d’Amboise est le siège de la sénatorerie d’Orléans, le château de Pont sur Seine est celui de la sénatorerie de Paris, le palais des Etats de Bourgogne est celui de la sénatorerie de Dijon. 272 Article 5 du sénatus-consulte du 14 nivôse an XI : « Les sénatoreries seront conférées par le Premier consul, sur la présentation du Sénat, qui, pour chacune, désignera trois sénateurs ». 273 Article 3 du sénatus-consulte du 14 nivôse an XI : « Les sénatoreries seront possédées à vie ; les sénateurs qui en seront pourvus, seront tenus d’y résider, au moins trois mois chaque année ». Alors que le sénatusconsulte du 14 nivôse an XI était en cours d’élaboration, Bonaparte n’avait envisagé cette résidence que pour une durée de deux mois tous les deux ans (Lettre de Bonaparte au Consul Lebrun, Correspondance de 268 97 Clémence Zacharie L’arrêté du 18 fructidor an XI (5 septembre 1803) s’occupa d’affecter à chaque sénatorerie résidences et biens ; ce sont au total près de trente et unes sénatoreries qui sont organisées progressivement. La désignation des sénateurs titulaires posa quelques difficultés. La première tient au fait que les sénateurs, soucieux de ne pas déplaire à Napoléon, ne nommèrent comme candidats aux sénatoreries que des postulants fidèles, ayant notamment soutenu l’établissement de l’Empire (la seconde vague de nomination ayant lieu, conformément à l’article 7 du sénatus-consulte du 14 nivôse an XI, en germinal an XII). Ils provoquèrent alors la fureur de Napoléon qui dénonça leur servilité274. C’est ainsi que Lanjuinais et Sieyès ne furent pas présentés par leurs collègues275. Il faut dire, en second lieu, que ce système de proposition ne faisait pas l’unanimité des sénateurs qui redoutaient qu’il ne divise le corps. Cornet, dans ses Souvenirs, évoque la suggestion qu’il fit d’avoir recours à un mode de désignation reposant sur le principe d’ancienneté276 (le problème se posera d’ailleurs en des termes identiques au moment de la désignation de la pairie, à la chute de l’Empire). Et c’est finalement la discrétion de l’Empereur qui dirigea les attributions des sénatoreries, en dépit des propositions des sénateurs. Son rôle semble ici incontournable, à la différence du déroulement des nominations des fonctionnaires qui voient l’influence déterminante de la secrétairerie d’Etat, bien souvent seule à choisir parmi les candidats soumis par les ministres277. Le rapport que l’Empereur veut faire naître entre les sénateurs détenteurs de sénatoreries et lui-même justifie le souci personnel de la nomination. « Souci personnel » ne signifie dans ces circonstances en rien « arbitraire » puisque c’est les objectifs de la création des sénatoreries qui motivent les nominations des sénateurs. Napoléon va systématiquement attribuer les sénatoreries à des sénateurs originaires des régions en question ; Kellermann part dans l’est, à Colmar, Casabianca se voit attribuer Ajaccio, à titre d’exemple. Le but est alors d’installer les sénateurs dans des pays connus d’eux afin de voir leur influence et leur autorité légitimées278. Car l’influence locale des sénateurs est déterminante aux yeux de Napoléon. Bien qu’elliptique dans le sénatus-consulte du 14 nivôse an XI, l’objectif de la création des sénatoreries est d’installer un réseau d’influence et de renseignement au sein des provinces françaises. Napoléon, t. VIII, n°6461). Cette idée limite la dimension inquisitoriale conférée bien souvent aux sénatoreries pour renforcer l’aspect de gratification qu’elles pouvaient représenter. Les sénateurs souhaitaient se voir attribuer d’importantes dotations ce que la création des sénatoreries, mais aussi l’augmentation de sa dotation globale, distincte de celle des sénatoreries contribua à faire, notamment par le titre II du sénatusconsulte du 14 nivôse an XI (V.infra). La création des sénatoreries rejoindra donc celle des multiples hochets et avantages qui contribuèrent à renforcer la dépendance du Sénat à l’égard du Premier consul. 274 « Les lâches ont peur de me déplaire ! Qui les a chargés de ma querelle ? Ne suis-je pas assez fort pour me défendre ? Quels fonds pourrais-je faire sur des hommes qui abandonnent leurs collègues et leurs amis, ceux à qui ils doivent pour la plupart d’être ce qu’ils sont ? », cité par BARON PELET DE LA LOZÈRE, Opinion de Napoléon, p 70. 275 Jean THIRY, Le Sénat de Napoléon, op.cit., p 163. 276 Mathieu-Augustin CORNET, Souvenirs sénatoriaux,Paris, Beaudouin, 1824, p 29. 277 Dans ses mémoires, le baron Fain est particulièrement explicite sur la très grande latitude laissée au secrétaire d’Etat pour nommer les fonctionnaires : « L’Empereur se plaisait à laisser une grande influence à son secrétaire d’Etat sur la partie de son travail qui avait les nominations pour objet. Ordinairement, chaque décret de nomination était en blanc et une liste de candidat y était jointe. Le secrétaire d’Etat, dépositaire des promesses que l’Empereur avait pu faire pendant ses campagnes ou dans ses voyages ; témoins dans tous ses travaux de ses jugements sur les services et confident habituel de ses affections pour les personnes, l’aidait de ses notes et de ses souvenirs à distinguer, entre les candidats du ministre, celui pour lequel il pouvait avoir des motifs personnels de préférence. Dans les nominations qui n’étaient que des faveurs, l’Empereur aimait assez à se soustraire au patronage des bureaux et à constater par quelque exemple le droit de proprio motu. Il lui arrivait même assez souvent de signer des décrets de nominations en laissant au secrétaire d’Etat le soin de remplir le blanc ; « Vous lirez les notes, lui disait-il, et celui des nôtres qui vous paraîtra le plus convenable, vous mettrez son nom », in Mémoires, Arléa, 2001, p 131. 278 JeanTHIRY, Le Sénat de Napoléon, op.cit., p 164. 98 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Le sénatus-consulte du 14 nivôse ne donne en effet que peu de renseignement sur la mission du sénateur détenteur d’une sénatorerie. L’article 3 précise que « les sénatoreries seront possédées à vie ; les sénateurs qui en seront pourvus seront tenus d’y résider au moins trois mois chaque année ». L’idée apparaît d’installer en province la considération du Sénat afin d’en faire une aristocratie terrienne confortant l’élite impériale. La splendeur des palais affectés aux sénatoreries, déjà évoquée, et la pompe qui caractérise le cérémonial accompagnant les sénateurs en mission en sont un parfait exemple279. L’idée du souverain est alors de faire des sénateurs des représentants de sa puissance ; idée qui ne cadre cependant pas avec la réalité de sa mission qui se veut plus confidentielle et que certain n’hésite pas à qualifier de secrète280. L’article 4 du sénatus-consulte du 14 nivôse an XI confie aux sénateurs une mission de confiance puisqu’ils « rempliront les missions extraordinaires que le Premier consul jugera à propos de leur donner dans leur arrondissement, et ils en rendront compte directement ». Les sénateurs deviennent donc les envoyés privilégiés de l’Empereur, au même titre que les missi dominici carolingiens ; mais c’est sans hésitation que nous rapprocheront plus volontiers des commissaires du Directoire, ainsi que Vida Azimi le reconnaît aussi281. La nature des sénatoreries créées est cependant différente ; les commissaires du Directoire et à leur suite les commissaires du Consulat provisoire qui établirent « l’état de la France au 18 brumaire an VIII » ou les conseillers d’Etat qui sont envoyés dans les divisions militaires en l’an XI, ont tous des missions ponctuelles et ciblées, à la différence des sénateurs détenteurs de leur sénatoreries à vie. Ces derniers sont ainsi susceptibles de renseigner régulièrement l’Empereur sur l’état de leur circonscription par le biais de rapports hebdomadaires282. La plupart des rapports des sénateurs a disparu ; les Archives Nationales n'en contenant que quelques rares exemplaires; restent cependant des traces pour les sénateurs Kellermann ou Roederer, grâce notamment aux archives familiales ou à l'un des cartons conservé aux Archives pour l'an XIII. Pour le premier d’entre eux, J Rais, dans une thèse très ancienne reproduit de grands passages de la correspondance de l’Empereur et du général283. Une lettre en date du 8 germinal an XIII (29 mars 1805) permet de comprendre l’étendue de la mission de Kellermann. Bonaparte précise que "l'objet apparent de [son] séjour sera de connaître la situation, la nature, l'état et la valeur des biens dont [sa] sénatorerie a été dotée. L'objet important sera de [lui] fournir des renseignements sûrs et positif sur tout ce qui peut intéresser le Gouvernement, et à cet effet de [lui] adresser directement un mémoire tous les quinze jours, de chaque chef lieu de [son] département"284. L'opposition entre "l'objet apparent" et "l'objet important" révèle les impératifs de secret caractérisant la mission des sénateurs aux sein de leurs sénatoreries; Napoléon a d'ailleurs a cœur de rappeler cet aspect des choses: « Vous sentez que sur cette mission particulière, le secret doit etre inviolable ; si elle était connue, toutes les lumières vous fuiraient, les hommes honnêtes s’interdiraient toutes communication avec vous et vous ne rapporteriez que les dénonciations de l’intrigue et de la malveillance. D’un autre coté, les fonctionnaires publics qui sont généralement dignes de notre confiance seraient avilis et découragés et ces missions extraordinaires qui doivent éclairer le gouvernement ne serait que des inquisitions odieuses et des moyens de désorganisation »285. Le but exprimé par le 279 Le décret impérial du 24 juin 1804 règle les honneurs et le cérémonial devant accompagner les sénateurs dans leur sénatorerie ; leur entrée d’apparat, unique, est en elle-même remarquable de pompe si l’on tient compte des coups de canon, des troupes en batailles, des chevaux et du faste qui ressemble fort à l’entrée en fonction d’un Gouverneur de province de l’Ancien régime. 280 Vida AZIMI, Les premiers sénateurs français, Picart, 2000, p 100. 281 idem, p 99. 282 Note pour le secrétaire d’Etat Maret, Saint Cloud, 7 germinal an XIII (28 mars 1805), Correspondance de Napoléon, t. X, 8493. 283 Jules RAIS, La représentation des aristocraties dans les Chambres Hautes en France, 1789-1815, Thèse Nancy, in 8°, p 159. 284 Idem, p 160. 285 idem. 99 Clémence Zacharie Premier consul est donc de réaliser ce que Vida Azimi désigne à très juste titre comme des « enquêtes sénatoriales »286. Elles constituent des investigations parallèles à l’action préfectorale dont les rapports peuvent ainsi être authentifiés et éventuellement vérifiés. Le principe de la surveillance indirecte des agents de l’Etat est l’un des rares éléments qui puisse faire penser à la nature dictatoriale du régime napoléonien ; il en sera question par la suite. La situation politique, économique et sociale des sénatoreries est directement connue de l’Empereur dont l’action est alors éclairée. Les questions posées par Napoléon aux sénateurs en mission sont globalement les mêmes dans tous les cas. Le cas de Kellermann est particulièrement représentatif ; la lettre mentionnée précédemment permet d’en établir les grandes lignes ; quelques lignes peuvent en être citées : « 1° Vous connaîtrez quels sont le caractère, la conduite, le talent des fonctionnaires publics soit de l’ordre administratif, soit de l’ordre judiciaire ; 2° quels sont les principes et l’influence des ecclésiastiques ; 3° quels sont les hommes qui marquent par leur caractère, leur fortune, par leur ascendant sur le peuple de toutes les parties de votre arrondissement, à quel ordre de gens ils appartiennent ; 7° vous examinerez quel est l’état de l’instruction publique, soit dans les écoles primaires, soit dans les écoles secondaires, soit dans les lycées ? A quelles causes tiennent ou le succès ou la langueur de ces établissements. Vous dresserez un état des hommes qui s’y distinguent par leur talent et de ceux qui n’ont point mérité la confiance publique »287. La plupart des instructions données par l’Empereur, on a déjà cité la Lettre de Napoléon à Maret en date du 7 germinal an XIII288, suivent un plan similaire ; les œuvres de Roederer contiennent de nombreuses lettres du sénateur envoyées à l’Empereur en réponse aux instructions de celui-ci qui ont les mêmes orientations d’investigation289. L’évaluation de l’enquête sénatoriale demeure néanmoins difficile du fait de la pauvreté des archives qui ne contiennent que très rarement les rapports des sénateurs détenteurs d’une sénatorerie. Si, de plus, on peut constater une réelle activité des sénateurs en mission durant les deux premières années faisant suite à la création des sénatoreries, l’enthousiasme semble s’émousser à partie de 1806 ; Vida Azimi évoque le quasi désert des Archives pour la période postérieure à 1807, désert renforcé par le fait que la plupart des sénatoreries ne seront pas pourvues290. En dépit du défaut de source, un bilan peut-être fait sur les sénatoreries, à la lecture notamment des mémoires des contemporains. Un premier constat doit être fait : l’organisation même des sénatoreries ne pouvait conduire qu’à l’échec de la mission des sénateurs ; le cérémonial et la pompe les entourant, tout d’abord, la brièveté de leur séjour, ensuite, ont nuit au secret de leur action 286 Vida AZIMI, Les premiers sénateurs français, op.cit., p 101. Jules RAIS, La représentation des aristocraties dans les chambres hautes en France, 1789-1815, op.cit., p 161 288 Note pour le secrétaire d’Etat Maret, Saint Cloud, 7 germinal an XIII (28 mars 1805), Correspondance de Napoléon, t. X, 8493. 289 Partant le 11 ventôse an XII pour sa sénatorerie de Caen, Roederer fait parvenir à l’Empereur un lettre lui exposant que « les résultats de ses opérations sont que les trois départements de la sénatorerie de Caen ne doivent pas poser d’inquiétude au Gouvernement ; qu’il n’y a plus d’amour de soi que d’amour pour la patrie dans le peuple, mais qu’il y aura plus de disposition à servir la patrie que les ennemis du dedans et du dehors, que la haine des habitants est unanime contre les anglais, qu’ils regardent généralement la guerre imposée par nos ennemis, qu’ils ont besoin de surveillance, non de sévérité ou de rigueur » ; Napoléon lui répondra rapidement : « citoyen Roederer, sénateur. J’ai lu avec le plus grand intérêt le rapport que vous m’avez envoyé le 9 de ce mois, sur l’esprit public des départements qui composent votre sénatorerie. Je vous remercie du zèle que vous montrer pour l’Etat et pour moi » (Pierre-Louis ROEDERER, Œuvres complètes, Paris, Firmin-Didot, 1853, t. III, p 476). La mention par Napoléon de « l’esprit public » est en elle-même révélatrice de la teneur de la mission impartie aux sénateurs détenteurs d’une sénatorerie ; Roederer semble d’ailleurs s’être acquitté avec régularité de celle-ci. 290 Vida AZIMI, Les premiers sénateurs français, op.cit., p 102. 287 100 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. et à leur implantation locale. Les sénateurs se plaignent d’ailleurs des difficultés rencontrées pour la rencontre des populations291. Est-ce à dire que les sénatoreries n’ont finalement aucune signification juridique et qu’elles n’ont fait que servir les intérêts financiers des sénateurs, ainsi que cela a été dit le plus souvent ? Elles ont certes fait partie des moyens de pression, et même de tentation, de Napoléon sur les sénateurs292. Elles sont surtout l’occasion d’une représentation de l’Empereur par les sénateurs, qui deviennent de véritables créatures du souverain. Ils participent ainsi à l’affirmation du statut impérial en asseyant cette nouvelle élite sur une dimension territoriale. Il s’agit donc surtout d’une réussite sociologique, la dimension « exécutive » des sénatoreries et la participation à l’information de l’Empereur n’ayant pas été à la hauteur des espoirs de celui-ci. Les préfets demeurent donc la seule source d’information directe de l’état de l’administration du Consulat et de l’Empire. L’idée d’avoir recours au Sénat pour évaluer les besoins de la population est néanmoins intéressante dans la mesure où elle apporte un éclairage nouveau sur la perception qu’a l’Empereur de l’institution. Il l’appréhende comme un prolongement de sa propre personne et donc de sa souveraineté. Cornet fait probablement une erreur lorsqu’il dépeint l’établissement des sénatoreries comme devant permettre l’instauration d’une opposition au sein de l’Empire293. Les sénatoreries n’ont jamais été considérées que comme la continuation de l’action de l’administration centrale dont elles sont un auxiliaire ; c’est en cela qu’elles peuvent être comparées aux commissaires centraux du Directoire, chargés de surveiller l’exécution des lois et le bon fonctionnement de l’administration départementale294. Même si certains évoquent, à juste titre, les sénatoreries comme « une circonscription administrative sans grande importance et une occasion de prébende pour certains sénateurs »295, il est nécessaire de voir en elles la confirmation d’un mouvement amorcé sous le Consulat, dès le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX, mouvement qui fait du Sénat un interprète privilégié de la volonté du peuple. C’est à ce titre qu’il participe à une fonction de caractère administratif, utilisant sa légitimité en renforçant celle de l’Empereur. Il n’est cependant à aucun cas un simple accessoire du Gouvernement, comme cela a été souvent dit. La Constitution de l’an X va permettre le développement d’autres situations modifiant la nature de l’action du Sénat ; il va ainsi, selon l’article 55 alinéa 3, participer directement à la justice ordinaire. Cet article pose en effet que le Sénat « détermine le temps dans lequel les individus arrêtés en vertu de l’article 46 de la constitution, doivent être traduits devant les tribunaux, lorsqu’ils ne l’ont pas été dans les dix jours de leur arrestation ». Article destiné à lutter contre l’arbitraire de certaines détentions, il ne connaîtra aucune application ; en revanche, il annonce la création en l’an XII de la 291 Vida AZIMI cite le cas du sénateur titulaire de la sénatorerie de Douai qui expose que « on a besoin d’un séjour prolongé et d’observation approfondies pour fixer avec certitude son opinion sur les affections, la moralité et la capacité des divers fonctionnaires publics » (Archives Nationales, AF IV 1052, cité dans Vida AZIMI, Les premiers sénateurs français, op.cit., p 102) 292 CORNET, dans ses mémoires, dit très clairement que « le Premier consul puis l’Empereur avait des moyens de pression financiers et honorifiques » (Mathieu-Augustin CORNET, Souvenirs sénatoriaux, Paris, Baudouin, 1824, in 8°, p 20). 293 « Son institution des sénatoreries, envisagée d’un point de vue différent de celui de sa conception, pouvait produire des effets politiques très heureux ; elle aurait constitué un grand patronage qui, disséminé sur toute la surface de l’Empire français, eût tempéré l’exercice du pouvoir absolu. Mais les rivalités de pouvoir l’ont fait repousser et réduit à une sinecure ; il n’en est résulté qu’un ferment continu d’intrigue et de corruption dans un corps qui, jusque là, n’en avait pas connu le germe » (idem). 294 Jacques GODECHOT, Les institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, PUF, 4ème édition, 1989, p 471. 295 Jean TULARD, Napoléon et la noblesse d’Empire suivi de la liste complète des membres de la noblesse impériale, Paris, Taillandier, 1979, p 31. 101 Clémence Zacharie commission de la liberté individuelle qui, il faut le reconnaître, n’aura guère de succès296. La rédaction de cet article s’inscrit néanmoins dans la volonté de conforter le Sénat dans son rôle de gardien des libertés fondamentales et d’un pacte social pourtant fortement fragilisé en l’an X. Car la Constitution de l’an X est avant tout une remise en question du principe de séparation des pouvoirs au profit du Premier consul et, de façon plus générale, un facteur de confusion des pouvoirs qui n’épargne pas le Sénat et que la fonction de gardien développée depuis les débuts de la Constitution de l’an VIII semble justifier. Il suffit de rappeler les pouvoirs de dissolution du Corps législatif et du Tribunat conférés au Sénat, ainsi que son immixtion dans la justice ordinaire par le biais de l’annulation des jugements attentatoires à la sûreté de l’Etat (voir supra), pour percevoir la lente dérive de l’équilibre institutionnel au profit d’une confusion très claire des fonctions étatiques au profit d’un Premier consul surpuissant ; il suffit de rappeler ses pouvoirs en matière de nomination des sénateurs, et d’une assemblée qui, bien que détentrice de l’expression de la volonté populaire, reste dans la dépendance du premier magistrat de l’Etat. De façon générale, le problème de l’implication gouvernementale dans le processus d’élaboration du sénatusconsulte sera évoquée plus précisément par la suite, la Constitution de l’an X ne génère que la monstruosité du Premier consul et ne fait pas du Sénat la dangereuse assemblée qui, selon certains, aurait pu menacer la stabilité de l’Etat. Toute l’action du Sénat est conditionnée par l’intervention d’autorités extérieures et, à aucun moment, celui-ci ne peut prétendre à une activité de proprio motu. Il est impossible voir dans le Sénat la menace qu’il ne fut jamais. Paradoxalement, si la Constitution de l’an X et, à sa suite la Constitution impériale vont dans le sens d’une confusion des fonctions étatiques bouleversant les attributions du Sénat au point d’en faire une institution hybride, à la croisée des missions de l’Etat, elle participe aussi à la clarification de la hiérarchie des normes qu’il produit, du fait surtout de l’attribution explicite du pouvoir constituant qui affirme sa position de gardien de la constitution. 2) Le bouleversement des fonctions sénatoriales et la hiérarchie des sénatus-consultes. À certains égards, la Constitution de l’an X ne fait que confirmer ce que la pratique de la Constitution consulaire avait annoncé ; la reconnaissance de l’attribution du pouvoir constituant au Sénat en est une illustration. La réforme de la Constitution de l’an VIII est donc l’occasion d’une clarification de la compétence sénatoriale, clarification qui se retrouve notamment dans la hiérarchie des sénatus-consultes établie à cette occasion. a) La reconnaissance du sénatus-consulte et de sa place. Ce texte a alors permis de clarifier la notion de sénatus-consulte au sein de la hiérarchie des normes constitutionnelles. Il en constitue tout d’abord la reconnaissance. La Constitution de l’an VIII n’avait prévu aucune terminologie pour la désignation des actes du Sénat qui, comme l’ensemble des institutions consulaires, se définit plus par sa fonction que par la démonstration organique ou procédurale de celle-ci. Seule la loi connaît un régime différent ; le titre III de la Constitution distingue en effet les différentes étapes de l’élaboration du texte de loi par un lexique précis. Le projet proposé par le Gouvernement, sous une forme de rédaction précise (article 26)297, est discuté par le Tribunat (article 28)298 ; le Corps législatif émet 296 Article 60 et suivants de la Constitution du 28 floréal an XII (18 mai 1804). Article 26 de la Constitution du 22 frimaire an VIII : « Les projets que le Gouvernement propose sont rédigés en articles. E n tout état de la discussion de ces projets, le gouvernement peut les retirer ; il peut les 297 102 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. alors un décret qui ne devient loi que lorsqu’il est promulgué par le Premier consul (article 37 et article 25)299. En ce qui concerne l’action du Sénat, le texte de frimaire an VIII est muet, conforme à l’idée d’obscurité que l’on s’en fait souvent. Très rapidement, les sénateurs vont néanmoins adopter une terminologie propre à distinguer leurs différentes attributions. L’essentiel de leur activité au début du Consulat se résume à la désignation des membres des différents corps de l’Etat ; ce sont environ quarante-six actes de nomination qui se succèdent du 28 nivôse an VIII au 20 prairial an X, à la veille du Consulat à vie300. Le Bulletin des lois de la République les présentent à chaque fois de la plus simple façon ; on peut citer, à titre d’exemple, « l’acte du Sénat conservateur portant nomination de trois membres du Corps législatif » en date du 8 pluviôse an VIII qui désigne Arrighi à la place de Joseph Bonaparte, entre autre301. Il inaugure une forme qui sera reprise à chaque fois par le Bulletin. Celui-ci n’est cependant pas toujours en accord parfait avec la terminologie adoptée par le Sénat ; ainsi, l’acte du Sénat en date du 28 nivôse an VIII, rectifiant le procès-verbal de nomination au Corps législatif du sieur Blanc, maladroitement désigné comme « Leblanc ». Si le Bulletin mentionne « l’acte du Sénat conservateur contenant la rectification d’une erreur de nom », le corps du texte fait lui état d’un « arrêt du Sénat ». Cette absence de rigueur se reproduira à plusieurs reprises, uniquement dans le cas des actes de nomination qui vont représenter l’essentiel de l’activité du Sénat conservateur pendant tout le Consulat décennal. En ce qui concerne les actes concernant son propre fonctionnement, les procès-verbaux font état de « délibérations» et de « règlements intérieurs », selon le contenu de ceux-ci. Il va sans dire que de tels flottements dans la désignation des actes du Sénat révèlent la pauvreté de l’activité du Sénat, qui ne semble pas devoir attacher d’importance à l’établissement d’une hiérarchie établie clairement de ses actions. Cette attitude est radicalement modifiée en l’an IX au moment de la rédaction du premier sénatus-consulte en date du 15 nivôse an IX. Le principe des sénatus-consultes et les conditions d’élaboration du premier d’entre eux seront l’occasion d’une étude poussée302. Il est cependant possible de remarquer dans le recours à ce terme particulier la volonté de valoriser l’action du Sénat recouverte par lui, d’établir une différence entre les nominations routinières qui ont fait le lot du Sénat jusque-là et cet acte du Sénat dont les conséquences furent déterminantes, dans la mesure où il recouvrait une usurpation du pouvoir constituant et une définition claire de l’utilisation de celui-ci par le Sénat pour l’avenir. b) La hiérarchisation des sénatus-consultes par la Constitution de l’an X. La Constitution de l’an X va, contrairement à sa devancière, faire mention explicite des différents types d’actes du Sénat ; elle constitue en cela une reconnaissance remarquable du statut particulier du Sénat. Le titre V de la Constitution du 16 thermidor an X décrit précisément les différents actes susceptibles d’être édictés par le Sénat. Contrairement à la Constitution de l’an VIII, elle semble établir une hiérarchie des fonctions sénatoriales par le biais d’une hiérarchie des dénominations. Sont d’abord distingués les sénatus-consultes organiques des sénatus-consultes, les reproduire modifiés ». 298 article 28 : « Le Tribunat discute les projets de loi ; il en vote l’adoption ou le rejet (…) ». 299 article 25 : « Il ne sera promulgué de lois nouvelles que lorsque le projet en aura été proposé par le Gouvernement, communiqué au Tribunat, et décrété au Corps législatif » et article 37 : «Tout décret du Corps législatif, le dixième jour après son émission, est promulgué par le Premier consul (…) ». 300 voir la liste des actes du Sénat conservateur située en annexe de ce travail, document 1. 301 Bulletin des lois de la République, 3ème série, t. 1er, n°17. 302 Voir partie I, titre II, chapitre 1 : L’attentat de la rue Saint Nicaise et le premier sénatus-consulte, p 206. 103 Clémence Zacharie premiers recouvrant l’action constituante du Sénat, les seconds désignant ses actes dont le caractère est plus difficile à qualifier de façon générale, dans la mesure où ils recouvrent son action de contrôle politique de l’action du Gouvernement au regard de la préservation de certains droits (par la surveillance du temps de détention des individus prévenus, article 55 alinéa 3). Ils participent aussi à la préservation de l’ordre public (article 55 alinéas 1, 2 et 5) et du jeu politique (article 55 alinéas 5 et 6). Par la suite, la Constitution évoque les arrêtés qui recouvrent l’ancienne catégorie des actes de nomination (article 59) et les délibérations concernant les actes internes au Sénat. La Constitution de l’an X cherche à établir une distinction entre les différents actes du Sénat ; ce faisant, elle valorise la spécificité de son action, bien au-delà de la simple concrétisation d’une hiérarchie établie par la pratique antérieure. Le recours à un lexique précis affirme le rôle du Sénat qui est ainsi valorisé et confirmé. Cela est particulièrement remarquable en ce qui concerne la reconnaissance des sénatus-consultes organiques. La Constitution de l’an X est elle-même désignée comme « organique de la Constitution ». Outre le fait que cet emploi d’adjectif installe un lien de continuité entre le texte de l’an X et celui de l’an VIII, il est important de voir qu’il précède la reconnaissance de cette capacité d’édicter des mesures à caractère organique par le Sénat. L’article 54 ne fait donc que préciser, affirmer ce qui existe déjà, dès la création du Sénat. Ces catégories d’actes du Sénat s’insèrent par la suite dans la hiérarchie des normes consulaires dont elles représentent certains des éléments fondamentaux ; reconnaître leur spécificité revient en effet à reconnaître celle de l’action de l’institution et la valeur de celle-ci. Le Sénat de l’an X, comme l’avait laissé voir la pratique de la Constitution de l’an VIII, est une clé du régime constitutionnel du Consulat viager. Conclusion : L’application de la Constitution de l’an VIII et, à sa suite les modifications apportées par les constitutions de l’an X et de l’an XII, ont forgé une assemblée unique par la place qu’elle occupe au sein des institutions consulaires. Cette spécificité est accrue la pratique du contrôle de constitutionnalité des lois dès les débuts du Consulat. 104 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. CHAPITRE 2 : LA PRATIQUE SÉNATORIALE DU CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ SOUS LE CONSULAT PUIS L’EMPIRE. L’étude du fonctionnement du Sénat conservateur n’est pas en elle-même fondamentale, du point de vue de la compréhension de l’importance institutionnelle de celui-ci, du moins. Cependant, bien que celle-là ait déjà été entreprise, notamment par le baron Thiry, l’organisation élémentaire du Sénat n’a été décrite que linéairement, sans qu’en aient été déduits et appréhendés les enjeux quant à la place symbolique du Sénat dans le système consulaire et impérial. L’assemblée est bien vue, mais rarement comprise comme telle par les commentateurs. Elle s’inscrit pourtant dans le courant amorcé sous la Révolution d’une idée moderne du fonctionnement des assemblées participant à la confection de la loi. Car au-delà de ses fonctions de contrôle de constitutionnalité des lois, au demeurant peu mises en pratique, le Sénat, par l’usurpation des fonctions législatives, va se comporter, formellement et matériellement, comme une réelle chambre parlementaire. Le Sénat, parce qu’il est l’un des acteurs de la réalisation de la loi, voit, dans son fonctionnement l’empreinte du système des assemblées législatives. Mais son profil politique et les incidences de celui-ci sur la teneur de ses décisions en font une assemblée particulière au sein du système consulaire (section 1). Cette situation renforce l’importance de l’action normative de cet étonnant acteur de la vie politique d’alors (section 2). Section 1 : Le fonctionnement du Sénat de Napoléon. Le fonctionnement du corps sénatorial repose sur un ensemble de règles développées par le Sénat lui-même qui apportera un souci particulier à leur élaboration, désireux d’encadrer son action d’un formalisme juridique garantissant sa crédibilité politique. Dès l’an VIII et les débuts du Consulat, il adopte des règlements successifs dont la stabilité durant l’épisode napoléonien est remarquable. Ils sont l’occasion du développement d’un droit propre au Sénat et aux rapports qu’il entretient avec les autres institutions consulaires. L’existence d’un cadre juridique (1§) précise les rapports de dépendance politique avec le Gouvernement, sans que ne puisse être ôté au Sénat de l’an VIII un caractère d’innovation juridique prononcé, annonciateur à bien des égards du modèle des secondes chambres parlementaires (2§). 1§ La spécificité des règles de travail du Sénat conservateur. Les règles du travail sénatorial ne procèdent pas des constitutions de l’Empire dont les textes ne concernent que rarement le fonctionnement interne des Assemblées. L’une des rares dispositions constitutionnelles portant sur celui-ci concerne la règle de quorum nécessaire à la validation des délibérations des corps constitués303. Concernant le Sénat, seule la règle de non publicité des séances est posée par l’article 23 de la Constitution de l’an VIII304. Les méthodes de travail du Sénat sont issues, dès l’an VIII, des règlements intérieurs la plupart du temps, parfois des sénatus-consultes euxmêmes, souvent des usages répétés. La spécificité du Sénat et son originalité sont donc une construction des sénateurs et non des membres des comités de constitution. Les 303 Article 90 de la Constitution de l’an VIII : « Un corps constitué ne peut prendre de délibération que dans une séance où les deux tiers aux moins de ses membres se trouvent présents ». 304 Article 23 de la Constitution de l’an VIII : « les séances du Sénat ne sont pas publiques ». 105 Clémence Zacharie règles établies par eux sont très probablement une réaction aux assemblées pléthoriques révolutionnaires où régnait bien souvent la confusion ; elles illustrent aussi la spécificité des sénateurs, dans leur majorité juristes305. Le Sénat va alors s’entourer d’un cadre de travail marqué par la rigueur et le formalisme que l’Empire et la lourdeur du protocole accentueront306. Cette lourdeur ne se retrouve pas dans la gestion quotidienne du Sénat dont les règlements intérieurs restent très superficiels ; ils ne révèlent pas l’enjeu considérable que constituent les commissions sénatoriales dont l’existence seule permet d’affirmer que le Sénat inscrit son action dans la continuité de celle des assemblées révolutionnaires. A. - Le formalisme du travail sénatorial. Les contemporains et les anciens sénateurs sont la plupart du temps muets sur le contenu des séances du Sénat ; les mémoires ne sont que de peu d’utilité. Cela même a conduit certain à penser que les séances du Sénat ne constituaient pas le cœur de ses décisions307, ce que suggère effectivement leur lourdeur. 1) La pompe des délibérations. Le formalisme et la lourdeur des séances du Sénat sont révélés par les procèsverbaux authentiques conservés aux Archives Nationales308 qui demeurent à ce jour les seules traces des séances. Les diverses pièces que contiennent les autres cartons d’archives n’apportent guère d’éléments puisqu’il ne s’agit que des documents officiels accompagnant les décisions du Sénat (communications et discours des orateurs, projets en discussion, rapports des commissions ad hoc). L’absence de compte-rendu officiel figurant dans le Moniteur, par exemple, fait des procès-verbaux authentiques conservés aux Archives les seules pièces donnant un aperçu des séances du Sénat. Le silence les caractérisant vient à l’appui de l’une des rares dispositions constitutionnelles le concernant, l’absence de publicité des débats. À l’inverse de l’article 35 de la Constitution de l’an VIII qui prévoit la publicité des séances du Tribunat et du Corps législatif309, l’article 23 de la Constitution consulaire pose que « les séances du Sénat ne sont pas publiques ». Cette absence de publicité conforte l’idée des rédacteurs de la Constitution de 305 C’est notamment ce qui se dégage de la thèse de Vida Azimi, précédemment citée. La présidence de Sieyès ne doit pas être oubliée ; il orienta le fonctionnement de cette assemblée dans le sens d’une juridisation des procédures. 306 La complexité du costume en est l’illustration parfaite puisque l’on distingue plusieurs tenues en fonction de la nature des séances ; la loi du 3 nivôse an VIII a laissé une totale liberté au Sénat pour déterminer son costume et son arrêté du 14 fructidor an VIII en organise les moindres détails. Ce costume évoluera durant l’Empire ; Vida Azimi en fait une description détaillée (Vida AZIMI, Les premiers sénateurs, Picard, 2000 , p 123). Cette évolution est à l’image de celle de ses pouvoirs dont il participe à l’affichage, étant « nécessaire à la dignité des séances » (CC 972). Mais le costume, participe à l’affirmation de l’appartenance du Sénat à un ensemble institutionnel ; ce n’est pas sans raison que Bonaparte s’y intéresse tout particulièrement. Une lettre à Cambacérès en témoigne : « Je vous prie de faire un projet de costume pour le Sénat. Il pourrait en avoir trois : 1° le costume ordinaire, celui qu’ils ont, en y joignant l’épée, me paraît convenable ; 2° le costume en séance ordinaire ; 3° le costume en grande séance, lorsqu’il est question d’un sénatus-consulte organique » , lettre de Bonaparte à Cambacérès, Saint-Cloud, 10 frimaire an XI (1er décembre 1802) in Correspondance de Napoléon, t. VIII, 1858-1869, Paris, Imprimerie Impériale, n°6460. 307 Jean THIRY, Le Sénat de Napoléon, op.cit., p 59. 308 Procès- verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, série CC, CC1 à CC9. 309 Article 35 de la Constitution de l’an VIII : « Les séances du Tribunat et celles du Corps législatif sont publiques ; le nombre des assistants, soit aux unes, soit aux autres, ne peut excéder deux cent ». Cette publicité est relayé par la publication des débats dans le Moniteur, même si celle-ci s’est révélée parfois censurée. 106 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. l’an VIII de situer le Sénat à part, loin de l’agitation qui caractérisa les assemblées révolutionnaires jusque-là. L’image de sagesse du Sénat, déjà donnée par l’âge des sénateurs (quarante ans selon l’article 15 de la Constitution de l’an VIII), plus élevé que celui des tribuns et des législateurs (vingt-cinq et trente ans) est renforcée par une certaine volonté de solennité ; celle-ci ne fait alors pas peser sur lui les mêmes obligations que sur les autres assemblées qui subissent une certaine « pression démocratique ». a) La solennité des séances. Cette solennité se retrouve dans le déroulement des séances dont les minutes conservées aux Archives Nationales font état310. Du début du Consulat jusqu’à la fin de l’Empire, les séances se dérouleront selon une procédure identique que seules les séances dites « impériales » modifieront. Cette rigueur, cette minutie et cette monotonie feront dire à certains que « le formalisme le plus minutieux est décrit dans les procès-verbaux des séances du Sénat conservateur. On finit par ne plus voir que lui »311. Effectivement, les séances suivent un déroulement immuable. Elles sont très cérémonieusement ouvertes par le Président qui en annonce l’objet312. Suit alors la lecture par les secrétaires du procès-verbal de la précédente séance dont l’approbation est alors soumise aux votes des sénateurs313. Celle-ci sera quasi systématique durant tout le Consulat et l’Empire, sous réserve de quelques modifications de forme, bien rares au demeurant. Le Président annonce alors précisément les sujets qui seront abordés. Leur examen est fait selon une procédure assez régulière. L’examen d’un projet de loi ou de sénatus-consulte soumis par le Gouvernement commence par l’annonce des orateurs du Gouvernement, des conseillers d’Etat, qui apportent le projet de texte et en exposent les points principaux ; ils sont nommément désignés314, ce qui permet de voir que les mêmes conseillers sont souvent orateurs du Gouvernement315. L’acte du Consul délégant les pouvoirs de présentation est systématiquement retranscrit, ainsi que l’énoncé des pièces sur lesquelles s’appuie l’orateur du Gouvernement. Le discours de celui-ci est quant à lui très rarement reproduit. Une commission est toujours nommée pour étudier le projet du Gouvernement. La règle est la même pour l’étude de tout autre sujet ; une fois le sujet annoncé, si un problème et soulevé, avant même l’ébauche d’une discussion, une commission est nommée afin d’y donner une réponse. Tel a par exemple été le cas lors de la séance du 14 brumaire an IX portant sur la question de la détermination du domicile des candidats à la représentation316. Un sénateur, qui n’est pas nommé dans les procès-verbaux des séances, fait état de l’imprécision des règles de détermination du domicile des candidats envoyés par les départements au titre de la présentation aux différentes fonctions. La Constitution de l’an VIII apporte une réponse à cette question puisque l’article 6 fait dépendre l’acquisition du domicile d’une année de 310 Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, série CC, CC1 à CC9. Jean THIRY, Le Sénat de Napoléon, op.cit., p 59. 312 Article 2 du Règlement du 8 nivôse an VIII (29 décembre 1799) : « Le Président fait l’ouverture et la clôture des séances du Sénat ». 313 Article 5 du Règlement du 8 nivôse an VIII : Les fonctions de secrétaires sont de faire à l’ouverture de chaque séance la lecture du procès verbal de la séance précédente ». 314 A titre d’exemple, le premier sénatus-consulte sera présenté par les conseillers Boulay, Régnier et Defrémont qui interviendront régulièrement au palais du Luxembourg (Archives Nationales, CC1 p 73). 315 A la lecture des procès verbaux, on remarque la présence systématique de certains conseillers tels Régnier, Roederer ou Defrémont, futur président de la Section des finances, qui interviennent sur les sujets les plus pointus, politiquement comme juridiquement ; Régnier est notamment le rapporteur du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX mais aussi du sénatus-consulte du 9 floréal an X (voir Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, série CC, CC2 p 13) 316 Procès-verbaux authentiques du Sénat, Archives Nationales, CC 1 p 64. 311 107 Clémence Zacharie résidence dans un arrondissement communal et la perte de domicile d’une année d’absence. Cet argument de l’article 6 est avancé par certains sénateurs qui jugent que « en appliquant ce principe à la question actuelle, il s’en suivrait que le domicile requis par un an de résidence serait le seul à considérer, non seulement dans la nomination à faire par le Sénat, mais encore pour déterminer à quel département appartiennent les membres des différentes autorités » ; ainsi, « il ne pouvait y avoir lieu à aucune difficulté ». Le Sénat décida néanmoins de nommer une commission de trois membres dont le rapport repris les déductions exprimées en séance plénière317. Ce formalisme est particulièrement renforcé en matière de politique étrangère ; cela est notamment du à la compétence attribuée par l’article 58 de la Constitution de l’an X au Sénat qui se voit communiquer l’ensemble des traités et accords internationaux avant leur ratification. Il est alors manifeste que le Premier consul souhaite associer le Sénat à la conduite des affaires étrangères afin d’en obtenir la caution politique. Ce rôle sera accentué par l’intervention sénatoriale en matière de conscription à partir de vendémiaire an XIV. Au début de l’Empire, les séances consacrées à la politique étrangère sont parmi les mieux retranscrites de toutes celles des procès-verbaux. La séance du 14 octobre 1806, simple information sur l’état d’avancement de la campagne de Russie en est un très bon exemple318. Sont en effet retranscrites, outre les pièces habituelles (convocation du Sénat et message du Gouvernement), des documents très variés telle une lettre de l’Empereur, les différents rapports remis par le ministère des affaires extérieures, mais aussi les communications des ministres prussiens interceptées par les agents de Talleyrand. Ce type de retranscription est rare et il laisse la plupart du temps place à un réel mutisme. b) Le mutisme des débats. Les minutes du Sénat restent silencieuses sur la teneur des débats et se limitent à une description très factuelle de la vie de l’institution (les séances consacrées aux enterrements des sénateurs sont, de ce point de vue, très révélatrices319). A partir de la Constitution de l’an X, l’appréciation du travail préparatoire des sénatus-consultes et d’ailleurs tout-à-fait impossible à suivre à la simple lecture des procès-verbaux authentiques ; la retranscription de certains des rapports des commissions spéciales est abandonnée au profit de mentions laconiques faisant plus état des prises de position du président de séance, s’il s’agit d’un Consul, et des orateurs du Gouvernement que du véritable travail de décision du Sénat. La question se pose de la censure dont ces registres auraient fait l’objet ; peu d’éléments tangibles permettent d’en vérifier l’existence. Les mémorialistes, lorsqu’ils évoquent leurs fonctions de sénateurs, ne parlent guère des séances dont il faut rappeler qu’elles étaient espacées (sous l’Empire, elles ne sont que bimensuelles, après que le processus de nomination aux différentes dignités impériales en ait augmenté momentanément la cadence). L’un des mémorialistes les plus importants pour l’étude du Sénat, Cornet320, dont la ferveur à réhabiliter cette institution est indéniable, ne fait à aucun moment allusion au travail en séance pour n’évoquer que l’influence beaucoup plus subtile des sénateurs321. Les mémoires des différents protagonistes tels Fouché, Cambacérès ou même Napoléon dans le Mémorial ou la Correspondance, ne font pas état d’une éventuelle censure alors que celle des discours de Daunou au Tribunat n’est pas niée, plusieurs années après. Ne faut-il alors pas en déduire 317 Procès- verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, CC1 , séance du 18 brumaire an IX, p 65. 318 Idem, CC4, p 60. Les arrêtés portant sur les obsèques d’un sénateur sont en effet très nombreux ; on citera à titre d’exemple l’arrêté du 14 messidor an (3 juillet 1801) in Procès-verbaux authentiques, Archives Nationales, CC1, p 99. 320 Mathieu-Augustin CORNET, Souvenirs sénatoriaux, Beaudoin, Paris, in 8°, 64 p. 321 V. infra. 319 108 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. que les séances plénières n’évoquaient pas la réalité du travail sénatorial qui se faisait essentiellement en commission ? Les séances plénières ne furent que l’occasion de finaliser des décisions prises au préalable. Cambacérès évoque à plusieurs reprises le travail de persuasion qu’il effectua au près des sénateurs bien avant les séances plénières, notamment à l’occasion des votes portant sur la conscription. Son discours du 2 décembre 1806322 qui prépare le sénatus-consulte du 4 décembre 1806 est, dans son ton emphatique, celui d’un homme qui a déjà convaincu son auditoire. Les séances du Sénat ne sont donc pas le véritable lieu du travail du Sénat dont il faut donc savoir si les décisions sont prises ailleurs, notamment au sein des commissions, et par une autre institution, le Gouvernement. 2) Le rythme des sessions. Le principe régissant les réunions des assemblées de la Révolution est celui d’un siège presque continu au nom de la permanence de la représentation nationale. La Constitution du 22 frimaire an VIII introduit l’idée d’une limitation de la durée avec celle d’encadrement, de restriction de la souveraineté absolue des chambres ; cette idée sera d’ailleurs reprise par la suite par l’ensemble des constitutions, exception faite de celle de 1848323. L’article 33 de la Constitution de l’an VIII pose en effet que « la session du Corps législatif commence chaque année le 1er frimaire et ne dure que quatre mois ; il peut être extraordinairement convoqué durant les huit autres par le Gouvernement ». Le travail législatif est ainsi encadré de façon à limiter des discussions et des négociations trop longues, afin de favoriser un travail efficace et concentré, à l’image du caractère général de la Constitution consulaire. a) Le principe d’un calendrier des sessions écarté. Le Sénat n’est lui-même pas soumis à un système de session. Sa mission, tout d’abord, dépasse le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois, l’article 21 précisant « qu’il maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le Tribunat ou le Gouvernement » ; cela suppose donc un siège permanent, en aucun cas identique à celui du Corps législatif. De plus, le système de session est traditionnellement réservé aux assemblées chargées d’une fonction à caractère législatif ; ce n’est pas le cas du Sénat, même si sa participation à l’élaboration de la loi doit faire l’objet de réflexion (voir infra). La mission de représentation du Sénat, de plus, dépasse le cadre de contingentes sessions. Cet encadrement participe aussi de la vision adoptée par les constituants de la représentation qui dépasse l’idée d’une représentation limitativement organique. La vision globale de la représentation permet notamment de détacher celle-ci de l’idée d’une représentation réalisée par un organe. C’est bien le système institutionnel dans son ensemble qui permet la représentation et non le siège limité dans le temps d’un groupe d’individus. Cette absence même de l’application d’un régime de sessions au Sénat le place dans une situation particulière au sein des institutions consulaire et impériale. La permanence de la représentation en tant que principe révolutionnaire est contrée par la Constitution de l’an VIII qui limite la session du Corps législatif à quatre mois, laissant ainsi le champ libre à l’action de l’Exécutif, sauf convocation extraordinaire par le Gouvernement dans les huit autres mois. Le Sénat, au-delà de la spécificité de sa mission qui justifie la permanence du siège, n’est pas assimilé à une assemblée dont il ne saurait subir l’encadrement du temps 322 Procès- verbaux authentiques du Sénat conservateur ,Archives Nationales, CC4, p 64. Jean-Pierre CAMBY ET Pierre SERVENT, Le travail parlementaire sous la Vème République, coll. Clefs, Montchrétien, 3ème édition, p 58. 323 109 Clémence Zacharie de travail. De là à dire que le Sénat se situe hors du temps, il n’y a qu’un pas qu’il est aisé de franchir au regard de la fonction d’oracle constitutionnelle qui sera bientôt celle du Sénat. Celui-ci n’agit pas dans la contingence de la légistique quotidienne mais s’inscrit dans la permanence de la norme constitutionnelle et de son affirmation, étant en cela un véritable acteur de stabilité institutionnelle. La rupture avec une vision très démocratique de la confection de la loi, qui ne met pas au centre de celle-ci un exécutif surpuissant, est donc consommée en l’an VIII. Non pas seulement en ce que le système consulaire permet de laisser au pouvoir exécutif une marge de manœuvre lui permettant d’exercer toutes ses prérogatives, mais surtout parce qu’elle ne lie pas la vie du système représentatif à la seule action législative. En cela, la permanence du siège du Sénat est une première manifestation de la remise en question du dogme de la loi comme expression de la volonté générale. b) La pratique de la permanence du siège. Cependant, dans les faits, la permanence du siège du Sénat ne se traduit pas par un rythme de travail soutenu. L’assemblée suivant en cela la règle, imposée par la Révolution, de la liberté des assemblées pour déterminer le nombre de séances324, limite dès le règlement du 8 nivôse an VIII la fréquence de ses réunions dans son article 23 : « Le Sénat s’assemble les 4 et 8 de chaque décade à l’heure de midi. Il s’ajourne quand les affaires le permettent : le Président peut le convoquer extraordinairement ». Si les débuts du Sénat ont été actifs, du fait de la fonction de nomination de l’assemblée, les besoins de réunion se sont progressivement ralentis, au point que les sénateurs ne se sont plus réunis que deux fois par mois325. Les séances auront tendance à se raréfier avec l’Empire ; entre les sénatus-consultes du 20 décembre 1812 et du 13 mars 1813, il n’y a pas six séances. Ce rythme très allégé est dû à plusieurs facteurs : la baisse de l’importance du travail en séance plénière, ainsi que cela a été dit, tout d’abord, la réalité du travail sénatorial ensuite, plus ancré dans les commissions, mais surtout les sénatoreries qui, à partir de l’an XI, accaparent grandement les sénateurs. Le quorum, aussi, est difficile à obtenir, bien que la réglementation sur les congés limite326, théoriquement, les déplacements des sénateurs. Jean Thiry rapporte la correspondance de François de Neufchâteau avec l’Empereur dans laquelle le sénateur s’inquiète des absences de ses collègues menaçant le vote des sénatusconsultes : « Sire, beaucoup de sénateurs ont demandés des congés. Je présume que, passée la séance intérieure et ordinaire du 18 de ce mois, il sera impossible de former l’assemblée du Sénat. Ainsi les vues de Votre Majesté se trouvent remplies par le fait, sans ajournement formel et sans publicité. Je continuerai à lui rendre les comptes exacts »327. Ce phénomène s’accentuera avec la création des sénatoreries en l’an XI. Le Sénat, enfin, ne suivra pas toujours le cadre légal des réunions bimensuelles ; si les premiers règlements permettent la convocation de séances extraordinaires par le Président, le sénatus-consulte du 12 fructidor an X (30 août 1802) laisse aux Consuls la liberté de convoquer le Sénat : « Les consuls convoquent le Sénat et indiquent les jours et heures des séances »328. Ce sénatus-consulte est intéressant à plusieurs égards. Il participe en effet au formalisme déjà évoqué, décrivant précisément ce que son intitulé désigne d’ailleurs comme « la tenue 324Cette règle sera d’ailleurs reprise par la plupart des régimes constitutionnels par le suite et notamment par la Cinquième République, jusqu’à ce que la révision constitutionnelle du 4 août 1995 limite le nombre de jour de séance à cent vingt pour une session unique (article 28 de la Constitution). 325 Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, CC1, p 41. 326 Règlement du 8 prairial an VIII (28 mai 1800), in Procès verbaux authentiques du Sénat, Archives Nationales, CC1, p 45 (voir en annexe, document 3d). L’article 1 prévoit que seuls quinze sénateurs peuvent être en même temps absents pour congés. 327 Lettre de François de Neufchâteau du 14 germinal an XIII citée par Jean THIRY, op.cit., p 156. 328 Article 1er in Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°211, p 654, également en annexe, document 3e. 110 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. et l’ordre des délibérations du Sénat ». La plupart de ses dispositions ne font que reprendre celles des règlements antérieurs. À titre d’exemple, le principe d’élection à la majorité absolue (article 3 du sénatus-consulte) reprend la règle déjà posée par l’article 8 du règlement intérieur du 8 nivôse an VIII et l’article 3 du règlement du 12 germinal an VIII (2 avril 1800). D’autre part, même si les séances bimensuelles prévues par la décision de fructidor an X, déjà mentionnée, ne disparaissent pas, il apparaît clairement que l’essentiel du travail du Sénat réside dans ses rapports avec le Gouvernement, plutôt que dans un contrôle de constitutionnalité des lois effectif, occulté par le travail d’élaboration des sénatus-consultes constituants. De plus, il est important de noter que l’espacement des séances est voulu comme procédant à un ralentissement propice à rendre plus solennel le travail du Sénat ; cela reflète une volonté manifeste d’instaurer entre lui et les questions à traiter une distance favorable à la réflexion. À l’inverse du Tribunat329, le Sénat n’est donc soumis à aucune pression due au calendrier parlementaire. Ce système progressivement mis en place semble avoir ancré le pouvoir du Gouvernement sur le Sénat. Au pouvoir de convocation s’ajoute en effet celui de fixer l’ordre du jour ; l’article 9 du règlement du 8 nivôse an VIII pose en effet que « les élections les décrets, et généralement tous les actes dont le Sénat est chargé par la Constitution ne peuvent se faire que dans l’assemblée convoquée spécialement à cet objet ». Ce souci est d’ailleurs constant chez Bonaparte qui le manifesta dès l’an X330. Le principe de convocation par les consuls, associé à celui de la détermination de l’objet des séances, confirme l’idée qu’à partir de l’an XII, les consuls sont maîtres de l’ordre du jour du Sénat. Plus qu’un coup de force, il s’agit de la confirmation du pouvoir d’initiative gouvernementale issu de l’article 56 de la Constitution de l’an X. Le pouvoir qu’aurait gâché le Sénat, les nombreuses compétences qu’il n’aurait pas utilisées ont souvent été évoqués. Ces regrets sont sans fondements, car le Sénat ne disposait finalement pas d’un pouvoir de proprio motu, mais bien d’une compétence liée à l’action des autres et à l’initiative des consuls en matière tant de contrôle de constitutionnalité des lois que de rédaction de sénatus-consultes. Il est donc plus exact de parler d’un pouvoir éteint, étouffé sous le formalisme et la volonté du Gouvernement de ne pas laisser exercer par le Sénat la plénitude de ses fonctions. Plus qu’il n’a refusé d’agir, le Sénat a été empêché d’agir. Il ne faut de plus pas oublier le rôle important qu’ont joué en son sein les commissions. B. - L’organisation générale de l’assemblée sénatoriale. Les organes restreints du Sénat constituent la principale originalité de son mode d’organisation. L’idée d’unité du corps des représentants a longtemps durant fait refuser aux assemblées révolutionnaires le principe de leur démembrement au profit de structures plus petites. Ceci explique notamment la défiance ayant existé à l’encontre de comités dont était redoutée la trop grande influence sur l’ensemble du travail de l’Assemblée qui, seule, doit conserver le plein pouvoir d’élaboration de la loi. Si l’on ajoute à cela la vision exclusive de la séparation des pouvoirs au profit du législatif, on comprend que les rares comités qui se sont développés ont aboutit à l’immixtion de l’organe de législation dans la fonction 329 V. infra. Lettre au citoyen Lacepède : « Vous trouverez ci-joint, citoyen sénateur, le pouvoir en vertu duquel vous présiderez le Sénat pendant toutes les séances nécessaires pour opérer le classement des membres du Corps législatif entre les différentes séries et pour la désignation des membres du Tribunat qui doivent sortir. Vous désignerez le jour et l’heure où le Sénat se réunira pour ce travail. Il suffira que vous me fassiez connaître par un billet, à la fin de chaque séance, le jour où le Sénat se réunira. Ces séances doivent être uniquement destinée aux opérations qui font l’objet de la convocation » (souligné par nous), in Correspondance de Napoléon, t. VIII, 1858-1869, Paris, Imprimerie Impériale, n°6296. 330 111 Clémence Zacharie exécutive. Au début de la Révolution ont donc été crées des comités ayant pour but initial de préparer le travail de l’Assemblée331. Le Sénat revient sur cette idée qu’il développe, revenant sur la défiance née à l’encontre des comités révolutionnaires. 1) Des structures internes allégées. L’organisation interne du Sénat est très rapidement régie par un règlement du 8 nivôse an VIII (29 décembre 1799)332 qui crée les trois principaux organes du Sénat, le Président, le Secrétaire général associé aux secrétaires et la Commission administrative, Président et secrétaires formant le Bureau. a) Le Président du Sénat. La fonction de président du Sénat va évoluer durant le Consulat et l’Empire. Le point de départ demeure l’article 1er du Règlement du 8 nivôse an VIII selon lequel : « Le Sénat a un Président et deux secrétaires. Ils sont élus par la voie du scrutin pour quatre mois et à la majorité absolue des suffrages. Ils ne peuvent être immédiatement réélus. Néanmoins le premier renouvellement du Bureau aura lieu dans la première séance du mois de germinal prochain ». Cette création issue du Règlement de nivôse réagit au silence de la Constitution de l’an VIII sur la question de la présidence. Selon le principe de libre administration des assemblées, la Constitution ne pose aucune règle concernant la direction du Sénat. La Constitution de l’an X dépasse cette exigence puisque l’article 39, modifiant en cela les dispositions du Règlement de nivôse an VIII, stipule que « Les Consuls sont à vie. Ils sont membres du Sénat et le président ». Des précisions seront apportées avec le sénatus-consulte du 12 fructidor an X qui, à la faculté de convocation du Sénat par les Consuls, ajoute celle de désigner plus largement le Président par le Premier consul ; dès lors qu’il ne siège pas, il peut en effet nommer le consul qui le remplacera (article 4 du sénatus-consulte du 12 fructidor an X) et, dans certains cas, nomme un sénateur (en cas d’élection de sénateur, de membre du Corps législatif, du Tribunat et du Tribunal de Cassation, en cas de nomination des commissaires de la comptabilité ; article 5 du sénatus-consulte), sénateur qui prend alors le titre de vice-président. Cette position est confirmée par la Constitution de l’an XII qui attribue la compétence à l’Empereur de présider le Sénat et de déléguer cette fonction à un titulaire de l’une des grandes dignités de l’Empire (article 37) ; le Grand Electeur, dans les cas spécifiques de la nomination des sénateurs, des législateurs et des tribuns, remplace l’Empereur absent (article 39). La Constitution de l’an XII crée parallèlement le Président de Sénat, remplaçant du vice-président de l’an X, susceptible de se substituer à l’Empereur et au Grand Electeur dans des circonstances ordinaires (article 58 de la Constitution de l’an XII). Cette question de la présidence place le Sénat dans une situation particulière au regard des autres assemblées politiques, qualité que sa fonction et sa composition peuvent lui voir attribuer ; le Sénat est dans la même situation que le Conseil d’Etat, corps de fonctionnaires nommés et révocables et en aucun cas assemblée, Conseil d’Etat présidé par le Premier consul; au regard du principe de séparation des pouvoirs, le Corps législatif et le Tribunat ne peuvent être présidés par les Consuls. La spécificité du Président n’en fait cependant pas un acteur juridique majeur. ; il est surtout un interlocuteur privilégié du Premier consul puis de l’Empereur, celui-ci présidant fort peu le Sénat. Sous le Consulat à vie, Bonaparte n’a jamais présidé le Sénat333 et en tant qu’Empereur, il ne le fera qu’à deux reprises, le 27 ventôse an XIII (18 mars 331 Gérard SAUTEL, Histoire des institutions publiques depuis la Révolution, Dalloz,7ème édition, p 59. Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, CC1, p 1 333 cf Procès-verbaux authentiques du Sénat, CC2 et CC3. 332 112 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. 1805), à l’occasion de la création du royaume d’Italie et le 1er vendémiaire an XIV (23 septembre 1805), avant le départ de la Grande Armée334. La pratique qui suit se stabilise lentement. Au début, Napoléon désigne par ordre de service la personne habilitée durant son absence à convoquer et présider le Sénat335. Plusieurs ordres de service vont donc se succéder jusqu’à 1807, au gré des campagnes de Napoléon. Mais à partir de 1807, le Président annuel du Sénat remplit cette fonction, sauf dans les cas prévus par l’article 39 de la Constitution de l’an XII ; le Grand Electeur , mais aussi le vice-Grand Electeur, fonction créée pour Talleyrand au mois d’août de cette année, préside alors régulièrement les séances. Malgré des pouvoirs limités, le rôle politique du Président du Sénat est probablement plus important que l’on ne l’a longtemps pensé. La rareté des dispositions constitutionnelles le concernant est probablement la raison de cette ignorance du Président. Si l’on exclut les dispositions de l’article 39 de la Constitution de l’an X, le Président du Sénat n’est en effet nommé que par l’article 58 de la Constitution de l’an XII qui le crée et par l’article 59 qui pose que « Il convoque le Sénat sur un ordre du propre mouvement de L’Empereur, et sur la demande, ou des commissions dont il sera parlé ci-après, article 60 et 64, ou d’un sénateur, conformément à l’article 70, ou d’un officier du Sénat, pour les affaires intérieures du corps. Il rend compte à l’Empereur des convocations faîtes sur la demande des commissions et d’un sénateur, de leur objet, et des résultats des délibérations du Sénat ». Les règlements intérieurs du Sénat ont modelé la fonction présidentielle. Les fonctions du président sont de deux ordres. Il est tout d’abord, au sein du Sénat, l’un des rouages de l’administration intérieure et du processus de décision puisqu’il est l’un des membres du bureau (article 1er du Règlement du 8 nivôse an VIII) et participe, au même titre que le Secrétaire général, à l’authentification des procès-verbaux qu’il signe (article 6 du Règlement de nivôse), après avoir dirigé les séances ayant conduit à leur rédaction (article 2, première partie du Règlement de nivôse an VIII). Parallèlement à cela, il détient, à l’extérieur du Sénat, un rôle de représentation de cette institution, puisqu’il prend la parole en son nom (article 2, deuxième partie du Règlement de nivôse an VIII). Dans les faits, il est membre des députations envoyées à l’Empereur de façon systématique, et est la plupart du temps associé au Conseil privé chargé de préparer les sénatus-consultes. Il est donc un lien fonctionnel plus qu’organique entre l’Empereur et l’Assemblée, ce que renforce sa nomination annuelle par l’Empereur qui le situe ainsi en parfaite dépendance de la couronne. Il ne réfléchit donc pas une image fidèle du Sénat car il est avant tout un homme de l’Empereur qui l’associe d’ailleurs au vaste de l’institution impériale. Le Sénat a toujours été appréhendé en corps, du fait même de la fonction qu’il représente d’exprimer la volonté générale ; sans assise territoriale, contrairement aux membres du Corps législatif, le sénateur n’existe pas en tant qu’individu. Pour cette raison, le décret impérial du 24 messidor an XII, qui organise les préséances et le cérémonial impérial, ne traite du Sénat qu’en corps ; il ignore le Président et les quelques officiers. Cependant, le jour du sacre, le Président du Sénat sera associé au Président du Corps législatif et du Tribunat pour présenter à l’Empereur la formule du serment. Il sera par la suite qualifié d’Excellence et entrera de façon privilégiée aux Tuileries336. Cette situation d’homme de l’Empereur n’est d’ailleurs pas sans conséquence sur le fonctionnement de l’institution dont le secret des délibérations, garant de son 334 Charles DURAND, « Les Présidents du Sénat sous le Premier Empire », in Etudes offertes à André Audinet, PUF, 1968, in 8°, p 78 et 79. 335 Un ordre de service du 1er vendémiaire an XIV habilite ainsi le prince Joseph, Grand Electeur, à convoquer et présider le Sénat. 336 Charles DURAND, « Les présidents du Sénat sous le Premier Empire, op.cit., p 77. 113 Clémence Zacharie indépendance juridique est souvent mis à mal. La correspondance entretenue par les différents présidents avec Napoléon aura d’ailleurs un rôle déterminant. b) Les secrétaires du Sénat. Les Secrétaires sont nommés par les membres du Sénat selon la règle de la majorité absolue, d’après l’article 1er du Règlement du 8 nivôse an VIII que confirme l’article 64 al 2 de la Constitution de l’an X337. Ils participent au formalisme de la séance sénatoriale puisque « les fonctions de secrétaires sont de prendre des notes pour la rédaction des procès-verbaux, de surveiller leur tenue et de faire à l’ouverture de chaque séance la lecture du procès-verbal de la séance précédente »338. L’essentiel de la fonction de secrétaire réside donc dans la rédaction et l’authentification des minutes selon une répartition précise des compétences entre les deux secrétaires, chargés de la prise de notes, et un secrétaire général, chargé quant à lui de la rédaction des procès-verbaux339. Ce rôle d’authentification des procès-verbaux est important à deux égards. Il faut tout d’abord rappeler que le principe d’absence de publicité des débats fait obstacle à toute transparence ; la seule trace du travail de l’Assemblée est dans les procès-verbaux authentiques dont l’authenticité doit justement être attestée, aucune autre source d’information n’assurant leur véracité. Le caractère lapidaire des procès-verbaux du Sénat renforce l’idée que celui-ci travail avec une réelle distanciation du peuple, contrairement au principe de contrôle de celui-ci dans l’élaboration de la loi, par exemple. La publicité est alors une garantie du respect du principe démocratique. Sous la période révolutionnaire, mais aussi sous le Consulat et l’Empire, le personnel politique est attaché au principe de publicité des débats. Les séances du Corps législatif et du Tribunat sont publiques et leurs contenus sont retranscrits dans le Moniteur, véritable Journal Officiel dès les débuts du régime consulaire. Certains propos seront cependant censurés dans le Moniteur, notamment durant l’an X et le réveil d’une opposition à Bonaparte ; cela sera notamment le cas pour certains discours de Daunou, qui dès les débuts du Tribunat, se montra très virulent340. Ce problème de transparence peut susciter deux réactions. L’opacité peut en effet être analysée comme une participation à la construction d’un régime autoritaire, dont la collaboration du Gouvernement et du Sénat, secrète, serait une cheville fondamentale. Cette interprétation a été la plus courante. L’opacité peut aussi être vue comme la nécessité d’inscrire l’action du Sénat dans la volonté formaliste qui le caractérise. Le silence qui l’entoure conduit à renforcer la quiétude et la sérénité d’un travail éloigné de la harangue populaire. Son image solennelle et hiératique est alors renforcée. Le Sénat n’intervient plus que comme un oracle, distant des contingences du temps, à même d’exprimer une volonté populaire authentique. L’importance du rôle d’authentification des secrétaires sera par la suite accentuée par la fonction attribuée au Sénat par l’article 69 de la Constitution de l’an XII qui prévoit que « Les projets de loi décrétés par le Corps législatif sont transmis, le jour même de leur adoption, au Sénat, et déposés dans ses archives ». Le Sénat devient dès lors le dépositaire légal des projets de loi, 337 Article 64 al 2 de la Constitution de l’an X : « Le Sénat nomme chaque année deux de ses membres pour remplir les fonctions de secrétaires ». 338 Article 5 du Règlement du 8 nivôse an VIII. 339 Article 10 du Règlement du 8 nivôse an VIII : « Le Sénat a un secrétaire général, chargé de la rédaction des procès verbaux. Ils sont confiés à sa garde, il est de plus archiviste et conserve le sceau du Sénat. Le secrétaire général délivre et contresigne toutes les expéditions des actes du Sénat d’après l’autorisation de son Président ». 340 V. infra. 114 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. participant ainsi à l’expression démocratique du peuple. De la même façon, ce rôle est appuyé par les fonctions à caractère démocratique déjà évoquées. Notons enfin qu’est associé au secrétaire général un secrétaire général adjoint, mentionné à l’article 11 du Règlement de nivôse an VIII. L’importance de son rôle réside essentiellement dans sa mission de trésorier particulier du Sénat conservateur puisque, sur le modèle des questeurs des assemblées révolutionnaires, il participe, avec la Commission administrative, à la gestion du quotidien des sénateurs et assure, par son action, la préservation du principe d’autonomie de l’Assemblée qui connaîtra cependant certaines modifications. c) La Commission administrative. La Commission administrative peut faire penser au bureau de nos assemblées modernes sans en avoir la dimension politique. Si le bureau de l’Assemblée Nationale peut, par exemple, intervenir pour trancher les différents politiques nés au court des séances, la Commission administrative se limite quant à elle à un rôle d’organisation intérieure. Son statut est notamment réglé par l’article 18 du Règlement intérieur du 8 nivôse an VIII341. Sa mission s’articule autour de trois axes : elle est tout d’abord chargée de l’administration générale du Sénat (article 18 du Règlement du 8 nivôse an VIII), à l’exception de la construction et de l’embellissement des palais sénatoriaux que seule une décision du Sénat lui-même peut décider (article 20 du Règlement du 8 nivôse an VIII) ; de cette mission de gestionnaire découle celle d’ordonnateur des dépenses. La Commission, associée au secrétaire général adjoint dont les fonctions de trésorier ont été évoquées, gère ainsi l’indépendance financière de l’Assemblée, que la Constitution a encouragée par l’octroi d’une dotation (article 22 de la Constitution de l’an VIII). Le troisième axe de la mission du Sénat, dérivée de l’idée générale de gestion de l’assemblée, consiste en la nomination de son personnel342, responsabilité concernant les petits employés, en collaboration avec le Président et les secrétaires pour les huissiers, sur proposition du Secrétaire général pour les employés du secrétariat. Il s’agit des seules dispositions des règlements du Sénat concernant la Commission ; cette réglementation est bien légère, en dépit d’une activité énergique du Sénat dans ce domaine, au début de son activité du moins343. L’action du Sénat n’est donc pas rigoureusement encadrée, même si la plupart des dispositions des règlements intérieurs seront reprises ou aménagées par des sénatus-consultes ultérieurs. La Commission va en effet connaître une très sérieuse évolution dans sa composition à partir du sénatus-consulte du 14 nivôse an XI (5 janvier 1803)344 qui crée les sénatoreries, facteurs d’une nouvelle indépendance du Sénat. Suite à la Constitution de l’an X, le Sénat a vu ses fonctions renforcées, à l’ombre cependant d’un Premier consul s’immisçant beaucoup plus dans son organisation. Le sénatus-consulte du 12 fructidor an X permet en effet au Premier consul de convoquer le Sénat et d’en désigner le Président . La résistance au pouvoir du Gouvernement, amorcée en l’an X, a, de plus, été brisée ; le Sénat n’est donc plus une menace que l’indépendance financière renforcerait. C’est sans crainte que Bonaparte engage la création des sénatoreries qui permettront d’alléger le 341 Article 18 du Règlement du 8 nivôse an VIII : « Le Sénat nomme une commission administrative composée de cinq membres chargés de surveiller et d’arrêter les dépenses nécessaires à la tenue des séances, à l’entretien de l’édifice où il est logé , et d’exercer la police de son palais. Tous les détails de son administration particulière lui son confiés ». 342 Article 22 du Règlement du 8 nivôse an VIII. 343 Voir les différents règlements en annexe, document 3. 344 Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°239, p 316. (voir en annexe, document 3f). 115 Clémence Zacharie budget de l’Etat, qui participeront à la gratification du personnel politique et implanteront le Sénat en France, en accentuant sa légitimité au près de la population ; les sénateurs pourront ainsi accentuer la pression gouvernementale sur l’ensemble du territoire345. Le sénatus-consulte du 14 nivôse an XI crée les sénatoreries et instaure une dotation territoriale indépendante. La gestion d’un patrimoine immobilier considérable justifie la réorganisation de la Commission dont la forme adoptée en l’an VIII ne correspond plus aux besoins du premier corps politique de l’Etat. Plusieurs organes nouveaux sont créés. L’article 8 du sénatus-consulte prévoit que « le Sénat aura deux prêteurs, un chancelier et un trésorier, tous pris dans son sein ; ils ne pourront être ni vice-Président, ni secrétaires du Sénat pendant la durée de leurs fonctions ». Les prêteurs veillent à la garde du Sénat, à sa police, à l’entretien du palais et au cérémonial (article 11 du sénatusconsulte du 14 nivôse an XII) ; ils sont donc chargés de la surveillance générale du Sénat et, à ce titre, ne peuvent coucher hors du palais. Le Chancelier est, quant à lui, garde du sceau du Sénat ; il en conserve les archives et titres de propriétés (article 13 du sénatusconsulte du 14 nivôse an XI); il reprend ainsi partiellement les fonctions du secrétaire général dont il assume notamment le rôle en matière d’authentification des actes du Sénat puisqu’il appose le sceau. Le Trésorier assure la gestion comptable du Sénat en organisant recettes, dépenses et comptabilité générale (article 15 du sénatus-consulte du 14 nivôse an XI). La Commission disparaît donc formellement au profit d’administrations spécialisées ayant sous leurs ordres de véritables corps de gestionnaires, acteurs d’une indépendance au demeurant relative. En dépit d’une importante dotation (article 17 et 18 du sénatusconsulte), la gestion des biens se fait sous le contrôle du Premier consul qui préside un Conseil d’administration attribuant annuellement les traitements et décidant des dépenses346. Ce système est la clé de la dépendance du Sénat à l’égard du Gouvernement. Le fonctionnement administratif de l’assemblée sénatoriale est sensiblement proche de celui d’une assemblée moderne et l’évolution durant tout l’Empire de la haute institution ira dans le sens d’une consolidation de ce caractère. 2) Le rôle des formations intérieures. Le travail au sein de commission est l’élément clef du mode de fonctionnement du Sénat, privilégiant le travail de structures réduites aux séances pléthoriques. a) La Constitution spontanée de commissions de travail. Le choix par les sénateurs de commissions restreintes, en réaction aux assemblées bavardes de la Révolution, ne doit pas être considéré comme un dogme de la part des constituants, ni même des membres de la haute assemblée. Les commissions ad hoc se sont constituées très simplement, spontanément, sans qu’aucune disposition constitutionnelle ou issue du règlement intérieur ne le prévoit. Par la suite, il en sera fait mention de façon éparse dans les textes consulaires et impériaux, sans qu’il soit pour autant possible de parler d’une réelle codification. Ainsi l’article 71 de la Constitution de l’an XII évoque ces commissions347 ; ce qui n’est le cas d’aucun règlement intérieur, qu’il s’agisse des commissions permanentes ou spécialisées que la période précédente avait condamnées, ou de commissions ponctuelles, comme c’est le cas ici. Le principe du travail en commission semble pourtant ancré. 345 V.infra. Articles 20 et 21 du sénatus-consulte du 14 nivôse an XI à voir en annexe, document 3f. 347 Article 71 : «Le Sénat, dans les six jours qui suivent l’adoption du projet de loi, délibérant sur le rapport d’une commission spéciale, et après avoir entendu trois lecture du décret dans trois séances différentes tenues à des jours différents, peut exprimer l’opinion qu’il n’y a pas lieu à promulguer la loi ». 346 116 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Dès le début du Consulat, pour la rédaction des règlements intérieurs, une commission est nommée348. Le but est alors de préparer le travail de rédaction des textes. Il ne s’agit donc pas d’un travail de sélection tel qu’il est pratiqué aux Etats-Unis ; il ne s’agit non plus d’un travail de conceptualisation pure identique à celui que les standing committees effectuent en Grande-Bretagne où la Chambre des Communes, débattant de problèmes généraux décide ou non de leur transmettre un projet de loi. Les commissions sénatoriales participent à l’élaboration des sénatus-consultes et des décisions du Sénat en général. Plus qu’un rôle d’écriture, elles prennent part à une réflexion sur le texte étudié, dont elles préparent le débat en assemblée plénière. Il s’agit d’une réflexion car, la plupart du temps, le Sénat n’a pas rédigé lui-même de sénatus-consulte, ceux-ci lui étant soumis par le Gouvernement, du moins à partir de la Constitution de l’an X. Une comparaison peut à ce sujet être faite avec l’article 42 de la Constitution du 4 octobre 1958. Celui-ci pose que « La discussion des projets de loi porte, devant la première Assemblée saisie, sur le texte présenté par le Gouvernement. Une Assemblée saisie délibère sur le texte qui lui est transmis ». Il convient d’interpréter ce texte comme valorisant le texte du Gouvernement qui fait l’objet du débat, et non celui issu du travail de la commission. Sur ce sujet, la Constitution de 1958 a réagit à la situation hégémonique des commissions traditionnelles ; cette réaction est confirmée par l’absence de renvoi systématique aux commissions spéciales dont le rôle est défini par l’article 43 qui affirme que « les projets et propositions de loi sont, à la demande du Gouvernement ou de l’Assemblée qui en est saisie, envoyés pour examen à des commissions spécialement désignées à cet effets. Les projets et propositions pour lesquels une telle demande n’a pas été faite sont envoyés à l’une des commissions permanentes dont le nombre est limité à six dans chaque assemblée ». De la pratique ressort que, dans le cadre de propositions de loi, les commissions participent effectivement à l’élaboration d’un texte de loi même si demeure la volonté de les limiter à un rôle précis ; les règlements des assemblées laissent en effet une réelle liberté aux commissions. On citera à titre d’exemple le règlement de l’Assemblée Nationale qui prévoit dans son article 91 al 8 la discussion de droit des articles du texte présenté349. En ce qui concerne les projets de loi, les pouvoirs des commissions sont limités par le principe que le droit d’amendement reste une prérogative du Parlement. Cette idée a été confirmée par le Conseil constitutionnel à l’occasion de sa décision du 7 décembre 1990350. Sa position est très claire : « considérant qu’il ressort de ces dispositions que l’examen d’un projet ou d’un proposition de loi par la commission saisie au fond constitue une phase de la procédure législative ; qu’il est loisible à une Assemblée parlementaire, par les dispositions de son règlement, d’accroître le rôle législatif préparatoire de la commission saisie au fond du texte d’un tel projet ou d’une telle proposition, dans le but de permettre une accélération de la procédure législative dans son ensemble. Considérant cependant que les modalités pratiques retenues à cet effet être conformes aux règles à valeur constitutionnelle de la procédure législative ; qu’en particulier, il leur faut respecter aussi bien les prérogatives conférées au Gouvernement dans le cadre de cette procédure que les droits de l’assemblée concernée, et, notamment, l’exercice effectif du droit d’amendement garanti par le premier alinéa de l’article 44 de la Constitution » (considérant 6 et 7 de la décision du 7 décembre 1990, souligné par nous). Dans le cas de l’examen d’un projet de loi, il est impossible de parler d’un réel droit d’amendement au profit des commissions. Le travail des commissions préparatoires du Sénat conservateur est justement assez proche de celui des commissions des assemblées de la Cinquième République en matière de projet de loi. Il ne consiste pas en la rédaction des textes votés par la suite, il ne participe pas non plus à la censure des textes destinés ou non à être discutés en séance 348 voir Procès-verbaux authentiques du Sénat, Archives Nationales, séance du 6 nivôse an VIII (27 décembre 1799), CC1, p 15 ; les membres en sont Cornet, Creuzé-Latouche et Laplace. 349 Règlement de l’Assemblée Nationale in Code constitutionnel, Litec, 1995, p 859. 350 Décision n°90-278 DC du 7 décembre 1990, Rec., p 79. 117 Clémence Zacharie plénière. Le travail des commissions sénatoriales prépare la séance plénière et l’argumentation du bien fondé de la décision qui sera prise à cette occasion. Une différence fondamentale avec les commissions modernes, liée à la nature des commissions sénatoriales du Consulat et de l’Empire doit être évoquée. Les commissions sénatoriales ne sont pas permanentes, contrairement à celles de la Cinquième République, probablement pour les raisons qui ont fait craindre sous la Cinquième République les commissions spéciales. La Constitution de 1958 met en avant, avec l’article 43, les commissions spéciales, afin d’émousser la toute puissance des commissions permanentes. Dans la pratique, celles-ci ne se sont pas imposées, très rarement utilisées351. Cela est probablement dû à la volonté d’installer un travail permanent des assemblées, les associant ainsi à un contrôle constant de l’action gouvernementale. Cette idée de contrôle a justement été redoutée par les hommes du Consulat, éprouvés par la pratique des comités révolutionnaires. L’idée d’un contrôle continu fait peur, même si une certaine stabilité dans la nomination des membres des commissions peut conduire à un contrôle informel. Ces quelques remarques valent pour l’ensemble du travail des commissions spéciales du Sénat durant les quinze années de son existence. Des nuances doivent cependant être faites en fonction de la période d’exercice. Le Consulat décennal constitue, une fois de plus, une rupture dans la continuité sénatoriale. Il instaure en effet le principe d’initiative gouvernementale en matière de sénatus-consulte ; le travail des commissions consiste alors essentiellement en l’appréciation de l’opportunité des textes. Il s’agit plus d’un travail de présentation. Les seuls textes réellement élaborés sont les différentes adresses au Premier consul et à l’Empereur qui sont des textes de moindre importance, si ce n’est sur le plan de la propagande. Avant le Consulat décennal, le travail des commissions est plus important ; les commissions réalisent un véritable travail d’élaboration de texte. Le cas des règlements intérieurs a déjà été évoqué352, mais celui de réflexion plus large peut être mentionné. L’étude qui fut faite sur la question de la détermination du domicile des candidats à des fonctions publiques a déjà été mentionnée353. De la même manière, Tronchet interviendra le 28 prairial an 9 (17 juin 1801) au nom d’une commission chargée de répondre à la question de la réception par le Sénat des pétitions individuelles ; il livra à cette occasion une leçon magistrale de droit constitutionnel dont il sera question par la suite354. De façon remarquable, le Sénat, par le biais du travail de ses commissions, participe à la définition de son indépendance. Le rôle de celles-ci n’est donc pas vain. Les commissions du Sénat n’ont pas l’envergure conceptuelle des commissions modernes, mais elles constituent un système d’organisation du travail d’une assemblée qui annonce les commissions telles qu’elles fonctionneront sous la Troisième mais surtout sous la Cinquième République. Elles ont déjà l’acquis révolutionnaire qui fait craindre une toute puissance ; mais leur action n’est pas minimisée et l’étude de leurs membres en est la preuve. Les nominations de mêmes membres sont itératives ; un rapide sondage des procès verbaux des deux premières années voit des noms revenir souvent. À l’exception de Laplace, dont l’opportunisme et la médiocrité crasse en politique font figure de légende, il s’agit la plupart du temps d’esprit distingués et doués de compétences reconnues, en matière juridique notamment. Tel est le cas de Tronchet, grand jurisconsulte qui est bien souvent rapporteur de ces commissions, de Lambrechts, professeur de droit, de Lanjuinais qui, avant d’être un opposant, est un avocat solide, de Sieyès mais aussi de Lespinasse ou Lacepède, qui ont de réelles connaissances philosophiques. Le Sénat, en tant que corps constitué durant les séances plénières, ne 351 Voir notamment les chiffres donnés par Camby et Servent à la page 65 de l’ouvrage précité. V.Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationale, série CC1 353 V.supra. 354 V.infra. 352 118 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. considère pas comme futile la composition de ces commissions auxquelles il souhaite donner une valeur juridique et politique importante, justifiant à ses yeux la désignation en son sein de juristes ou d’Idéologues ayant une crédibilité politique sûre. Cette composition est ainsi la marque de son indépendance. Le plus bel exemple est celui de la composition de l’une des dernières commissions assemblées au sein du Sénat qui étudia le projet de Constitution de Talleyrand faisant suite à l’Acte de déchéance de Napoléon le 3 avril 1814 . Cette Constitution rappelait très clairement les Bourbons au trône ; la commission chargée de l’examiner était composée de Vimar, Garat, Lanjuinais, Fabre, Cornet, Grégoire et Abrial355. Si elle comprend un royaliste notoire, Cornet, des modérés comme Vimar, Fabre et Abrial, elle compte en son sein Grégoire, qui approuva la mort de Louis XVI et Garat, ministre de l’intérieur en action en janvier 1793, qui apporta au roi dans la prison du Temple, son acte de condamnation. La composition de cette commission montre que la question de la Restauration n’est pas tranchée au sein du Sénat en 1814. Sans être un coup de force, sa désignation est révélatrice d’une volonté d’autonomie des sénateurs qui malheureusement, s’émoussera rapidement durant le mois d’avril 1814. b) Le statut spécifique des commissions créées en l’an XII. Une analyse bien différente doit être faite des commissions de la liberté de la presse et de la liberté individuelle crées par les articles 60 à 68 de la Constitution du 28 floréal an XII356. Ces deux commissions, composées chacune de sept membres choisis en son sein par le Sénat, reçoivent les doléances des victimes de détention abusive ou de censure injustifiée de la presse. Elles sont alors chargées de demander l’élargissement des écroués ou la publication des manuscrits au ministre responsable. Si leurs requêtes restent vaines à trois reprises, une assemblée du Sénat est convoquée à leur demande afin que soit déclaré qu’existent « de fortes présomption de détention arbitraire ou de violation de liberté de la presse ». Le Corps législatif est alors compétent pour dénoncer ces abus devant la Haute Cour Impériale. Le préalable à toute réflexion sur ces commissions est d’en reconnaître la parfaite inutilité. Le vide des cartons d’archives regroupant leurs travaux, que Jean Thiry évoque357, plus qu’une éventuelle expurgation de leur contenu, révèle leur absence d’activité, en dépit de ce que les rapports faits à l’assemblée plénière du Sénat veulent faire penser. Les membres des commissions feront en effet état d’une activité soutenue, tel Lenoir-Laroche, nommé président de la commission sénatoriale de la liberté individuelle durant la séance du 17 prairial an XII (5 juin 1804)358. Durand la séance du Sénat du 30 vendémiaire an XIII (22 octobre 1804)359, il décrit dans une approche statistique les premiers mois de travail de la commission. Elle a ainsi connu 116 cas dont 40 auraient abouti à une mise en liberté et dix-sept à la reconnaissance de l’incompétence de la commission. En s’appuyant sur les registres de cette commission, partiellement reproduits par Jean Thiry dans son ouvrage360, on s’aperçoit que son action consiste essentiellement en l’enregistrement de plaintes n’aboutissant que très rarement à des libérations. Outre le manque éventuel de collaboration de la part des ministres contactés par les commissions et ne donnant pas suite à leur demande, l’état d’esprit qui les anime est d’importance. À l’occasion de son rapport du 30 vendémiaire an XII, Lenoir-Laroche aura une remarque très intéressante, exposant que « La Commission a considéré d’abord que si la liberté individuelle est le premier besoin 355 Le Moniteur, 8 avril 1814. V. reproduction en annexe. 357 JeanTHIRY, Le Sénat de Napoléon, op.cit., p 365 et s. 358 Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, série CC, CC3, feuillet 37. 359 Idem, CC3, feuillet 55. 360 Jean THIRY, Le Sénat de Napoléon, op.cit., p 181 et s. 356 119 Clémence Zacharie des hommes en société, la sûreté est le premier besoin des gouvernements. (…) Ces considérations ont indiqué à la Commission la mesure dans laquelle elle devait se renfermer. La Commission se regardera toujours comme une sentinelle placée par la Constitution pour veiller à ce que la liberté des citoyens soit garantie de toutes entreprises véritablement arbitraires ; mais elle ne perdra jamais de vue qu’un Etat ne peut se maintenir que par l’ordre et l’action ferme, juste et mesurée de son gouvernement »361. La Commission de la liberté individuelle admettra donc sans grandes difficultés que l’intérêt de la sûreté de l’Etat justifie le maintien en détention de personnes nullement jugées. La Commission de la liberté de la presse aura une attitude encore plus insignifiante, ne se penchant, sans résultat, que sur huit cas362. Au-delà de la réalité du travail des commissions, il est cependant intéressant d’en avoir une approche fonctionnelle. Elles sont en effet beaucoup moins innovantes que les commissions spéciales évoquées auparavant. Elles sont, tout d’abord, dans la lignée des commissions de contrôle de la Révolution dont le principe avait été rejeté. Il convient de remarquer, par la suite que, même si le Sénat n’est pas une assemblée législative au sens traditionnel du terme, sa mission de gardien de la Constitution privilégie le rôle qu’il a de veiller aux principes fondamentaux reconnus par elle. La liberté et la sûreté, à titre d’exemple, sont reconnus par la loi du 19 brumaire an VIII en son article 12 et la détention arbitraire est condamnée par l’article 46 de la Constitution363. Lacépède, dans son rapport du 28 floréal an XII au nom de la commission préparant la Constitution impériale avait notamment dit que « le dépôt sacré de la liberté individuelle et de la liberté de la presse est remis au Sénat plus spécialement que jamais. Et dans quelles mains pourrait-il être plus en sûreté ? Ne trouve-t-on pas dans le Sénat le nombre qui, par la diversité des opinions, des affections et des intérêts, garde la majorité de tous les genres de séductions, l’âge qui fait taire toutes les passions devant celle du devoir ; la perpétuité qui ôte à l’avenir toute influence dangereuse sur le présent ; l’étendue de l’autorité et la prééminence du rang qui délivre des illusions de l’ambition satisfaite ? »364. Ces deux commissions ne sont donc pas des organes de travail, mais les instruments d’un contrôle de l’action gouvernementale, contrôle au caractère quasi parlementaire, par un organe détenteur d’une expression de la volonté nationale. Tout comme les comités révolutionnaires, ces commissions interviennent donc au titre, non pas de la participation du Sénat à la fonction législative, mais surtout de sa nature de représentant. Le Sénat peut être considéré en effet depuis le début du Consulat comme unique représentant, à côté de Bonaparte plébiscité, de la volonté nationale. Cette intervention de contrôle du Sénat est cependant relative. Elle est en effet éloignée des procédures du parlementarisme destinées à encadrer le travail de l’exécutif. Il ne s’agit pas d’une mise en responsabilité du Gouvernement comme le sont sous la Cinquième République le dépôt d’une motion de censure (article 49 alinéa 3 de la Constitution du 4 octobre 1958) ou le vote bloqué de l’article 49 alinéa 3. L’action des sénateurs aboutit essentiellement à une recommandation, susceptible en tant que telle de rester sans effet ; le Corps législatif, s’il est dit qu’il « dénonce les ministres », ne le fait que « sur demande du Tribunat, ou sur la réclamation de cinquante membres du Corps législatif, qui requièrent un comité secret à effet de faire désigner, par la voie du scrutin, d’entre eux pour rédiger le projet de dénonciation » (article 113 de la Constitution de l’an XII). Nombreuses conditions qui rendent plus qu’hypothétique une procédure devant la haute 361 Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, CC3, feuillet 55. Jean THIRY, op.cit., p 194 363 article 46 de la Constitution de l’an VIII : « Si le Gouvernement est informé qu’il se trame quelques conspiration contre l’Etat, il peut décerner des mandats d’amener et des mandats d’arrêt contre les personnes qui en sont présumées les auteurs ou les complices ; mais, si dans un délai de dix jours après leur arrestation, elles ne sont pas mises en liberté ou en justice réglée, il y a, de la part du ministre signataire du mandat, crime de détention arbitraire ». 364 Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, CC3, p 14. 362 120 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. cour impériale. Le Sénat, selon les articles 63 et 67, ne fait que révéler un dysfonctionnement. À cet égard, l’action des commissions se rapproche de celle que l’Assemblée Nationale de la Cinquième République développera à travers les commissions d’enquête créées par l’article 6 de l’ordonnance 58-1100 du 17 novembre 1958365. Leur fonction est d’informer les assemblées ce qui finalement est le rôle des commissions créées en l’an XII ; elles ne sont qu’un jalon d’une procédure destinée à orienter le Sénat et le Corps législatif, au titre d’une forme de contrôle parlementaire. Si elles présentent un intérêt relatif, les commissions de l’an XII ont cependant un caractère précurseur remarquable. La faiblesse de leur activité limite néanmoins la portée de leur étude. Si l’on écarte la frénésie des premières séances, consacrées comme à l’habitude à l’installation d’une organisation interne366, une impression de bonne volonté indéniable émane des procès-verbaux des séances, à l’exception de celles de la Commission de la liberté de la presse qui ne se réunira pour ainsi dire jamais. Cette impression est confirmée par les choix des sénateurs nommés dans ces commissions. Lenoir-Laroche, Boissy d’Anglas, Emmery, Abrial ou Vernier367 ne peuvent être soupçonnés d’être des séides de Napoléon ; ils ont tous conservé une certaine indépendance intellectuelle368. Les premiers registres de cette Commission révèlent une apparente volonté de remplir pleinement leur mission369. 2§ Les caractéristiques politiques des délibérations du Sénat conservateur. Au cœur du débat sur le travail du Sénat se pose la question de la reconnaissance de son statut d’assemblée. L’analyse historique a très rapidement clos le sujet en affirmant que le Sénat n’était que l’auxiliaire de Bonaparte dont il accomplit les volontés durant la période consulaire et impériale ; aucune volonté propre n’aurait ainsi pu être reconnue aux sénateurs. Cette idée est vraie dans ses grandes lignes, mais il ne faut pas ignorer le développement d’un droit parlementaire, précédemment évoqué et celui d’un rôle politique bien souvent occulté par une influence politique du Gouvernement déterminante, au point qu’il est possible de voir dans le Sénat conservateur de l’an VIII réformé en l’an XII une sorte seconde chambre haute, organe de pondération de la politique gouvernementale. A. - L’influence du Gouvernement consulaire sur la décision sénatoriale. Les rapports politiques du Sénat et du pouvoir exécutif ne doivent pas être appréhendés de façon limitée à ceux du Sénat et du Premier consul, puis de l’Empereur. Le Gouvernement dans l’ensemble de ses composantes, et non dans la dimension collégiale qu’il acquérra par la suite, a un poids déterminant sur la décision du Sénat conservateur ; celle-ci se trouve donc conditionnée par l’influence du pouvoir exécutif, au demeurant plus subtile que la légende d’un Bonaparte despote a pu le laisser croire . Il est ainsi possible de distinguer un lien politique pur, incarné en la personne du Président du Sénat, dont nous avions pourtant dit qu’il devait être considéré la plupart du temps 365 Ordonnance n°58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires (JO 18 novembre 1958) 366 cf élaboration du règlement de la Commission de la liberté individuelle au cours de la séance du 17 prairial an XII (reproduction de ce règlement dans Jean Thiry, op.cit., p 183). 367 Séance de nomination des membres de la Commission de la liberté individuelle du 13 prairial an XII , Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, CC3, p 36. 368 Jean THIRY, op.cit., p 182. 369 Archives Nationales, CC 60. On y trouve les dépôts de plainte, les requêtes adressées au ministère de tutelle, l’éventuel suivi des affaires mais aussi la trace de leur échec. 121 Clémence Zacharie comme un personnage de peu d’importance, et un lien à caractère plus juridique reposant sur l’influence directe du Conseil d’Etat. 1) L’instrumentalisation du Sénat par le pouvoir exécutif. L’idée domine encore que le Sénat n’a été que l’auxiliaire zélé de la volonté de Bonaparte dont il permit l’établissement du régime césariste370. La question reste cependant en suspend de l’étendue de l’instrumentalisation de l’assemblée dont il est intéressant de savoir si elle a atteint une dimension institutionnelle. Le rôle du Président du Sénat est de ce point de vue déterminant. Bien que le cérémonial de cour ait tendu vers la reconnaissance officielle du Président du Sénat comme un organe important de la hiérarchie impériale (voir supra), cette tentative n’est jamais parvenue à établir définitivement aux yeux des contemporains la valeur de celui-ci comme lien fonctionnel entre le Sénat et le pouvoir gouvernemental. Et c’est surtout l’établissement d’une dépendance politique qui a permis l’instrumentalisation du Sénat. a) Le Président du Sénat, lien fonctionnel avec le Premier consul. L’étude précédemment faite sur la présidence sénatoriale n’a fait que révéler la faiblesse de l’institution dont l’influence juridique n’a jamais été textuellement confirmée ; la pratique a accentué cette impression de dimension honorifique propre au Président du Sénat, vide de sens et de contenu. Cette idée est renforcée par la fluctuation des statuts de la présidence, révélant l’incapacité des constituants à donner une teneur à la fonction. On se souviendra des formules elliptiques de la Constitution de l’an VIII, de la Constitution de l’an X et du sénatus-consulte du 12 fructidor an X qui voient dans le Premier consul le président naturel du Sénat, remplacé occasionnellement par un autre consul ou un sénateur nommé à cet effet. Cette idée est confirmée en l’an XII puisque le Président naturel devient l’Empereur, remplacé lors des séances de nomination par le Grand Electeur et le vice Grand Electeur en 1807 ; un vice-président peut aussi être nommé pour les séances ordinaires. Il se dégage de ces éléments, déjà évoqués, l’absence d’un réel statut du Président et de pouvoirs propres puisque ne lui est octroyée que la capacité de convoquer le Sénat. Cette variété des statuts n’est cependant pas sans intérêt et quelques remarques peuvent être faites. Il est clair que le président du Sénat, tout d’abord, est l’homme du Premier consul dont il procède directement. Bien plus, le président est le prolongement du Premier consul qui est naturellement susceptible de tenir ce rôle. Cet aspect des choses révèle l’importance accordée au Sénat par Bonaparte, importance qui entraîne l’impossibilité d’une minimisation de la fonction de Présidence du Sénat. Le siège du Premier consul à la tête de cette assemblée se justifie donc par la portée honorifique que lui accorde le régime consulaire, portée que l’on retrouve dans la hiérarchie des institutions du Consulat et de l’Empire qui place le Sénat au sommet du système constitutionnel. L’intérêt porté à la Présidence du Sénat révèle aussi le souci particulier de Bonaparte pour l’institution sénatoriale et l’idée qu’il se fait du rôle susceptible d’être tenu par lui. La confiance dans la direction du Sénat est donc déterminante aux yeux du Premier consul afin de prévenir tout risque d’émancipation politique de celui-là. Cette conjoncture renforce l’influence politique et stratégique que le Président du Sénat peut avoir sur les débats des sénateurs ; il incarne ainsi la liaison de Bonaparte à la Haute Assemblée et devient dès lors un lien fonctionnel entre le Gouvernement et le Sénat. 370 voir infra. 122 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Il est impossible de voir le Président du Sénat comme incarnant l’état d’esprit de l’assemblée sénatoriale ; car même s’il est un sénateur (ce qui est aussi le cas d’un Président Grand Electeur, car le Grand Electeur est sénateur de droit), le principe de nomination fait qu’il procède du Premier consul et non du Sénat dont il demeure néanmoins un représentant officiel. Le Sénat est toujours appréhendé en corps, indépendamment des organes liés à son fonctionnement, qui n’en constituent pas un démembrement. Il est cependant un excellent organe de renseignement, conformément à la lettre de la Constitution. Les présidents successifs entretiennent avec l’Empereur une correspondance régulière371 et si le Président est « un porte parole de l’Empereur au sein du Sénat pour les communications officielles »372, il en est aussi et surtout l’espion. Cette correspondance fait état des absences et des congés des sénateurs, lourds de conséquence sur la réunion du quorum nécessaire à toute délibération373. Sont aussi commentés les résultats de certains scrutins, dont les procès-verbaux authentiques ne donnent que le résultat final. La correspondance du Président permet donc de prendre la mesure de l’opposition sénatoriale sous l’Empire, période où elle fut au demeurant bien rare. Elle illustre la façon dont Napoléon utilisa la présidence comme indice le renseignant sur l’état de l’opinion sénatoriale, dont la capacité à être manipulée est ainsi perceptible. Le Président est alors l’un des rouages d’exécution du désir de l’Empereur qu’il sert. Avant même l’Empire et l’installation d’un Président, la fonction de présider est un poste clé au service de la politique du Premier consul. Les présidences de Cambacérès se sont en effet répétées sous le Consulat à vie ; le second Consul put jouer à cette occasion un rôle éminemment diplomatique dans la manipulation de l’opinion sénatoriale (voir infra). Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que l’ancien conseiller à la cour des comptes de Montpellier a présidé vingt sept fois le Sénat alors que le Consul Lebrun ne le fit que sept fois374. Le choix des présidents est donc important par l’influence qu’il peut avoir sur le fonctionnement du Sénat. Ainsi Napoléon choisit des hommes dévoués375, qui à l’image de François de Neufchâteau le servirent sans aucune réserve. Le dévouement de celui-ci est d’ailleurs sans limite: « Eloigné malgré moi de Votre Majesté Impériale, je la suis, en idée, dans ses camps et dans ses voyages. J’interroge tous ceux qui ont eu le bonheur de la voir dans sa route …. Sire, les Français veulent voir leur héros, leur sauveur et leur Père. Ces observations m’ont vivement touchées. Je crois devoir les offrir à Votre Majesté Impériale comme un hommage pour sa gloire ». (lettre du 4ème complémentaire an XII, citée par Charles Durand, opus précité, p 82). Le Président est surtout dans certaines conditions l’instrument de l’exécution de la volonté de l’Empereur. Il sera par la suite question de la rédaction des sénatus-consultes les plus marquants de la période consulaire et impériale ; on pourra alors constater le rôle déterminant de Cambacérès à plusieurs occasions, notamment lors de l’établissement du Consulat à vie ; il reconnaît lui-même avoir manipulé les sénateurs au point d’avoir érodé l’opposition sénatoriale, pourtant virulente durant l’an X376. Ce n’est donc pas sans raison qu’il fut bien souvent désigné à la Présidence du Sénat, sous le Consulat du moins. 371 Charles Durand dans son article précité et Jean Thiry dans son livre sur le Sénat, reproduisent de très nombreux extraits de cette correspondance inquisitoriale du plus haut intérêt. 372 Charles Durand, op.cit., p 80. 373 V.infra. 374 Sources, Procès-verbaux authentiques, Archives Nationales, CC1 à CC3. 375 Liste des présidents du Sénat à partir de l’Empire : François de Neufchâteau (floréal an XII- 19 mai 1806), Monge (19 mai 1806- 1er juillet 1807), Lacépède (1er juillet 1807-1er juillet 1808) Croix de Saint Vallier (1er juillet 1808-1er juillet 1809) Garnier (1er juillet 1809-1er juillet 1811) puis Lacépède durant deux ans. 376 V.infra 123 Clémence Zacharie Le Président tient une position stratégique qui révèle l’importance que le Premier consul attache au Sénat et à son opinion, l’estimant prépondérant dans les institutions consulaires. Il ne sera jamais considéré comme valetaille, au point qu’il est possible de voir dans cette attention vigilante la crainte des menaces qu’un corps comme le Sénat pourrait constituer. La rédaction de l’Acte de déchéance de Napoléon en est la preuve. L’influence politique du Gouvernement est donc incarnée en la personne du Président du Sénat qui constitue ainsi le seul lien organique entre les deux corps distancié partiellement par l’équilibre des institutions. Cette repose sur la liaison politique du Premier consul aux sénateurs. b) L’utilisation politique de l’action du Sénat. C’est une influence politique diffuse qui caractérise les rapports entre la Haute Assemblée et l’autorité de Bonaparte. Le véritable auxiliaire du Premier consul restera le Président du Sénat, informateur zélé et indispensable. François de Neufchateau sera le plus efficace des indicateurs, révélant d’ailleurs la réalité des rapports entretenus entre le Sénat et le Premier consul. Ce dernier se montre en effet désireux de mesurer l’opinion des sénateurs dont ils se méfient, plus qu’il ne tente de peser sur leurs décisions. Il a recours à un homme situé dans la place, sans en faire pour autant un véritable cheval de Troie. Cela est d’autant plus vrai que, en dépit de la consistance de la carrière politique de François de Neufchateau qui en fait un homme de poids, il ne peut être considéré comme un homme de pouvoir, et demeure un homme du pouvoir. La faiblesse du Sénat est en grande partie due à son apathie politique, révélatrice du manque d’envergure des sénateurs eux-mêmes, à la différence des tribuns, par exemple, qui comptent parmi leur rang des personnalités remarquables. Cette insignifiance du personnel sénatorial ne doit pas être prise pour de la médiocrité, mais plutôt comme un trait caractérisant les sénateurs ; ils ne sont pas des tribuns ni des meneurs de foule, mais des hommes pondérés dont la mesure a permis la survie. De façon totalement anachronique, ils pourraient être qualifiés « d’intellectuels », puisque l’on retrouve des personnalités telles que Cabanis, Cornet, Cornudet, Lambrechts, Lanjuinais, Volney ou Roederer377. Ce sont tous des juristes, d’anciens constituants pliés aux procédures des assemblées et aux controverses politiques ; mais ce ne sont pas des bretteurs. C’est la raison qui conduit à dire que le Sénat lui-même ne peut être qu’une assemblée affaiblie, du fait de la composition de son personnel elle-même. Si l’on ajoute à cela le développement à l’égard du Premier consul d’une dépendance financière, il est clair que les sénateurs ne forment pas une troupe de choc de la cause républicaine et que le Premier consul a vite le pas sur eux. La dépendance reste néanmoins diffuse et il est difficile de parler d’une réelle instrumentalisation. Celle-ci existe cependant, mais ne résulte pas de la structuration des rapports juridiques entre le Conseil d’Etat, principal organe du gouvernement, et le Sénat. Les relations entre le Conseil d’Etat et le Sénat sont néanmoins développées dans certaines occasions, lorsque l’importance des circonstances justifient la solennité de l’élaboration du texte final ou encore, que Bonaparte souhaite être entouré d’un conseil le plus avisé possible. Tel est le cas lors de l’organisation de la réplique à l’attentat de la rue Saint Nicaise. Les détails de cette affaire ont été étudiés378 et il est clairement apparu que le Premier Consul souhaitait voir sa décision appuyée d’une réelle caution intellectuelle. On 377 V. notamment la liste des sénateurs située en annexe de l’article « Sénat » de Jean-Louis HALPÉRIN du Dictionnaire Napoléon, Fayard, 2ème ed., 1999, t. 2, p 760. 378 V. supra. 124 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. se souviendra d’ailleurs du débat que suscita la mesure en tout point injuste et la façon dont, très courageusement, l’amiral Truguet s’insurgea contre la décision de déportation mais en vain. Dans une autre circonstance, l’établissement de la régence au profit de l’impératrice en 1813, le Conseil d’Etat intervient, cette fois-ci pour rendre la circonstance plus solennelle et conforter la position de Marie-Louise qui n’était alors pas assurée379. Il est impossible de parler d’une réelle influence politique du Conseil d’Etat sur les délibérations du Sénat, mais bien d’une authentification de l’importance de celles-ci par l’intervention de cette assemblée de juristes dans des circonstances périlleuses pour le gouvernement consulaire. Se conjuguent alors le crédit quasi-scientifique et l’incarnation qu’il constitue de la régularité et de continuité gouvernementale du premier avec la légitimité particulière de l’oracle constitutionnel qu’est le Sénat. Il est difficile d’envisager la manipulation politique comme caractéristique de l’action du Sénat. Mais l’intervention d’un réseau d’influence au sein de la Haute Assemblée ne doit pas être ignorée. Cette influence reste néanmoins isolée et ne saurait être définie comme organisée et structurée. Elle se limite en grande partie à l’entregent de personnalité aussi marquante que le ne fut celle de Cambacérès. Dans le cas du second consul, c’est moins sa situation occasionnelle de président du Sénat que sa connaissance du personnel politique d’alors qui facilita ses manœuvres au près des sénateurs. Sur les conseils de Sieyès, le méridional a d’ailleurs été choisi pour le Consulat en raison d’une connaissance excellente d’une classe politique en reconstruction, qualité dont Bonaparte avait conscience et souhaitait utiliser : « Le Premier Consul a aussi opté pour un homme de réseau, excellent connaisseur des hommes du temps et qui, par les nombreux contacts qu’il a noué depuis sept ans peu s’avérer précieux à l’heure où se recompose le paysage politique ».380 Ainsi, Bonaparte choisit un homme qui « n’est compromis avec aucun parti, aucune faction, mais les connaît toutes »381. Le second consul a présidé à de nombreuses reprises les séances du Sénat, nous l’avons dit, mais c’est surtout dans les coulisses des débats que son intervention sera la plus importante, lorsqu’il tentera, par la persuasion et la négociation, d’influencer les décisions futures des sénateurs. La question se pose aussi de l’influence de la personne de Napoléon lui-même. Là encore, ses présidences épisodiques de la Haute Assemblée ne sont pas en cause, tant le phénomène ira en se raréfiant lui-même. Parallèlement à cela, il ne faut pas négliger les rapports privés des sénateurs avec le Premier consul et même avec l’Empereur ; celui-ci les mentionne lui-même dans le Mémorial : 379 Position qui ne sera d’ailleurs jamais assurée ; il ne faut en effet pas oublier qu’au moment de la chute de l’Empire, personne de songea au roi de Rome ou à sa mère pour sauvez le régime, preuve que toute la solennité de la délégation de pouvoir au profit de la princesse autrichienne ne permit aucunement d’ancrer son importance symbolique dans le paysage politique français. 380 Jacques-Olivier BOUDON, Histoire du Consulat et de l’Empire, Tempus, Perrin, 2003, p 54. L’auteur évoque de plus le choix habile du jeune général d’avoir recours à un franc-maçon à l’influence montante. Napoléon n’hésitera d’ailleurs pas à s’appuyer sur les frères. La maçonnerie se relevait à peine de la tourmente révolutionnaire au moment de brumaire, sous l’influence de Roettiers de Montaleau ; elle condamna parfois timidement l’ascension rapide de Bonaparte mais se rallia rapidement au Premier Consul qui comprit le bénéfice qu’il pouvait tirer des Loges. Celles-ci furent donc réorganisées et protégées sous l’impulsion de Cambacérès et devinrent un relais privilégié de la politique consulaire et impériale ainsi qu’un intermédiaire précieux pour la direction et la connaissance de l’opinion. Les maçons ont de plus soutenu avec constance la politique du Premier consul et n’ont pas rejeté l’Empire. À titre d’exemple, on peut rappeler que l’on trouvait au sein de la commission du Conseil d’Etat chargé de la rédaction du sénatus-consulte de floréal an XII organisant l’Empire pas moins d’une dizaine de maçons (voir notamment l’article « Franc-maçonnerie » de F. COLLAVERI in Dictionnaire Napoléon, op.cit., t. 1, p 828 et s). 381 Florence CHATEL DE BRANCION, Cambacérès, Maître d’œuvre de Napoléon, Perrin, 2001, p 247. 125 Clémence Zacharie « Ce qu’on ignore, c’est que presque dans toutes les grandes mesures, les sénateurs venaient avant de voter me produire à l’écart, et quelques fois très chaudement, leurs objections ou même leur refus, et qu’ils s’en retournaient convaincus, ou par mes raisonnements, ou par l’imminence des choses »382. Mais Napoléon ne sera pas l’homme des négociations qu’il délèguera bien volontiers à des personnages plus habiles, moins catégoriques qu’il ne le fut. Son autorité ne s’imposera de plus, grande partie, que par la réalité de son travail gouvernemental qui, par le biais de la secrétairerie d’Etat, suggère l’unité par la centralisation de l’exécutif et par l’omniscience du Premier consul. L’influence de celui-ci est donc diffuse et néanmoins réelle. Plus que les manipulations politiques, c’est la personnalité du Premier consul qui imprègne tout le système d’Etat progressivement – la Constitution de l’an VIII n’étant pas, rappelons le, la Constitution de Bonaparte. Mais le général eut la possibilité de s’appuyer sur le rouage essentiel de son Gouvernement, le Conseil d’Etat, pour orienter juridiquement l’action du Sénat. 2) L’outil de l’influence juridique du Gouvernement : le Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat intervient directement dans les décisions du Sénat conservateur en prenant part à l’élaboration des sénatus-consultes, même si cette élaboration n’est pas textuellement formalisée et ne concerne pas l’intégralité des sénatusconsultes édictés durant les quinze années qu’aura existé le Sénat conservateur. a) Les rapports du Sénat conservateur et du Conseil d’Etat dans l’élaboration des sénatusconsultes . La procédure d’élaboration des sénatus-consultes est au cœur du débat sur les rapports existant entre le Conseil d’Etat et le Sénat puisque c’est à cette occasion que se manifeste l’influence du Conseil d’Etat. Les procès-verbaux authentiques en offrent un excellent reflet. Textuellement, les sénatus-consultes ne sont pas prévus en l’an VIII de telle sorte que l’intervention du Conseil d’Etat dans leur préparation n’est pas envisagée par l’article 52 de la Constitution puisque il y est exposé que « le Conseil d’Etat est chargé de rédiger les projets de loi et les règlements d’administration publique et de résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative ». Cette compétence spécifique de rédaction ne lui est pas octroyée et ne lui sera pas reconnue par la suite ; la Constitution de l’an X prévoit pour la rédaction des sénatus-consultes l’intervention d’un Conseil privé chargé spécifiquement de celle-ci383. Même si ce Conseil est composé de deux conseillers d’Etat384, ils restent minoritaires dans sa composition et concrétisent l’absence formelle d’obligation du recours au Conseil d’Etat. Dans les faits, la rédaction des sénatus-consultes ne verra pas l’intervention systématique du Conseil d’Etat, mais plutôt des prises de position sporadiques, inspirées par le Premier consul. Le cas le plus remarquable est celui du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX reconnaissant la conformité à la Constitution de la mesure gouvernementale de déportation des jacobins. La décision d’avoir recours au Sénat conservateur pour l’authentification de cette mesure et le principe même du sénatus-consulte ont été 382 LAS CASES, Mémorial de Saint Hélène, 1er novembre 1815, t. 1, p 194. Article 57 de la Constitution de l’an X. 384 article 57 de la Constitution de l’an X : « Les projets de sénatus-consultes pris en conséquence des articles 54 et 55 sont discutés dans un Conseil privé, composé des consuls, de deux ministres, de deux sénateurs, de deux conseillers d’Etat et de deux grands officiers de la Légion d’honneur. – Le Premier consul désigne à chaque tenue les membres qui doivent composer le Conseil privé ». 383 126 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. débattus devant le Conseil d’Etat ; la spécificité des conditions de rédaction du sénatusconsulte retiendra notre attention par la suite. De la même façon, alors qu’il part rejoindre la Grande Armée au début de l’année 1813, Napoléon s’appuie sur le Conseil d’Etat pour organiser la régence et rédiger le sénatus-consulte du 5 février 1813 instaurant celle-ci au profit de l’Impératrice385. Napoléon participera d’ailleurs aux séances préparatoires de ce sénatus-consulte, désireux d’établir les droits de son fils de façon irréprochable et inattaquable au regard du droit ; durant deux séances, la discussion est donc engagée autour de la question de la préservation de l’hérédité386. Quoi qu’il en soit, la participation du Conseil d’Etat au travail du Sénat est informelle. Le silence de la Constitution de l’an X est cependant révélateur à de très nombreux égards. Il exprime le refus de voir participer le Conseil d’Etat en tant que corps au processus d’élaboration des sénatus-consultes. Les sénatus-consultes ne sont pas assimilés à un texte normatif ordinaire, ni même à une loi ; ils relèvent d’une compétence autre, liée à leur nature propre. L’exclusion du Conseil d’Etat dans la rédaction des décisions du Sénat accentue la spécificité de la hiérarchie des normes consulaires et impériales puisque le sénatus-consulte, distingué de la loi ordinaire, acquiert une valeur para si ce n’est supra légale, peut être même infra-constitutionnelle ou constitutionnelle. Cette spécificité est reconnue à la rédaction des sénatus-consultes, alors même que le sénatus-consulte est confirmé en tant que norme juridique par la reconnaissance qu’en font les articles 54 et 55 de la Constitution de l’an X. L’article 57 porte en effet l’accent sur le particularisme des décisions du Sénat qu’il soumet à la rédaction d’un Conseil privé, établissant ainsi une procédure distincte de celle de la loi. Le Sénat est à première vue plus indépendant du Gouvernement que ne l’est le Corps législatif, engoncé dans le cadre rigide des articles 25 et 52 de la Constitution de frimaire an VIII. Le sénatus-consulte apparaît dès lors comme un acte plus politique de la part du Sénat conservateur, répondant à la volonté d’affirmation d’indépendance du Sénat, alors même que celle-ci n’existe plus en l’an X. Les pouvoirs du Gouvernement et la répartition des équilibres politiques sont tels que le poids de l’exécutif est déterminant. Le Gouvernement fixe en effet l’ordre du jour (article 9 du règlement du 8 nivôse an VIII)387 ; les Consuls convoquent le Sénat, renforçant ainsi les capacités d’initiative gouvernementale ; la gestion des biens du Sénat se fait sous l’autorité du Premier consul, détenteur d’un formidable pouvoir politique et financier. Le silence de la Constitution sur le mode d’élaboration des sénatus-consultes, en refusant d’établir un mode particulier de rédaction de ceux-ci, entraîne la spécificité des procédures d’élaboration des sénatus-consultes en fonction des différents types de sénatus-consultes ; l’intervention du Conseil d’Etat y est alors variée. b) La variété des procédures d’élaboration des sénatus-consultes. Rares sont les cas où le Conseil d’Etat intervient en tant que corps dans la réaction d’un sénatus-consulte ; il ne le fait que si Bonaparte souhaite entourer une décision d’une certaine solennité. Tel fut le cas à l’occasion de la rédaction du sénatusconsulte qui établit la régence au profit de l’Impératrice en 1813 ou bien à l’occasion de la rédaction du sénatus-consulte faisant suite à l’épisode de la Machine infernale ; à la solennité s’ajoute un cautionnement juridique qui renforce le poids du projet du Gouvernement. 385 Sénatus-consulte du 5 février 1813 relatif à l’organisation de la régence, au sacre et au couronnement de l’Impératrice et du Prince Impérial de Rome, Bulletin des lois de l’Empire, 4ème série, t. 18, n°474, p 141. 386 Séances des 5 et 12 janvier 1813, reprises partiellement dans le livre de Jean BOURDON, Napoléon au Conseil d’Etat, Berger-Levrault, 1963, p 65 et s. 387 v. en annexe, document 3a. 127 Clémence Zacharie La plupart du temps cependant, de simples conseillers viennent proposer au Sénat les projets du Gouvernement en tant qu’orateurs de celui-ci. Les répercussions de ces interventions sont de conséquences inégales. Elles sont sans conséquences réelles lorsque le sénatus-consulte résulte d’une simple séance d’enregistrement, à l’occasion d’une nomination ou bien de l’annexion d’un territoire nouvellement conquis. Dans d’autres cas, l’intervention des conseillers d’Etat est politiquement déterminante puisqu’elle participe de la persuasion des sénateurs, en accord avec la politique du Président du Sénat. Ainsi Portalis défend devant les sénateurs le projet de création de l’institution impériale en l’an XII, la présentant comme nécessaire aux intérêts de la Nation et conforme eu vœux de celle-ci 388; de la même façon, le conseiller Régnier est souvent mandaté afin de présenter les projets les plus sujets à discussion, comme celui de floréal an IX. La présence des conseillers participe ainsi à la juridisation de la prédominance gouvernementale. La prédominance de fait se dégage de l’existence de projets, et non de propositions de sénatus-consultes, qui écartent le Sénat de la rédaction de ses propres actes ; le plus bel exemple en est la rédaction du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX. L’article 57 est en effet appliqué à la lettre, même dans le cas des sénatus-consultes les plus simples qui ne sont jamais amendés par les sénateurs. A cette prédominance de fait s’ajoute une prédominance de fond car le Gouvernement établit, par la présence des conseillers à la rédaction des sénatus-consultes, mais aussi en tant qu’orateurs au Sénat, la légalité et la constitutionnalité des sénatus-consultes. Les conseillers-orateurs interviennent en tant que conseillers techniques, spécialistes du droit, apportant ainsi un cautionnement intellectuel, déterminant si l’on tient compte de la présence au sein du Sénat de très nombreux juristes et savants. Le Sénat conservateur devient ainsi par l’intermédiaire de ses membres la clef de l’influence du Gouvernement sur les décisions du Sénat. B.- L’action de pondératrice du Sénat conservateur ? Le Sénat n’est pas présenté par la Constitution de l’an VIII comme participant à la fonction législative au même titre que le Corps législatif ou le Tribunat ; l’intention des constituants était de marginaliser cette fonction. Le Sénat ne peut être présenté comme une assemblée au sens moderne du terme, chargé de la confection de la norme législative. Il n’est donc pas désigné constitutionnellement comme un législateur, même si, nous aurons l’occasion de la dire, il est un réel co-législateur. Il n’en participe pas moins à la confection du paysage normatif consulaire puisque dès l’an X et les premiers sénatus-consultes, le Sénat intervient de façon appuyée sur l’ensemble de la réglementation française en en déterminant les contours. Il fait évoluer la norme constitutionnelle ou définit avec précision les rapports que doivent entretenir les différentes institutions. Il tient parfois un rôle politique considérable, au-delà de la modification de la norme, participant notamment à l’épuration de la magistrature en créant une commission sénatoriale à cet effet389. Ce n’est cependant pas son activité purement juridique et sa participation à la fonction législative qui fait du Sénat un précurseur des secondes chambres françaises, mais son rôle de pondérateur de la vie politique et de contrepoids à l’action du législateur; la dimension 388 Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, série CC, CC3, feuillet 26 à 20. Sénatus-consulte du 12 octobre 1807 concernant l’ordre judiciaire, Bulletin des lois de l’Empire, 4ème série, t. 7, n°166, p 317. 389 128 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. politique de l’action du Sénat est la plus annonciatrice de l’évolution institutionnelle française. 1) L’autonomie politique du Sénat conservateur. Si le Sénat, dès le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX définit son action comme participant à la représentation des intérêts de la nation, il ne le fait qu’à partir d’une lecture interprétative de la Constitution de l’an VIII, qui demeure muette sur la question. Cette volonté d’écarter le peuple de toute action politique entraîne le silence total du texte constitutionnel sur la nature du régime mis en place – représentatif ou de démocratie plus ou moins directe – si l’on ajoute à ce silence la pratique constitutionnelle, il est indéniable que la Constitution contient dès sa rédaction ce que nous hésiterons à appeler pour l’instant des « lacunes », à la source directe de l’émergence d’un constituant secondaire. La représentativité juridique du Sénat suscite de nombreuses interrogations390, mais il ne faut pas ôter à cette institution un indéniable caractère représentatif, d’un point de vue politique, caractère reposant sur son identité politique d’une part, et sur les rapports qu’il entretient structurellement avec le Gouvernement, d’autre part. a) Le profil idéologique des membres du Sénat conservateur. La volonté des constituants est très nettement affichée en 1799 d’instaurer au sein des institutions un organe de conservation favorisant la stabilité politique de l’Etat. L’âge exigé pour les fonctions de sénateurs, le caractère viager des institutions en sont une bonne illustration. Les constituants n’ont cependant pas dans l’idée d’installer un bicamérisme semblable à celui qu’avaient défendu avant eux les monarchiens, tels Mounier ou Clermont-Tonnerre ; ils rejettent le projet d’une seconde chambre créée sur le modèle anglo-saxon de la représentation d’une aristocratie terrienne, titulaire de fiefs. Il s’agit plutôt d’un bicamérisme à caractère politique, permettant la valorisation d’une catégorie sociale susceptible de veiller à la pérennité des institutions et de ce point de vue conservatrice. La tentative en est faite par les thermidoriens au moment de la création du Conseil des Anciens. Débarrassés de la menace aristocratique par l’épuration sociale qu’a constituée l’émigration, les rédacteurs de la Constitution de l’an III créent une chambre haute située à égalité du Conseil des Cinq-Cent et que seules les conditions de désignation différencie391. L’idée qui prévaut néanmoins est de veiller à la division du législatif afin d’écarter tout risque de dictature, plutôt que d’organiser une représentation particulière d’une tranche de la population. Le régime directorial est donc plus une parade contre les coups d’Etat de l’une ou l’autre institution que le fruit d’une réelle réflexion sur le bicaméralisme. Le projet des rédacteurs de la Constitution de l’an VIII aboutit plus à la création d’une seconde chambre à l’image de celle qu’envisage Germaine de Staël, déjà évoquée et qui repose sur l’idée d’un bicaméralisme purement politique. Germaine de Staël souhaitait voir représentée une élite sociale, un corps de notables, une « aristocratie des talents » qu’elle évoque dès l’automne 1796. Dans « De l’influence des passions », elle souhaite voir le gouvernement reposer sur l’accord du mouvement et de la conservation qui seul permet la stabilité des institutions ; le choix des « médiocres » parmi le nombre limité des hommes 390 V.infra. Les deux chambres sont élues pour trois ans et renouvelables par tiers chaque année; mais si les membres des Conseil des Cinq Cents devaient être âgés de 30 ans et être domiciliés depuis au moins dix ans en France, ceux du Conseil des Anciens, au nombre de 250, devaient être âgés de 40 ans et être domiciliés en France depuis 15 ans. Les Cinq Cents avaient seuls l’initiative des lois. 391 129 Clémence Zacharie distingués est le seul moyen de veiller à la préservation du système politique. De ce point de vue, nous l’avons dit, Germaine de Staël anticipe terriblement le Sénat conservateur car, voulu ou non, celui-ci devient très vite une institution représentative de l’élite consulaire ; sa composition en est la preuve. Le Sénat n’est pas explicitement voulu en l’an VIII comme représentatif de la notabilité nationale dont l’illustration est néanmoins atteinte par le particularisme du mode de désignation et surtout la réalité de la composition de l’assemblée sénatoriale. Sieyès et Bonaparte vont travailler de cœur à composer une assemblée représentative de la classe intellectuelle et bourgeoise de France ; si l’on ajoute à cela l’effort de fusion des partis qui animera le Premier consul dans la gestion du personnel sénatorial, il est clair que le Sénat est bien une assemblée de notables, à caractère éminemment politique, destinée à la conservation. Sieyès nommera, au début de l’an VIII, des constituants et des conventionnels, pour la plupart anciens magistrats, avocats au parlement, spécialistes du droit. Bonaparte y associera des membres de l’Institut, des savants tels Laplace, Lacepède, Monge, Cabanis ou Desttut de Tracy et y ajoute des militaires puisque Kellermann, Hatry, Lespinasse entrent au Sénat. Celui-ci devient dès lors une « réunion des plus grandes illustrations de la politique des sciences et des arts »392, un panthéon vivant à caractère socio-politique destiné par sa composition même à la préservation des institutions. Le Sénat conservateur est de ce point de vue une remarquable transition entre la mythologie de la seconde chambre haute à l’image de la Chambre des Lords anglais et un Sénat moderne. Son évolution annonce notamment le Sénat du Second Empire dont la composition mixte met en place un « bicaméralisme atténué »393. Aux membres nommés par le président de la République, puis l’Empereur s’ajoutent des membres de droit, cardinaux, amiraux, maréchaux, mais aussi princes impériaux (article 20 de la Constitution du 14 janvier 1852394 et article 7 du sénatus-consulte du 25 décembre 1852395) . Ce système avait déjà été adopté en l’an XII puisque l’article 57 alinéa 4 du sénatus-consulte instaurait les pouvoirs de nomination de l’Empereur concernant les sénateurs. Si le Sénat de 1852 peut se voir reprocher d’être « vide de sens national »396, procédant uniquement de l’Empereur dont il est une création pure, il n’est pas une chambre haute au sens aristocratique du terme tant sa composition tend à être représentative de l’élite dirigeante ; il participe ainsi à l’exercice représentatif sans prendre pour autant une part active à la représentation nationale. Son mode de désignation en est la principale raison. Ce caractère ne peut être opposé au Sénat conservateur dont le mode de désignation l’associe au reste des organes émanant de la nation (et non représentatif de celle-ci, car nous le verrons, même si les sénateurs se sont estimés comme de véritables représentants – on se souviendra de Cornudet lançant à l’occasion de la rédaction du sénatus-consulte de thermidor an X que « la souveraineté du peuple est placée dans le Sénat qui est le lien de la Nation »397- la question de la représentation n’est à aucun moment réglée par la Constitution de l’an VIII). Il n’est pas plus détaché du corps électoral, bien dilué au 392 Jean THIRY, Le Sénat de Napoléon, op.cit., p 40. Pierre PACTET, Institutions politiques, droit constitutionnel, Masson, Armand Colin, 14ème édition, p 122. 394 Article 20 de la Constitution du 14 janvier 1852 : « Le Sénat se compose : 1° Des cardinaux, des maréchaux, des amiraux ; 2° Des citoyens que le Président de la République juge convenable d’élever à la dignité de sénateur » in Bulletin des lois, 10ème série, IX, n°3522, p 59. 395 Article 7 du sénatus-consulte du 25 décembre 1852, portant interprétation et modification de la Constitution du 14 janvier 1852 : « Les princes français sont membres du Sénat et du Conseil d’Etat quand ils ont atteints l’âge de dix-huit ans accomplis. – ils ne peuvent y siéger qu’avec l’agrément de l’Empereur » in Bulletin des lois, 11ème série, I, n°28, p 57, cité par DUGUIT, MONNIER, BONNARD, Les Constitutions de la France, 6ème édition, 1943, LGDJ, p 464. 396 Félix PONTEIL, Les institutions de la France de 1814 à 1870, PUF, 1966, p 357. 397 BUCHEZ et ROUX, XXXVIII, p 457. 393 130 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. demeurant, que ne le sont le Corps législatif, le Tribunat ou le Premier consul, la légitimation par les plébiscites de ce dernier étant d’ailleurs tout-à-fait relative. Le particularisme de la composition du Sénat lui confère une autonomie politique écartant la théorie souvent développée du Sénat conservateur comme simple démembrement du Gouvernement dont il serait l’auxiliaire. b) Le Sénat conservateur, seconde chambre ou démembrement du Gouvernement ? La qualification de « césarisme démocratique » qu’a lancé Esmein pour définir le régime issu de la Constitution de l’an VIII a marqué définitivement l’historiographie moderne au point que l’expression désigne un type constitutionnel reconnu398. La vision qui y est associée d’assimiler l’action du Sénat à un démembrement de celle du Gouvernement, a elle aussi duré au point que celui-ci est totalement occulté des études d’histoire constitutionnelle. Le Sénat s’inscrit dans une dépendance fonctionnelle et statutaire du Premier consul. Si la Constitution de l’an VIII prévoit un système de cooptation pour désigner les nouveaux membres du Sénat, la Constitution de l’an X, anticipant en cela le système des fournées de pairs des régimes suivants, admet que le Premier consul puisse procéder à la nomination de quelques élites intellectuelles ou politiques aux fonctions de sénateurs399. Cette pratique est renforcée par la Constitution de l’an XII et la création de l’Empire qui favorise les sièges de droit400. La création des sénatoreries, accentuant la dépendance économique des sénateurs et confirmant le contrôle du Premier consul dans la gestion du patrimoine de l’assemblée, renforce le clientélisme qui caractérise les rapports existant entre les deux corps. La servilité, bien souvent évoquée, est confirmée par les paroles de Napoléon lui-même qui le 4 avril 1814 aurait dit, au lendemain du prononcé de sa déchéance, que « un signe était un ordre pour le Sénat qui toujours faisait plus qu’on ne désirait de lui »401. Le Napoléon du Mémorial est plus nuancé et reconnaîtra sans difficulté les mérites d’un Sénat qui ne se priva pas de développer une certaine vigilance dans l’acceptation des ordres du Gouvernement. On se souviendra de cette remarque de l’Empereur apaisé par un recul de plus d’un an : « On a beaucoup accusé le Sénat, on a beaucoup crié au servilisme, à la bassesse, mais des déclamations ne sont pas des preuves…. . Le vrai est que toutes nos circonstances étaient forcées, les gens sages le sentaient et savaient se plier. Ce qu’on ignore c’est que presque dans toutes les grandes mesures, les sénateurs venaient avant de voter me produire à l’écart, et quelques fois très chaudement leurs objections ou même leur refus et qu’ils s’en retournaient convaincus ou par mes raisonnements ou par l’imminence des choses. Si je ne faisais pas de bruit pour cela, c’est que je gouvernais en conscience et que je dédaignais la charlatanerie, et tout ce qui pouvait être pris pour elle »402. 398 Du césarisme antique au césarisme moderne, IIème Table ronde, novembre 1998, CERHIIP,PUAM, 1999. 399 C’est ainsi que l’article 63 de la Constitution de l’an X prévoit que « le Premier consul pourra nommer au Sénat, sans présentation préalable des collèges électoraux des départements, des citoyens distingués par leur services et leurs talents, à condition néanmoins qu’ils auront l’âge requis par la Constitution, et que le nombre des sénateurs ne pourra, en aucun cas, excéder cent vingt ». 400 Les grands dignitaires de l’Empire sont sénateurs de droit (article 35) ainsi que les princes français (article 11) selon la Constitution de l’an XII. 401 Cité par Jean-Louis HALPÉRIN dans l’article « Sénat » du Dictionnaire Napoléon, Fayard, 1989, p 1565. 402 Mémorial de Sainte Hélène, 1er novembre 1815, in Mémorial de Sainte Hélène, par Las Cases, édition Granier 1961, t. 1, p 194. Il sera traité plus précisément de ce passage du Mémorial par la suite, passage qui se situe dans un extrait plus long consacré au Sénat et à la critique qu’en fait Napoléon qui développe à cette occasion ce que nous qualifierons nous même de théorie de la nécessité constitutionnelle. Le Mémorial, dont 131 Clémence Zacharie Il est vrai que l’opposition sénatoriale est relativement sporadique et qu’il est impossible de lui donner une dimension corporatiste ; le courant qui se développe à partir de l’an X au sein de l’institution en est la preuve. Elle passe néanmoins par la conscience que les sénateurs ont de leur mission et du besoin qu’elle représente de constituer un organe au poids politique indéniable. Cette idée justifie à leurs yeux la participation à la fonction constituante, nous le verrons. Avant cette ultime revendication et en harmonie avec sa logique, les sénateurs revendiquent une participation à la représentation de la Nation, par celle d’une partie de la population, d’une élite particulière. Le rôle du Sénat dépasse donc très clairement celui d’un simple rapport d’exécution de la volonté du Gouvernement et plus particulièrement du Premier consul . Pour les sénateurs, le Sénat est très clairement une émanation de la nation dont il procède, indépendamment du Gouvernement. Au-delà de cette « intuition » des sénateurs, formulée comme nous l’avons vu par Cornudet dès l’an X, la structure du Sénat de l’an VIII favorise à certains égards l’idée d’indépendance de l’institution. Le système de cooptation, à la différence des membres du Corps législatif, du Tribunat ou même des Consuls, renforce l’autonomie du Sénat, même si son mode de recrutement évolue avec le Consulat viager et l’Empire. L’importance du rôle du Premier consul y est alors tempérée par le nombre limité de sénateurs. Si l’on ajoute à cela le fait la majeure partie des sénateurs est nommée dés les débuts du Consulat, sous l’impulsion de Sieyès et d’un Bonaparte conciliant, il apparaît que les modifications apportées par l’article 63 de la Constitution de l’an X sont limitées dans leurs effets et ne portent pas atteintes au caractère fondamental du Sénat ; celui-ci reste composé d’anciens constituants et conventionnels, selon les désirs de Sieyès notamment. Au mode de recrutement des sénateurs s’ajoute leur statut même ; la fonction de sénateur est viagère, incompatible avec tout autre fonction publique (jusqu’en l’an X du moins puisque l’article 64 du sénatus-consulte du 16 thermidor an X fait tomber cette exigence403) ; les sénateurs sont richement dotés, et leur autonomie financière sera renforcée par le sénatus-consulte du 14 nivôse an XI qui structure la gestion particulière des biens du Sénat, en dépit de la reconnaissance de l’influence gouvernementale. S’il existe une dépendance du Sénat à l’égard du gouvernement, elle n’est que politique et ne résulte aucunement de l’organisation juridique du Sénat, voulue par les constituants. Cette dépendance politique du Sénat était d’ailleurs prédite par Cabanis qui, à l’occasion du discours qu’il prononça à la veille de l’adoption de la Constitution de l’an VIII, dénonça cette alliance du Sénat ou Gouvernement comme le seul risque politique menaçant les institutions. Il était cependant bien clair pour lui que cette menace demeurait d’ordre politique et à aucun moment constitutionnelle. A de très nombreux égards, le Sénat conservateur apparaît comme un organe qui, renforcé par son statut, est susceptible de tenir un rôle politique d’envergure au sein des institutions consulaires et impériales. 2) La représentativité politique des membres du Sénat. Si le Sénat a été un instrument de la volonté politique du Premier consul - l’étude des sénatus-consultes en apportera la preuve-, il aurait pu être et a été à certaines occasions un acteur politique majeur de la vie consulaire. Cela est notamment du à la les limites scientifiques sont connues, apportent un éclairage particulier sur l’idée que Napoléon lui-même s’est fait de ses fonctions et du régime consulaire et impérial. 403 Article 64 du sénatus-consulte du 16 thermidor an X : « Les sénateurs pourront être consuls, ministres, membres de la Légion d’honneur, inspecteurs de l’instruction publique, et employés dans des missions extraordinaires et temporaires ». 132 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. volonté qui anima ses créateurs d’ancrer par son biais la représentation de l’élite du régime. C’est de ce point de vue qu’il peut être considéré comme une seconde chambre. Le Sénat a indéniablement participé à la représentation non pas de la nation en tant qu’abstraction insusceptible de démembrement, mais d’une idée de la France que Bonaparte et aussi les autres constituants souhaitaient voir triompher. Il a ainsi participé à la « fusion des partis» (Balzac)404. Plus qu’un organe de contrôle de constitutionnalité, le Sénat a été voulu par Bonaparte comme un moyen de structuration sociale. Il devance l’œuvre du Code Civil qui sous l’impulsion du Premier consul va contribuer à la réorganisation de la société française, en fusionnant la France de l’Ancien Régime et celle issue de la décennie révolutionnaire405. Il jugule indéniablement par la représentation qu’il en constitue, l’élite consulaire et impériale. Le Sénat aurait du être un laboratoire de la structuration de la nouvelle société. Conscient des difficultés que ses ambitieux projets pouvaient rencontrer, Bonaparte sent la nécessité d’asseoir son pouvoir sur une élite sociale, légitimation de sa propre situation. L’idée vient dès lors d’utiliser une institution, intermédiaire entre le Corps législatif et le triumvir des Consuls, d’où proviendrait l’essentiel du soutien au Premier consul. Le Sénat est tout désigné pour remplir ce rôle et servir de creuset à une nouvelle élite dirigeante, à une « société nouvelle, formée de parvenus et de revenus»406. Il s’ensuit un recrutement dont le particularisme a été évoqué, et qui permet le côtoiement d’hommes de partis divers. Ne devient cependant pas sénateur qui veut puisque, cherchant la légitimation, Bonaparte accueillera une bourgeoisie plus intellectuelle (au risque d’employer une formule quelque peu anachronique) que financière, favorisant juristes et scientifiques plutôt que banquiers et marchands. Conscient des limites de son pouvoir du fait de celles de ses compétences, certain que Marengo ne se produira pas tous les jours, il poursuit assidûment sa campagne de séduction, amorcée au moment de l’expédition d’Egypte. A côté de Cabanis, Chénier, Berthollet ou Monge s’installe une autre élite destinée à être séduite, particulièrement à partir de l’an IX, la noblesse de l’Ancien Régime. Des membres des plus illustres familles siègent auprès de Sieyès tels : Luynes, Cossé-Brissac, Aremberg, Neufchâteau ou Montesquiou-Fézensac. Cet ensemble hétérogène, voulu et crée par Bonaparte, fait un tout bien étrange, entretenu par le pouvoir qui mène notamment une politique matrimoniale disciplinée. Les blasons se redorent à mesure que les querelles s’estompent provisoirement. À cela s’ajoute le fonctionnement même du Sénat qui gratifie ses membres d’un confort financier important puisqu’en plus d’un traitement tout-à-fait conséquent, les sénateurs bénéficient de gratification et de dotation sur les biens nationaux407. Bien qu’à l’origine de certaines inégalités, dues à la mauvaise volonté des autorités locales ainsi qu’à un problème de surestimation des biens, ces dotations servent très largement les intérêts des sénateurs. Les revenus des sénatoreries créées par le sénatus-consulte du 14 nivôse en XI (4 janvier 1803) augmentent le tout de façon considérable. 404 - « cette fusion des partis qui fut la constante occupation de sa politique intérieure » extrait de Honoré de BALZAC, Une ténébreuse affaire, Edition du Livre de poche, p 180. 405 - On lira avec intérêt à ce sujet l’article de Jean CARBONNIER, « Le Code Civil », dans Pierre NORA (dir.) Les lieux de mémoire, T. II : La Nation, volume 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 1986, p 293-315. 406 - Extrait de Vida AZIMI, Les sénateurs du Consulat et de l’Empire (1800-1814), Thèse Paris II, 1980, 304 p. 407 - Ces dotations proviennent essentiellement des biens étrangers mis à la disposition de la France par les pays dépendants. Mais dans un souci d’asseoir les sénateurs et ce qu’ils représentent en France, afin notamment d’éviter une forme d’évasion des capitaux, le décret du 3 mars 1810 impose la vente rapide des dotations étrangères et le réinvestissement des sommes obtenues dans des rentes ou domaines situés à l’intérieur de l’Empire. 133 Clémence Zacharie Une sorte d’aristocratie territoriale s’installe progressivement, renforçant l’idée d’omniscience d’un pouvoir exécutif. Le rôle du Sénat est de ce point de vue particulièrement remarquable, puisqu’il lie la représentation des notables à celle du monde rural et provincial, contrepoids réel à l’influence qu’aurait pu avoir le Corps législatif dont l’assise universelle et plus variée socialement est une réalité, réalité affirmée en l’an X. La défiance à l’égard des assemblées législatives est d’ailleurs réelle et de nombreux sénatusconsultes tenteront d’en limiter l’influence, le plus bel exemple étant l’épuration du Corps législatif et la disparition du Tribunat. L’idée d’un corps limitant les effets du suffrage universel comme vecteur d’excès est admise, même si elle ne prend pas la forme d’une seconde chambre participant directement à la fonction législative, selon un cadre textuel préétabli. Le principe d’un organe modérateur est lié à la création du Sénat conservateur, accessoire principal de sa fonction de gardien des institutions qu’il préservera en les protégeant de toute forme de remouds. Il est cependant difficile de voir dans la création du Sénat une réussite parfaite. Contrairement au projet de Code Civil et à la morale bourgeoise que celui-ci incarne, le Sénat n’a pas tenu ses promesses, tant politiquement que socialement. Socialement tout d’abord, l’idée de faire des sénateurs et de la noblesse d’Empire dont ils sont les principaux représentants, l’assise d’une convergence sociale n’a pas fonctionné. Si la noblesse impériale, créée en 1808 a survécu à son fondateur, c’est pour demeurer à part et ce, même si la Charte de 1815 procède à une tentative de préservation408. Deux corps de noblesse distincts demeurent, incapables de se confondre409. Cette absence de convergence sociale au sein du Sénat se retrouve à tous les échelons de la société, puisque seule une partie de la bourgeoisie est amenée à y siéger. En plus des membres de la bourgeoisie du capital, d’autres catégories de la population sont exclues et notamment une partie des membres des assemblées révolutionnaires, sauf s’ils se sont ralliés à Brumaire. L’un des rares cas faisant exception est celui de l’obscur Curée, robespierriste repenti, dont la motion portera d’ailleurs Bonaparte sur le trône, qui n’entrera au Sénat qu’en 1807. Ainsi, celle qui aurait pu devenir une assemblée d’opposition va s’enliser dans le conservatisme et l’immobilisme en se radicalisant politiquement. Académie plus qu’Assemblée, le Sénat ne permet pas la réussite sociale voulue par Bonaparte. Il est même possible de parler d’une réelle apathie politique le caractérisant, sa composition renforçant ce phénomène. Alors qu’une union des différents courants aurait pu permettre une opposition parlementaire efficace, c’est la démission qui caractérise l’attitude des sénateurs. Les tentatives d’opposition restent à l’état d’ébauche, contrecarrées par une restriction très grande des libertés publiques. De plus, l’opinion publique, soucieuse de paix et de stabilité politique, ne semble guère favorable aux troubles qu’une opposition active serait susceptible d’engendrer. Enfin, les sénatoreries favorisent l’absentéisme des sénateurs et leur désengagement politique. Ce premier bilan, politique et social, qui ne doit en rien ternir définitivement l’intérêt juridique de ce corps, ne valorise guère une image qui sera systématiquement dénigrée dès la fin de l’Empire. La légende des girouettes est alors née. Conclusion : Le Sénat conservateur, dans sa structure et son fonctionnement, est donc particulièrement intéressant, révélateur d’une évolution profonde de l’idée que l’on se fait 408- Art. 71 de la Charte de 1815 : « La noblesse ancienne reprend ses titres, la nouvelle conserve les siens ». - On se reportera avec intérêt à propos de ce sujet à l’excellente thèse d’Eric MENSION-RIGAU, Aristocrates et grands bourgeois, éditée chez Plon dans la collection Pluriel, 514 p. 409 134 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. alors d’une assemblée. S’il ne peut être reconnu comme une assemblée, au sens législatif du terme, il en développe néanmoins les caractéristiques, et annonce, à certains égards, le modèle des assemblées modernes. Cette spécificité se retrouve dans la diversité de ses modes d’intervention dans le fonctionnement des institutions. L’originalité de son rôle, annoncée par la Constitution de l’an VIII, sera très rapidement confirmée par la pratique institutionnelle et notamment le recours à l’audacieux sénatus-consulte, trouvaille constitutionnelle qui modèlera le système politique du Consulat et de l’Empire. Section 2 : L’importance de l’action normative du Sénat conservateur. La légende que l’Histoire a forgée autour du Sénat conservateur, bien souvent fondée, a relayé l’idée de sa relative inaction, et de son unique intervention pour valider les choix politiques de Napoléon. Il fut pourtant un acteur présent du paysage politique, dans des domaines où pourtant son intervention n’était pas toujours attendue (1§). Mais le sénatus-consulte reste l’illustration d’une activité soutenue qui fait du Sénat une figure déterminante et originale du paysage normative du régime (2§). 1§ La diversité de l’action sénatoriale. Les sénatus-consultes constituants ne sauraient résumer l’étendue de l’intervention du Sénat dans le domaine institutionnel. Bien au contraire, la diversité des actes de cette assemblée révèlent l’omniprésence de son action, bien moins circonscrite que l’on est habitué à le penser. Le Sénat ne s’inscrit pas dans le schéma révolutionnaire d’organisation institutionnel appuyé sur le principe de séparation des pouvoirs ; son émancipation du régime des sessions en constitue une illustration déjà évoquée. Il devient le pourvoyeur pour le régime d’une véritable charpente administrative. De plus, il n’est pas lié par les domaines matériels d’intervention des différentes autorités étatiques qui, s’ils n’étaient pas affirmés par le texte de l’an VIII, semblaient cependant avoir survécu au coup d’Etat de brumaire. Le Sénat va alors intervenir dans des domaines insoupçonnés. Tel est notamment le cas pour la question de la conscription à laquelle il prendra part dès 1805. Cette ubiquité fonctionnelle sera renforcée avec le procédé du sénatus-consulte dont la souplesse facilitera l’omniprésence sénatoriale. A. - Le Sénat conservateur et la structuration de l’exercice des fonctions étatiques. L’action du Sénat, et notamment son action constituante, débouchera rapidement sur une redéfinition de l’équilibre institutionnel mis en place en l’an VIII. Mais bien plus prosaïquement, l’action du Sénat permet l’existence même du régime. Il ne faut en effet pas oublier que la première des fonctions de cette institution est de pourvoir aux emplois publics en désignant le personnel politique au sein des listes de notabilité. Ce système de désignation a des incidences directes sur le système représentatif mis en place dès l’an VIII, à la suite des idées développées par Sieyès, ainsi que nous aurons l’occasion de la préciser. Mais plus simplement, il fait du Sénat le pourvoyeur des membres du corps administratif, maître indirect de l’établissement de la structure étatique. Dépassant le cadre de l’exercice de la fonction législative, l’intervention du Sénat devient omniprésente, renforcée en cela par la diversification des rôles du Sénat et sa participation à l’administration des sénatoreries. 135 Clémence Zacharie 1) Les incidences du droit de présentation du Sénat. Le système électoral tel qu’il découle de la Constitution consulaire limite l’exercice du droit de vote à celui d’un simple droit de présentation410. Les listes de confiance de la Constitution de l’an VIII permettaient selon un système pyramidal aux citoyens de désigner au niveau communal un dixième d’entre destiné à former une liste communale ; de celle-ci procédait selon les mêmes modalités une liste départementale puis une liste nationale au sein de laquelle le Premier consul pouvait choisir ministre et conseiller d’Etat. Les membres des assemblées locales étaient aussi désignés par le Premier consul sur les listes départementales et communales. Le Sénat intervenait alors à deux occasions : il était tout d’abord chargé de contrôler la constitutionnalité des listes lorsque cela lui était demandé par le Tribunat ou le Gouvernement ; il n’avait cependant pas la possibilité d’épurer ou de modifier ces listes mais simplement de les annuler du fait de l’absence de conformité avec la constitution. Il devait de plus désigner sur la liste nationale les consuls, les membres du Tribunat et du Corps législatif, les juges du Tribunal de cassation et les sept commissaires de la comptabilité. Le système mis en place, outre le fait qu’il ne permettait pas l’établissement d’un réel système représentatif, pêchait par ses aspects considérablement statiques, les listes n’étant pas destinées à être révisées, à moins ne survienne décès ou plus rarement encore, exclusion. Les membres des listes de confiance pouvaient être assurés de bénéficier d’un statut quasi-viager. On notera que le personnel des institutions du Consulat naissant ne sera pas désigné par ce système complexe ; la Constitution avait en effet fixé les premières élections en l’an IX et l’on sait comment le Sénat se chargea de ces désignations, en ayant notamment recours au système de cooptation411. Ce système évoluera avec la Constitution de l’an X qui, en même temps qu’elle modifie le mode de désignation des consuls et pose le principe du consulat viager, réorganise le processus électoral412. Les listes de confiance disparurent au profit des assemblées cantonales, composées selon des critères censitaires et des collèges électoraux d’arrondissement et de département, double mécanisme destiné à durer jusqu’à la seconde République. Le système est différent quant à sa légitimité démocratique ; si le Sénat et le Gouvernement restent les principaux acteurs pourvoyant aux emplois publics, le choix qui leur était offert était considérablement restreint, comme nous le verrons. La Constitution de l’an XII ne modifiera pas l’économie générale du système électoral. L’incidence de l’intervention du Sénat est alors double. Juridiquement, tout d’abord, plus ou moins directement, l’ensemble de l’architecture politique et administrative dépend de l’intervention du Sénat qui en légitime l’existence. Il est donc à l’origine de tout pouvoir au sein de l’Etat, en tant qu’il est vecteur de la manifestation de la volonté générale ; cet élément est déterminant pour la compréhension de l’équilibre institutionnel, ainsi que cela sera évoqué par la suite. Sociologiquement aussi, ce rôle s’inscrit dans l’idée que le Sénat, acteur de la fusion des parties au sein de la France post-révolutionnaire, structure les notabilités locales en même temps qu’il structure la société française. En organisant les élites locales et leur donnant un cadre d’exercice de leur libre arbitre, le Sénat donne corps socialement à une partie de la population, les notables locaux qui voient leur situation d’élite sociale confirmée par le système censitaire. Le système électoral est dès lors un outil politico-administratif 410 Issu des articles 7 à 9 de la Constitution de l’an VIII, ce système sera précisé par la loi du 13 ventôse an IX (4 mars 1801), avant d’être réformé par la Constitution de l’an X. voir à ce sujet supra l’étude de la question de la représentation sous le Consulat et l’Empire. 411 Jean-Yves COPPOLANI, Les élections en France à l’époque napoléonienne, 1980, p. 214. 412 Voir supra. 136 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. permettant la canalisation des courants politiques, l’illusion de leur représentation. En sus, l’élite bourgeoise est désormais confirmée dans son rôle, rôle qui sera le sien pendant toute la durée du XIXème siècle. Cette influence du Sénat va de paire avec son action directe au près des populations de l’Empire, dans le cadre des missions que lui permettent d’exercer les sénatoreries. 2) L’action administrative sénatoriale dans le cadre des sénatoreries. Les sénateurs, transformés en missi dominici avec la création des sénatoreries sont devenus, nous l’avons dit, les acteurs de la déconcentration gouvernementale. Par cette action transversale, ils remettent en question la séparation des fonctions étatiques dont ils assurent en partie l’exercice. Les sénatoreries lui permettent de faire œuvre gouvernementale mais aussi politique en jouant au niveau local le rôle de structuration des élites que entamé au niveau nationale. S’ils furent d’ailleurs peu convainquant dans l’exercice administratif, il est clair leur statut d’espion mondain, fut relativement bien assumé. La encore, le Sénat surprend par l’évolution de ses fonctions dont néanmoins l’on peut parfois trouver justification dans la lettre de la constitution, on le verra. Tel n’est pas pourtant le cas des sénatus-consultes relatifs à la conscription qui constituent une atteinte flagrante au droit de la nation en guerre. B. - La spécificité des sénatus-consultes relatifs à la conscription. L’organisation de la conscription destinée à alimenter les armées du Consulat reposera en ses débuts sur les principes révolutionnaires de levée des troupes, le recours à une force publique s’appuyant sur une armée nationale. 1789 a fait entrer l’armée et la question militaire en général dans le domaine public, les détachant du lien féodal qui caractérisait l’armée d’ancien régime. Il ne s’agit cependant pas d’une force publique simplement coercitive, manifestation de l’emprise de l’Etat sur les citoyens et de sa souveraineté intérieure, mais bien de l’expression de la nation souveraine identifiée notamment par le vecteur de la loi. La force publique procède des citoyens et de leur capacité à la nécessaire protection de leurs libertés, capacité et volonté que retranscrit l’article 12 de la Déclaration des droits de 1789413 ; elle ne peut donc qu’être instaurée par la loi, manifestation la plus parfaite du souverain. Ce principe justifie donc l’exclusivité de la compétence législative en matière notamment de recrutement de l’armée et de conscription. Ce principe est assimilable à une réelle Constitution militaire, voulue comme telle par les rédacteurs des premières constitutions révolutionnaires. C’est cette Constitution militaire qui est appliquée au début du Consulat, jusqu’à l’intervention du Sénat en 1805 dont on peut se demander si elle ne peut être rattachée à certaines compétences constitutionnelles de la Haute institution. 413 article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen : « La garantie des droits de l’Homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ». Cet article s’incrit dans la droite ligne de l’article 2 de la même déclaration dont il constitue finalement une conséquence (article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression »). 137 Clémence Zacharie 1) L’intervention sénatoriale dans l’organisation des levées consulaires. La France révolutionnaire hésita longtemps avant d’adopter un système de levée de troupe permettant conciliant défiance envers le système d’ancien régime d’armée de métier, les idéaux révolutionnaires de nationalisation de la force publique tels qu’ils découlent notamment de l’article 12 de la Déclaration des droits de 1789414 et le souci d’efficacité que la crise morale et matérielle de l’armée animait. Après de longues tergiversations qui durèrent une bonne partie de l’épisode révolutionnaire, un système de recrutement est organisé par la loi Jourdan-Delbrel du 19 fructidor an VI (5 septembre 1795) qui organise la première armée nationale. Ce système est intact au début du Consulat. a) L’application de la Constitution militaire sous le Consulat. La Constitution militaire issue de la loi Jourdan-Delbrel, du nom des députés qui portèrent le projet, repose sur le principe fondamental d’union de l’armée à la Nation. Le texte directorial s’ouvre sur une revendication des principes posés par la Déclaration des devoirs de l’an III et par la Constitution de fructidor an III. S’en suivent quatre titres destinés à poser les principes fondamentaux de l’organisation du recrutement de l’armée ainsi que sa mise en œuvre. Le principe fondamental de la loi est rappelé dans l’article 1er qui lie le soldat et la Nation415. La règle adoptée par le corps législatif est celle de la mixité dans le recrutement puisque se côtoient enrôlement volontaire et conscription416, ainsi que prévu par l’article 286 de la Constitution de l’an III. Le titre II, consacré à l’enrôlement volontaire, n’est pas en lui-même original, puisqu’il définit le cadre de son application de celui-ci de la façon la plus classique ; des listes sont ouvertes auprès des administrations municipales qui informent ainsi le pouvoir exécutif des disponibilités en hommes (titre II, article 7). Le titre III est, quant à lui, entièrement consacré à la conscription dont il détermine le cadre juridique. Sont conscrits tous les hommes de vingt ans accomplis jusqu’à vingt cinq ans révolus (article 15, titre III), exception faite des hommes mariés, des incapables etc…. Cela ne revient pas à dire qu’est crée un service militaire obligatoire universel. La nature des exemptions et le mode d’utilisation des conscrits en font plus des compléments de l’armée de métier qu’un contingent au sens moderne du terme. Les conscrits sont répartis en différentes classes susceptibles d’être appelées en fonction des besoins établis par le corps législatif. L’Assemblée détermine en effet annuellement le nombre de soldats devant être appelés sous les drapeaux afin de satisfaire aux besoins de la défense nationale en temps de paix417. Très clairement, la loi du 19 fructidor an VI 414 article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen : « La garantie des droits de l’Homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ». Cet article s’incrit dans la droite ligne de l’article 2 de la même déclaration dont il constitue finalement une conséquence (article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression »). 415 Article 1er : Tout français est soldat et se doit à la défense de la patrie. 416 Titre I, article III. « Hors le cas de danger de la patrie, l’armée de terre se forme par enrôlement volontaire et par la voie de la conscription militaire ». 417 Article 4 du titre I : « Le Corps législatif fixe par une loi particulière le nombre des défenseurs conscrits qui doivent être mis en activité de service ». 138 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. n’instaure pas un service militaire universel tel que nous l’entendons actuellement ; il consiste plutôt en un mode de recensement perfectionné de l’état de la nation armée. Le recrutement tel qu’organisé au début du Consulat repose en totalité sur la loi Jourdan-Delbrel du 19 fructidor an VI. Peu d’aménagements y sont apportés dans les premières années du gouvernement de Bonaparte. Elle s’applique sans difficulté et constitue le pilier du système de recrutement des armées, aucune loi postérieure ne la rendant caduque. A côté de la loi Jourdan héritée du Directoire, le texte installant le Consulat ne crée pas comme ses prédécesseurs de droit militaire constitutionnel. Plusieurs remarques peuvent être faites. La première porte sur la structure même de la Constitution de l’an VIII. Contrairement à ses devancières, elle ne comprend aucun titre portant uniquement sur l’organisation militaire de la France. L’armée reste un instrument de l’exécutif dont les règles d’organisation sont fixées dans le titre IV consacré au Gouvernement. Les articles 41, 44, 47, 48 et 50 attribuent à celui-ci compétence en matière d’organisation et de direction des forces armées. Les articles 84, 85, 86 et 87 du titre VII complètent ces dispositions par des mesures concernant la discipline militaire418. L’intégralité des dispositions concernant l’organisation de l’armée, exception faite des articles précités du titre VII, figurent dans le titre IV consacré à la compétence exécutive. Bien plus, c’est dans ce titre IV qu’est établie la compétence législative en ce qui concerne la Garde nationale et la déclaration de guerre (articles 48 et 50). Mais parallèlement demeure la compétence du législateur pour organiser les levées de troupes, le texte de 1795 n’étant à aucun moment remis en question, par Napoléon notamment. Jusqu’à 1805 et le premier sénatus-consulte portant sur la conscription, les levées organisées par le Gouvernement consulaire sont respectueuses de la légalité. La relative paix extérieure, qui conforte la légitimité du Premier consul au plan intérieur, ne rend pas nécessaire le contournement de la compétence législative. Les différentes lois organisant la conscription se succèdent dès les débuts du Consulat ; elles vont globalement toutes suivre le même processus d’élaboration, répondre aux mêmes besoins et produire les mêmes effets. La période consulaire connaît trois levées successives. Si les textes du 17 ventôse an VIII et du 28 floréal an X ont déjà été mentionnés, il ne faut pas oublier celui du 6 floréal an XI (27 avril 1803)419 qui s’inscrit dans un esprit semblable aux mesures antérieures et particulièrement à celle du 28 floréal an X. Bien plus, elle en suit les travers. Légalement, la loi de floréal an X avait admis la levée de deux classes, l’une étant une classe arriérée qui n’avait pas été appelée ; la loi de l’an XI fera de même en appelant une classe n’atteignant l’âge requis que cinq mois plus tard, en vendémiaire420. Et même si le texte de l’an XI semble exclure à nouveau la compétence des préfets pour organiser la levée d’hommes421, un arrêté complémentaire du 29 fructidor an XI (17 septembre 1803), s’inspirant de celui du 20 prairial an XI (10 juin 1803)422, concentre entre les mains du préfet l'essentiel des attributions précédemment octroyées aux assemblées locales423. Ces 418 Article 84 : « La force armée est essentiellement obéissante ; nul corps armé ne peut délibérer ». Article 85 : « Les délits des militaires sont soumis à des tribunaux spéciaux, et à des formes particulières de jugement ». Article 86 : « La Nation française déclare qu’il sera versé des pensions à tous les militaires blessés à la défense de la patrie (…) ». Article 87 : « Il sera décerné des récompenses nationales aux guerriers qui auront rendu des services éclatants en combattant pour la République ». 419 Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°275. 420 Les législateurs trouvent une parade à cette illégalité évidente en annonçant que ces conscrits ne pourraient être appelés que le 1er vendémiaire. 421 Article 5 de la loi du 6 floréal an XI. 422 Arrêté du 20 prairial an XI relatif à la seconde levée de réserve des ans IX et X. 423 Sans hésitation, G. Vallée relève les ambiguïtés du comportement gouvernemental, incapable de prendre une décision claire et ferme sur la question des pouvoirs préfectoraux : « Visiblement l’arrêté du 29 fructidor s’inspire de celui du 20 prairial qui impose comme une règle la pratique du tirage au sort, concentre entre les 139 Clémence Zacharie abus pesant sur les classes des ans XI et XII sont confirmés par ce que l’on a appelé la levée des voltigeurs424 qui a appelé sous les drapeaux des hommes pourtant déjà réformés. b) La violation du droit de la nation en guerre par le Sénat conservateur. Napoléon se fait dès lors plus gourmand. L’importance numérique des levées est en rapport étroit avec les fluctuations de la politique extérieure et celle-ci est moins propice à partir de la fin de l’an XIII. L’Empire est alors en conflit direct avec les armées de la troisième coalition qui promet d’être encore plus féroce et déterminée que les deux premières. Au mois d’août 1805, l’armée que l’Empereur a massée sur les bords du Rhin ainsi que celle tournée vers l’Italie doivent être renforcées, notamment par l’appui d’une réserve. Mais le décret d’application du 8 fructidor an XIII n’est pas loin et les excès qu’il a suscités non plus. Levée anticipée des jeunes recrues, appel sous les drapeaux de classes pourtant libérées et fusion de la réserve et de l’active ne peuvent rendre populaire un prélèvement supplémentaire. Le Corps législatif, conscient de cette situation et probablement soucieux de ne pas heurter une population dont il mesure l’agacement n’aurait très certainement pas suivi les désirs du monarque. A ces circonstances d’ordre politique s’ajoutent celles ayant trait aux hasards des réformes juridiques et qui, à elles seules, sont susceptibles d’entraîner une illégalité particulièrement lourde, le rétablissement du calendrier grégorien425 qui participe ainsi à une violation ouverte de la loi. Du fait de celui-ci, trois mois sont ajoutés à l’exercice de l’an XIV qui, commencé au 1er vendémiaire soit le 23 septembre 1805, ne prend fin que quinze mois plus tard, à la fin du mois de décembre 1806. Sont donc inclus dans la levée de l’an XIV qui sera effectuée par le Sénat, de jeunes hommes qui ne le devraient pas. Ces conditions font que le Sénat est choisi par le Gouvernement afin de procéder à cette levée. Il présente en effet des caractéristiques propres en faisant un interlocuteur privilégié, officiellement ou officieusement. Officiellement, il est efficace et rapide. L’urgence de la situation ne saurait souffrir les lenteurs d’une convocation du Corps législatif ne siégeant pas alors. Le Sénat peut s’assembler rapidement, et la procédure d’élaboration de ses décisions est courte. Officiellement, encore, il est compétent pour faire face à ce genre de situation. Selon l’article 54 al 2 du titre V, il règle par sénatusconsulte « tout ce qui n’a pas été prévu par la Constitution, et qui est nécessaire à sa marche ». Régnault de Saint Jean d’Angély426, dans le discours de présentation du sénatus-consulte devant le Sénat, insiste sur cet aspect des choses et sur le fait que « cette détermination nécessaire, mais qui par cela même qu’elle est extraordinaire, ne doit pas être dans la législation de la conscription, doit être décrétée par le corps qui a reçu la mission de pourvoir aux cas imprévus, aux besoins urgents de l’Empire »427. La poursuite de la guerre contre la troisième coalition est bien pour l’Empereur un besoin urgent. Enfin, officiellement comme officieusement, la nature mains du préfet tout ce qui concerne le choix des conscrits. Cependant, il semble n’y arriver que par un détour hypocrite. On dirait que le gouvernement consulaire n’a pas le courage de ses opinions » in Gustave VALLÉE, La conscription dans le département de la Charente, op.cit., p 309. 424 Arrêté du 16 germinal an XII. 425 Sénatus-consulte du 22 fructidor an XIII (9 septembre 1805) rétablissant le calendrier grégorien à partir du 11 nivôse an XIV (1er janvier 1806) in Bulletin des lois de l’Empire français, 4ème série, n°56, p 564. 426 Dans Napoléon au Conseil d’Etat, notes et procès-verbaux inédits de Jean-Guillaume Locré, secrétaire général du Conseil d’Etat, Berger-Levrault, 1963, 330 p, Jean Bourdon, à l’occasion d’une note biographique, suggère que l’orthographe adoptée par nous ne correspondrait pas à la réalité de la signature de Régnault et qu’il faudrait adopter la rédaction « Régnaud ». Pour notre part, nous maintiendrons l’orthographe « Régnault », afin notamment de suivre celle adoptée dans les pièces officielles telles le Bulletin des Lois ou le Moniteur universel. 427 Séance du 1er vendémiaire an XIV in Le Moniteur universel de l’Empire français du 3 vendémiaire an XIV, n°3 p 2. 140 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. du Sénat semble le prédisposer à la participation à la chose militaire. C’est du moins ce que pense Jean Thiry lorsqu’il affirme que « cette fonction convenait d’ailleurs assez bien au Sénat dont beaucoup de membres étaient d’anciens généraux ou des titulaires de sénatoreries qui avaient déjà reçu de l’Empereur des instructions concernant l’organisation militaire de l’Empire »428. Dans le sens de Thiry, on peut citer le décret impérial du 24 juillet 1804 relatif au cérémonial qui expose quels sont les honneurs relatifs aux sénatoreries. 2) L’impossible légalité de l’action sénatoriale. Il est impossible de justifier aux yeux de l’ordre juridique préexistant l’intervention du Sénat à partir de 1805. Mais il est surtout remarquable de constater que celle-ci a justement été voulue comme exceptionnelle et dérogatoire au droit en vigueur sur ces questions. a) L’illégalité manifeste du sénatus-consulte du 2 vendémiaire an XIV. Le premier sénatus-consulte relatif à la conscription est remarquable car il associe originalité de la décision à conformité du processus Il faut reconnaître, tout d’abord, le formalisme particulier à l’ensemble des sénatusconsultes. On se souviendra des développements consacrés précédemment aux différents règlements intérieurs et de la ritualisation du déroulement des séances. La rigidité procédurale est renforcée par le fait que le texte de l’automne 1805 fait suite à une séance préparatoire datée du 1er vendémiaire qui a pris la forme d’une séance impériale ; cet aspect des choses renforce l’idée très claire d’une volonté délibérée de rendre ce sénatusconsulte extraordinaire et solennel. Ce désir est ce qui fait la caractéristique principale de ce texte. Formalisme et même rigidité se retrouvent aussi dans le déroulement de la séance du 1er vendémiaire. La communication de ce qui va constituer les travaux préparatoires de la décision sénatoriale est dans la lignée de celle des documents diplomatiques qui s’est rapidement installée dans un souci d’associer le Sénat à la direction des affaires extérieures. On se souvient des interventions de Talleyrand à plusieurs reprises (telle celle du 14 fructidor an X)429, dont la pratique sera confirmée notamment par la Constitution de l’an X430. Sont présentés au Sénat l’exposé de la conduite réciproque de la France et de l’Autriche depuis la paix de Lunéville par Talleyrand, puis différentes pièces à caractère diplomatique, tel un état approximatif des saisies faites sur la Bavière par l’Autriche en vertu du droit d’épave, ou encore les notes adressées par le Ministre des Relations Extérieures au Ministre représentant la cour de Vienne, le comte Philippe de Coblenz et leurs réponses431. Cette présentation de documents est assortie d’un discours déterminant de Régnault de Saint Jean d’Angély, président de section au Conseil d’Etat, exposant les motifs du recours à un sénatus-consulte et légitimant l’illégalité de cette pratique. Le 428 Jean THIRY, Le rôle du Sénat de Napoléon dans l’organisation militaire de la France impériale (18041814), op.cit., p 8. 429 Procès-verbaux authentiques des séances du Sénat conservateur, AN CC 2, feuillet 10. 430 Article 58 de la Constitution du 16 thermidor an X, précité. 431 Ces différentes pièces sont énumérées dans le troisième numéro du Moniteur daté du 3 vendémiaire an XIV. Il s’agit outre l’exposé du Ministre des Relations Extérieures de l’état approximatif des saisies faites par la Bavière sur l’Autriche en vertu du droit d’épave, d’une première note du Ministre des Relations Extérieures au comte de Coblenz, de la réponse de celui-ci, d’une nouvelle lettre du Ministre à laquelle fait suite une déclaration de la cour de Vienne portant offre de médiation, d’une nouvelle lettre du Ministre des Relations Extérieures apportant une réponse, qui sera renforcée par un dernier courrier. Cet échange épistolaire peut faire sourire lorsque l’on sait à quel point Napoléon désirait alors faire face à la troisième coalition. 141 Clémence Zacharie sénatus-consulte est donc en tous points conforme au mode opératoire inauguré en l’an IX et n’est pas formellement extraordinaire. Fondamentalement, il se veut cependant hors du commun. Le Gouvernement est conscient des nombreuses illégalités entachant cette décision et il tient, à travers le discours du conseiller d'Etat, à marquer son désir de faire de cet acte manifestement inconstitutionnel un abus momentané et circonstancié. Sans aucune ambiguïté, Régnault de Saint Jean d’Angély admet en effet l’irrégularité nécessaire de l’action sénatoriale432. Mais bien que voulu comme exceptionnel, ce sénatus-consulte du 2 vendémiaire an XIV ne fait qu’introduire une pratique qui se poursuivra jusqu’à la fin de l’Empire. Ce sont en effet près de dix-sept sénatus-consultes concernant l’armée qui vont se succéder jusqu’à la fin de l’année 1813. Tous ne portent pas sur la levée de la conscription ; ainsi, deux sénatus-consultes, dont un daté du même jour que le texte initiateur de l’automne 1805, réorganisent la Garde Nationale et précisent sa mission433. La plupart des sénatus-consultes à caractère militaire organise au profit du Gouvernement la levée de troupes434. Ce sont au total plus d’un million cinq cent cinquante mille hommes qui sont appelés par ce biais sous les drapeaux. La périodicité de ces textes ira en s’accentuant. Si les deux premiers sont espacés d’un an, conservant ainsi l’écart que les lois d’appel avaient pour habitude de respecter, la pratique va par la suite s’accélérer. Jusqu'à la fin de l’année 1809, deux sénatus-consultes annuels mettent à disposition du Gouvernement entre 30000 et 80000 hommes à chaque fois. Exceptionnellement, entre la levée de 1809 et celle de 1810, s’écoule un an ; mais à la fin de cette période, ce sont 120000 hommes qui sont envoyés sous les drapeaux en une seule fois (il faut rappeler qu’à cette période du début du mois de décembre 1810, l’Angleterre bloque tous les ports d’Europe, contribuant ainsi à l’isolement de la France). Dès lors, il est possible de dire que la machine conscriptionnelle s’emballe ; avec des intervalles de seulement quelques mois, ce qui n’était qu’épisodique et surtout exceptionnel en 1805, devient périodique et systématique à la fin du régime. Une exception à la loi Jourdan pouvait être admise, mais il fallait bien constater que le Sénat avait, en ce domaine, pris la voie de l’illégalité la plus flagrante. La violation de la loi par le Sénat est à la fois fonctionnelle et matérielle ; le Sénat ne respecte pas les règles de compétence posées par la loi Jourdan-Delbrel. Le sénatusconsulte du 2 vendémiaire an XIV est lui aussi constitutif d’une intervention de l’exécutif, du Gouvernement dans le domaine de compétence du Corps législatif. Il n’est pas pour l’instant question de discuter de la question de l’autonomie réelle du Sénat, et nous ne pouvons pas le considérer comme un démembrement du Gouvernement impérial à la date du premier sénatus-consulte relatif à la conscription . Cela ne peut nous empêcher de constater la réalité de l’implication de ce dernier dans le processus de décision qui a mené au sénatus-consulte. C’est en effet sur l’initiative du Gouvernement qu’en est discuté le projet, présenté par un conseiller d’Etat aux sénateurs. Et c’est surtout au sein du Conseil d’Etat qu’est prise la décision du recours au Sénat dans de semblables circonstances. Il n’y a d’ailleurs pas eu de réel travail en commission au Sénat au moment de l’élaboration du 432 « La levée de la conscription a été, à la vérité, ordonnée jusqu’à ce jour par des actes du Corps législatif. La proposition qui est déférée au Sénat n’intervertira pas l’ordre, ne détruira pas l’usage suivi jusqu’à présent ; elle formera simplement une exception que les circonstances justifient ». in « Motifs du sénatus-consulte sur la levée de 80000 hommes conscrits présentés au Sénat par M. Régnault de Saint Jean d’Angély », Le Moniteur Universel du 3 vendémiaire an XIV, n°3, p 2. 433 Sénatus-consulte du 2 vendémiaire an XIV ordonnant la réorganisation des Gardes Nationales (Bull. des lois, 4ème série, n°59, p 2) et sénatus-consulte du 13 mars 1812 concernant la division de la Garde Nationale et l’appel de cent cohortes sur le premier ban (Bull. des lois, 4ème série, n°423, p 193). 434 Voir liste des sénatus-consultes en annexe, document 1. 142 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. projet, tout au plus une discussion reprenant les thèmes présentés par Régnault de Saint Jean d’Angély435. La séance du 2 vendémiaire an XIV faisant suite à la séance impériale du 1er vendémiaire ne fait d’ailleurs état que d’une commission préparatoire absolument vide de contenu. La compétence du Corps législatif est donc bien bafouée, au profit notamment d’une intervention gouvernementale, réelle bien qu’indirecte. Le sénatusconsulte relatif à la conscription participe à l’affirmation d’un pouvoir fort de l’exécutif, même si aucun acte direct du Gouvernement n’intervient alors ; la capacité d’initiative accordée au Gouvernement par l’article 56 de la Constitution de l’an X suffit à renforcer cet état de fait. L’absence d’une répartition claire des compétences au sein des institutions de l’Empire accentue cependant la confusion qui caractérise l’équilibre institutionnel. L’affirmation durant tout le Consulat et le début de l’Empire d’un pouvoir gouvernemental fort remet en cause la réalité même des compétences du Corps législatif dans son ensemble ; le Tribunat comme le Corps législatif apparaissent de plus en plus comme pâles et inconsistants. La façon dont le pouvoir réglementaire se renforce durant la période du Consulat et de l’Empire, même si certains ne la considèrent que comme la continuation d’un mouvement entrepris durant toute la Révolution (c’est notamment le cas de Michel Verpeaux), accentue dans l’opposition l’amenuisement de la compétence législative. Mais bien plus, le sénatus-consulte ne respecte pas les principes constitutionnels posés en la matière. Il faut revenir à l’origine des motivations des constituants dès 1789 et à leur désir de rénover l’armée d’Ancien Régime. En établissant la compétence du corps législatif pour ordonner la levée de l’armée, ils cherchent plus à éviter d’attribuer un pouvoir dangereux à un éventuel despote qu’à établir une compétence ferme et définitive. Le concept du soldat-citoyen mariant la nation à son armée est un refus clair et net de l’armée vendue à un chef autoritaire. Le principe d’armée nationale est voulu comme une opposition au lien féodal existant entre le roi et son ost. Dépendant de la nation, le corps armé est aussi dépendant de son désir ; la nation, vrai souverain, soumet l’armée et ne s’y soumet plus. La question de la préservation de ce principe dans le fonctionnement de l’armée consulaire se pose à l’occasion du sénatus-consulte de vendémiaire an XIV de façon très nette. Le transfert de la compétence du Corps législatif au Sénat est-il donc une remise en cause du principe de soldat-citoyen tel qu’envisagé depuis 1789 ? Très certainement pas. Celui-ci est voulu comme l’attribution d’une compétence au dépositaire de la confiance du souverain, son représentant. On voit comment, de façon indirecte, se pose la question de la représentation dans le régime établi par la Constitution de l’an VIII à l’occasion du sénatus-consulte. Celui-ci se posera de façon plus approfondie par la suite ; la position du Sénat au sein des institutions consulaires et impériales peut cependant apporter un début de réponse au problème évoqué. Le Sénat est en effet voulu dès l’an VIII comme un organe de stabilité, garant des institutions, et de ce fait, chargé de préserver le pacte social. Il n’est pas le despote que craignaient les constituants et qui aurait été susceptible d’utiliser l’armée contre les intérêts propres du souverain. Et bien qu’inféodé au Gouvernement, il n’est pas l’instrument d’un autocrate tel que décrit par Germaine de Staël. Ne peut-on alors dire que le Sénat, forme indirecte de représentation des intérêts du souverain, correspond aux principes d’organisation de l’armée posés par la loi Jourdan ? L’affirmation est certes osée, mais elle illustre la participation du sénatus-consulte de vendémiaire an XIV à la définition de l’action sénatoriale. Celui-ci n’est pas sans conséquence sur la définition constitutionnelle de ses pouvoirs et sur l’appréhension de sa place au sein de l’organisation des institutions telle qu’établie par le texte de l’an VIII et ceux qui l’ont suivi. 435 Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, CC 3, feuillet 106 à 113. 143 Clémence Zacharie b) Le sénatus-consulte voulu comme une mesure d’exception. Cependant, le Gouvernement ne conteste pas le défaut de fondement juridique de l’intervention sénatoriale ; bien plus, il s’attache à la présenter comme une mesure d’exception. L’attitude du Sénat est constitutive d’une action contra legem caractérisée. Le Sénat va en effet à l’encontre de l’article IV, titre premier de la loi du 19 fructidor an VI. Celui-ci pose le principe de la compétence du Corps législatif pour déterminer le nombre de jeunes hommes appelés sous les drapeaux436. S’attribuant ce pouvoir, le Sénat conservateur adopte une attitude manifestement illégale. Les instigateurs de cette manœuvre politique sont tout à fait conscients de cette irrégularité ; ainsi, Régnault de Saint Jean d’Angély admet la compétence du Corps législatif437 et reconnaît par là l’incompétence entachant l’intervention du Sénat. De la même façon, il remarque que le projet de sénatus-consulte entraîne la levée anticipée d’une classe438. Point n’est donc question de nier l’illégalité de la procédure utilisée par l’Empereur. Deux éléments d’analyse viennent cependant à l’appui des revendications impériales pour en justifier la nécessité. Le premier argument tient au fait même que cette pratique est voulue comme exceptionnelle. La lettre de la loi ne serait pas bafouée, dès lors que l’illégalité reste consciente. Raisonnement surprenant s’il en est qui tendrait à transformer en honnête démarche un acte de pure mauvaise foi juridique. Régnault de Saint Jean d’Angély va jusqu’à reconnaître tout à fait officiellement la règle énoncée par l’article 4 de la loi Jourdan Delbrel, en refusant l’abrogation et admettant que l’irrégularité ne doit en aucun cas entraîner la modification de cette même loi : « les conscrits se trouveront appelés avant vingt ans, d’après ce que je viens d’exposer, et cette détermination nécessaire, mais qui par cela même qu’elle est extraordinaire, ne doit pas être dans la législation de la conscription (…) »439. Il aboutit alors au paradoxe qui fait que le caractère exceptionnel de la mesure la légitime. Et il s’agit bien ici de la seconde justification qui mérite une attention renouvelée. En effet, si la première remarque n’a pas réellement, ne serait-ce qu’un intérêt juridique, la qualification de la mesure comme exceptionnelle est en elle-même intéressante. Le Gouvernement ne souhaite pas anéantir les principes posés par la loi Jourdan ; il ne fait que répondre à la pression des circonstances qui seules justifient l’irrégularité commise440, alors même que pendant tout le début du régime, le Premier consul puis l’Empereur a été mesuré dans l’utilisation des forces humaines mises à sa disposition par le Corps législatif. Car c’est bien la situation politique et diplomatique qui justifie le recours à ce qui constitue des mesures d’exception. C’est l’une des premières manifestations de ce que nous appellerons l’état de nécessité constitutionnelle qui durant tout le régime sera la cause de l’intervention du Sénat qui, seul, aux yeux notamment des membres du Conseil d’Etat qui préparèrent les différents sénatus-consultes relatifs à la conscription, est compétent pour commettre pareille illégalité. La solennité de l’action sénatoriale est d’ailleurs souhaitée par Régnault 436 Article 4, titre 1er de la loi du 19 fructidor an VI, Bull. des lois n°223 : « Le Corps législatif fixe par une loi particulière le nombre des défenseurs conscrits qui doivent être mis en activité de service ». 437 V.supra. 438 « aujourd’hui, Sire, votre sagesse veut que la jeunesse française se prépare à payer à la Patrie sa dette entière, et même avant l’époque où elle en devait l’acquittement ». in Motifs du sénatus-consulte sur la levée de 80000 conscrits présenté au Sénat par Monsieur Régnault de Saint Jean d’Angély in Le Moniteur Universel, n°3 du 3 vendémiaire an 14, p 2. 439 Idem, souligné par nous. 440 « La proposition qui est déférée au Sénat n’intervertira pas l’ordre, ne détruira pas l’usage suivit jusqu’à présent ; elle formera seulement une exception que les circonstances justifient ». op.cit., souligné par nous. 144 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. de Saint Jean d’Angély qui en revendique l’habillage441 et présente le Sénat comme « le corps qui a reçu la mission de pourvoir aux cas imprévus, aux besoins urgents de l’Empire ». Les limites de l’illégalité de l’action du Sénat conservateur sont ici posées ; les sénatus-consultes relatifs à l’organisation des levées d’homme sont en effet à l’origine d’une réflexion sur la teneur constitutionnelle de la mission sénatoriale dont la pratique répétée des sénatus-consultes a nécessaire troublé les contours. 2§ L’attentat terroriste de la rue Saint-Nicaise et le premier sénatus-consulte. Le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX n’est jamais été étudié de façon à en appréhender la spécificité du point de vue du droit; la plupart du temps, il n’est dénoncé que comme un expédient juridique destiné à asseoir le pouvoir du Premier consul que les succès du régime, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, ont conforté442. C’est un tort car, destiné à être à nouveau utilisé, l’intérêt du sénatus-consulte dépasse les conséquences immédiates de l’attentat de la rue Saint-Nicaise (section 1) pour participer à la définition du régime issu de la Constitution de l’an VIII (section 2). A.- Les conséquences immédiates de l’attentat de la rue Saint-Nicaise. Jusqu’aux événements de la fin du mois de décembre 1800, le Sénat conservateur a consacré l’essentiel de ses séances à la désignation des membres des corps constitués, remplissant ainsi ses fonctions de Grand Electeur voulues par Sieyès, et effectuant à la lettre la tache fixée par l’article 20 de la Constitution. Il s’égare à consacrer de nombreuses séances à l’élaboration des différents règlements intérieurs le concernant. Il ne fait donc à peu près rien ! Le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX est donc le premier acte important du Sénat, tant juridiquement que politiquement, puisqu’il cautionne l’organisation de la répression des Jacobins en déclarant constitutionnelle la mesure de déportation de ceux-ci. Il pose en même tant la question de la constitutionnalité de ce nouveau pouvoir revendiqué par le Sénat, dont il est légitime de chercher l’origine dans le texte même de la Constitution de l’an VIII. 1) La conspiration des « septembriseurs » et le premier acte politique du Sénat. Il sera par la suite question de la nature précise du sénatus-consulte, mais les circonstances de son élaboration sont un élément déterminant pour sa compréhension. Cette idée renforce celle qui inscrit l’action du Sénat dans une dimension circonstanciée et, à ce titre, politique. Elle oriente, de façon radicale, l’appréciation que l’on doit avoir de l’action sénatoriale. Concrètement, le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX fait suite à une série de conspirations qui ont agité les débuts du Consulat et participé à la fragilisation le régime ; mais sa naissance n’a été que le résultat de longues et parfois difficiles tractations destinées à déterminer la forme juridique que devait adopter la riposte politique des Consuls. Plus qu’un épisode tourmenté de la vie du Premier consul, l’attentat de la rue Saint-Nicaise est un événement politique crucial du Consulat décennal dont les 441 Concernant la modification du calendrier grégorien dont il mesure les conséquences en matière de conscription, il expose que « Votre Majesté a jugé que l’intervention du Sénat rendrait cette régularisation plus solennelle » (Motifs du sénatus-consulte sur la levée de 80000 conscrits présentés au Sénat par Monsieur Régnault de Saint Jean d’Angély, op.cit.,p 3 ). 442 Thierry LENTZ, « 1801 ou la guerre à toutes les oppositions », Revue du Souvenir Napoléonien, 2001, p 13 à 19. 145 Clémence Zacharie répercutions constitutionnelles constitueront un tournant majeur du régime. Il ne peut être compris qu’à la lumière du contexte politique des mois précédents et du climat de menace pesant sur Bonaparte. La victoire de Marengo, dont l’enthousiasme qu’elle suscita chez les Français a déjà été évoqué, n’a cependant pas fait l’unanimité parmi la classe politique et les intellectuels qui eurent des réactions plus variées et nuancées. Celles-ci sont d’ailleurs très certainement révélatrices du sentiment profond des classes populaires et moyennes qui voient plus dans Marengo une possibilité tant attendue de paix qu’une expansion réussie des idées républicaines. Dans l’ensemble, tribuns, législateurs, sénateurs aspirent eux aussi à une paix que Bonaparte seul a perçu comme fragile (la paix d’Amiens sera d’ailleurs rompue, faut-il le rappeler, par les Anglais et non par les troupes consulaires)443. Marengo n’est pas la paix et ne constitue pas cette garantie de liberté voulue par tous. Au contraire. A la veille de Marengo, les débuts du Consulat ont donné l’illusion de la République ; les lendemains de la bataille voient Bonaparte se raidir sur un pouvoir prenant une forme de plus en plus autoritaire. L’idée même d’un régime à caractère héréditaire semble avoir effleuré le Premier consul444. Autant de raisons qui suscitent la haine des jacobins, trahis par celui qui fut auparavant l’un de leurs plus virulents représentants, mais aussi celles des royalistes, opposés à quelqu'un dont ils méprisent l’opportunisme excessif. Les menaces pesant sur Bonaparte sont donc réelles. On se souviendra en effet du complot avorté de Ceracchi, Aréna, Demerville et TopinoLebrun qui, bien que déjoué et réorganisé par la police de Fouché, illustre la volonté de certains d’en finir avec ce « nouveau César » qu’était alors Bonaparte. En octobre 1800, quelques opposants décidèrent de mettre à exécution leur projet et, après avoir tenter d’utiliser les services du dénommé Harrel dont la maladresse les condamna à passer euxmêmes à l’action, ils choisirent la date du 18 vendémiaire et une représentation à l’Opéra. Les prétendus assassins, quelques exaltés attendus par la police comme des criminels sanguinaires, ne vinrent pas tous au rendez-vous et étaient désarmés 445! Cette affaire eut comme il se doit un retentissement considérable dans l’opinion publique et déchaîna les passions contre ceux que l’on appelait les « septembriseurs », jacobins accusés de tous les maux. La vindicte populaire fut alimentée aussi par la découverte, peu de temps après, d’une bombe, parmi les premières du genre, que l’on jugea destinée à assassiner le Premier consul446. La France se trouva alors transformée de façon chimérique en un vaste repaire de bandits et de criminels assoiffés de sang (la rumeur populaire n’était cependant pas totalement éloignée de la vérité, les brigandages s’intensifiant un peu partout en France à l’approche de l’hiver). C’est dans ce climat de suspicion générale qu’a lieu l’attentat du 3 nivôse an IX dans la rue Saint-Nicaise. Trois agents du chef de la fraction royaliste Georges Cadoudal arrivent à Paris à la fin du mois de novembre 1800 et entreprennent d’organiser l’assassinat de 443 Daunou, à l’occasion d’un discours de vœux à l’attention des Consuls le 3 messidor an IX, exprime parfaitement cette aspiration profonde du peuple français. Cette victoire, qu’il attribue d’ailleurs en grande partie à Desaix, est définie par lui comme un ultime espoir de paix : « (la victoire) ajoute aux garanties de la liberté ; elle éloigne de plus en plus la crainte de voir les institutions contraires au génie républicain renaîtrent jamais parmi nous (…). L’auguste pensée de la paix se présente à tous les esprits. La paix ! Les peuples épuisés, les familles en deuil, les ateliers déserts, les champs dévastés la réclament ». 444 La polémique autour de la publication du Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte de Fontanes, outre qu’elle entraîna l’exil madrilène de Lucien, révéla les ambitions secrètes de Bonaparte qui serait le véritable auteur du texte. 445 Thiers fait un récit particulièrement drôle de cet événement qu’il qualifie lui-même de « ridicule complot » et il démontre par ailleurs comment la police de Fouché, bien qu’étrangère au projet, fournit un bras armé aux conspirateurs incapables d’agir. 446 Découverte à la fin du mois de novembre 1800 chez un dénommé Chevallier, ouvrier dans une fabrique d’armes parisienne, la machine en question semble plus relever de l’expérimentation, par ailleurs assez maladroite, que du terrorisme politique. 146 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Bonaparte. S’inspirant de la machine imaginée par Chevalier, dont l’existence avait été révélée au peuple par voie de presse et par les discours de sollicitude à l’égard du Premier consul des corps constitués qui furent publiés447, ils imaginent commettre leur forfait au moyen d’un baril de poudre chargé de mitraille. Le disposant sur une charrette, ils installent celle-ci dans une ruelle étroite par laquelle le Premier consul est censé passer au sortir des Tuileries. Et c’est bien ce qui se passe le 3 nivôse an IX (24 décembre 1800) à l’occasion d’un trajet vers l’Opéra pour une représentation d’un oratorio de Haydn. La bombe est actionnée alors que la voiture est déjà passée ; mais le bilan reste très lourd puisque, si Bonaparte est sauvé, huit personnes trouvent la mort et il y a de très nombreux blessés448. L’émotion est bien évidemment très vive au sein de la population, soutient essentiel aux exigences d’autorité du Premier consul dont les séances au Conseil d’Etat vont être le théâtre . 2) La réplique politique. C’est en effet au Conseil d’Etat que s’organise la réplique à l’attentat de nivôse an IX et qu’est élaboré le processus du sénatus-consulte. L’acte du 15 nivôse an IX ne doit cependant pas être regardé uniquement comme une sanction mais aussi comme un outil destiné à être utilisé à nouveau, ainsi que nous aurons l’occasion de le voir par la suite. a) Les enjeux stratégiques d’une réplique politique : le rôle du Conseil d’Etat. Suite à l’attentat, Bonaparte dirigea immédiatement sa colère contre les jacobins et les membres des différents partis révolutionnaires; sa vindicte s’exprime avec virulence dès la première séance du Conseil d’Etat faisant suite à l’attentat : « ce sont des septembriseurs, des scélérats couverts de crimes qui sont en conspiration permanente, en révolte ouverte, en bataillon carré contre tous les gouvernements qui se sont succédés. Ce sont des artisans renforcés, des peintres qui ont l’imagination ardente, un peu plus d’instruction que le peuple, qui vivent avec le peuple et exercent de l’influence sur lui. Ce sont des instruments de Versailles, de septembre, du 31 mai, de prairial, de Grenelle, de tous les attentats contre les gouvernements »449. Diatribe finalement assez confuse qui révèle l’extraordinaire malhonnêteté intellectuelle du Premier consul qui, avant même les premiers résultats de l’enquête, désigne sans hésitation un coupable dont il s’avérera très vite qu’il s’agissait du parti royaliste, selon les conclusions de Fouché450. Mais l’idée ne plaisait guère au jeune général qui pour le 447 Certains, notamment Louis de Villefosse et Janine Bouissounouse estiment que l’influence de l’incident lié à Chevallier fut négligeable. Ils s’appuient pour cela sur la publication du récit qui en a été fait par le Moniteur, publication en date du 4 nivôse an IX (25 décembre 1800). Celle-ci serait donc postérieure à l’attentat de la rue Saint Nicaise (Louis de VILLEFOSSE et Janine BOUISSOUNOUSE, L’opposition à Napoléon, Flammarion, 1969, notamment pages 140 et suivantes). C’est aussi le point de vue de Joël Eymeret, développé dans son article « Déportés de nivôse » du Dictionnaire Napoléon, Fayard, 2ème ed., 1999, t. 1, p 638. Restent que d’autres moyens de propagation de l’information ont très bien pu fonctionner, surtout si l’on tient compte des différents services de police dont la démultiplication a entraîné des conflits d’influence (Joseph FOUCHÉ, Mémoires, op.cit., t. 1 , p 161). 448 Voir notamment le rapport du Préfet de Police Dubois du 10 nivôse an IX reproduit in BUCHEZ ET ROUX, Histoire parlementaire de la Révolution française, Paris, Paulin, 1834, t. 38, p 365. Joël Eymeret évoque dans l’article précité la diversité des chiffres rencontrés dans les textes d’époque. Le rapport officiel de police mentionne 8 morts et 28 blessés alors que les services de secours, dans leur rapport interne font état de 51 blessés. 449 Cité par Antoine-Clair THIBAUDEAU, Histoire du Consulat par un ancien conseiller d’Etat, p 29. 450 Plus tard, Bonaparte reconnaîtra sans problème son erreur et la revendiquera comme appartenant à la politique plus globale : « C’est avec le langage qui rappelle les habitudes qu’on gagne les nobles ; mais avec les jacobins, il faut des faits. Ils ne sont pas hommes à se prendre aux paroles. Lors du 3 nivôse, au moment, par 147 Clémence Zacharie moment reprochait à son ministre des amitiés compromettantes. Fouché était dans un état de quasi-disgrâce et ne pouvait imposer un point de vue qui reflétait cependant la vérité ; accusé de complaisance à l’égard des jacobins qu’il aurait protégés, certains, dont Talleyrand bien évidemment ont alors suggéré son élimination pure et simple451. Fouché expose cependant très clairement la théorie du complot royaliste, s’appuyant sur les rapports de police qui plusieurs mois durant vont l’avertir d’un activisme chouan452. Durant tous les débats devant le Conseil d’Etat, il cherchera à convaincre les conseillers d’Etat de la réalité de leurs errements, et les sénateurs de leur erreur. Les objectifs du Premier consul sont cependant très clairs et consistent en l’anéantissement du parti révolutionnaire, qui, bien que disculpé par la suite, lui présente à la face des idéaux auxquels il a si facilement renoncé. La question de la connaissance par le Gouvernement des vrais coupables est importante dans la qualification de l’acte de police du 14 nivôse an IX qui, d’un simple acte de police ou même acte de gouvernement, devient un acte purement politique, prémices d’une gestion despotique de ces mêmes questions policières. On est alors bien loin de la mesure de conservation de la Constitution que laissait paraître le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX. Les historiens demeurent cependant dans le doute, soucieux de préserver l’intégrité historique d’un Conseil d’Etat dont ont mesurera par la suite l’ampleur des réussites. Si le Premier consul savait, il est clair que les conseillers d’Etat étaient beaucoup moins informés et, s’ils sont responsables d’une mesure inconstitutionnelle, ne peuvent se voir reprocher une attitude injuste453. L’ensemble des débats qui a eu lieu au Conseil d’Etat est là pour étayer cette hypothèse. Dès le lendemain de l’attentat, le Conseil d’Etat, mais aussi le Tribunat, le Corps législatif et le Sénat conservateur, firent témoignage de leur sympathie au Premier consul par le biais d’une délégation envoyée aux Tuileries. Bonaparte exprime à cette occasion sa colère et son désir d’obtenir réparation. Réal, mais aussi Roederer454, alors président de la section de l’Intérieure, affirment avoir été profondément choqués par les propos du général. Cela parenthèse, d’une conspiration toute royaliste, j’ai déporté un assez grand nombre de jacobins ; ils auraient eu le droit de se plaindre, si je n’avais pas cette fois-ci (par l’exécution du duc d’Enghien, frappé aussi fort », in Vues politiques, présentée par Adrien DANSETTE, Fayard, 1939, p 51. 451 VILLEFOSSE et BOUISSOUNOUSE, L’opposition à Bonaparte, op.cit., p 156. Mais l’une des oppositions les plus farouches à Fouché vient notamment de Roederer qui désigne immédiatement celui-ci comme responsable de tous les maux de la France du fait de son excessive complaisance à l’égard des anciens jacobins. Dans ses mémoires, il évoque un entretien avec Joséphine ayant lieu quelques jours après l’attentat ; il lui aurait dit : « mais Madame, votre ou notre ministre mérite beaucoup de blâme pour cette affaire-ci ; et s’il reste là, avant deux mois, nous aurons tous le cou coupé (…). Je lui reproche d’avoir enhardi les scélérats, non seulement en ne les punissant pas depuis un an, mais surtout pour s’être montré familier, amical pour eux. Le magistrat doit toujours montrer un front sévère aux scélérats de tous les partis » in Pierre-Louis ROEDERER, Mémoires sur la Révolution, le Consulat et l’Empire, Paris, Plon, 1942, p 161 et 162. 452 Thiers expose très précisément le contenu de ces rapports dans son Histoire du Consulat et de l’Empire, op.cit., t. II, livre VIII, p 303 et s. 453 Rares sont ceux qui cherchent à confirmer l’ignorance des membres du Conseil d’Etat. Dans la plupart des témoignages des acteurs de l’époque et notamment au sein des mémoires, l’indignation face au procédé utilisé est plus présente que celle liée à son injustice. Cependant, certains vont tenter de prouver que les conseillers d’Etat n’étaient au courant de rien au moment de leurs délibérations et qu’ils furent vraiment l’objet des manipulations du Premier consul. C’est notamment ce que Thiers tente de faire en comparant les dates de l’instruction à celles des mesure prises contre les jacobins. Ses conclusions sont que, du 11 au 14 nivôse, on ne savait à peu près rien (les confrontations n’avaient donné aucun résultat) ; il faut attendre le 28 nivôse (18 janvier) pour avoir des certitudes (voir THIERS, Histoire du Consulat et de l’Empire, précité, t. II, livre VIII, p 328). 454 ROEDERER évoque la scène : « Bonaparte : « Ceci n’est pas une carmagnole ; ceci n’est ni une conspiration de royalistes, ni une machination anglaise ; c’est un complot terroriste. La France ne sera tranquille que quand elle sera délivrée de ces misérables ». Le Consul dit encore qu’il fallait qu’ils eussent été au moins quinze coquins pour l’exécution de leur dessein », extrait de Mémoires, Plon, 1942, p 159. 148 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. est possible, même si l’on sait qu’à ce moment, la perspective de l’anéantissement de Fouché au travers celui d’autres jacobins ait été pour beaucoup très souhaitable455. Parallèlement à cela, des hommes comme Roederer, fruits authentiques des années de Révolution, devaient craindre la mise à l’index du bonnet phrygien. En dépit de cette indignation, feinte ou sincère, les conseillers d’Etat suivent sans problème l’avis de Bonaparte ; le jour même, les sections de l’Intérieure et de la Législation sont réunies aux Tuileries et décident de prendre des mesures répressives. Elles rédigent deux articles additionnels au projet de loi sur les tribunaux spéciaux, alors en instance de discussion devant le Tribunat. Ceux-ci instituent, d’une part, une commission militaire spéciale pour juger des crimes commis contre les membres du Gouvernement et attribuent, d’autre part, au Premier consul la faculté d’éloigner de la capitale ceux dont la présence serait jugée dangereuse, et éventuellement de les déporter en cas de résistance. Au matin du 5 nivôse (26 décembre), le Premier consul, accompagné des deux autres consuls, se rend au Conseil d’Etat où le projet est adopté. La réaction de Bonaparte est terrible ; il exige en effet quinze ou vingt fusillés et deux cents déportés : « cela ne suffit pas pour faire justice de cent ou deux cent coquins, septembriseurs et assassins (…). Paris et la France ne seront tranquilles que quand ils verront cent ou cent cinquante scélérats qui causent la terreur générale, tués ou déportés »456. Bonaparte n’a de cesse d’éliminer l’opposition révolutionnaire. L’attitude du Premier consul aurait effrayé le Conseil d’Etat dans sa grande majorité ; ses membres pensèrent peut-être qu’une fois la colère immédiate passée, ils arriveraient à canaliser l’énergie débordante de Bonaparte. Or, la scène à laquelle ils assistaient, était la première du genre, et révélait le caractère de l’homme qui dirigeait alors la France. La violence du propos était contre toute attente : « Cette violence répugnait aux conseillers. La discussion était froide et languissante sur la nécessité d’une mesure, sur la forme de son exécution ; le Premier consul revenait toujours à son opinion. Les orateurs tournaient autour du point le plus délicat, celui de savoir quels étaient les coupables »457. La position du Premier consul est donc déterminée, en aucun cas ébranlée par les arguments des conseillers, qui la renforcent même. La séance du 5 nivôse se termine donc sur cet échec. Le 6 nivôse (27 décembre), Cambacérès rassemble chez lui les Sections de l’Intérieure et de la Législation afin de calmer les débats ; il les réunit par la suite aux Tuileries. Se tient alors un « conseil privé » informel qui admet, après de longues discussions, la nécessité d’une mesure d’exception destinée à punir les « terroristes ». La forme de cette mesure suscite des débats. Le Premier consul propose une loi, mais cette idée ne fait pas l’unanimité. Portalis s’oppose à la formule, se ralliant à l’opinion de plusieurs conseillers souhaitant compléter le projet de loi sur les tribunaux d’exception. Selon Charles Durand458, c’est Cambacérès qui écartera ces résistances459, démontrant que 455 V. à ce propos notamment Charles DURAND, Etudes sur le Conseil d’Etat napoléonien, PUF, 1949, chapitre VIII. 456 Extrait des mémoires de Roederer, op.cit., p 164. Les propos sont probablement vrais car repris par de nombreux contemporains, tels Miot de Mélito ou Thibaudeau. 457 Antoine-Clair THIBAUDEAU, Histoire du Consulat par un ancien conseiller d’Etat, op.cit., p 31. Notons que Thibaudeau n’envisage par l’ignorance des faits par les conseillers d’Etat ; il s’oppose donc à la thèse de Thiers évoquée précédemment. 458 Charles Durand, Etudes sur le Conseil d’Etat napoléonien, op.cit., p 632. 459 De cet épisode, Cambacérès ne parle pas dans ses mémoires ; la seule influence qu’il revendique est son intervention auprès de Bonaparte, et surtout la discussion qu’il eut avec certains sénateurs, événements sur 149 Clémence Zacharie si cette théorie peut-être défendue en séance et faire l’objet d’un contradictoire, la nécessité de calmer la fureur du Premier consul impose qu’un projet allant dans son sens soit déposé. Le conseil restreint suit l’opinion de Bonaparte et adopte le principe d’un texte spécifique dans l’après-midi. Se pose cependant la question de sa forme précise. Bonaparte se montre partisant d’une loi, mais d’une loi d’exception, distincte du texte concernant les tribunaux spéciaux. D’autres, à la suite de Talleyrand, envisagent un acte de gouvernement, et c’est cette solution qui est retenue et débattue le lendemain en séance plénière. Les deux sections ayant établi un projet, celui-ci est soumis au vote. Une très nette opposition apparaît ; ceux qui avaient contesté le point de vue du Premier consul réitèrent leurs reproches460. Notons que cette contestation au sein du Conseil d’Etat est très largement reprise dans les mémoires alors que selon toute vraisemblance, mise à part la ténacité de l’amiral Truguet qui fut le seul à ne pas voter la mesure proposée par le Gouvernement, le Conseil approuva à l’unanimité, les opposants au projet se rétractant assez facilement461. A l’inverse, les sénateurs furent plus tenaces, ainsi que l’étude des mémoires de Cambacérès pourra le faire penser. b) Les débats sur l’opportunité des mesures. Sentant les risques d’une mesure impopulaire, Bonaparte hésite sur la forme à adopter ; l’acte de gouvernement que constituerait un bannissement, lui fait peur462. Face à l’alternative entre un acte de gouvernement illustrant un pouvoir fort et une loi aux assises théoriquement populaires, mais admise avec réserve, Bonaparte, influencé par les membres les plus énergiques de son gouvernement et notamment par Talleyrand, opte pour la première des deux solutions, mais l’assortit d’un élément supplémentaire, le recours au Sénat comme apportant une authentification constitutionnelle. Son intervention parerait un acte à la légalité douteuse et aux motivations indiscutablement injustes d’un mince manteau de formalisme juridique. Le gardien du pacte fondamental couvre cette manœuvre politique du sceau de la constitution. Les réactions ne se font pas attendre ; les sections condamnent le procédé comme un dangereux précédent, et il faut de nombreuses séances pour convaincre les conseillers. Ils cèdent finalement le 10 nivôse (1er janvier) ; un sondage effectué lors d’une réunion du Sénat présente cette assemblée comme favorablement disposée à l’égard du projet du Premier consul463. Fouché est chargé de rédiger la liste des jacobins destinés à être chassé du territoire. La lecture de celle-ci le 11 nivôse (2 janvier 1801) provoque cependant un malaise au sein du Conseil. Boulay de la Meurthe et Thibaudeau vont jusqu’à condamner cette lecture, estimant que le fait de délibérer sur des cas individuels est hors des compétences du Conseil d’Etat464. Mais cette opposition est vaine puisque, la lesquels nous reviendrons bien évidemment (CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, La Révolution et le Consulat, t. 1, p 544). 460 Très courageusement, cet épisode est en effet relaté par de très nombreux commentateurs, l’amiral Truguet manifesta sa désapprobation dès le 5 nivôse et dénonça les manipulations dont étaient victimes l’esprit public et les conseillers d’Etat 461 « A la seule exception de Truguet, le Conseil approuva à l’unanimité. Roederer qui était revenu à la charge contre un châtiment frappant des innocents ne crut pas devoir maintenir son opposition, non plus que Thibaudeau et Réal », in VILLEFOSSE et BOUISSOUNOUSE, L’opposition à Napoléon, Flammarion, 1969, p 159. 462 « L’inconstitutionnalité flagrante d’une telle mesure et son caractère trop nettement arbitraire l’affectaient sans doute comme devant choquer une partie de l’opinion », in Charles DURAND, Etudes sur le Conseil d’Etat napoléonien, op.cit., p 634. 463 C’est du moins ce que prétend Thibaudeau à la page 44 de l’Histoire du Consulat par un ancien conseiller d’Etat, op.cit.. 464 Thibaudeau cite d’ailleurs dans ses mémoires, à la page 45 une phrase de Bonaparte : « Je ne suis pas assez insensé pour vous faire prononcer sur des individus ; je vous soumets seulement le principe de la mesure ». Bonaparte apparaît ici comme parfaitement au fait de la précarité de l’équilibre juridique qu’il tente de mettre 150 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. forme de l’acte étant arrêtée, il est officiellement décidé qu’il s’agirait d’un acte de gouvernement soumis à contrôle du Sénat conservateur. L’arrêté du gouvernement est adopté le 14 nivôse an IX (4 janvier 1801) et est déclaré constitutionnel par le sénatusconsulte du 15 nivôse an IX (5 janvier 1801). Les cent-trente personnes désignées par les listes annexées à l’arrêté du Gouvernement sont arrêtées et dirigées vers Nantes pour y être embarquées vers Cayenne ou les Seychelles465. Les véritables responsables de l’attentat sont pourtant connus ; il s’agit de trois agents de Cadoudal. Plus aucun doute sur l’innocence des jacobins envoyés au bagne n’est permis. Un conseiller d’Etat, Berlier, vient plaider leur cause au près du Premier consul, mais en vain. Par la même occasion, Cerrachi, Aréna, Topino-Lebrun et Demerville sont condamnés à la peine capitale et exécutés le 31 janvier 1801. Bonaparte venait alors de commettre sont premier acte despotique. B.- Les origines du « sénatus-consulte ». Un problème est d’identifier ceux qui eurent l’idée d’avoir recours à un acte de gouvernement pour éliminer l’opposition jacobine, un autre problème est de savoir qui eut l’idée du sénatus-consulte pour légitimer ce qui, indiscutablement, était inconstitutionnel. S’il est à peu près possible de répondre à la première question, la seconde est beaucoup plus délicate et entraîne de nombreuses interrogations. Mais le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX, important à bien des titres, pose surtout le problème de son inscription dans le fonctionnement régulier des institutions établies par la Constitution de l’an VIII et donc de ses origines réelles. Dérive prévisible du fonctionnement du Consulat, il n’en demeure pas moins un effet régulier des rapports de force issus du texte de frimaire an VIII. 1) La délicate recherche en paternité. Les questions que posent les événements faisant suite à l’attentat de la rue SaintNicaise sont nombreuses et se résument aux origines précises du sénatus-consulte déclarant la constitutionnalité de l’arrêté des consuls du 14 nivôse an IX. Le préalable à cette réflexion consiste en l’étude même de cet arrêté dont les sources sont plus faciles à établir. a) La rédaction de l’acte de gouvernement du 14 nivôse an IX (4 janvier 1801) La volonté du Premier consul de profiter de l’émoi suscité par l’attentat qui faillit lui coûter la vie s’affiche dans les heures suivant l’événement. Il est impératif pour Bonaparte d’écarter définitivement la menace jacobine ; son retour aux Tuileries à la suite de la représentation à l’Opéra est l’occasion de laisser éclater sa colère et fait état de son désir d’éradiquer la menace terroriste. Mais il n’agit pas de façon inconsidérée et associe à l’élaboration d’une réplique le Conseil d’Etat, probablement sur initiative de Cambacérès : « Cet acte de l’autorité consulaire devait d’abord être soumis à l’examen du Conseil d’Etat. L’approbation qu’il aurait pu y recevoir ne l’aurait pas rendu plus régulier, et il n’aurait pas été bon qu’il y éprouva des difficultés. En effet, comment ne pas y reconnaître une véritable en place. 465 Le destin des déportés est absolument tragique et la plupart d’entre eux mourra dans des conditions dramatiques, sur le lieu même de leur détention ou bien en tentant de fuir (v. l’article de Joël EYMERET, « Déportés de nivôse », in Dictionnaire Napoléon, précité, p 637 et s. 151 Clémence Zacharie déportation, prononcée arbitrairement, et par une mesure semblable à ces dispositions législatives, qui avaient condamné à cette peine plusieurs citoyens sans les entendre et sans les juger ? »466. Les quelques jours qui suivent sont une succession de négociations destinées à tempérer les ardeurs de Bonaparte ; les conseillers d’Etat sont réticents à l’idée de recourir à des moyens illégaux qui, en plus de discréditer le régime, constitueraient des précédents dangereux. La réunion préparatoire ayant lieu chez Cambacérès dès le 27 décembre est de ce point de vue révélatrice. Assemblant chez lui les sections de législation et de l’intérieur, il expose combien est nécessaire de donner au Gouvernement et surtout à Bonaparte un pouvoir susceptible de rétablir la sécurité sur le territoire, mais aussi l’éliminer certains opposants dangereux pour la stabilité des institutions. Le Premier consul serait alors satisfait467. Cette idée est formellement condamnée par les conseillers et leur réaction est révélatrice de la réalité de la valeur du travail du Conseil d’Etat. L’occasion de mettre hors d’état de nuire Fouché, et par la même occasion une partie de la menace jacobine, réelle ou pas, ne déplaît pas à l’ensemble des membres des deux sections ; le ministre de la Police est craint ; il est d’ailleurs menacé, tant il représente la quintessence de ce que rejette la majorité des membres du Conseil d’Etat. Il est tout ce que n’est pas celui-ci, il est tout ce qui n’est pas du droit. Si l’on ajoute à cela la capacité de Fouché à connaître l’inavouable et notamment les compromissions de chacun, on comprend l’antipathie qu’il suscite auprès de nombreux de ses contemporains. Mais la plupart des conseillers d’Etat répugne justement à cautionner des comportements qui, pour bon nombre d’entre eux, représentent ce qu’ils ne sont pas. Sans entrer dans des détails d’ordre sociologique468, il faut noter que le Conseil d’Etat est essentiellement composé sinon de juristes de formation, du moins d’un personnel d’expérience politique, caractérisé, en dépit de sa diversité d’opinion, par une réelle modération dans ses jugements et attitudes469. Pour ces raisons, les conseillers suggèrent, ainsi que nous l’avons exposé précédemment, la rédaction d’un texte qui pourrait être inclus dans le projet de loi alors en discussion devant le Tribunat, projet ayant trait à la réforme de la justice criminelle. C’est à la suite de cette première discussion que sera prise la décision d’avoir recours à un acte du Gouvernement. Deux réunions se tiennent chez le Premier consul aux Tuileries. S’y trouvent les trois consuls, les membres des sections de l’Intérieur et de Législation ainsi que les trois ministres Talleyrand, Chaptal et Abrial. Bonaparte aurait posé dès la première réunion la question du choix entre la loi et l’acte de gouvernement470. Dans ses mémoires, Cambacérès fait d’ailleurs état de l’indécision de Bonaparte qui aurait hésité réellement sur 466 CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, op. cit., p 542. L’idée de satisfaire Bonaparte apparaît très clairement chez Cambacérès et il s’en justifie au près des conseillers alors présents : « Il faut rédiger ce projet. Cela n’empêchera pas le Premier consul d’en discuter l’utilité ou les inconvénients. Le Premier consul aime la discussion, pourvu qu’on n’y mêle pas d’amertume ni d’épigramme » in THIBAUDEAU, Mémoires sur le Consulat, op. cit., p 34. 468 On se reportera pour cela notamment aux travaux de Charles DURAND, « Les intérêts commerciaux et le recrutement du Conseil d’Etat sous le Consulat et l’Empire », in Etudes et documents, n°15, 1961, p 189 à 206. 469 « La composition du Conseil d’Etat était de telle nature que nulle autre main que celle d’un chef aussi ferme n’aurait pu la former et surtout la soutenir, sinon dans une homogénéité parfaite, du moins dans une série de travaux dirigés dans un même but. Les six premières années de l’existence du Conseil avaient d’abord appelé dans son sein presque tout ce que la Révolution avait produit d’hommes distingués par les mérites ou par des talents qui s’étaient le plus souvent signalés dans des camps opposés ; il avait fallu que ses éléments disparates vinssent en quelque sorte s’y fondre » in Mémoires du Chancelier Pasquier, 7ème Ed., Paris, 1914, t. 1, p 262, cité dans Le Conseil d’Etat, 1799-1974, son histoire à travers les documents d’époque, Ed. du CNRS, 1974, p 34-35. 470 « Faut-il une loi ou le gouvernement peut-il prendre sur lui de mener cette action de répression » in Laurence CHATEL DE BRANCION, Cambacérès, maître d’œuvre de Napoléon, Perrin, 2001, p 299. 467 152 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. le choix de la formule à retenir : « Bonaparte était soucieux, incertain. Il ajourna au lendemain et parut rester dans une sorte d’indécision à laquelle il était indispensable de mettre un terme »471. C’est à l’occasion de la deuxième réunion que la décision est prise. Le problème de l’identification du véritable instigateur de l’acte de gouvernement que constituera l’arrêté du 14 nivôse an IX peut se résoudre assez facilement tant le déroulement des événements depuis l’explosion du 3 nivôse est bien connu des historiens. La condamnation du procédé est unanime chez de très nombreux intervenants et notamment chez les juristes, tout comme d’ailleurs elle le sera concernant le recours au Sénat. Cet « acte d’autorité assis sur des faits qui n’étaient point justifiés » (Cambacérès) n’est pas du goût de ceux qui voudraient voir le nouveau régime s’appuyer sur un principe de légalité. Les opposants à l’acte de gouvernement, qui d’ailleurs s’exprimeront avec force durant la séance du 5 nivôse devant le Conseil d’Etat, voient leurs idées parfaitement résumées par Roederer, président de la section de la Législation, qui s’adresse en ces termes à Bonaparte : « Quel que soit le parti que vous prendrez pour faire punir, je ne crois pas qu’il vous convienne de juger. Le chef du Gouvernement ne doit pas s’exposer à tomber dans une erreur, dans un jugement capital. Après la perte de votre vie, le plus grand malheur qui pourrait arriver à la France, serait la perte ou l’affaiblissement de cette réputation de justice que vous avez, jusqu’à présent, conservée intacte et pure »472. Terrible « jusqu’à présent » qui révèle les craintes profondes des conseillers d’Etat. Tous les mémorialistes s’accordent pour reconnaître leur refus de voir le Gouvernement s’engager dans la voie de l’illégalité. Bonaparte indécis, les conseillers d’Etat opposés au principe d’un acte de gouvernement, le second473 et le troisième consul dans de semblables dispositions, il devient dès lors difficile d’identifier le véritable auteur de l’arrêté du 14 nivôse an IX. En d’autres circonstances, l’œuvre aurait pu être de Lucien Bonaparte. Un coup de force entouré de légitimation sénatoriale est tout à fait dans le caractère du seul vainqueur de Brumaire, dont a déjà pu être apprécié le caractère audacieux et bien souvent sans scrupule. Mais à cette période, Lucien Bonaparte est en ambassade à Madrid ce qui exclut toute implication de sa part. Seule une personne est susceptible d’avoir influencé Bonaparte au point de lui avoir fait commettre l’erreur ne pas s’orienter vers dans la voie de la loi, Talleyrand. Même si le ministre des Relations Extérieures ne revendique aucun rôle précis dans ces journées de nivôse an IX474, il est le seul à avoir eu suffisamment d’ascendant sur le Premier consul pour avoir fait passer celui-ci dans le camp de l’acte d’autorité. Toutes ses interventions, à l’occasion des différentes réunions se tenant aux Tuileries, sont empreintes d’une volonté manifeste d’en découdre avec les Jacobins et de procéder à leur élimination pure et simple. Les mémorialistes ne rapportent jamais une intervention directe de sa part ; mais sa participation active à l’élaboration de la réplique aux attentats est bien souvent évoquée. Elle n’aurait d’ailleurs consisté qu’à attiser le tempérament coléreux du Premier consul. C’est ainsi par exemple que Fouché décrit la situation : « Je 471 CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, Perrin, 1999, t. 1, p 543. Pierre-Louis ROEDERER, Mémoires, précité, p 165. 473 L’opposition de Cambacérès est affirmée par le principal intéressé dans ses mémoires : « Le projet d’arrêté présenté par le ministre de la Justice ayant fait naître une longue discussion, je crus qu’il était de mon devoir d’exposer au Premier consul tous les inconvénients d’un acte d’autorité assis sur des faits qui n’étaient point justifiés » (in CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, t. 1, p 543). Sa position est néanmoins confirmée par de très nombreux contemporains (tels Roederer, Miot de Mélito ou Thibaudeau) et est finalement à l’image de celui qui demeurera toujours un très grand jurisconsulte, attaché aux principes élémentaires de légalité et de constitutionnalité. 474 Ses mémoires ne portent en effet pas mention d’une quelconque intervention du Prince de Bénévent (Charles de TALLEYRAND-PÉRIGORD, Mémoires, 4 volumes, Paris, Ed. 1967 notamment t. 1 pour la période qui nous intéresse ici). Ils ne doivent cependant pas nous influencer dans notre analyse du propos car ils couvrent essentiellement les aspects diplomatiques de la vie de Talleyrand, surtout pour l’époque consulaire. 472 153 Clémence Zacharie n’ai pas tardé à m’apercevoir que cette dernière entreprise tentée contre la vie du Premier consul, avait irrité son âme sombre et altière, et que, résolu de comprimer ses ennemis, il voulait des pouvoirs qui le rendissent le maître. On ne le seconda que trop dans toutes les hiérarchies de son gouvernement »475. Cette « hiérarchie gouvernementale » recouvre l’intervention de Talleyrand, dont les prises de position discutables sont malheureusement nombreuses ; il suffit à ce propos de citer le cas de l’assassinat du duc d’Enghien476. Quoiqu’il en soit, Talleyrand à très certainement favorisé l’adoption d’un acte de gouvernement. Dans leurs mémoires, Roederer et Thibaudeau relatent son intervention durant la séance du Conseil d’Etat du 5 nivôse an IX, séance qui aurait été l’occasion d’un échange avec Bonaparte. S’adressant aux membres du Conseil d’Etat, il aurait dit : « « Eh ! vous êtes toujours dans l’antichambre du Tribunat… Parce que vous avez été rejetés une ou deux fois, vous tremblez…le peuple est un tigre quand il est démuselé… Il s’agit de quatre cent coquins qui sont en bataille rangée, dont au moins deux cents d’enragés (…). Une commission militaire pourrait opérer en cinq jours. J’ai un dictionnaire des septembriseurs, des conspirateurs, de Babeuf et autres, qui ont figuré une mauvaise époque de la Révolution. Il faut un pouvoir extraordinaire. Qui a le pouvoir de le donner ? Si personne n’a ce droit, le Gouvernement doit-il le prendre ? » Et se tournant vers le ministre des relations extérieures (…) : Citoyen Talleyrand, quel est votre avis ? – Je pense que votre pouvoir suffit pour agir et que vous devez en user. »477. Le rôle déterminant de Talleyrand ne semble ici faire aucun doute et c’est sans grand risque que nous pouvons affirmer qu’il est l’instigateur de l’arrêté du 14 nivôse an IX. b) La filiation du sénatus-consulte. Une telle affirmation n’est pas possible concernant l’identification du principal responsable du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX. L’idée du recours au Sénat n’est revendiquée par personne. L’animosité à l’égard de la haute assemblée au moment de la rédaction de la plupart des mémoires, durant la Restauration, n’explique pas tout même si elle est l’une des raisons qui peut être invoquée. Il est fort à penser que les contemporains des événements faisant suite à l’attentat de la rue Saint-Nicaise ne sont pas nécessairement au fait de ce qui s’est réellement passé avant le 15 nivôse. La seule solution qui s’ouvre à nous est de procéder par élimination et de voir qui n’a pas pu penser au Sénat pour valider l’action du Premier consul. Il faut tout d’abord rappeler que le procédé est dénoncé à l’unanimité comme attentatoire aux principes régissant la Constitution de l’an VIII. Tout comme d’ailleurs l’idée de l’arrêté du 14 nivôse dont nous avons vu que, contournant le mode l’élaboration de la loi ordinaire, il écarte d’une décision aussi importante ce qui fait alors figure de représentation nationale, même si tel n’est pas alors la réalité constitutionnelle. Les commentaires sur le principe du sénatus-consulte sont dans l’ensemble très négatifs, et la plupart des mémorialistes le déplore. Roederer, Thibaudeau, Cambacérès, Miot de Mélito font état de l’indignation générale. Cette idée du recours au Sénat ne provient pas des conseillers d’Etat et des premiers organisateurs de la réaction à l’attentat de la rue Saint475 Louis MADELIN, Les mémoires de Joseph Fouché, Paris, 1945, p 162. Nous partageons très largement l’opinion de Thierry LENTZ qui, plutôt que la question de la responsabilité de l’exécution du duc d’Enghien pose celle de ses motivations (in Savary, le séide de Napoléon, Fayard, 2001, p 121). Il n’en demeure pas moins que lui même reconnaît qu’à plusieurs reprises, la responsabilité de la tragédie des fossés de Vincennes a été imputée à Talleyrand. Plusieurs de ces accusations doivent cependant être soumises à caution, du fait notamment de l’animosité généralisée à l’encontre de l’ancien ministre de l’Empereur et du désir de certains de laver Napoléon de toute responsabilité dans les affaires compromettantes de l’Etat (ce fut notamment le cas de la reine Hortense dont les mémoires sont un plaidoyer en faveur de son beau père et une tentative de réhabilitation). 477 Cité par VILLEFOSSE ET BOUISSOUNOUSE, L’opposition à Bonaparte, op.cit., p 156. 476 154 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Nicaise. Le souci de formalisme n’ayant jamais réellement animé Talleyrand, on peut l’exclure de l’organisation de la riposte478. Il souhaite l’intervention d’un acte d’autorité fort, susceptible d’impressionner les partenaires de la France, alors engagée dans un processus de rapprochement avec l’Eglise, mais aussi certaines puissances hostiles. Les membres du Tribunat et du Corps législatif, écartés de toute action politique à ce moment, ne peuvent que réagir de façon défavorable à toute entreprise susceptible d’accentuer la façon dont ils sont dépossédés de leurs prérogatives. La seule personne susceptible de désirer l’intervention du Sénat pour légitimer une action qu’il sent lui-même contraire à la Constitution reste alors Bonaparte. Le Premier consul redoute l’accusation de despotisme qu’encourt la décision de déportation de plusieurs dizaines de jacobins. Une loi de déportation lui aurait convenue. Bonaparte n’aspire pas à ce moment à un pouvoir autoritaire ; tout ce qu’il souhaite est un moyen d’éliminer la menace jacobine, réelle ou non. Miot de Mélito évoque cette responsabilité du Premier consul et c’est Talleyrand qui lui aurait exposé cette possibilité : « Est-ce qu’il n’y a que le Corps législatif et le Conseil d’Etat ? A quoi bon d’avoir un Sénat si l’on ne s’en sert pas ». Cette remarque de Talleyrand ne doit cependant occulter la réalité de l’initiative consulaire ; suite aux remarques des conseillers, le 6 nivôse, craignant que le processus législatif n’aboutisse à un échec, « le Premier consul se rendit à cet argument, mais imagina un terme moyen qui fut adopté ; c’était d’en référer au Sénat, pour que ce corps examinât si cet acte était attentatoire ou non à la Constitution (…) L’idée du Consul fut donc trouvée bonne »479. Ce propos est précisé par les mémoires de Cambacérès ; le second consul expose l’initiative de Bonaparte : « Dans la seconde conférence, le Premier consul demanda si le Sénat ne pourrait pas prendre sur lui cette mesure extraordinaire, qui ne pouvait point tirer à conséquence et dont l’utilité n’était point discutée. Je répondis qu’il était douteux que le Sénat voulu se charger d’un pareil fardeau ; que sa destination était de conserver la Constitution, mais qu’il n’avait pas le droit de la violer, que le projet avait au moins en apparence ce caractère, et qu’il fallait lui donner une nouvelle tournure ou chercher d’autres moyens »480. Cet éclairage donné par Cambacérès apparaît plausible. Et nous permet de dire que Bonaparte eut une idée dont Cambacérès trouva la forme. Cette initiative de Bonaparte déboucha alors sur le plan de travail suggéré par le second Consul : « le Gouvernement, obligé de veiller à la sûreté de l’Etat, doit, lorsqu’elle est menacée, faire tout ce qu’il juge convenable afin d’arrêter les progrès du mal. S’il abuse de sa puissance, s’il se livre aux secousses irrégulières du pouvoir arbitraire, ceux qui ont à s’en plaindre, et particulièrement le Tribunat, peuvent recourir au Sénat. Pourquoi le Gouvernement ne prendrait-il pas l’initiative, en soumettant son propre ouvrage à l’examen de cette autorité tutélaire ? Les actes du Gouvernement seront approuvés ou improuvés. Au premier cas, les dispositions arrêtées seront hors de toutes atteintes. Dans la seconde hypothèse, elles demeureront sans exécution. Mais le Sénat répondra à la Nation de tous les désordres que le Gouvernement avait voulu prévenir ou réprimer »481. Ce problème de « paternité » du premier sénatus-consulte est important à bien des égards. L’explication que donne Cambacérès dans ses Mémoires montre quelles conséquences directes découlent de cette initiative de Bonaparte. La plus importante est de lier le Sénat pour ses décisions à venir. Boulay de la Meurthe, cité par Thibaudeau, 478 Cette idée est cependant défendue par de très nombreux juristes. Ainsi, Marcel Prélot le désigne comme le principal responsable de l’acte du 15 nivôse (Marcel PRÉLOT, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, Dalloz , 11ème édition, 923 p, n°241). De la même façon, Charles Durand admet la responsabilité de Talleyrand bien que s’appuyant sur un passage des mémoires de Thibaudeau : « Il penche pour une loi puis, spontanément ou non, songea au Sénat » (Charles DURAND, Etudes sur le Conseil d’Etat napoléonien, op.cit.). 479 Adolphe THIERS, Histoire du Consulat et de l’Empire, 1847, t. 2, p 325. 480 CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, t. 1, p 543. 481 Cambacérès, idem. 155 Clémence Zacharie résume parfaitement cette problématique : « il était inconvenant que des consuls non responsables, après avoir pris une mesure inconstitutionnelle sur l’avis du Conseil d’Etat, également irresponsable, exigeassent d’un ministre responsable qu’il l’exécutât. Un jour, cet acte pourrait être dénoncé au Sénat comme inconstitutionnel et le ministre accusé. Pour prévenir ce danger, il fallait lier d’avance le Sénat »482. L’autre intérêt d’établir le processus d’élaboration du premier sénatus-consulte permet de comprendre la place attribuée au Sénat par les acteurs des événements de cet hiver 1801. Bonaparte pose dès ces débuts du Consulat le principe du particularisme du Sénat. Il est défini comme le seul organe susceptible de définir la réalité de la norme constitutionnelle. Ces deux remarques sont parfaitement résumées par un extrait des mémoires de Stanislas de Girardin483. Relatant un entretien qu’il a eu avec Bonaparte quelques jours après l’attentat de la rue Saint-Nicaise, il revendique de façon indirecte l’idée du recours au sénatus-consulte, inspiré visiblement par le précédent romain, et en dépeint les risques et conséquences, d’une façon d’ailleurs assez visionnaire484. Les mémoires de Girardin doivent être utilisées avec beaucoup de précautions, tant l’enthousiasme de l’auteur, plus que sa mauvaise foi ou un esprit de dissimulation, l’a parfois poussé à de très nombreuses imprécisions485. Le texte n’en demeure par moins une peinture intéressante et particulièrement vivante de la période. Si la revendication par Girardin du rôle de stratège constitutionnel peut faire sourire sinon douter, le raisonnement qu’il tient est, lui, intéressant. Il montre dans quels buts le recours au Sénat est envisagé. Bonaparte souhaite-t-il réellement disposer d’un moyen de modifier la Constitution sans obstacle dès nivôse an IX ? Le souci principal du Premier consul à ce moment est d’édicter une mesure de police générale lui permettant d’écarter pour quelques temps la menace jacobine qui semble réellement le contrarier. Il est dès lors difficile de suivre Girardin lorsqu’il dit que «le premier sénatus-consulte rendu, tous les gens éclairés sentiront que vous et le Sénat pourrez changer lorsque vous le jugerez convenable la Constitution de l’Etat. Ce sénatus-consulte annulera le Corps 482 THIBAUDEAU, Mémoires sur le Consulat, op.cit. , p 34. Stanislas de GIRARDIN, Discours et opinions, mémoires, Paris, Moutardier, 1828, 4 volumes, in 8°. 484 « Suivez, lui dis-je, les formes usitées pour les lois ordinaires, et associez-y le Sénat, afin que tous les corps de l’Etat aient contribué à un grand acte de précaution nationale. Vous y trouverez cet avantage, que les autorités se dévoueront plus intimement par là au Gouvernement et mettront entre elles et les anarchistes une éternelle séparation. Bonaparte : Je n’obtiendrai pas des autorités cet acte si nécessaire à la tranquillité présente et future de l’Etat ; ou, s’il était décrété, ce ne serait qu’après une discussion longue et animée. J’aime mieux m’adresser au Sénat et faire prononcer par lui la déportation d’une centaine de scélérats, qui ne peuvent être livrés aux tribunaux sans de graves inconvénients politiques. Mais croyez-vous que le Sénat y consente ? Girardin : Oui, sans doute. Bonaparte : Pourquoi ? Girardin : Parce que vous augmentez sa puissance ; vous lui en créez une toute nouvelle dont il sentira l’immensité. Les sénateurs viendraient du Luxembourg aux Tuileries, sur leurs genoux, pour vous en remercier. Mais réfléchissez encore au parti que vous voulez prendre. Citoyen Consul, ne croyez-vous pas que le Sénat vous soit assez dévoué pour lui conférer le droit de rendre des sénatus-consultes. Bonaparte : Mais le Gouvernement en conservera toujours l’initiative. Girardin : Je le conçois, c’est une précaution nécessaire. Le premier sénatus-consulte rendu, tous les gens éclairés sentiront que vous et le Sénat, pouvez changer lorsque vous le jugerez convenable, la Constitution de l’Etat. Ce sénatus-consulte annulera complètement le Tribunat et le Corps législatif ; et il ne restera plus dans l’empire que vous et le Sénat. Espérons que le Sénat ne tournera pas contre vous le pouvoir que vous voulez lui confier, non pour expulser cinquante brigands, mais pour faire un jour les changements qui vous paraîtront nécessaires. Bonaparte : Oui sans doute ; leur indispensable nécessité se fera sentir ; il faudra stabiliser le Gouvernement. Girardin : la nation n’est–elle toujours pas là pour sanctionner ce qu’elle croira utile à ses intérêts ? Ne pouvez-vous pas la consulter ? Je souhaite, citoyen Premier consul, que le Sénat ne rende jamais de sénatus-consulte que sur votre proposition. », in GIRARDIN, opus précité, t. 3, p 274 et s. 485 Jean TULARD, Bibliographie critique des mémoires sur le Consulat et l’Empire, Paris, 1971, note 375. 483 156 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. législatif et le Tribunat ; il ne restera plus dans l’Empire que vous et le Sénat »486. La suite relatée par le mémorialiste fait état des projets de réforme du Premier consul. Ces deux remarques sont en elles-mêmes en opposition avec les dispositions de Bonaparte et l’appréciation qu’il a de ses capacités. Même si la victoire de Marengo l’a affermi politiquement, il reste conscient des limites de son pouvoir, qu’il ne souhaite pour l’instant renforcer qu’en veillant à forger la conviction chez ses adversaires qu’il est respectueux de la légalité républicaine ; il s’agit du principal rôle du Sénat qui agit comme garant des institutions. Le sénatus-consulte a ici la fonction qu’avaient les actes du Sénat romain. Bonaparte est pétri de culture antique ; il est désireux de couvrir l’acte de gouvernement que constitue l’arrêté du 14 nivôse an IX de l’auctoritas du Sénat évoquée précédemment. Dans ces mémoires, Miot de Mélito suggère d’ailleurs que l’idée du sénatus-consulte proviendrait directement de Bonaparte lui-même qui en l’aurait imposé aux membres de l’assemblée présidée par Siéyès : « De plus, il avait été convenu que l’acte demandé au Sénat porterait le titre de sénatus-consulte. Bonaparte lui-même avait indiqué cette dénomination »487. Cette assertion est plausible, tant elle correspond à l’image que semble se faire Bonaparte du Sénat à ce moment, et sur laquelle il nous faudra revenir en détail par la suite. Girardin émet cependant une autre hypothèse, quant à elle tout à fait intéressante et juste, puisqu’il évoque les conséquences directes du sénatus-consulte qui finalement liera les institutions consulaires dans une interprétation des pouvoirs du Sénat : « associez-y le Sénat afin que tous les corps de l’Etat aient contribué à un grand acte de précaution nationale »488. Cette analyse de la situation rejoint celle de Boulay de la Meurthe 489; le sénatus-consulte est une garantie pour l’avenir, un moyen d’imposer la décision du Gouvernement qui n’est dès lors plus susceptible de recours. Mais le dernier intérêt de l’édictions de ce sénatus-consulte résulte dans la question de savoir jusqu’à quel point cette vision du Sénat coïncide avec la réalité de l’équilibre constitutionnel de la France d’alors. 2) La technique du sénatus-consulte et la Constitution de l’an VIII. En effet, le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX doit retenir l’attention à deux titres. Le texte lui-même doit être étudié ; genre nouveau et destiné à être utilisé par la suite, il constitue la première intervention du Sénat qui ne rentre pas dans le cadre des pouvoirs de nomination de la haute assemblée. Seule une étude linéaire du texte de nivôse permet de compléter les informations disponibles sur le processus d’élaboration de la riposte consulaire, tant les influences des différents rédacteurs transparaissent avec clarté. Mais l’analyse doit dépasser le texte même du sénatus-consulte pour voir comment le Sénat inscrit son action dans le respect de la Constitution de l’an VIII. Ce sénatusconsulte se détache de l’application de ses pouvoirs ordinaires pour se consacrer à une fonction dont il est nécessaire de savoir dans quelle mesure est correspond à la définition des compétences qui lui sont attribuées par le titre II de la Constitution du 22 frimaire an VIII. En d’autres mots, des interrogations sur la constitutionnalité du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX peuvent être soulevées; la question peut cependant être élargie à celle du caractère prévisible de l’acte du début de cette année 1801. 486 GIRARDIN, op.cit., p 275. MIOT DE MÉLITO, Mémoires, 3 vol, in 18°, t. 1, p 344. 488 GIRARDIN, Discours et opinions, mémoires, op.cit., p 276. 489 Supra. 487 157 Clémence Zacharie a) L’acte du 15 nivôse an IX (5 janvier 1801), véritable « trouvaille constitutionnelle ». L’étude du texte du sénatus-consulte de l’an IX entraîne plusieurs remarques ; la plus importante d’entre elles est de constater l’influence déterminante du Conseil d’Etat sur la rédaction de l’avis du Sénat. La forme adoptée pour le texte est en elle-même très révélatrice. Le sénatus-consulte est un texte très court, d’à peine deux pages au Bulletin des lois490. Le corps du texte se divise en cinq grandes sections qui reprennent le plan de rédaction adopté la plupart du temps par le Conseil d’Etat et qui sera par la suite souvent copié, notamment par le Conseil constitutionnel491. La première section du sénatus-consulte recouvre ce que l’on pourrait désigner sous le terme de visas. Ces visas concernent tout d’abord les règles de quorum que pose l’article 90 de la constitution. Vient ensuite la désignation du texte en cause, à savoir le message du Gouvernement du 14 nivôse exposant les motifs de l’arrêté du 14 nivôse (il s’agit ici de la description de l’attentat de la rue Saint-Nicaise et de ses conséquences) ainsi que les mesures nécessaires au rétablissement de l’ordre public, mesures désignées comme des « mesures de précaution et d’ordre public ». Le sénatus-consulte fait par la suite une énumération des pièces contenues dans ce message du Gouvernement (le discours de l’orateur du Gouvernement, la délibération du Conseil d’Etat du 11 nivôse, le rapport de Police de Dubois du 14 nivôse qui dénonce les menées jacobines et l’arrêté des Consuls en date du 14 nivôse) et mentionne le rapport de la commission nommée par le Sénat suite à la communication du message du Gouvernement492. Celui-ci clôt la liste des visas. La première remarque que l’on puisse faire est que n’y figure pas de quelconque référence au texte établissant la compétence du Sénat dans le cas présent. Il est donc impossible de déterminer à quel titre le Sénat intervient alors, et si ce sénatus-consulte est une application de l’article 21 de la Constitution de l’an VIII qui définit le domaine de compétence des sénateurs. Il s’agit de la première remarque qui peut-être faite sur ce texte, mais elle est d’importance. Après les visas, le sénatus-consulte expose les motifs de la solution qu’il consacre, adoptant pour cela la forme des « considérants » ; il applique ainsi la loi des 16 et 24 août 1790 sur l’organisation judiciaire qui, dans l’article 15 de son titre V, consacre l’obligation de motiver les décisions de justice. Le Sénat rend ainsi compte des raisons qui ont entraîné ce sénatus-consulte ; il s’agit ici essentiellement pour lui de reprendre les termes de l’avis du Conseil d’Etat du 11 nivôse dans les considérants un à cinq de sa décision. La troisième partie est l’élément le plus important. Constituée des sixième et septième considérants du texte, elle consiste en la lecture des pouvoirs constitutionnels du Sénat, réponse de celui-ci à la lecture des motifs et justification ultime du dispositif lui faisant suite. Cette lecture de la Constitution par le Sénat est d’ailleurs à ses yeux une réponse nécessaire à une lacune existante au sein du texte de frimaire an VIII. Au-delà de l’interprétation du texte de la constitution, les sixième et septième considérants constituent une création normative. Celle-ci se fait en deux temps. Le sixième considérant 490 Voir en annexe un extrait du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX, document 4b. Sauf à l’occasion de ses premières décisions, consacrées notamment à l’étude du règlement de l’Assemblée Nationale. Par la suite, le Conseil constitutionnel reproduira le principe des décisions clairement motivées, principe qui s’impose d’ailleurs à lui par le biais de l’article 20 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958. 492 Cette commission est composée des sénateurs Siéyès, Volney, Lemercier, Lacépède et Lespinasse (Procèsverbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, CC1, feuillet 73). Mais nous aurons l’occasion de revenir sur la composition de cette commission. 491 158 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. constate le silence de la Constitution et l’incapacité qu’il en découle de réagir efficacement face à la situation décrite par les motifs précédemment évoqués : « considérant que la Constitution n’a point déterminé les mesures de sûreté nécessaires à prendre en un cas de cette nature (sixième considérant, première phrase) ». La fin de ce considérant et le septième considérant procèdent ensuite à la définition des pouvoirs que de telles circonstances attribuent nécessairement au Sénat : « dans le silence de la Constitution et des lois sur les moyens de mettre un terme à des dangers qui menacent chaque jour la chose publique, le désir et la volonté du peuple ne peuvent être exprimé que par l’autorité qu’il a spécialement chargé de conserver le pacte social, et de maintenir ou d’annuler les actes favorables ou contraires à la Charte constitutionnelle. Que d’après ce principe, le Sénat, interprète et gardien de cette Charte, est le juge naturel de la mesure proposée en cette circonstance par le Gouvernement » (sixième et septième considérant). Ce passage est bien une lecture extensive des pouvoirs du Sénat et la quatrième section démontre que, plus qu’une appréciation circonstanciée de la nécessaire intervention sénatoriale, le sénatus-consulte est une prise de position opportune et politique, destinée d’ailleurs à être reproduite par la suite ; c’est du moins ce que laisse entendre le neuvième considérant, inscrivant l’action du Sénat dans un contexte plus large. Il reprend à ce propos un passage de l’avis du Conseil d’Etat du 11 nivôse définissant le Sénat comme un « corps tutélaire ». Une grande partie de ce sénatus-consulte doit d’ailleurs énormément à cet avis du Conseil d’Etat qui constitue ainsi la charpente de la décision du 15 nivôse an IX. La dernière partie de celle-ci en constitue tout simplement le dispositif justifiant deux remarques. La première concerne l’avant dernière phrase et le choix du verbe employé. Le Sénat ne décide pas, ne juge pas, n’estime pas ; il déclare, se positionnant immédiatement au dessus de tout débat pour affirmer ce qui est et se définir ainsi comme un interprète privilégié, un détenteur de la vérité. Dès ce sénatus-consulte, le Sénat se présente comme un oracle, interprète authentique de la constitution. b) La difficile question de la constitutionnalité du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX. Ce texte du 15 nivôse an IX se pare donc de toutes les caractéristiques de la juridicité, adoptant pour cela les formes qui lui sont dictées par le Conseil d’Etat, dont la rigueur des membres sur ce sujet a déjà été décrite. Mais si l’abord de ce texte peut être flatteur et agréable, la question de sa constitutionnalité n’en demeure pas moins. Il nous faut au préalable juger de son bien fondé et apprécier la constitutionnalité de l’arrêté des Consuls du 14 nivôse an IX. A priori, la compétence des Consuls dans de telles circonstances est incontestable. L’article 47 de la Constitution du 22 frimaire an VIII pose que « le Gouvernement pourvoit à la sûreté intérieure et à la défense extérieure de l’Etat ». L’article 46 de cette même Constitution prévoit même des cas semblables à celui qui découle de l’attentat de la rue Saint-Nicaise : « Si le Gouvernement est informé qu’il se trame quelques conspiration contre l’Etat, il peut décerner des mandats d’amener et des mandats d’arrêt contre les personnes qui en sont présumées les auteurs ou les complices (…) ». Mais la Constitution ne prévoit pas le régime d’exception qui est alors mis en place, et elle s’oppose même à tout comportement jugé arbitraire : « mais, si dans un délai de dix jours après leur arrestation, elles ne sont mises en liberté ou en justice réglée, il y a, de la part du ministre signataire du mandat, crime de détention arbitraire » (article 46 de la Constitution de l’an VIII, in fine). La Constitution n’admet donc qu’une dérogation partielle au droit organisant le fonctionnement de l’institution judiciaire et ne permet en aucun cas que le Gouvernement puisse édicter des actes de gouvernement qui en tant que tels ne seraient pas susceptibles 159 Clémence Zacharie de recours. L’article 46, à titre d’exemple, ne permet pas l’instauration d’un régime semblable à celui que l’article 16 de la Constitution de 1958 a mis en place, et le système en régissant l’application et les conséquences, que le Conseil d’Etat a défini493, n’est pas transposable en l’an VIII. Il faut cependant noter que, si Bonaparte et ses conseillers définissent l’arrêté du 14 nivôse an IX comme un acte d’autorité, ils n’en font pas pour autant un acte de gouvernement, épargné par toute forme de contrôle. Le principe du recours au Sénat est en lui-même un recours qui fait de cet arrêté un texte à part, certes, mais pas totalement au-dessus des lois. L’intervention du Gouvernement n’est donc pas formellement condamnable, mais le fond de la mesure est quant à lui sujet à caution. Il s’oppose aux règles fondamentales de détention des prisonniers qui figurent dans le titre VII de la Constitution de l’an VIII aux articles 77, 78, 79 et 80. Il ne peut, de plus, être assimilé à une application de l’article 92 de la Constitution de l’an VIII494, la suspension de la Constitution n’étant pas décrétée à ce moment. Le Sénat, dans le cadre normal d’un contrôle de constitutionnalité des lois, aurait du conclure à l’inconstitutionnalité de la mesure du Premier consul. Même, la mesure du 14 nivôse aurait du être considérée comme un crime au regard de l’article 82. La seule voie légale existant pour le Premier consul était bien la proposition initiale du Conseil d’Etat d’ajouter au projet de loi en discussion devant le Tribunat deux articles relatifs aux tribunaux spéciaux. Cette décision aurait été légale et n’aurait pas encouru la menace d’une annulation. La loi que Bonaparte avait envisagée aurait très certainement été rejetée par le Tribunat495. L’acte de gouvernement pur et simple est quant à lui totalement inconstitutionnel et tombe face à l’épreuve du contrôle de constitutionnalité des lois. Cette même question doit être posée à propos de la décision sénatoriale : la saisine du Sénat conservateur est-elle constitutionnelle en pareil cas ? La réponse à apporter se divise en deux nouvelles questions, celle de l’application en l’espèce de l’article 21 de la Constitution et celle de la constitutionnalité du recours au Sénat en dehors du domaine de compétence défini par l’article 21. Le domaine de compétence du Sénat est défini par l’article 21496 et l’article 28 in fine. La question se pose de savoir si le Sénat est saisi sur la base de ceux-ci. La réponse est tout simplement négative. La question des visas, tout d’abord, a été précédemment étudiée ; l’absence de référence à l’article 21 affirme le refus de s’inscrire dans le cadre de l’article 21. La teneur de la décision enfin et le choix de la sémantique utilisée sont déterminants. À la fin du sixième considérant est évoqué le maintien d’actes jugés favorables à la Charte constitutionnelle. Le terme favorable est totalement dépourvu de valeur juridique ; on aurait légitimement pu attendre l’adoption d’une terminologie plus rigoureuse telle conforme. L’utilisation du terme favorable fait admettre au Sénat une nouvelle définition de ses fonctions qui est d’exprimer « le désir et la volonté du peuple » (considérant 6). Il s’agit d’un terme très large qui englobe le contrôle de constitutionnalité et le reste. La démarche du Sénat conservateur ne semble donc pas s’inscrire dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois. Il est dès lors important de définir les motifs justifiant la saisine du Sénat conservateur. La question se pose alors de savoir si le Sénat peut être saisi sur une autre base que celle de 493 Notamment à l’occasion de l’arrêt Ruben de Servens du 2 mars 1962, GAJA, n°91, p 586 et s. art 92 : « Dans le cas de révolte à mains armée, ou de troubles qui menacent la sûreté de l’Etat, la loi peut suspendre, dans le lieu et pour le temps qu’elle détermine, l’empire de la Constitution. Cette suspension peut être provisoirement déclarée, dans les mêmes cas, par un arrêté du Gouvernement, le Corps législatif étant en vacance, pourvu que ce corps soit convoqué au plus court terme par un article du même arrêté ». 495 Pierre-Louis ROEDERER, Mémoires, op.cit., p 164. 496 Art 21 : « il maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le Tribunat ou le Gouvernement ; les listes d’éligibles sont comprises parmi ces actes ». Art 28 : « (…) Il [le Tribunat] défère au Sénat, pour cause d’inconstitutionnalité seulement, les listes d’éligibles, les actes du Corps législatif et ceux du Gouvernement ». 494 160 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. l’article 21 de la Constitution. Or la constitution, à moins d’en avoir une lecture particulièrement extensive, ne décrit aucun autre cas de compétence du Sénat. Mais nombreux sont les lecteurs de la Constitution qui adoptent cette appréciation très large de la compétence sénatoriale. C’est le cas de Bonaparte qui attribue au Sénat des fonctions politiques de garant : « Il faut donner une garantie à la liberté publique et de la tranquillité aux métaphysiciens. Il est certains que si je puis déporter de mon chef cent coquins, on pourra craindre que par la suite, je ne déporte aussi de bons citoyens, par erreur ou autrement. Au lieu que, quand le Sénat aura déclaré que c’est une mesure extraordinaire et qu’elle est bonne, il sera établi que je ne puis prendre de mesure semblable sans son approbation »497. Cette « approbation » sénatoriale décrit l’action sénatoriale comme dépassant très largement la lettre de la Constitution ; le Sénat se voit ainsi attribuer cette faculté de « légitimation » déjà évoquée. L’adoption d’une vision large des pouvoirs du Sénat est aussi le fait de Cambacérès. À la suite de la suggestion du Premier consul d’avoir recours au Sénat, le second Consul est chargé de rédiger un plan de discussion à l’attention du Conseil d’Etat498. Le Sénat, qu’il présente alors comme une autorité tutélaire, doit dépasser très largement le cadre de ses compétences préalablement établies et son rôle de juge constitutionnel. Juge constitutionnel, il devient garant de la Charte fondamentale et donc son interprète et son juge. Cette lecture très large des pouvoirs du Sénat est enfin admise par le Sénat lui-même qui s’estime seul compétent pour en être l’interprète authentique ; son rôle ne se limite pas au contrôle du respect strict de la Constitution pour veiller à celui de son esprit. Le septième considérant en est une bonne illustration499. Ce faisant, il défend le point de vue du Conseil d’Etat qui peut-être désigné comme le principal rédacteur du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX. Il suffit en effet de se rapporter au mode d’élaboration du texte de nivôse an IX. La commission nommée le 14 nivôse an IX hérite, en guise d’instrument de travail, d’un matériel essentiellement rédigé par les soins du Conseil d’Etat ; les rapporteurs du Gouvernement, Boulay de la Meurthe, Régnier et Defermon sont tous les trois conseillers d’Etat. Leur intervention au sein du Comité secret du 14 nivôse an IX500 repose uniquement sur la lecture du rapport de Police de Dubois et la délibération du Conseil d’Etat. Les commissaires nommés par le Sénat ne se retireront pour travailler que durant une heure et demie à la suite de laquelle ils suggéreront l’ajournement de la séance au lendemain afin que soit donnée lecture de leur rapport. Le contenu de ce rapport consiste uniquement dans le constat que la mesure proposée par le Gouvernement est nécessaire au maintien de la sécurité intérieure. La très grande ressemblance entre le texte du sénatus-consulte et celui de la délibération du Conseil d’Etat du 11 nivôse ayant déjà été évoquée, il n’est pas excessif d’affirmer la filiation directe entre les deux interventions. Mais il ne faut cependant pas minimiser l’implication des sénateurs dans la rédaction de cette décision qui a été l’objet d’une réelle controverse. Si le principe du sénatus-consulte apparaît comme condamnable et même réellement inconstitutionnel, reste à poser la question de savoir dans quelle mesure il était prévisible et inscrit dans le fonctionnement possible des institutions issues du coup d’Etat de l’an VIII. Une lecture objective du texte de la Constitution de l’an VIII a fait écarter précédemment toute justification constitutionnelle de l’action sénatoriale autorisant la déportation de jacobins hors du territoire. Le titre II de la Constitution du 22 frimaire an VIII, seul texte 497 BOULAY DE LA MEURTHE, Mémoires, cités par VILLEFOSSE ET BOUISSOUNOUSE, L’opposition à Napoléon, op.cit., p 157. 498 Voir extrait précité des Mémoires inédits de Cambacérès, t. 1, p 543. 499 « D’après ce principe, le Sénat, interprète et gardien de cette Charte, est le juge naturel de la mesure proposée en cette circonstance par le Gouvernement » (souligné par nous). 500 Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, CC1, feuillet 73. 161 Clémence Zacharie à définir le domaine de compétence de l’institution sénatoriale, ne lui accorde que la fonction de contrôle de constitutionnalité des lois, sur saisine expresse du Gouvernement ou du Tribunat. Le Sénat est enfermé dans ce rôle bien précis et aucun autre article, titre, ni même préambule ne lui attribue une autre fonction que celle-ci, ni ne le définit comme une institution particulière, ayant un statut de garant privilégié qui lui accorderait certaines facultés sortant du cadre constitutionnel prédéfini. Reste cependant à cerner ce qui pourrait justifier une appréhension extensive des pouvoirs du Sénat, au point de rendre prévisible la position de nivôse an IX aux yeux du texte de l’an VIII. Un point peut éclairer le propos, celui des travaux préparatoires de la Constitution de frimaire an VIII dont la lecture renseigne sur la vision qu’eurent les créateurs du Sénat de ses fonctions. Les conditions d’élaboration de la Constitution du 22 frimaire an VIII ayant déjà été exposées, il n’est pas nécessaire de revenir sur l’idée que le Sénat est issu de la combinaison du jury constitutionnaire et du Grand Electeur de Siéyès. Mais l’étude des travaux préparatoires de la Constitution de l’an VIII n’est pas pour autant une manœuvre aisée à accomplir, et ce pour deux raisons. La première tient à la difficile détermination de ce qui constitue les travaux préparatoires, et la seconde vient de l’utilisation même de ceux-ci qui n’est pas toujours admise par la doctrine. Les travaux préparatoires d’un texte, qu’il soit constitutionnel, législatif ou même administratif, sont les éléments qui ont contribué à façonner la volonté de l’auteur du texte. Ils permettent ainsi d’en déterminer le sens par une forme de travail d’introspection juridique qui consisterait à comprendre le processus intellectuel d’élaboration du texte. Les travaux préparatoires permettent d’identifier la volonté de l’auteur, dès lors que celleci n’apparaît pas clairement ou que l’application du texte rencontre des difficultés. Dans le cas présent, il s’agit de savoir si l’auteur du texte de la Constitution de l’an VIII a entendu confier au Sénat conservateur des pouvoirs à la hauteur de ceux que celui-ci semble s’être octroyé. Se pose alors la première difficulté pour l’identification de l’auteur du texte qui, en matière constitutionnelle, ne saurait en aucun cas être confondu avec le rédacteur du texte. L’auteur est, au sens juridique, celui qui a pris la décision, celui dont la volonté propre a produit l’acte. Il se distingue du rédacteur. C’est donc le détenteur de la fonction constituante, dans le cas présent, le peuple constituant. Si « le recours aux travaux préparatoires a pour objet de déterminer la volonté de l’auteur de l’acte »501, il faut donc étudier les éléments mis à la disposition du peuple constituant, au moment où il a pris sa décision constituante. Or les éléments mis à disposition du peuple au moment de l’adoption de la Constitution de l’an VIII ne sont guère nombreux puisqu’ils se résument à la proclamation des Consuls de la République du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799)502 et au texte de la Constitution elle-même. L’ensemble des travaux des deux commissions législatives et de leurs membres ne peut donc être considéré comme des travaux préparatoires au sens juridique du terme. Tout au plus peut-on leur accorder une valeur historique dont l’intérêt est cependant de montrer jusqu’à quel point le texte de frimaire an VIII est un texte de compromis. Là surgit le second problème résidant dans l’utilisation de ces travaux préparatoires. Certains auteurs leur refusent une quelconque utilité juridique, dès lors que leur exploitation n’est pas en elle-même possible. Rationnellement, tout d’abord, car le texte final constitue une manifestation de volonté unique, distincte de la volonté des auteurs ; pratiquement ensuite, car les travaux préparatoires ne font état que des diversités d’opinion des rédacteurs, et non de l’opinion de l’auteur503. Est-ce à dire qu’il faut 501 Pierre AVRIL, « Le piano mécanique », in Itinéraires, Etudes en l’honneur de Léo Hamon, Economica 1982, p 13 et s. 502 Bulletin des Lois de la République, 2ème série , 9ème partie, n°3460. 503 C’est notamment le point de vue de René Capitant qui s’oppose à une utilisation abusive des travaux 162 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. absolument ignorer les travaux des rédacteurs de la Constitution de l’an VIII ? Probablement pas, car ils constituent une parfaite illustration du conflit d’intérêt qui agite les séances des commissions durant la période de sa rédaction. Mais ils sont surtout la preuve que le titre II du texte final ne règle pas de façon définitive la question du Sénat. Il suffit de se reporter à l’étude que nous avons faite et de constater qu’à aucun moment n’est adopter une position ferme sur la place du Sénat. L’étude de l’élaboration de la Constitution consulaire a montré combien compliquée à établir fut la rédaction finale d’un projet. Les constituants multiplièrent avis et point de vue et n’ont partagé à aucun moment une idée précise de la place du Sénat. Sieyès le définit comme l’axe de stabilité de l’Etat à travers sa fonction de garantie de la Constitution, mais aussi d’aménagement de celle-ci ; il devient ainsi le moyen d’expression de la volonté du souverain dont il définit les vœux504. Daunou et la plupart des membres de la Société d’Auteuil s’attachent simplement à sa fonction de gardien de la Constitution au sens judiciaire et militent pour l’établissement d’un contrôle de constitutionnalité des lois pur et simple, tout comme Bonaparte d’ailleurs, que seul le pouvoir d’absorption rebute. Les avis sont donc partagés mais, si le texte adopté en l’an VIII semble trancher en faveur du second courant, a-t-il vraiment adopté une position ferme et définitive ? Le principe d’un Etat fort, reposant sur des institutions stables et affermies, est admis en l’an VIII (notamment dans la proclamation des Consuls du 24 frimaire an VIII505). Mais le choix de la forme de cette stabilité n’est alors pas fait ; la force de l’Etat résidera-t-elle dans l’érection d’un gardien selon les souhaits de Sieyès ou doit-on se tourner vers une force de gouvernement telle que décrite par Bonaparte, notamment dans sa correspondance506. La réponse apportée à ce problème doit résoudre celui beaucoup profond de la désignation du souverain et de l’interprète privilégié de sa volonté. Ainsi, à la question de savoir si le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX était prévisible et envisageable, la réponse ne se trouve pas directement dans le texte de la Constitution, mais en découle indirectement. Le sénatus-consulte du 15 nivôse était envisageable car nécessaire à la détermination de la nature fondamentale de la Constitution de l’an VIII. D’une certaine façon, le premier sénatus-consulte est l’acte fondateur du régime consulaire. Conclusion : Le rôle du Sénat en tant que pourvoyeur aux fonctions publiques s’essouffla une fois les premiers mois du Consulat passé. La mise en place du régime justifia une frénésie qui ralentit et ne fut pas relancée par la réforme du mode de désignation des membres du Corps législatif consécutive à la Constitution de l’an X. Ce ne furent en tout qu’à quarante-cinq reprises que le Sénat nomma des membres de cette assemblée507. Il fut encore moins actif pour la désignation des membres du Tribunat qui, moribond, disparu en 1807, n’ayant de toute façon fait l’objet d’un acte de nomination pour la dernière fois qu’en 1802508. C’est finalement le sénatus-consulte qui a constitué l’essentiel de l’activité du Sénat, en application de la Constitution de l’an VIII et de ses compétences en matière de contrôle de constitutionnalité des lois (cas relativement rares au demeurant), mais surtout en application des différentes révisions de la Constitution et de la lecture extensive de ses attributions que les consuls comme les sénateurs eurent très rapidement. C’est donc préparatoires qui ne peut être que limitée intellectuellement dès lors qu’elle ne donne qu’une vision tronquée de la volonté des parlementaires. 504 « Siéyès voyait en lui le centre de stabilité de l’Etat, le corps véritablement représentatif de toute la France, le plus capable d’en maintenir l’unité et d’en exprimer le vœu », in Maurice DESLANDRES, Histoire constitutionnelle de la France, Paris, 1932, p 433 . 505 « Les pouvoirs qu’elle institue seront forts et stables, tels qu’ils doivent être pour garantir les droits des citoyens et les intérêts de l’Etat », Bulletin des Lois de la République, 2ème série, 9ème partie, n°3460. 506 V.supra. 507 Voir in fine, annexe 1, II 508 Idem. 163 Clémence Zacharie bien le sénatus-consulte qui est le cœur de l’action sénatoriale et seule son étude peut permettre d’appréhender pleinement une institution dont les fonctions se diversifieront avec l’avancée vers le Consulat viager puis l’Empire. 164 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. 165 Clémence Zacharie TITRE II : L’ÉCLATEMENT FONCTIONNEL DE L’ACTIVITÉ SÉNATORIALE. ETUDE DES SÉNATUS-CONSULTE Très rapidement, le Premier consul va percevoir tout l’intérêt de l’utilisation du sénatus-consulte. La latitude de compétences que c’est alors octroyé le Sénat constitue une ressources sans limite permettant de surmonter crises et contretemps matériels ; elle est notamment la garantie d’un mode d’action rapide. En cela, - on se souviendra de la remarque de Talleyrand à Bonaparte, lui faisant percevoir que seuls demeuraient au sein du Consulat le Premier consul et le Sénat -, l’innovation constitutionnelle que constitue le sénatus-consulte est perçue dès le départ comme destinée à être réutilisée, à s’inscrite comme un mode d’action régulier de la Haute assemblée. On est loi des préventions qui précédèrent l’intervention du Sénat en matière de conscription. Deux raisons justifient cette différence de traitement. La première est la compétence législative en matière militaire consacrée par ce que l’on a désigné comme la constitution militaire de la France. Le lien unissant la nation et son armée rendait impossible toute tentative d’en briser la forme légale. Les sénatus-consultes ne sont alors que des expédients, présentés et vécus comme tels. Une seconde raison à la différence de traitement est le contexte constitutionnel ayant présidé à la rédaction du premier des sénatus-consultes ; celui-ci était d’une certaine façon prévisible, justifié par certaines carences du texte de l’an VIII et attendu pour justement contrer ce qui pouvait constituer des failles du système consulaire. L’action omniprésente du Sénat, dont la variété fonctionnelle est en elle-même remarquable (Chapitre 1), était donc prévisible (Chapitre 2). CHAPITRE 1 CONSULTES. : LA NÉCESSAIRE CLASSIFICATION MATÉRIELLE DES SÉNATUS- La diversité de l’action sénatoriale pourrait révéler une incohérence dans la définition de sa mission. Celle-ci apparaît d’ailleurs assez mal cernée par l’ensemble des textes qui constituent la Constitution de frimaire an VIII. Parmi les multiples actes des sénateurs, les arrêtés de nomination et les délibérations ont déjà été évoqués, les sénatusconsultes tiennent une place à part ; ils peuvent être classés dans deux catégories distinctes. La première catégorie regrouperait les sénatus-consultes ne relevant d’aucune compétence juridiquement établie, antérieurs pour la plupart à la Constitution de l’an X. Il s’agirait donc essentiellement du sénatus-consulte faisant suite à l’attentat de la rue Saint Nicaise, du sénatus-consulte du 22 ventôse an IX qui organise le renouvellement des membres des assemblées, du sénatus-consulte du 6 floréal an X relatif aux émigrés, du sénatus-consulte du 18 floréal an X réélisant Bonaparte Premier consul pour une durée de dix ans et du sénatus-consulte du 16 thermidor an X aboutissant à la Constitution de l’an X. La seconde catégorie comprendrait, elle, les sénatus-consultes pris en application du texte de l’an X et particulièrement des articles 54, 55 et 60 du sénatus-consulte du 16 thermidor an X. Le texte de l’an X donne en effet vie d’un point de vue juridique et constitutionnel au procédé du sénatus-consulte ; auparavant, celui-ci ne constituait qu’une simple pratique 166 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. dont le défaut de valeur juridique a été reconnu. La classification normative des actes du Sénat conservateur, déjà évoquée, est donc ici simplifiée en distinguant sénatus-consultes inconstitutionnels et sénatus-consultes constitutionnels. Cette classification est cependant bien pauvre, et elle ne recouvre pas l’étendue de l’action du Sénat et la diversité matérielle des sénatus-consultes. Il est donc nécessaire d’avoir recours à un autre type de classification dont la caractéristique est de présenter un aspect particulièrement négatif du Sénat. Elle se construit en effet autour du degré d’atteinte matériellement portée par les sénatus-consultes à l’intégrité des institutions consulaires et impériales, soit que les sénatus-consultes portent atteintes au fonctionnement régulier des institutions en le modifiant ou le suspendant momentanément (section 1), soit qu’ils en changent simplement la teneur, opérant ainsi une révision de la Constitution, plus ou moins fondamentale (section 2). Dans les deux cas, ces sénatus-consultes constituent des actes dont le contenu affecte le texte et les principes d’une Constitution au point de parvenir, dans certains cas, à l’usurpation de la fonction constituante. Section 1 : Les sénatus-consultes et le fonctionnement régulier des institutions. L’action du Sénat ne se limite pas aux sénatus-consultes dont le domaine ne recouvre pas l’intégralité des compétences sénatoriales. Les délibérations, les arrêtés et autres actes ont déjà été évoqués. Le sénatus-consulte a néanmoins le sens politique le plus fort, portant sur ce qui, a priori, est le plus représentatif de l’idée que les constituants se seraient faite de la Constitution et de ce qu’elle préserve. La volonté d’établir le Sénat comme garant de la Constitution est alors en question. Le sénatus-consulte, hiérarchiquement au sommet des actes du Sénat, devrait donc être le parangon de l’action sénatoriale de lutte contre toute forme d’atteinte à la Constitution. Paradoxalement, même si la Constitution de l’an VIII a organisé des compétences permettant au Sénat de veiller à sa préservation, celles-ci demeurent résiduelles, sans grand effet et cas d’application (1§). Nombreux sont en revanches les cas où des sénatusconsultes organisent des dérogations aux règles constitutionnelles, se faisant ainsi les agents d’une volonté politique soucieuse plus d’efficacité que de stabilité juridique (2§). 1§ . Le Sénat conservateur, pourfendeur des fondements de la Constitution de l’an VIII. La question de l’introduction d’une déclaration des droits dans la Constitution de l’an VIII a déjà été évoquée ; le pragmatisme des brumairiens leur fait refuser d’adopter, par principe, un texte dont l’inutilité a été confirmée par les expériences constitutionnelles précédentes. Les déclarations antérieures à 1799 ne surent préserver les institutions des débordements du jeu politique. C’est donc naturellement que les fondements théoriques du régime consulaire transparaissent à peine à travers le texte de la Constitution de l’an VIII ; ils ne sont exposés qu’avec la loi constitutionnelle du 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799) qui remplace le Directoire par une commission consulaire exécutive. A cette occasion s’exprime l’attachement des auteurs du coup d’Etat à quelques principes dont ils souhaitaient voir les constituants s’inspirer509. Le texte de la Constitution de l’an VIII ne surgit pas du néant et s’inscrit dans une tradition à laquelle les différents régimes s’étant succédés demeurent fidèles ; le Consulat y souscrit lui-même discrètement. 509 Article 12 de la loi du 19 brumaire an VIII : « ces modifications ne peuvent avoir pour but que de consolider et consacrer inviolablement la souveraineté du peuple français, la République une et indivisible, le système représentatif, la division des pouvoirs, la liberté, l’égalité, la souveraineté et la propriété ». 167 Clémence Zacharie Tel est notamment le cas en ce qui concerne la citoyenneté et les questions liées au territoire que la Constitution de l’an VIII traite plus ou moins, et sur lesquels le Sénat va directement intervenir par le biais de sénatus-consultes. A. - Les sénatus-consultes portant sur la définition du territoire. La France révolutionnaire s’est construite intérieurement par une fondation sociale et politique, et extérieurement par un expansionnisme guerrier et intellectuel qui donnera naissance sous le Directoire aux Républiques sœurs. Cette vision des relations extérieures sera confirmée et développée par Napoléon qui, dès les guerres d’Italie, va progressivement réorganiser les territoires situés autour de la France ; ce mouvement aboutira à l’annexion pure et simple de la plupart des pays constituant les Républiques sœurs ou à la création, par la suite, d’Etats « vassaux »510. Tout comme le Directoire avant lui, le régime consulaire puis impérial tend à la création d’un « glacis » d’Etat satellites et dépendants, destiné à préserver la France des dangers extérieurs. Il va cependant plus loin que le concept de « Grande Nation »511 cher au Directoire, en repoussant les frontières, à l’exemple de l’Empire carolingien qui constitue un précédent voulu par Bonaparte comme une référence512. Le Sénat est un instrument de cette politique expansionniste, et ce ne sont pas moins de quinze sénatus-consultes qui sont pris en matière territoriale513 ; si cette action n’est pas fondée par une application littérale de la Constitution de l’an VIII, elle n’en repose pas moins sur l’interprétation qui est faite des pouvoirs de celui-ci. 1) L’inconstitutionnalité des sénatus-consultes territoriaux. La Constitution de l’an VIII donne une définition du territoire que les sénatusconsultes, qui se succèderont au gré des conquêtes territoriales, moduleront selon les souhaits du Premier consul. a) La définition du territoire et la Constitution de l’an VIII . Les sénatus-consultes à caractère territorial sont en contradiction avec la lettre de la Constitution de l’an VIII ; ce texte contient cependant quelques dispositions à caractère territorial, à l’instar de ses devancières. Les régimes antérieurs avaient la plupart du temps adopté des déclarations de principe sur la question territoriale. Ainsi, la Constitution de 1791 pose le principe d’un Royaume un et indivisible dans un titre II consacré dans son intégralité à la division du territoire et à l’état des citoyens514. La Convention Nationale reste elle-aussi attachée à une déclaration de principe et affirme l’indivisibilité de la République515. La Constitution de 1795 adopte l’idée dans un article 510 Jean TULARD, Le Grand Empire, Albin Michel, 1982, p 115. Jacques GODECHOT, La Grande Nation, l’expansion révolutionnaire de la France dans le monde, de 1789 à 1799, Paris, in 8°, 1983. 512 De nombreux commentateurs font d’ailleurs ce parallèle, tel Frédéric Masson qui voit dans le sacre par le pape une volonté de créer une continuité avec l’Empire de Charlemagne et une rupture avec la tradition capétienne (Frédéric MASSON, Le sacre et le couronnement de Napoléon, Taillandier, p 85). 513 Voir en annexe la liste des actes du Sénat conservateur. Plusieurs types de sénatus-consultes à portée territoriale peuvent être identifiés. Sur les quinze sénatus-consultes, onze constituent l’habillage juridique de l’annexion pure et simple de territoires étrangers, trois transforment certains de ces territoires en grandes dignités de l’Empire et un sénatus-consulte crée un nouveau département. 514 Article 1er du titre II de la Constitution du 3 septembre 1791. 515 Proclamation du 25 septembre 1792 : « La Convention Nationale déclare que la République française est une et indivisible ». 511 168 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. précédent un titre consacré à la division du territoire516. La Constitution de l’an VIII reprend cette idée de l’indivisibilité, mais laisse une place réduite aux questions de territorialité, limitées à l’utilisation de l’assise territoriale comme élément de détermination d’une compétence juridique. Deux axes orientent la position des rédacteurs du texte de frimaire an VIII, le territoire comme participant à l’établissement d’une compétence institutionnelle (article 1er de la Constitution de l’an VIII) et le territoire comme participant à la définition de la citoyenneté (article 2 et 3 de la Constitution de l’an VIII). Les mentions constitutionnelles concernant la violation du territoire sont, pour le reste, résiduelles et ne concernent que l’inviolabilité du domicile ou le cas de la réglementation du territoire des colonies (article 91). Ces dispositions sont reprises en grande partie par la Constitution de l’an X. Le cas particulier de l’article 47 de la Constitution de l’an VIII doit cependant être évoqué ; celuici donne compétence au Gouvernement de pourvoir « à la sûreté intérieure et à la défense extérieure de l’Etat » ; la compétence gouvernementale en matière de défense du territoire est ici pleinement suggérée. L’idée en est reprise avec la Constitution impériale et le serment prêté par l’Empereur de veiller à la garantie du territoire517. b) La compétence sénatoriale et la question du territoire. Il découle de l’ensemble de ces dispositions constitutionnelles deux constatations. La première constatation concerne l’incompétence du Sénat en matière de cession ou d’annexion de territoires. Si l’article 54 al 1er de la Constitution de l’an X lui donne compétence de régler par sénatus-consultes organiques la Constitution des colonies, il ne justifie en aucun cas l’intervention du Sénat qui, même située dans la plupart des cas après l’établissement de la Constitution de l’an X, ne porte que sur l’annexion de territoires contigus à la France, situés essentiellement en Allemagne ou en Italie. Ils ne sauraient être considérés comme des colonies au sens juridique du terme. Le Sénat n’est donc pas habilité par la Constitution à confirmer l’annexion d’un territoire. La seconde constatation a trait au devoir qu’a l’Empereur de garantir l’intégrité du territoire. A la lecture stricte de la Constitution, la compétence du Sénat ne peut être retenue en matière territoriale. Plusieurs remarques doivent alors être faites. L’article 53 de la Constitution de l’an XII peut tout d’abord être considéré comme un prolongement de la compétence attribuée au Gouvernement par l’article 47 de la Constitution de l’an VIII, dont on peut avoir une lecture extensive; le Gouvernement est donc, bien qu’indirectement, garant du territoire et à sa suite, l’Empereur le sera. La compétence gouvernementale est relativement exclusive ; elle ne saurait justifier la compétence sénatoriale, à moins de voir dans le Sénat un prolongement du Gouvernement. Si cela est possible d’un point de vue politique, cela ne peut en aucun cas être admis institutionnellement, du fait notamment de la place du Sénat au sein des institutions consulaires, évoquée précédemment. L’application de l’article 54 al 2 de la Constitution, ensuite, pourrait justifier l’intervention du Sénat. Il attribue en effet à celui-ci compétence pour régler « tout ce qui n’a pas été prévu par la Constitution et qui est nécessaire à sa marche ». Les sénatus-consultes territoriaux faisant suite à celui portant sur l’île d’Elbe interviennent tous après le sénatus-consulte de l’an X et pourraient être considérés comme une application de ce pouvoir constituant nouvellement attribué au Sénat. Outre le fait que ce raisonnement fait perdre intérêt à toute étude du Sénat portant sur la période postérieure à l’établissement du Consulat à vie, il ne tient pas compte du fait que, s’ils sont 516 517 Article 1er de la Constitution de 1795 situé avant le titre I consacré à la division du territoire. Article 53 de la Constitution de 1804 : « Je jure de maintenir l’intégrité du territoire (…) ». 169 Clémence Zacharie contraires à la Constitution, ces sénatus-consultes s’inscrivent dans la vision adoptée par certains selon laquelle le Sénat est le garant des institutions. 2) La question territoriale et la problématique de la garantie des droits. La tradition révolutionnaire fait du territoire un élément fondamental de la théorie de l’Etat, dans la mesure où il constitue l’assise de la vision nationale de celui-ci ; ceci explique notamment les prises de position déclaratives des textes constitutionnels en la matière. L’expansionnisme des régimes installés de 1791 à 1799 a été justifié de façon assez prosaïque à la défense de l’intégrité du territoire, et ne doit pas nécessairement s’inscrire dans la visée supérieure d’un désir de rayonnement idéologique. Les régimes précédant le Directoire, en adoptant des prises de position principielles, confirment alors la nécessité de l’indépendance territoriale comme condition de l’autonomie de l’Etat. Dans la mesure où le pouvoir politique dépasse la justification du lien personnel pour adopter une organisation nationale, le territoire permet de déterminer le cadre de compétence de l’Etat qui peut alors revendiquer un droit réel sur celui-ci. Le territoire entraîne l’identification de la domination de l’Etat, de son imperium518. Il est donc une condition indispensable d’efficacité de l’autorité de l’Etat519. Le régime consulaire ne revient pas sur cette importance du territoire dont la préservation est établie constitutionnellement par le rôle du Gouvernement avec l’article 47 de la Constitution de l’an VIII, puis de l’Empereur après la Constitution de l’an XII et son article 53. Suite à l’attentat de la rue Saint-Nicaise, le Sénat se trouve associé à cet objectif dans la mesure où son rôle se définit comme la participation à la préservation des institutions. Or le territoire, élément de définition de compétences institutionnelles, doit être préservé au même titre que les institutions elles-mêmes. L’attribution d’une compétence territoriale participe de la fonction d’interprète de la volonté nationale souveraine. Le territoire relève de la compétence du souverain et donc du Sénat qui en est l’expression. L’enjeu de cette compétence serait particulièrement accru si elle portait sur une cession de territoire ; un parallèle avec la Cinquième République peut ici être fait. La Constitution du 3 octobre 1958 reprend elle-aussi le postulat d’une République une et indivisible520. Rédigée en pleine période de décolonisation, elle associe cependant au principe d’indivisibilité du territoire la faculté de consultation des populations qui pourraient être amenées à leur émancipation avec la procédure prévue par l’article 53 al 3521. Celui-ci est dans le prolongement de la compétence législative posée par l’article 53 al 1, même si le référendum des populations concernées, s’il est un préalable nécessaire et obligatoire, ne rend pas l’opération de cession, d’échange ou d’adjonction effective et ne dispense pas de la procédure légale522. L’association de cette dernière à une consultation populaire permet cependant l’expression d’une forme de la souveraineté dans le cadre législatif. La consultation constitue surtout une légitimation de l’acte de cession. Un comparatif avec la compétence sénatoriale peut être fait si l’on tient compte du fait que depuis 1800, le Sénat est désigné comme participant à une expression de la souveraineté qui dispense d’ailleurs d’une consultation populaire. L’expression du désir du souverain n’est cependant qu’accessoire dans le cas de l’intervention du Sénat qui participe 518 Jean COMBACAU, Droit international public, Domat Montchrétien, 1993, p 399. François BURDEAUFrancis HAMON, Michel TROPER, Droit constitutionnel, 26ème édition, LGDJ, p 18. 520 Article 2 de la Constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale (…)». 521 Article 53 al 3 de la Constitution de 1958 : « Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n’est valable sans le consentement des populations intéressées ». 522 Conseil d’Etat Assemblée, 27 juin 1958, Geoger et Teivassigamany, Recueil Lebon, p 403. 519 170 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. surtout à l’habillage juridique de ce qui constitue bel et bien une annexion. L’absence de reconnaissance internationale de ces rattachements territoriaux dans tous les cas leur ôte définitivement une quelconque valeur sur le plan de la légalité internationale. Les sénatusconsultes territoriaux ne sont donc qu’une façade, comme bien souvent. B.- Les sénatus-consultes relatifs à la citoyenneté des Français. Le problème de la citoyenneté est réglé en grande partie par la Constitution de l’an VIII qui en fait d’ailleurs le cœur de son dispositif de désignation des représentants français. Elle reprend en cela le système imaginé par Sieyès dont la principale conséquence est de déposséder le citoyen de sa propre souveraineté au profit d’une délégation poussée à l’extrême qui annihile toute représentation réelle. Le titre Ier de la Constitution de l’an VIII organise simplement un droit de présentation puisqu’elle enlève au citoyen ce qui était l’un des attributs de la souveraineté, l’élection de ses représentants523. Mais certains des principes des Constitutions précédentes, qui concernent notamment les conditions de l’établissement de la citoyenneté, sont repris littéralement ; ainsi les six premiers articles de la Constitution de l’an VIII, décrivent, à l’image de la Constitution de l’an III, les règles de détermination de la citoyenneté. Les effets de la citoyenneté française sont, quant à eux, tout à fait relatifs, ne permettant pas notamment l’établissement d’une réelle représentation nationale. Cette citoyenneté n’est cependant pas dénuée d’intérêt aux yeux de Bonaparte qui en jouera habilement. 1) Les manipulations sénatoriales du régime de la citoyenneté. Si la citoyenneté n’est pas valorisée en tant que telle par la lettre de la Constitution, le Premier consul y attache une importance suffisante pour qu’une modification de son régime soit opérée par le Sénat, et non par une simple loi. a) Les révisions du régime constitutionnel de la citoyenneté. Il s’agit en effet d’une révision pure et simple de la Constitution et non d’une application de l’article 54 al 2 de la Constitution de l’an X, qui prévoit les ajouts nécessaires au bon fonctionnement des institutions. Le Sénat revient alors purement et simplement sur des principes fondamentaux qu’il aurait du préserver. Un premier sénatus-consulte est voté le 24 vendémiaire an XI (16 octobre 1802)524. Il modifie substantiellement les conditions d’octroi de la nationalité et, par là même, l’article 3 de la Constitution de l’an VIII525, en faisant disparaître la condition de résidence sur le territoire national526. Cet acte du Sénat dépasse très largement le pillage scientifique et industriel souvent évoqué par les commentateurs de la période ; au delà de 523 Maurice DESLANDRES, Histoire constitutionnelle de la France, op.cit., t. 1, p 446. Sénatus-consulte organique relatif à l’admission des étrangers aux droits de citoyen français pour services rendus à la République, importation d’inventions utiles ou formations de grands établissements, 24 vendémiaire an XI (16 octobre 1802), Bulletin des lois de la République, n°224, p 65. 525 Article 3 de la Constitution de l’an VIII : « Un étranger devient citoyen français, lorsque après avoir atteint l’âge de vingt et un ans accomplis, et avoir déclaré l’intention de se fixer en France, il y a résidé pendant dix années consécutives ». 526 « Pendant cinq ans, à compter de la publication du présent sénatus-consulte organique, les étrangers qui rendront ou qui auront rendu des services importants à la République, qui apporteront dans son sein des talents, des inventions ou une industrie utile, ou qui formeront un grand établissement, pourront, après un an de domicile, être admis à jouir du droit de citoyen français » in Sénatus-consulte du 24 vendémiaire an XI, article 1er, précité. 524 171 Clémence Zacharie ce phénomène, il permet en effet d’associer la population des territoires nouvellement annexés à l’administration de ceux-ci. C’est ainsi que la France compte de très nombreux préfets et administrateurs originaires des territoires annexés, respectant d’ailleurs en cela les désirs de Napoléon527. Le second sénatus-consulte portant sur la citoyenneté528 de 1808 constitue une prorogation de cette dérogation au droit constitutionnel, prorogation par ailleurs prévue par l’article 1er du sénatus-consulte vendémiaire an XI ; il aboutit aux mêmes conséquences en matière de recrutement administratif. b) La prorogation d’un régime initialement dérogatoire. Le problème des sénatus-consultes portant sur la citoyenneté est qu’ils dépassent très nettement les objectifs poursuivis en servant la politique familiale de Napoléon. Dès 1805, le Sénat applique les modifications apportées à l’article 3 de la Constitution de l’an VIII au cas du Prince Camille Borghèse, époux de la princesse Pauline, sœur de l’Empereur. Le titre de citoyen français lui fut conféré afin que lui soient attribuées les fonctions de gouverneur général de la principauté de Guastalla. Il s’agissait d’une quasi-naturalisation destinée à favoriser l’ascension du Prince dans la hiérarchie impériale529. Soucieux d’entourer celle-ci de l’attentive sollicitude du Sénat, l’Empereur va d’ailleurs attribuer de ce fait au Sénat une compétence dont il n’était pas titulaire ; c’est en effet un décret spécial qui confère la citoyenneté à un étranger530. C’est cependant le Sénat qui se prononcera, après que le 25 mars 1805, Régnault de Saint Jean d’Angély ait proposé le vote d’un sénatus-consulte portant dur la citoyenneté du prince Borghèse; celui-ci aura un argument tout à fait spécieux pour justifier le recours au Sénat531. Il fera en effet un parallèle entre l’octroi de la citoyenneté française à Camille Borghèse et celle du titre de Prince français au mari d’Elisa, autre sœur de Napoléon. Le second cas, s’il peut apparaître comme relevant indirectement de la compétence du Sénat du fait des pouvoirs qu’il détient dans l’organisation de la famille impériale, ne peut en aucun cas être assimilé au premier qui constitue l’usurpation d’une compétence gouvernementale établie par un sénatus-consulte organique. Le Sénat confirmera sa participation à la gestion des affaires privées de la famille Bonaparte en entérinant la vente de la Principauté de Guastalla au royaume d’Italie532, principauté accordée par l’Empereur à la Princesse Pauline (qui souhaita s’en séparer rapidement contre de substantiels bénéfices). 2) La valeur symbolique de l’action du Sénat. Le fait que le Sénat intervienne dans de pareils cas est révélateur de la valeur que ses actes prennent aux yeux de l’Empereur. Au-delà de leur intérêt presque journalistique, ces sénatus-consultes portant sur la citoyenneté et, indirectement, sur la gestion du territoire français, illustrent parfaitement le rôle de légitimation tenu par le Sénat aux yeux de Napoléon qui, ainsi que cela sera dit par la suite, l’admet comme participant à l’expression d’une volonté générale, au demeurant bien muette. La question territoriale et 527 Jean TULARD, Le Grand Empire, Albin Michel, 1982, p 107. Sénatus-consulte organique sur l’admissibilité des étrangers aux droits de citoyens français, 19 février 1808, Bulletin des lois de l’Empire, n°181, p 103. 529Jean THIRY, Le Sénat de Napoléon, op.cit., p 239. 530 Article 2 du sénatus-consulte organique du 24 vendémiaire an XI : « ce droit leur sera conféré par un décret spécial rendu sur le rapport d’un ministre, le Conseil d’Etat entendu ». Cette idée est reprise dans l’article 2 du sénatus-consulte du 19 février 1808. 531 Le Moniteur Universel, 30 mars 1805. 532 Sénatus-consulte du 14 août 1806 relatif aux biens qui seront acquis dans le territoire de l’Empire français en remplacement de la principauté de Guastalla, Bulletin des lois de l’Empire, 4ème série, n°112, p 429 528 172 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. celle de la citoyenneté ne sont pas méprisées au point que Napoléon les traite par de simples décrets. Elles restent toutes deux au cœur du système institutionnel qui a été mis en place et doivent, de ce fait, être préservées par celui qui doit théoriquement assurer la garantie des institutions. Le choix du recours au Sénat intervient bien après l’anéantissement de la fonction législative par la Constitution de l’an X qui a ainsi ôté tout poids à l’action du Corps législatif. Or du fait même de l’étendue de l’atteinte portée à quelques principes révolutionnaires, l’Empereur souhaite entourer celle-ci des garanties que semble pouvoir apporter le Sénat. Et notamment de celle tenant au fait que le Sénat véhicule une expression de la volonté populaire. Gardien de la principale manifestation de celle-ci qu’est la Constitution, il devient dès lors seul habilité à revenir sur certains principes voulus comme fondamentaux. Cela est d’autant plus vrai lorsque ce sur quoi repose l’Etat est au cœur d’une discussion. Tel est le cas du problème de la citoyenneté dont les conditions d’obtention sont remises en cause par les sénatus-consultes précédemment évoqués. Tout comme la question du lien national, celle de la citoyenneté est au cœur de la conception de l’Etat issue de la Révolution, émancipé de l’architecture féodale s’appuyant sur le lien personnel. Les sénatus-consultes semblent remettre en cause le mode d’acquisition de la citoyenneté, en supprimant la condition de résidence. Il n’est cependant pas question d’un anéantissement de celle-ci. Le Sénat en est alors le défenseur finalement, malgré une atteinte partielle de ce qui demeure au cœur de l’exercice des droits de citer. C’est en ce sens qu’il authentifie la mesure modifiant le droit de la citoyenneté comme conforme à ce qui demeure l’essence des principes constitutionnels en la matière. Cela est d’autant plus important que Napoléon, en dépit de l’Empire, se refuse à avoir recours au prétexte du lien personnel au monarque pour justifier d’une situation juridique. Seul le lien du monarque avec la nation, établissant la représentation de la seconde par le premier, aboutit à la situation juridique que constitue alors l’incarnation de la représentation nationale. Dans les deux cas que sont les sénatus-consultes portant sur le territoire et la citoyenneté, l’action du Sénat est finalement très symbolique et liée à l’idée que Bonaparte s’inscrit dans une continuité constitutionnelle dont il souhaite reprendre les acquis à son compte. Théoriquement car, au demeurant, ces deux malheureuses reliques du pouvoir de garantie du Sénat conservateur, ne font que ressortir avec plus de force la façon dont il les a fait vacillées. 2§ . Le Sénat conservateur de l’an VIII, instrument de déstabilisation juridique. La plupart du temps, les sénatus-consultes ont été des instruments de Bonaparte et leur action, plus que préservatrices des institutions consulaires, a été l’un des facteurs de leur fragilisation. Ils ont participé à une désorganisation plus ou moins importante des institutions, intervenant directement dans leurs rapports et prenant part ainsi aux fonctions fondamentales de l’Etat, jusqu’à remettre en question l’ordre juridique établi par la Constitution de l’an VIII. A. - Les rapports du Sénat avec les assemblées politiques. Il ne s’agit pas ici de discuter autour de l’usurpation par le Sénat de compétences législatives ; les cas les plus flagrants ont déjà été dénoncés. Par ailleurs, le problème de la procédure législative et de l’intervention du Sénat en son sein a fait l’objet d’analyses 173 Clémence Zacharie particulièrement poussées qui ne justifient aucun complément et n’entrent d’ailleurs pas dans l’objet de la présente étude533. La position du Sénat par rapport au Corps législatif et au Tribunat est cependant particulièrement intéressante ; elle illustre l’immixtion profonde de celui-ci dans le fonctionnement de ses assemblées politiques, au point de le réorienter fondamentalement. Cette intervention est de deux types. Le premier relève d’une participation directe à l’organisation du Corps législatif notamment, jusqu’à orienter de façon déterminante son action. Le second constitue une ingérence plus redoutable encore puisqu’il s’agit d’une désorganisation de l’action législative entraînant une atteinte flagrante à la marche régulière des institutions. Le rôle du Sénat devient dès lors extrêmement politique. 1) L’intervention directe du Sénat dans la fonction législative. Le Sénat est intervenu de deux façons dans l’organisation du Corps législatif, régulièrement tout d’abord, en nommant les membres des deux assemblées, et, de façon plus contestable, ensuite, en leur imposant des règles de fonctionnement. a) La nomination des membres des assemblées. Ce sont au total plus de quatre-vingt dix actes de nomination, la plupart du temps collectifs, qui ont jalonné la carrière des sénateurs durant les quinze ans qu’ont duré le Consulat et l’Empire534. Selon l’article 20 de la Constitution de l’an VIII, le Sénat conservateur est en effet chargé de désigner les membres des deux assemblées au regard des listes d’éligibilité535. Cette mission lui donne une influence unique sur la composition des assemblées, influence qu’utilisera très largement Sieyès à son profit ; c’est en effet lui qui , dès 1799, compose les deux assemblées, plaçant au Corps législatif des modérés totalement inconnus, à l’exception remarquable de Grégoire, qui surent survivre à tous les régimes, et au Tribunat les esprits de l’opposition la plus remuante536. Sans décret des deux tiers, Sieyès a réussi à faire durer une grande partie du personnel des assemblées des régimes précédents537. Au-delà du népotisme qu’entraîne ce mode de désignation des législateurs et des tribuns, le Sénat, « successeur du peuple comme dispensateur du pouvoir »538, détermine l’orientation donnée à l’expression de la souveraineté nationale. Le Corps législatif et le Tribunat sont donc les créatures du Sénat, le rendant potentiellement omnipotent. Cet aspect des choses est renforcé par l’influence directe qu’il a sur la répartition de la représentation nationale d’un point de vue géographique. Plusieurs sénatus-consultes déterminent en effet le nombre de députés nécessaires à la représentation de chaque département539. 533 On se reportera avec intérêt aux études de Charles Durand dont certaines sont citées dans la biographie située à la fin de cet ouvrage. 534 Voir en annexe la liste des actes du Sénat conservateur, document 1. 535 Article 20 de la Constitution de l’an VIII : « il élit dans cette liste les législateurs, les tribuns, les consuls, les juges de cassation et les commissaires à la comptabilité ». 536 Maurice DESLANDRES, Histoire constitutionnelle de la France, op.cit., t. 1, p 471. 537 Jean THIRY, Le Sénat de Napoléon, op.cit., p 68. 538 Maurice DESLANDRES, Histoire constitutionnelle de la France, op.cit., p 450. 539 Par exemple, sénatus-consulte organique du 16 vendémiaire an XIV (8 octobre 1805) concernant la réunion des arrondissements de Gène, Montenotte et des Apennins au territoire de l’Empire français et déterminant les députations à fournir pour ces mêmes départements 174 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. b) La participation à un contentieux électoral. Parallèlement à cette fonction de nomination (que le Bulletin des lois, même après la Constitution de l’an X, dénomme toujours « acte du Sénat conservateur », sans tenir compte de l’article 59540 de ce texte), il s’occupe de ce qui constitue presque alors un « contentieux électoral ». Plusieurs exemples peuvent être donnés. Le premier concerne les actes de rectification du Sénat conservateur ; il intervient en effet pour rétablir la justesse d’un nom sur les procès-verbaux de nomination du Corps législatif541. Le vocabulaire employé est en lui-même intéressant. Bien que l’acte de rectification soit désigné par le Bulletin sous le terme « acte », son texte se définit lui-même comme un « arrêt », plaçant ainsi l’action du Sénat sur le terrain contentieux. Dès lors se pose la question de la nature de l’action sénatoriale lorsqu’il désigne les législateurs, les tribuns ou les juges de Cassation. Il a, tout d’abord, une fonction purement politique lorsqu’il nomme les législateurs et les tribuns, participant ainsi à une forme d’expression de la souveraineté sur laquelle des développements ultérieurs seront nécessaires. Ce faisant, il applique d’ailleurs la lettre de l’article 20 de la Constitution de l’an VIII. Il joue, ensuite, un rôle à caractère administratif en désignant les membres du Tribunal de Cassation, en application toujours de l’article 20 de la Constitution. Le Consulat et l’Empire voient en effet une évolution très nette de l’ordre judiciaire dans le sens d’une réelle séparation des pouvoirs au profit de l’autorité judiciaire, qui sera d’ailleurs favorisée par Napoléon, contrairement à ce que la plupart des commentateurs pourraient avancer. Le système d’élection des juges disparaît partiellement, avec le principe d’élection en général. Dans un sens identique, la dépendance vis-à-vis de l’exécutif s’émousse elle-aussi, tout comme celle vis-à-vis du législatif ; le principe de l’inamovibilité est affirmé par l’article 68 de la Constitution542. Il a, enfin, un rôle contentieux, et c’est le second exemple, dans le cadre du contrôle des actes de nomination et de l’établissement des listes d’éligibilité. Tel est le cas du sénatusconsulte portant sur le citoyen Vanhulten par lequel les sénateurs refusent la candidature de celui-ci au motif qu’il n’a pas atteint l’âge réglementaire et que quatre mois lui font défaut. Son nom est alors radié de la liste des candidats aux fonctions de sénateur543. Tel est aussi le cas d’un préfet dont la candidature aux fonctions de sénateur est écartée du fait de ses fonctions544. Ce sont au total douze cas d’annulation d’élection ou de liste d’éligibilité qui se présentent au Sénat conservateur. La question du fondement constitutionnel de ce rôle contentieux est plus délicate à trancher. De façon assez insatisfaisante, on peut dire qu’il est une application, bien qu’indirecte du contrôle de constitutionnalité des lois dont il serait la seule application ; l’article 21 de la Constitution 540 Article 59 de la Constitution de l’an X : « L’acte de nomination d’un membre du Corps législatif, du Tribunat et du Tribunal de Cassation s’intitule « arrêté » ». 541 On peut citer le cas de l’acte du Sénat conservateur du 28 nivôse an VIII (Bulletin des lois de la République française, 3ème série, n°13) qui rectifie un acte de nomination sur lequel de nom du candidat Blanc a été changé en Leblanc. 542 Article 68 de la Constitution de l’an VIII : « les juges, autre que les juges de paix, conservent leur fonction toute leur vie, à moins qu’ils ne soient condamnés pour forfaiture, ou qu’ils ne soient pas maintenus sur les listes d’éligibilité ». 543 Sénatus-consulte relatif au citoyen Vanhulten, 5 nivôse an XII (27 décembre 1803), Bulletin des lois de la République, n°334, p 249. 544 Sénatus-consulte qui annule la nomination de Jean-Baptiste Lacoste au titre de candidat pour le Sénat, 15 brumaire an XIII (6 novembre 1804), Bulletin des lois de la République, n°21, p 324. 175 Clémence Zacharie prévoit en effet que les listes d’éligibilité puissent être déférées au Sénat pour cause d’inconstitutionnalité, ce qui est la cas lorsque les conditions d’âge posées par la Constitution en matière de candidature ne sont pas respectées. Dans le cas présent, il s’agit d’une quasi auto-saisine, ou d’une requête directe de l’intéressé dans le cas de modification de procès verbaux. La lettre de la Constitution n’est donc pas suivie. 2) Une atteinte directe du Sénat au fonctionnement régulier des institutions. L’application de l’article 20 de la Constitution de l’an VIII n’est pas la seule occasion pour le Sénat d’intervenir dans l’organisation des assemblées politiques ; ses sénatus-consultes sont rendus dans des domaines très variés, tel celui de l’ouverture des sessions ou celui des règles du travail parlementaire (le cas du mode de renouvellement de ces assemblées fera l’objet d’une étude à part). Il existe pourtant un droit constitutionnel régissant ces assemblées. Dans la Constitution de l’an VIII, le titre III porte intégralement sur le pouvoir législatif et ses articles 31 à 35 détaillent le fonctionnement du Corps législatif et du Tribunat. La Constitution de l’an X reprend cette idée dans ses titres VII et VIII portant respectivement sur le Corps législatif et le Tribunat. Ces règles demeurent cependant superficielles et ne détaillent pas le processus décisionnel, justifiant partiellement l’intervention du Sénat. a) La participation à l’élaboration d’un droit constitutionnel des assemblées. Celle-ci est de deux ordres. Le premier type d’intervention du Sénat ne présente pas un intérêt remarquable si ce n’est celui d’illustrer la domination renforcée du Premier consul sur la vie politique du pays. Ainsi le sénatus-consulte organique du 28 frimaire an XII (18 décembre 1803) expose la façon dont seront ouvertes les sessions du Corps législatif545 ; dans un autre registre, le sénatus-consulte du 22 février 1806 fait état des diverses dates de renouvellements successifs des députations au Corps législatif546. Certains sénatus-consultes, en revanche, interviennent plus directement dans le processus décisionnel des assemblées et dans leur règlement intérieur. C’est ainsi que le sénatus-consulte du 19 août 1807 organise la procédure législative547. Une loi a pourtant fixé la procédure le 19 nivôse an VIII ; sa propension à donner un rôle considérable à l’initiative gouvernementale a d’ailleurs été évoquée. Le Gouvernement est maître du déroulement de l’élaboration de la loi ; il détient la faculté de fixer la date des différentes lectures et des discussions au Tribunat, enfermant celui-ci dans un carcan chronologique. Le débat parlementaire se limite alors à son bon vouloir548. Dans les faits, le Gouvernement n’aura pas à user de subtilités d’ordre du jour, tant le Corps législatif se pliera aisément à sa volonté, au point que Deslandres a pu dire: « Le Corps législatif ne représente rien et ne signifie rien ; il n’est à aucun degré national ou représentatif »549. Le sénatus- 545 Sénatus-consulte du 28 frimaire an XII (18 décembre 1803) sur l’ouverture des sessions du Corps législatif, sa formation en comité général, la nomination du Président, des questeurs etc. …. Et celle des membres du Grand Conseil de la Légion d’Honneur, Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°331, p 219. 546 Sénatus-consulte du 22 février 1806 portant sur les renouvellements successifs des députations au Corps législatif, Bulletin des lois de l’Empire, 4ème série, n°76, p 289. 547 Sénatus-consulte du 19 août 1807 concernant l’organisation du Corps législatif, Bulletin des lois, 4ème série, n°160, p 73. 548 Sur la loi du 19 nivôse an VIII et son application, voir DESLANDRES, Histoire constitutionnelle de la France, op.cit., t. 1, p 474. 549 Maurice DESLANDRES, op.cit., p 598. 176 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. consulte du 19 août 1807550 va renforcer cette passivité, voulue par la Constitution de l’an VIII, dans la participation réelle à l’élaboration de la loi, sous couvert d’un aménagement de la procédure législative. Il met en effet en place l’ultime musellement du Corps législatif à la suite de la disparition du Tribunat. Le Sénat affecte de permettre l’expression des législateurs en organisant un système de commissions préétablies discutant des projets de loi à la place du Tribunat551. Si un conflit intervient entre la section du Conseil d’Etat rédactrice du projet et la commission du Corps législatif compétente, la section et la commission se réunissent en conférence afin de le surmonter (article 4 du sénatusconsulte). Si les législateurs et les conseillers trouvent un terrain d’entente, un compte rendu est fait au Corps législatif par le président de la conférence de conciliation, l’archichancelier ou l’architrésorier de l’Empire, sans qu’un point de vue divergent ne puisse alors être exprimé (article 5 du sénatus-consulte). C’est donc la fin pure et simple d’un quelconque débat parlementaire. La maîtrise de la conférence assure donc au Gouvernement l’approbation du Corps législatif dans son ensemble. Par ce sénatusconsulte, à la suite du glas du Tribunat, le Sénat sonne celui d’un semblant de procédure législative. Il poursuit ainsi son action de désorganisation du Corps législatif, introduite notamment par le travail d’usure des assemblées qu’a constitué l’épuration de celles-ci. Bien plus qu’une désorganisation de l’action du législateur, il s’agit d’une atteinte flagrante au fonctionnement régulier des institutions. b) L’immixtion du Sénat dans le fonctionnement des institutions. Celle-ci se fait essentiellement par le biais de l’utilisation du pouvoir de nomination du Sénat et le renouvellement des assemblées dont il est chargé. La conséquence ultime sera « l’épuration de l’an X »552 et l’élimination de tous les opposants au gouvernement consulaire. Un méticuleux travail de sape est alors entrepris le Sénat conservateur. La première étape est constituée par le sénatus-consulte du 22 ventôse an X (13 mars 1801) qui organise le renouvellement des membres du Corps législatif et du Tribunat553. La Constitution de l’an VIII avait en effet prévu que le Tribunat et le Corps législatif, dont les membres devaient être désignés par le Sénat, devaient être renouvelés par cinquième tous les ans (articles 27 et 31 de la Constitution de l’an VIII). Le premier renouvellement devait avoir lieu dans le courant de l’an X (article 38 de la Constitution de l’an VIII) ; la Constitution restait cependant muette sur les modalités de ce renouvellement et ne précisait notamment pas le mode de désignation des membres sortants. Le Sénat a établi ces règles par le sénatus-consulte du 22 ventôse an X dans un contexte très particulier. Ce sénatus-consulte intervient alors qu’une tentative d’opposition assez énergique a agité le paysage politique français ; le Sénat, tout comme le Corps législatif et le Tribunat, a tenté de s’opposer à Bonaparte. Le plus bel exemple en est la désignation de l’abbé Grégoire comme sénateur le 3 nivôse an X (24 décembre 1801). Cette nomination tapageuse fait suite à l’échec essuyé par le Premier consul à l’occasion de la discussion du 550 Sénatus-consulte du 19 août 1807 concernant l’organisation du Corps législatif, Bulletin des lois, 4ème série, n°160, p 73. 551 Article 1 : « A l’avenir et à compter de la fin de la session qui va s’ouvrir, la discussion préalable des lois qui est faite par les sections du Tribunat, le sera, pendant la durée de chaque session, par trois commissions du Corps législatif sous le titre, la première, de commission législative et criminelle, la deuxième, de commission d’administration intérieure, la troisième, de commission des finances ». 552 Devilleneuve et Carette, p 573. 553 Sénatus-consulte du 22 ventôse an X (13 mars 1801) relatif au mode d’élection pour le renouvellement par cinquième des membres du Corps législatif et du Tribunat pendant les années X, XI, XII et XIII, Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°169, p 369, voir annexe, document 4d. 177 Clémence Zacharie projet de Code Civil. La conséquence immédiate de ces manifestations est un rappel à l’ordre énergique de Bonaparte. Au cours d’une audience des sénateurs auprès de lui, il les admoneste très vigoureusement, au point de faire rentrer la plupart des sénateurs présents ce jour-là, ils étaient alors nombreux, dans le rang554. À la suite de cette séance, il fait retirer le projet de Code civil et, pour modeler des assemblées à son image, avertit le Sénat de la nécessité de procéder au renouvellement des assemblées555. Le Sénat, muselé par la séance du 12 nivôse, se plie sans grande difficulté aux exigences de Bonaparte. L’influence de Cambacérès, qui agira comme à l’accoutumée dans l’ombre, est ici déterminante556. Le résultat de ces tractations est le sénatus-consulte du 22 ventôse an X, dont les termes sont très clairs. Constatant le silence du texte de l’article 38557, il adopte un mode de désignation des membres sortants du Corps législatif et du Tribunat ; le Sénat établira en effet la liste des tribuns et des sénateurs admis à être candidats à ces fonctions. Le nom des exclus n’est pas ainsi mentionné 558. Deux actes du Sénat conservateur du 27 ventôse an X, contenant la liste des noms des tribuns et législateurs autorisés à être candidats, font ainsi suite au sénatus-consulte du 22 ventôse559. Au delà de la nécessité politique d’une épuration, le Sénat tente de justifier l’adoption de cette méthode par la nature-même de sa mission électorale ; il participe en effet directement au processus électif, en est le rouage essentiel. Le recours au sort pour déterminer la liste des législateurs et des tribuns autorisés à maintenir leur candidature ne s’inscrit pas dans la notion d’élection adoptée par le constituant en l’an VIII. Outre le fait que les précédents en la matière ont été l’occasion de confusion et surtout d’inefficacité, le sort ne correspond pas à l’idée d’un réelle expression de la souveraineté, voulue en l’an VIII. L’établissement de la liste des parlementaires destinés à durer est donc de la compétence du Sénat, en accord avec ses fonctions initiales. La seconde étape de l’amenuisement du rôle des assemblées consulaires est constituée par la Constitution de l’an X elle-même. Les conditions de rédactions de cellesci ont déjà été évoquées et feront l’objet d’une étude plus approfondie, mais il est dores et déjà possible d’en remarquer l’importance quant à la condamnation progressive d’une influence quelconque des assemblées. L’attribution du pouvoir de dissolution au Sénat par l’article 55 alinéa 5560 et la planification de la disparition du Tribunat effectuée par l’article 76561, sont autant de coups portés à ses assemblées dont la survie politique apparaît désormais précaire. 554 Thiers fait un tableau de cette réunion du 12 nivôse an X (2 janvier 1802) qui terrorisa les sénateurs. Les menaces de Bonaparte de recourir à la force furent efficaces. Voir THIERS , Histoire du Consulat et de l’Empire, Paris, Paulin, 1849, t. 3, p 355 et suivantes. 555 Message du Gouvernement au Sénat du 17 pluviôse an X, Le Moniteur universel, pluviôse an X. 556 Rédigeant un mémoire à l’attention du Premier consul, Cambacérès établit la compétence du Sénat de façon indiscutable : « 1° (…)L’article 38 offre évidemment une lacune ; 2°(…) il faut laisser au Sénat le soin de la remplir, en lui suggérant que le droit qu’il a d’élire serait incomplet, si dans les fonctions d’inégale durée, il ne déterminait pas l’exercice de chacune d’elles ;3° (…) abandonner au sort une question aussi importante, ce serait le constituer électeur, et s’exposer à de très mauvais choix ; 4° (…) enfin (…) il est dans l’ordre que le Sénat désigne les membres du Corps législatif et du Tribunat qui doivent sortir en l’an X » in CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, op.cit., t. 1, p 601. Cambacérès va par la suite convaincre individuellement les sénateurs réticents, tel Tronchet, et déjouer les tentatives d’opposition. 557 Voir annexe, document 4d, alinéa 1. 558 Voir annexe, document 4d, alinéa 3 et 4. 559 Acte du Sénat conservateur du 27 ventôse an X contenant la liste des 240 membres élus pour continuer l’exercice de leurs fonctions au Corps législatif, Bulletin des lois de la République, n°169, p 370 à 380, et Acte du Sénat conservateur contenant la liste des 80 membres élus pour continuer l’exercice de leurs fonctions de tribun, Bulletin des lois de la République, n°169, p 377 ; 560 article 55 alinéa 5 : « Le Sénat, par les actes intitulés sénatus-consultes, (…) dissout le Corps législatif et le Tribunat ». 561 article 76 : « A daté de l’an XIII, le Tribunat sera réduit à cinquante membres. Moitié de cinquante sortira 178 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. La troisième étape d’usure des assemblées par le Sénat est une application directe de ce pouvoir de dissolution attribué par l’article 55 al 5 de la Constitution de l’an X. La conséquence immédiate est le renforcement du pouvoir qu’il avait déjà de modeler la représentation nationale à son image avec sa simple fonction électorale. Toute tentative d’opposition est ainsi menacée par le recours à la dissolution ; le Sénat le brandit dès l’été 1802 avec un sénatus-consulte qui organise les modalités de cette dissolution, et détermine la rédaction du sénatus-consulte qui doit la prononcer562. Un second sénatus-consulte, en date du même jour , organise la réduction du Tribunat563. L’ultime étape de destruction de la fonction parlementaire est bien évidemment la disparition du Tribunat décidée par sénatus-consulte le 19 août 1807564 et le transfert de ses compétences au Corps législatif. L’article 1er de ce texte est bien clair : Article 1er : « A l’avenir et à compter de la fin de la session qui va s’ouvrir, la discussion préalable des lois qui est faite par les sections du Tribunat, le sera, pendant la durée de chaque session, par trois commissions du Corps législatif sous le titre, la première, de commission législative et criminelle, la deuxième, de commission de l’administration intérieure, la troisième, de commission des finances ». Dans tous ces cas, l’intervention du Sénat entraîne un fonctionnement irrégulier des institutions ; celle-ci se justifie par l’idée que l’ont se fait alors de la fonction sénatoriale et du rôle du Sénat qui est alors le gardien d’un pacte fondateur que lui seul peut remanier, et auquel il peut éventuellement porter atteinte. Ce principe se retrouve dans la compétence attribuée en l’an X au Sénat par l’article 55 de la Constitution organisant les cas de suspension de l’ordre constitutionnel. B. - Le Sénat conservateur et la suspension de l’ordre juridique. Selon l’article 55 de la Constitution de l’an X, le Sénat conservateur est le seul organe autorisé à porter atteinte au fonctionnement régulier des institutions et notamment à prévoir la mise en place d’un système juridique dérogatoire du droit commun pour une partie du territoire. La Constitution de l’an VIII était silencieuse sur cette compétence du Sénat mais un cas de suspension de l’ordre constitutionnel était prévu puisque l’article 92 précise que : « Dans le cas de révolte à main armée, ou de troubles qui menacent la sûreté de l’Etat, la loi peut suspendre, dans les lieux et pour le temps qu’elle détermine, l’Empire de la Constitution. Cette suspension peut être provisoirement déclarée, dans les mêmes cas, par un arrêté du Gouvernement, le Corps législatif étant en vacance, pourvu que ce corps soit convoqué au plus court terme par un article du même arrêté » . Il n’y eut aucune application de cet article durant le Consulat décennal. Il est cependant intéressant à plusieurs titres. Il donne tout d’abord une idée de l’importance qui est donnée au Corps législatif, même s’il est voulu par les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII comme un « corps muet », en réaction aux assemblées bavardes de la période tous les trois ans. Jusqu’à cette réduction, les membres sortants ne seront pas remplacés. Le Tribunat se divise en section ». 562 Sénatus-consulte du 8 fructidor an X (26 août 1802) relatif aux termes dans lesquels sera rédigé le sénatusconsulte qui prononcera la dissolution du Corps législatif ou du Tribunat, ou de l’un et de l’autre, Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°210, p 640. 563 Sénatus-consulte du 8 fructidor an X (26 août 1802) relatif à la classification des membres du Corps législatif en séries, et au mode de réduction des membres du Tribunat, Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°210, p 638. 564 Sénatus-consulte du 19 avril 1807 concernant l’organisation du Corps législatif, Bulletin des lois de l’Empire, 4ème série, n°160, p 73. 179 Clémence Zacharie révolutionnaire 565. Il confirme ensuite l’idée que le Gouvernement est le garant de la sûreté de l’Etat et à ce titre, l’article 92 alinéa 2 est bien un prolongement de l’article 47 de la Constitution précédemment évoqué. La Constitution de l’an X apporte une réelle modification à cette situation avec l’article 55 alinéa 1 et 2 qui transfert au Sénat cette compétence du Corps législatif566, le dépouillant par la même occasion. Plusieurs remarques doivent être faites avant que ne soient étudiées les différentes applications de cette double compétence. Le transfert de compétence, tout d’abord, est à l’image de ce que l’on pense alors du Corps législatif dont le pouvoir est résiduel, et en aucun cas constitutif d’une quelconque représentation du souverain, à l’image de celles des assemblées qui le précédèrent. Ce rôle incombe désormais au Sénat, seul légitime représentant du souverain et à ce titre autorisé à décider de dérogation à son expression ordinaire. La conséquence immédiate de l’application de ces deux alinéas de l’article 55 de la Constitution de l’an X, ensuite, est la mise en place d’un état d’exception semblable à bien des titres à celui entraîné par l’application de l’article 16 de la Constitution du 4 octobre 1958. Cet article 16, tout d’abord, est le prolongement direct de l’article 5 de la Constitution de la Cinquième République dont l’alinéa 2 précise que « [le Président] est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire, du respect de accords de communauté et des traités » ; il est aussi la suite de l’article 5 alinéa 1 : « le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’Etat ». Ce premier alinéa attribue donc au Président une fonction de garantie des institutions qui justifie le recours à des mesures d’exception en temps de crise. Cette mission, déduite de l’article 5, permet l’instauration d’un régime dérogatoire de la Constitution. Or le cas de l’article 55 alinéa 1 de la Constitution de l’an VIII put être perçu comme une application de la fonction de garantie des institutions qui a été déduite par le Sénat de sa lecture de la Constitution567 et que l’article 54 de la Constitution de l’an X a renforcée par l’attribution du pouvoir constituant. A ce titre, de nombreuses similitudes peuvent être relevées entre les deux articles des Constitutions de 1799 et de 1958. 1) Les conditions de la suspension de l’ordre constitutionnel. Plusieurs remarques doivent être faites. Les textes de l’an VIII, de l’an X et de 1958 posent des conditions d’application à la mise en place du régime d’exception qu’elles prévoient. a) Les cas de suspension en l’an VIII. L’article 92 de la Constitution de frimaire an VIII admet la suspension de l’application de la Constitution en cas de « révolte à mains armées » ou « de troubles qui menacent la sûreté de l’Etat ». L’article 55 de la Constitution de l’an X se montre moins exigeant puisque la suspension des jurés est admise dès lors que cette mesure est « nécessaire », et l’empire de la Constitution peut être écarté « quand les circonstances 565 « Violente réaction contre les assemblées législatives antérieures nombreuses, livrées à des discussions sans fin et sans ordre, auxquelles en foule leurs membres, voire le public, participaient inlassablement, souvent dans un déchaînement de passion. Le mal avait été violent, le remède ne l’était pas moins », in DESLANDRES, Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à 1870, op.cit., p 455. 566 Article 55 alinéa 1et 2 : « Le Sénat, par des actes appelés sénatus-consultes,1° suspend pour cinq ans les fonctions de jurés dans les départements où cette mesure est nécessaire ; 2° déclare, quand les circonstances l’exigent, des départements hors de la Constitution ». 567 C’est notamment ce qui ressort du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX déjà évoqué et de l’idée que le Sénat est « interprète et gardien de cette Charte » et qu’il exprime « le désir et la volonté du peuple » (considérants 7 et 6 du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX). 180 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. l’exigent ». L’article 16 de la Constitution de 1958 subordonne quant à lui son application à des « menaces sur les institutions de la République, sur l’indépendance et l’intégrité du territoire, sur le fonctionnement régulier des pouvoirs publics » ; le Gouvernement peut alors prendre les « mesures exigées par les circonstances ». Un parallèle peut facilement être fait entre l’article 92 de la Constitution de l’an VIII et l’article 16 du texte de 1958, si l’on fait exception de la différence de leur champ d’application ; l’article 16 concerne en effet la totalité du territoire, contrairement à l’article 92 dont l’application se limite à un département. Tous deux néanmoins, utilisant la terminologie de « menaces », présentent le recours à ces régimes d’exception comme soumis à une grande nécessité et à un risque majeur pesant sur l’Etat, soit qu’il soit insurrectionnel (ce qui est le cas avec des révoltes à mains armées), soit qu’il provienne d’un conflit extérieur (qui fait peser un risque sur l’indépendance et l’intégrité du territoire). Les articles 92 et 16 sont donc des réponses à un contexte historique, la succession de guerres civiles qui ont ravagé la France durant dix ans dans le premier cas, l’immobilisme des institutions de la Troisième République en 1940 et la menace algérienne dans le second cas. b) Les cas de suspension de l’an X La Constitution de l’an X laisse, quant à elle, une grande latitude au Sénat qui, contrairement au Gouvernement de la Cinquième République dans le cas de l’application de l’article 16 avec l’avis du Conseil constitutionnel, ne doit se soumettre à aucun processus consultatif. Celui-ci est cependant illusoire, tant grande est la marge de manœuvre laissée aux consuls dans l’appréciation des conditions de recours à l’article 16. Il n’y eut qu’un seul cas d’application de l’article 16, entre le 23 avril et le 29 septembre 1961 durant la guerre d’Algérie. L’avis du Conseil constitutionnel rendu à cette occasion fut favorable au Président de la République, puisqu’il adopta une vision large des conditions d’entrée en vigueur de l’état d’exception qu’introduit l’article 16568. L’alinéa 1er de celui-ci en prévoit l’application lorsque « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics est interrompu » et non, ainsi que l’a avancé le Conseil constitutionnel, lorsque « les pouvoirs publics constitutionnels ne peuvent fonctionner de façon régulière ». La seule absence d’un ministre, ce qui était le cas en 1961, ne peut être considérée comme entraînant la suspension de l’activité de tout un gouvernement569. Il apparaît cependant cohérent de ne pas attendre la disparition de toute forme d’autorité au sein de l’Etat pour avoir recours au système proposé par l’article 16. Nécessairement, l’application de celui-ci suppose une conception très large de ses conditions d’application. Ce faisant, l’article 16 rejoint l’article 55 alinéa 2 de la Constitution de l’an X dans la mesure où il ne donne pas une définition très précise de ses conditions d’application ; si le texte de la Constitution de 1958 n’est pas aussi laxiste que l’on pourrait le croire, la lecture qui en a été faite à ce jour, incontestée jusqu’alors, laisse une grande marge de manœuvre au Président de la République. 2) Les conséquences de la suspension du régime constitutionnel. Les conséquences de l’application de l’article 16 et des articles des Constitutions consulaires, ensuite, justifient là encore l’établissement de parallèles. Quant à la durée de l’application, deux remarques peuvent être faites. Aucun des trois textes, tout d’abord, n’impose constitutionnellement de limite à l’application du régime d’exception du point de vue de la durée. Le Sénat conservateur et le Président de la République semblent avoir 568 569 Avis du Conseil constitutionnel du 23 avril 1961, GDCC, 7ème éd., p 126. Code constitutionnel, Litec, 1995, p 274. 181 Clémence Zacharie toute latitude. D’autre part, il existe une idée de limitation des pouvoirs exceptionnels ; la Constitution de l’an VIII exige que la loi établissant le suspension de la Constitution indique le terme de celle-ci (« la loi peut suspendre, dans les lieux et pour le temps qu’elle détermine, l’empire de la Constitution »570). Cette limitation de la durée du recours à l’article 92 de la Constitution de l’an VIII est renforcée par l’alinéa 2 concernant les cas dérogatoires à l’alinéa 1er ; la suspension déclarée par le Gouvernement ne peut l’être que « provisoirement », et toujours dans l’attente d’une convocation du Corps législatif571. En revanche, aucune limite de ce type n’est indiquée en l’an X et en 1958. a) Les conséquences institutionnelles. Un autre type de conséquence doit être envisagé, les conséquences institutionnelles des articles 92, 55 et 16 des Constitutions de 1799, 1802 et 1958. Indéniablement, le recours à ces procédures constitue un bouleversement de l’ordre institutionnel établi par ces trois Constitutions ; l’ampleur de celui-ci ne se justifie d’ailleurs que par la gravité des menaces pesant sur l’ordre constitutionnel. Il est néanmoins remarquable de constater que, dans les trois cas, les rédacteurs des différentes Constitutions laissent à la sagacité des dirigeants français l’appréciation de la nécessité du recours à ces mesures d’exception. Il s’agit d’un point important, faisant reposer la suspension de l’ordre juridique, non sur des critères objectifs appréciés in abstracto, mais sur la réalité subjective d’une appréciation in concreto. Cela est d’autant plus important que ces mesures révèlent la dangerosité d’un pouvoir octroyé aux gouvernants. Mais si elles constituent un pouvoir dangereux, il se justifie par la menace de dangers encore grands. Dans les faits, sous le régime de la Constitution de l’an VIII, les espérances des constituants seront remplies. L’article 92 est appliqué à deux reprises durant le Consulat décennal. La première fois, la Constitution est suspendue à l’initiative du Tribunat dans les départements de l’ouest de la France. Suite à l’armistice signé entre les chouans et le Gouvernement le 23 frimaire an VIII (14 décembre 1799), certains royalistes restent en armes. Une loi est donc votée le 21 nivôse an VIII (11 janvier 1800)572, en application de l’article 92. Deux arrêtés des consuls sont pris pour son application le 26 nivôse an VIII 573; ils sont remarquables par l’ampleur des pouvoirs attribués au général en chef de l’armée de l’ouest, qui devient à cette occasion le représentant exclusif de l’Etat dans la région concernée. Cette représentation est lourde de conséquences puisqu’elle confère au général en chef le pouvoir législatif (article 1er de l’arrêté du 26 nivôse an VIII contenant des mesures relatives aux lieux où la Constitution est suspendue) ; elle met aussi en place un tribunal extraordinaire se substituant aux organes de la justice ordinaire (article 5 de ce même arrêté), statuant dans les formes d’un conseil de guerre. Le second cas d’application de l’article 92 concerne la suspension de la Constitution en Corse par une loi en date du 22 frimaire an IX574, réaction à l’état quasi insurrectionnel de l’île depuis 1793. 570 Article 92 alinéa 1er de la Constitution de l’an VIII. Article 92 alinéa 2 de la Constitution de l’an VIII : « Cette suspension peut être provisoirement déclarée, dans les mêmes cas, par un arrêté du gouvernement, le Corps législatif étant en vacance, pourvu que ce corps soit convoqué au plus court terme par un article du même arrêté ». 572 Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°4. 573 Ils sont notamment reproduits dans l’article de Christian BIGAUT, « Les suspensions de la Constitution, les régimes dérogatoires au dispositions constitutionnelles : les suspensions provisoires de la Constitution », paru à la Revue Administrative, 2002, n° 325, p 47 et suivant. 574 Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°60, p 192. 571 182 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Sous le Consulat à vie et l’Empire, l’article 92 est très peu appliqué, si l’on tient notamment compte du caractère autoritaire du régime alors en place. L’article 16 n’est, quant à lui, appliqué qu’une seule fois sous la Cinquième République, alors que bien des cas auraient pu être envisagés durant plus de quarante ans. C’est donc bien le comportement politique qui permet d’identifier la réelle nature d’un régime ; cette vérité est confirmée par la période consulaire et impériale. La mesure avec laquelle le Premier consul a eu recours à ce système de gouvernement d’exception est en elle-même remarquable. C’est probablement la conscience de l’ampleur des conséquences de ces mesures qui entraîna la parcimonie de Bonaparte. L’application de ces dispositions de la Constitution consulaire constitue un bouleversement constitutionnel à plusieurs titres. Il s’agit tout d’abord de la remise en cause des garanties constitutionnelles des droits fondamentaux et notamment de la première, la division des pouvoirs. Le principe de l’efficacité politique justifie en effet aux yeux des rédacteurs des trois Constitutions étudiées la mise à l’écart de la rigueur juridique. Les conséquences immédiates sont la concentration des pouvoirs au profit de l’exécutif dans le cas de l’article 16, ou la disparition des principes de répartition des compétences dans le cas des articles 92 et 55. Le second bouleversement, enfin, est réalisé par la disparition de l’expression ordinaire de la souveraineté nationale avec le musèlement momentané des assemblées, plus ou moins représentatives. Leurs intérêts sont cependant préservés ; en l’an VIII, le principe d’une convocation impérative du Corps législatif est posé par l’article 92, même si l’on doit douter des exigences de rapidité, puisque la convocation doit avoir lieu « au plus court terme ». En 1958, l’impossible dissolution de l’Assemblée nationale est affirmée avec l’alinéa 4 de l’article 16. b) L’enjeu politique limité. L’ensemble de ces remarques peut nous conduire à penser que, même si les mesures envisagées par les articles 92, 55 et 16 sont de nature à porter atteinte à la garantie des droits de chacun, elles demeurent encadrées ; il faut ajouter à cela que des trois textes constitutionnels, le plus protecteur n’est peut être pas le plus récent, la Constitution de l’an VIII offrant des garanties indéniables que ne présenteront pas celles qui la suivront ; les Constitutions de l’an X et de 1958 offrent même aux gouvernants des armes redoutables. L’étude des applications des articles 92 et 55 montre combien la menace fut en disproportion par rapport à sa réalisation. Cette étude est courte, tant sont rares les cas d’application des articles 92 et 55. Il n’y en a aucun, tout d’abord, pour l’article 92 de la Constitution de l’an VIII. L’article 55 alinéa 1 de la Constitution de l’an X a quant à lui été appliqué à un ensemble de départements. Il recouvre les régions frontalières du nord-est, du sud-est, la Corse et certains territoires annexés en Italie du nord. Les fonctions de jurés ont été suspendues dans ces départements par un sénatus-consulte du 26 vendémiaire an XI (18 octobre 1802) ; cette suspension sera prolongée à plusieurs reprises575. Elle est essentiellement due à l’état d’agitation qui caractérise les frontières durant toute cette période576 ; c’est en tout 575 Sénatus-consulte du 26 vendémiaire an XI (18 octobre 1802) portant suspension aux fonctions du jury dans plusieurs départements pendant l’an XI et l’an XII, Bulletin des lois, 3ème série, n°224, 67 ; ce texte est prorogé à plusieurs reprises : sénatus-consulte du 15 thermidor an XII (2 août 1804), Bulletin des lois, 4ème série, n°11, p 203, sénatus-consulte du 27 septembre 1806, Bulletin des lois, 4ème série, p 507. Une prorogation spécifique est établie pour la Corse et le Piémont en 1808 (voir sénatus-consulte du 10 septembre 1808 qui proroge la suspension des fonctions de jury dans les départements du ci-devant Piémont et de la Corse, Bulletin des lois, 4ème série, n°203, p 92). 576 Jean THIRY, Le Sénat de Napoléon, Berger-Levrault, 1946, p 198. 183 Clémence Zacharie cas l’argument présenté dès vendémiaire an XI par Bigot de Préameneu dans son discours de présentation du premier de ces sénatus-consultes577. Un autre cas tout à fait particulier de suspension des fonctions de jurés a trait au jugement des crimes de trahison. Le sénatus-consulte du 8 ventôse an XII (27 février 1804) suspend les fonctions de jurés pour crime de trahison sur tout le territoire578. Il est possible de douter de la constitutionnalité de ce sénatus-consulte mais pas de sa nécessité. Du point de vue de la Constitution, le Sénat est habilité à suspendre les fonctions de jurés « dans les départements où cette mesure est nécessaire » ; cette mesure d’exception est encadrée dans un délai précis puisqu’elle ne peut excéder cinq ans (nous avons vu que par le biais des renouvellements, le Sénat avait pu contourner cette exigence). Il semble assez clair que le constituant n’a pas voulu donner au Sénat la possibilité d’édicter une mesure à caractère général et absolu comme il le fait en 1804, même si elle ne concerne que les crimes de trahison. Il suffit de se souvenir des interventions de Daunou au moment de la discussion de la loi sur les tribunaux spéciaux ; l’attachement au principe du jury en matière criminelle y est vigoureusement défendu, dans la ligne directe des principes révolutionnaires qui ont pu traverser la herse qu’a constituée la période de Brumaire. Le sénatus-consulte du 8 ventôse an XII, s’il admet une limite temporelle à l’application de la suspension des fonctions de jurés, en fait cependant une mesure à caractère national. L’alinéa 1er de l’article 55, en donnant un caractère restreint à ces mesures, a semblé les enserrer dans un contexte de contingences locales ; assez clairement, guerres civiles circonscrites ou révoltes à mains armées locales semblent justifier la suspension des fonctions de jurés. C’est d’ailleurs le cas d’application des départements frontaliers qui durant le Consulat et tout l’Empire ont été le terrain d’agitation et d’escarmouches, dues notamment à la présence de la Grande Armée. Le Sénat pouvait-il alors écarter si facilement les principes constitutionnels, il est possible d’en douter. Devait-il cependant le faire ? Très probablement. Le début de l’année 1804 voit la menace d’une rupture de la paix d’Amiens et l’agitation des milieux d’opposition ; il est surtout le cœur de la conspiration de Moreau, Pichegru et Cadoudal. Moreau est arrêté le 15 février et Pichegru le jour du sénatus-consulte. Paris est à la mode de la trahison et du complot. Il n’est pas ici question de refaire le procès de Bonaparte dans l’affaire du duc d’Enghien. Elle est de notre point de vue la seule erreur du Premier consul, dans la mesure où cette exécution a forgé l’opposition au régime impérial et au système républicain pour près d’un siècle. Etait-elle cependant pardonnable ? Peut-être si l’on tient compte du fait qu’une certaine légitimité du Premier consul est sortie du choix que l’exécution des fossés de Vincennes a constitué. Le débat historique, et à bien des titres juridique, mériterait d’être rouvert, à la lumière notamment d’études moins marquées par la passion ; certains ouvrages actuels comme ceux de Thierry Lentz illustrent cette idée579. D’un point de vue juridique aussi, le débat est important. Le fond et la forme du procès du duc d’Enghien prêtent bien évidemment à la critique, tant ils constituent une injustice désolante ; mais le sénatus-consulte du 8 ventôse an XII peut laisser croire qu’ils s’inscrivent dans une légalité relativement incontestable. D’une certaine façon, ce texte prépare le procès du Duc d’Enghien en même temps qu’il prépare ceux de tous les 577 Intervention de Bigot de Préameneu, conseiller d’Etat, orateur du Gouvernement, en date du 16 vendémiaire an XI, reproduite dans le Registre des délibérations du Sénat conservateur, Archives Nationales, CC2, p 62. 578 Sénatus-consulte du 8 ventôse an XII (27 février 1804) qui suspend les fonctions de jury pendant les années XII et XIII pour le jugement des crimes de trahison, Bulletin des lois, n°341, p 353. L’article 1er est ainsi rédigé : « Les fonctions de jury seront suspendues pendant le cours de l’an XII et de l’an XIII dans tous les départements de la République, pour le jugement des crimes de trahison, des attentats contre la personne du Premier consul et autres, et contre la sûreté intérieure et extérieure de la République ». 579 V. bibliographie à la fin de cet ouvrage. 184 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. protagonistes de la conspiration de Moreau, en instaurant un système dérogatoire du droit commun pour les cas de crimes de trahison. Car même si Pichegru est étranglé dans sa prison du Temple, Georges, Moreau et les autres connaîtrons un procès et le duc d’Enghien aussi580. Dans ce dernier cas, le descendant des Condé est jugé par un tribunal spécial le 20 mars pour trahison et tentative d’atteinte à la personne du Premier consul, ce tribunal n’est pas assisté d’un juré populaire. Ce dernier procès est remarquable en ce qu’il constitue une application du sénatus-consulte de ventôse an XII ; le recours à un jury est en effet écarté. La suspension de l’empire de la Constitution en application de l’article 55 alinéa 2 sera quant à elle prononcée une seule fois au sujet de la 32ème division militaire ; celle-ci regroupe les départements des Bouches-de-l’Elbe et des Bouches-du-Weser, annexés au territoire français, ayant pour principale place la ville de Hambourg. Un sénatus-consulte du 3 avril 1813 suspend pendant trois mois l’application de la Constitution ; il est prorogé par un second sénatus-consulte en date du 1er juillet 1813581. Ces deux textes interviennent alors que, après la retraite de Russie, les Russes ont fait tombé le duché de Varsovie et ont envahi Hambourg le 18 mars. La suspension de l’ordre constitutionnel, évidence de fait, apparaît donc comme nécessaire, si ce n’est impérieuse. Tous ces cas d’atteinte plus ou moins importante au fonctionnement régulier des institutions ont fait du Sénat un acteur privilégié des bouleversements constitutionnels. La Constitution de l’an X lui attribue en partie la compétence constituante. Mais le Sénat, audelà de toute habilitation constitutionnelle, s’émancipe de ses fonctions originelles pour devenir le maître de la norme constitutionnelle elle-même ; il édicte des sénatus-consultes, actes constituants d’un point de vue matériel. Section 2 : Les sénatus-consultes matériellement constituants. L’étude du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX révèle la volonté des sénateurs de faire de cette technique juridique, il s’agit bien de cela, un acte particulier, un acte d’exception qui, en tant que tel, ne saurait être utilisé quotidiennement. Il est vrai que les sénatus-consultes étudiés jusqu’à présent sont le fruit d’un désir de solennité bien spécifique. Cela est d’autant plus vrai qu’ils ont pour conséquence principale de changer l’ordre constitutionnel existant en donnant un sens particulier à la Constitution ou en entraînant la modification de celle-ci. Ces remaniements sont néanmoins incidents; ils ne sont pas voulus comme tels, à l’image de l’usurpation de la compétence législative en matière de conscription. Ils interviennent la plupart du temps dans le but de contourner la procédure législative à des fins d’efficacité. Tel n’est pas le cas des sénatus-consultes matériellement constituants ab initio, destinés à remanier la Constitution et voulus comme tels. Ils répondent au besoin d’infléchir la norme constitutionnelle, de la reformuler, soit qu’ils portent atteinte aux principes politiques ayant fondé le régime consulaire (1§), soit qu’ils constituent un amendement à la Constitution de l’an VIII (2§). Le recours au Sénat pour procéder à de telles modifications est alors révélateur de l’importance que les acteurs de la vie politique consulaire lui accordent. 580 Voir à ce sujet, Thierry LENTZ, Savary, le séide de Napoléon, Fayard, 2001 , p 110 et s. Sénatus-consulte 3 avril 1813, Bulletin des lois, 4ème série, n°491, p 518 et sénatus-consulte du 1er juillet 1813, Bulletin des lois, 4ème série, n°509, p 1. 581 185 Clémence Zacharie 1§. Les atteintes aux principes du régime consulaire. Si les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII ont été économes en déclaration de principe et en inscription de vérités inébranlables, ils demeurent attachés à certains idéaux auxquels ils n’ont jamais renoncé. Cet idéalisme est souvent le fruit de leur expérience, mais aussi de nécessités politiques dictées par leurs intérêts propres. Le refus du retour des émigrés et le principe de la séparation des pouvoirs sont au nombre de ceux-ci ; ils illustrent les préventions politiques et juridiques des constituants, leur crainte du retour de l’ordre ancien et de l’hégémonie de certaines institutions. Le Sénat les a tous deux remis en cause. A.- Le sénatus-consulte du 6 floréal an X portant statut des émigrés. Le sénatus-consulte du 6 floréal an X (26 avril 1802)582 est la remise en cause catégorique de la Constitution de l’an VIII et de son article 93 qui écartait le principe d’une amnistie des émigrés583. Le titre Ier en son article 1er affirme que : « Amnistie est accordée, pour fait d’émigration, à tout individu qui en est prévenu et qui n’est pas rayé définitivement » ; l’article 93 est donc ici très clairement remis en question par le Sénat conservateur. Néanmoins, nécessaire ou bien attendue, cette décision sénatoriale qui autorise le retour des émigrés « n’excita point de murmures »584, au point que les raisons qui ont motivée cette mesure de clémence, comme les modalités de celle-ci, sont dignes d’intérêt. 1) Les justifications de la mesure d’amnistie de floréal an X. C’est dans les fondements-même de la Constitution de l’an VIII qu’il faut rechercher les causes du sénatus-consulte de floréal an X. De façon surprenante, les constituants avaient introduit dans le corps du texte de 1799 cet article 93 qui ne correspond absolument pas à l’esprit de réconciliation nationale animant la nouvelle Constitution. L’article 93, concession faite à une aile jacobine radicale et encore active de communauté politique, est bien la preuve qu’à la suite des événements de Brumaire, le général Bonaparte, qui ce montre pourtant dans d’excellentes dispositions vis-à-vis de la société d’Ancien Régime, n’est pas en mesure d’imposer avec autorité une idée de la France bien déterminée ; il se doit d’adopter un consensus, facteur de stabilité. Il est indéniable que le principe d’une « révolution finie », selon les termes mêmes de l’arrêté du Consulat provisoire proposant la Constitution de l’an VIII, ne peut s’accorder avec « une telle disposition de rupture définitive, brutale, consacrant sans rémission la cassure provoquée par la guerre civile »585. Elle est une verrue sur le texte de frimaire an VIII. Le Gouvernement va d’ailleurs rapidement s’orienter vers une politique de clémence à l’égard des émigrés. Avant même la rédaction définitive de l’article 93, le Consulat provisoire 582 Sénatus-consulte du 6 floréal an X (26 avril 1802) relatif aux émigrés, Bulletin des lois, 3ème série, p 107. Article 93 de la Constitution du 22 frimaire an VIII : « La Nation française déclare qu’en aucun cas elle ne souffrira le retour des Français qui, ayant abandonné leur patrie depuis le 14 juillet 1789, ne sont pas compris dans les exceptions portées aux lois rendues contre les émigrés ; elle interdit toute exception nouvelle sur ce point. Les biens des émigrés sont irrévocablement acquis au profit de la République ». 584 BUCHEZ ET ROUX, Histoire parlementaire de la Révolution, t. 38, p 407. 585 Claude GOYARD in Dictionnaire Napoléon, sous l’article « Constitution de l’an X », Fayard, 1987, p 499. 583 186 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. adopte des mesures qui leur sont favorables586. Dès ce moment, de très nombreuses mesures adoucissant les règles de l’émigration furent prisent, notamment en ce qui concerne la radiation des listes d’émigrés587. Il est ainsi possible de voir le sénatus-consulte de floréal an X comme s’inscrivant dans la volonté plus large d’une réorganisation de la société par Bonaparte ; il est la juste réponse à l’injustice que constituait l’article 93 de la Constitution de l’an VIII. Ce texte intervient dans un climat de réconciliation nationale que le rappel des prêtres bannis588 et la signature du Concordat589 ont déjà très largement amorcé. Le sénatusconsulte de floréal est aussi à l’image du désir de Bonaparte de créer une nouvelle élite590 ; ce désir se traduit par la tentative de réconciliation avec les élites passées que sont le clergé et la noblesse d’Ancien Régime591. Cambacérès est le premier à reconnaître la volonté de Bonaparte de réunir les deux France et il en fait le principal instigateur de ce sénatusconsulte du 6 floréal an X : «Le Premier consul portait souvent ses regards sur ces Français errant en terre étrangère, ainsi que sur les familles auxquelles ils appartenaient, et qui, par leur absence, éprouvaient dans leurs partages et dans leurs arrangements, des contrariétés continuelles. Ce qui avait été fait depuis le Consulat dans cette partie de législation, avait pour effet d’en modifier la sévérité. Le temps était venu de la faire entièrement disparaître. Le Premier consul en avait le désir, et quand il le manifesta, je n’eus garde de le contredire. Le Consul Lebrun suivit mon exemple. Cette adhésion détermina Bonaparte à mettre la dernière main à une entreprise, dont il était occupé depuis longtemps, et que les obstacles de notre part auraient encore fait ajourner »592. Cambacérès avance l’idée qui peut sans difficulté être soutenue que le sénatus-consulte du 6 floréal an X est l’œuvre unique de Bonaparte et s’inscrit dans sa vision d’une France réconciliée qui ne pouvait que rendre nécessaire une pareille mesure. 586 L’arrêté des Consuls du 18 frimaire an VIII (9 décembre 1799) en est un exemple (arrêté des Consuls du 18 frimaire an VIII qui ordonne la déportation hors du territoire de la République des émigrés naufragés à Calais, Sirey par DEVILLENEUVE ET CARETTE, frimaire an VIII, p 516). Ce texte met fin à plusieurs années, quatre au total, de procédure concernant le devenir d’émigrés rejetés par une tempête sur les côtes françaises. Selon la loi intervenue en cours d’instance, les échoués devaient être rembarqués et conduits en pays neutre ; puis un nouveau texte exigea leur déportation ; ils avaient en effet été pris en possession d’armes. La contradiction des deux textes fit l’objet de discussion passionnées au Conseil des Cinq Cents, jusqu’à l’intervention de l’arrêté des Consuls qui expose qu’ « il est hors du droit des nations policées de profiter de l’accident d’un naufrage pour livrer, même au juste courroux des lois, des malheureux échappés des flots ». L’arrêté des Consuls décida la déportation des échoués hors du territoire français » . 587 voir à ce propos les mesures partielles de clémence évoquées par DEVILLENEUVE ET CARRÈTE p 593 à la note 1. 588 Arrêté des Consuls du 19 fructidor an VIII (6 septembre 1800) in DEVILLENEUVE et CARRÈTE p 518. 589 Concordat du 23 fructidor an IX (10 septembre 1801). 590 V. introduction générale. 591 « (…) si au départ on se montra méfiant envers la vieille noblesse et très soucieux de connaître les évolutions de chacun à travers un Révolution qui occupait encore les esprits, par la suite, on s’attacha d’avantage aux figures respectables : donc plus de vieux, plus de beaux noms, plus de propriétaires » in Histoire et dictionnaire du Consulat et de l’Empire, par Alfred FIERRO, André PALLUEL-GUILLARD et Jean TULARD, Robert Laffont, coll. Bouquins, p 217. 592 CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, Perrin, t. 1, p 618 ; Et Cambacérès de citer Bonaparte : « Je crains que ce mot d’amnistie ne choque ce qu’il y a de mieux parmi nos émigrés qui, par un sentiment d’honneur mal entendu, refusent de faire leur soumission. Les gouvernements précédents ont considérés l’émigration comme un crime inexpiable, et ceux qui l’avaient commis comme des ennemis avec lesquels toute réconciliation était impossible. J’ai, vous le savez, une autre manière de voir. Je ne rappelle pas les émigrés pour les maltraiter. Mon intention est de mettre à profit leurs talents et l’expérience qu’ils doivent au malheur. Une fois retrempés dans la masse, plusieurs d’entre eux redeviendront bons français, et justifieront par leur conduite le système de fusion auquel j’attache un si grand prix » in CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, précités, p 619 (souligné par nous). 187 Clémence Zacharie 2) Les modalités et les enjeux du sénatus-consulte du 6 floréal an X. Le sénatus-consulte du 6 floréal an X est en lui-même intéressant car posant des questions dont les réponses participent à l’élaboration de la réflexion entamée sur le Sénat. a) La question de la compétence du Sénat. La première de ces questions est celle de la compétence du Sénat. La date du sénatus-consulte de floréal an X est importante puisqu’elle révèle l’antériorité à la Constitution de l’an X et à l’attribution par l’article 54 de celle-ci au Sénat d’une compétence constituante. Or le sénatus-consulte admet l’amnistie des émigrés, se posant ainsi à l’encontre de l’article 93 de la Constitution de l’an VIII qui revendiquait clairement le fait que : « la nation française déclare qu’en aucun cas, elle ne souffrira le retour des français qui, ayant abandonné leur patrie depuis le 14 juillet 1789, ne sont pas compris dans les exceptions portées aux lois rendues contre les émigrés (…) ». Le sénatus-consulte du printemps 1802 est donc inconstitutionnel. S’il n’est pas encore question d’en apprécier la portée institutionnelle et d’analyser les modifications qu’il apporte dans l’ordre juridique, s’il n’est pas encore nécessaire d’en déterminer la nature et de la définir comme étant ou pas une révision de la Constitution, ou une création à part entière d’une norme constitutionnelle, il est d’ores et déjà possible de reconnaître que seul un acte constituant peut revenir sur les dispositions de l’article 93 et que de ce fait, le Sénat n’était pas compétent pour prendre une telle initiative ; il n’était pas détenteur d’un tel pouvoir. Ce sénatus-consulte s’inscrit néanmoins dans la vision qu’a le Sénat, mais aussi le Conseil d’Etat et la plupart des jurisconsultes du moment, des pouvoirs du premier en matière constituante. Il suffit de citer encore une fois Cambacérès qui admet que l’amnistie est un genre particulier qui, à ce titre, doit relever de la compétence sénatoriale : « cette forme n’étant plus dans nos lois, et le droit d’en faire usage pouvant être contesté aux consuls, mon avis fut qu’il fallait en faire la matière d’un sénatus-consulte »593. L’avis du Conseil d’Etat du 26 germinal an X qui accompagne le projet de sénatus-consulte présenté au Sénat suit le même raisonnement puisqu’il exprime l’idée que : « Le Conseil d’Etat,(…) vu l’importance des dispositions contenues dans cet acte, considérant qu’il deviendra par l’approbation du Sénat une solennelle confirmation des principes d’ordre social consacrés par la Constitution et dont le Sénat est conservateur, est d’avis que cet acte soit présenté au Sénat pour devenir la matière d’un sénatus-consulte »594. Ce sénatusconsulte est donc une application de la doctrine affirmée et dégagée depuis le sénatusconsulte de nivôse an IX qui se trouve confirmée par ce qui devient une pratique constitutionnelle annonciatrice de la Constitution de l’an X. b) Le particularisme formel du sénatus-consulte du 6 floréal an X. La seconde question est celle de la forme adoptée par le Sénat pour la rédaction de ce texte. L’avis de Claude Goyard doit retenir l’attention, puisqu’il remarque que « ce qui est particulièrement intéressant dans le sénatus-consulte du 6 floréal an X est le long préambule (…) qui donne une place exceptionnelle aux visas »595. Le Sénat confirme ici 593 CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, Perrin, 1999, t. 1, p 619. Avis du Conseil d’Etat du 26 germinal an X (16 avril 1802), rapporté dans la séance du Sénat conservateur du 4 floréal an X (24 avril 1802), in Procès verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, CC2, feuillets 13. 595 C.GOYARD in Dictionnaire Napoléon, sous l’article « Constitution de l’an X », p 499. 594 188 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. l’habitude de justifier légalement ses prises de position, mais aussi de les motiver en opportunité, renforçant ainsi leur caractère politique ; il reprend ainsi l’attitude adoptée en l’an IX. La première partie du texte est constituée des visas qui sont précisément énumérés. Le souci de régularité procédurière propre au Sénat est ici remarquable ; le sénatus-consulte a bien été voté après un échange rigoureux entre le Conseil d’Etat, les Consuls, les orateurs du Gouvernement et les membres de la commission spéciale désignée par le Sénat durant sa séance du 4 floréal an X596. Le sénatus-consulte semble inscrit dans un cadre juridique irréprochable. Y font alors suite les motifs du sénatusconsulte ; le Sénat reprend la forme des considérants déjà adoptée en l’an IX et appuie sa décision sur un raisonnement d’opportunité politique justifié par la nature même de sa fonction. La justification en opportunité politique apparaît avec les considérants 2 et 3 qui, faisant état des erreurs passées en matière d’émigration, affirment la nécessité d’établir une réglementation permettant la réconciliation nationale. Les considérants 4 et 5 reconnaissent l’adéquation de la mesure d’amnistie alors proposée au but poursuivi. Le sixième considérant détermine quant à lui les limites du régime proposé. La démarche du Sénat est ici de type contentieux, puisque qu’il contrôle la nécessité de la mesure, mais aussi son adaptation aux besoins de la situation. La dimension politique de la démarche est révélée par le souci d’opportunité qui s’en dégage et qui confirme ainsi l’idée déjà évoquée à la lecture du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX du rôle éminemment politique du Sénat conservateur. Même située sur le plan de la justification politique, l’intervention du Sénat ne se détache cependant pas de la volonté sénatoriale selon laquelle le sénatus-consulte du 6 floréal an X est avant tout l’application d’une compétence juridiquement établie. Le rappel de l’attachement du Sénat au principe constitutionnel de l’irrévocabilité des ventes des biens nationaux dans le septième considérant insiste sur le fait qu’il est le gardien privilégié de la Constitution de l’an VIII, au même titre que les Consuls. Dès lors, la démarche du Sénat s’inscrit, de façon plus ou moins directe, dans le cadre des compétences que lui attribue l’article 20 de la Constitution de l’an VIII et de la lecture qu’il en a fait à l’occasion du sénatus-consulte qui fit suite à l’attentat de la rue Saint-Nicaise. La seconde partie du premier considérant en est la preuve, puisque le Sénat reconnaît la conformité du principe d’amnistie « à l’esprit de la Constitution ». Il veut donc faire une application du contrôle de constitutionnalité des lois de l’article 20 de la Constitution de l’an VIII, et affirme la priorité de cette attribution sur tout autre. Il reprend la référence à l’esprit de la Constitution, dont la mention, tout comme en l’an IX, constitue le postulat pour le Sénat d’une vision très étendue de ses pouvoirs. Du point de vue de la forme de ses motivations et de leur orientation idéologique, le sénatus-consulte se conforme au modèle posé en l’an IX. Suit un dispositif lui-même long qui précise le statut octroyé aux émigrés, dans le titre I, ainsi qu’à leurs biens, dans le titre II. Du point de vue du fond, ces deux titres se résument à deux axes principaux, l’établissement d’une amnistie à caractère presque général et l’organisation de la restitution des biens confisqués durant la Révolution. L’adoption d’une amnistie, tout d’abord, est une atteinte flagrante à l’article 93 de la Constitution de l’an VIII précédemment évoqué ; celle-ci illustre d’ailleurs la façon dont le Sénat entend cet « esprit de la Constitution » défendu par lui. Il exclut le simple respect de la lettre de la Constitution pour une approche plus étendue de la défense du régime en découlant. Il s’en suit une vision particulièrement large des pouvoirs du Sénat qui, s’il estime que l’esprit de la Constitution est respecté, peut admettre la validité d’une mesure pourtant inconstitutionnelle. Le Sénat se pose en interprète privilégié, si ce n’est authentique de la Constitution dont il se fait l’oracle. Il génère ainsi lui-même la norme 596 V. en annexe la reproduction partielle du sénatus-consulte, document 4b. 189 Clémence Zacharie qu’il doit garantir, posant pour la première fois la question de la norme de référence du contrôle de constitutionnalité organisé par la Constitution de l’an VIII. Concernant le problème de l'amnistie plus simplement, elle ne peut être considérée comme une simple dérogation supplémentaire à la règle générale telle que présentée par l’article 93. Si celui-ci reconnaît l’existence de cas de dérogation au principe du refus d’amnistie, il écarte très clairement l’établissement de nouveaux cas. Elle n’a, de plus, pas le caractère restrictif que peut avoir une dérogation. Les refus d’amnistie évoqués par l’article 10 du sénatusconsulte de l’an X ne concernent finalement qu’un très petit nombre de cas et portent sur des personnes que seule la Restauration amnistiera597. Cette mesure présente donc un caractère quasiment général qui entraîne la remise en cause de l’intégralité du texte de l’article 93. L’organisation de la restitution des biens confisqués est opérée par le titre II du sénatusconsulte qui en définit les conditions en conciliant l’objectif de réconciliation qui motiva la rédaction du sénatus-consulte et l’affirmation du principe constitutionnel de garantie des ventes de biens nationaux. Il suit la logique des mesures de clémence précédemment évoquées et prépare le système d’indemnisation qui sera instauré sous la Restauration Le sénatus-consulte du 6 floréal an X pose pour la première fois la question de la valeur des actes du Sénat de façon directe. Il est matériellement constituant, instaurant, non pas une exception à la norme constitutionnelle, mais une nouvelle norme qui rend caduque l’ancienne. Il constitue en ce sens une révision de la Constitution, la première sous le Consulat de façon explicite ; cela explique notamment pourquoi, bien souvent, le sénatusconsulte du 6 floréal an X est présenté comme le premier du genre598. Sa portée est remarquable dans la mesure où il ne se limite pas à sanctionner, à authentifier une norme comme cela fut le cas en l’an IX. De la même façon, il ne fait pas appelle à la sanction du peuple comme il le fera au moment de l’établissement du Consulat à vie. Par exemple. Agissant de proprio motu, il a donc une action pleinement constituante. Le sénatusconsulte du 6 floréal an X est de ce fait une atteinte délibérée à ce qui constitue un principe constitutionnel auquel semblaient attachés les rédacteurs de la Constitution. Cette atteinte peut cependant être relativisée si il est tenu compte du fait que la principale crainte des rédacteurs de la Constitution de frimaire est la révocation des ventes de biens nationaux et la dépossession des particuliers, et non la restitution des biens dont la République est en possession. Ils se placent sans surprise, ils sont tous d’anciens de Thermidor, sur le plan de l’intérêt financier plus que sur celui de l’attachement aux principes de la Révolution. Le sénatus-consulte du 6 floréal an X ne sera pourtant pas la seule attaque aux principes que la Constitution de l’an VIII est sensée avoir garantis. 597 MAVIDAL ET LAURENT, Archives parlementaire, t. XIX, p 288. C’est notamment la position de Bernard CHANTEBOUT dans le Dictionnaire Napoléon, sous l’article « sénatus-consulte » (Fayard, 2ème édition, t. 2, pp 761). Plus récemment, Michel Verpeaux relève que « le terme n’apparaît pas dans la Constitution de l’an VIII et il faut attendre le sénatus-consulte du 6 floréal an X (26 avril 1802) pour que la notion entre dans la terminologie et dans le droit constitutionnel» (in Ordre et désordre dans le système napoléonien (sous la direction de JJ Clère et JL Halpérin), La Mémoire du droit, 2003, p 164). L’acte paru au bulletin des lois n°340, 3ème série, est bien désigné dans les tables comme un « sénatusconsulte » ; les controverses et les débats sur la dénomination de l’acte du Sénat, et le récit de Girardin sur la question, ont déjà été évoqués (V.supra). On notera d’ailleurs que dans le Dictionnaire Napoléon, quelques pages avant l’article de Bernard Chantebout, remarquable au demeurant, l’article de JL HALPÉRIN portant sur le Sénat conservateur évoque la docilité de celui-ci à l’égard du gouvernement, « docilité qui apparaît dès le premier sénatus-consulte, le 15 nivôse an IX » (Dictionnaire Napoléon, op.cit., p 758). Il est manifeste que le fait que les constitutionnalistes n’aient pas insisté sur l’importance du sénatus-consulte en tant qu’acte juridique a conduit à la dévalorisation de celui-ci et à une difficulté réelle à l’identifier. 598 190 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. B. - Les sénatus-consultes remettant en cause l’équilibre des pouvoirs. L’intégralité de l’action sénatoriale participe plus ou moins à une remise en cause du principe de séparation des pouvoirs pourtant voulu par la Constitution de l’an VIII. Le principal des tords devant être attribué au Sénat est d’ailleurs de se trouver à l’origine d’une confusion des pouvoirs au profit du Premier consul, bien plus que de l’avoir servi aveuglément. Instrument d’une vision autoritaire de l’action gouvernementale, il l’a facilitée en ne veillant pas à préserver l’ordre constitutionnel tel que la Constitution du 22 frimaire an VIII l’avait défini. 1) L’attachement des rédacteurs de la Constitution de l’an VIII à une idée du principe de séparation des pouvoirs. La Constitution de l’an VIII est le fruit d’un compromis autour d’une idée de la séparation des pouvoirs, empiriquement définie en réaction aux excès des différents régimes s’étant succédés à partir de 1789. Le but essentiel des rédacteurs consiste en la limitation des pouvoirs exorbitants pris par les assemblées. Bonaparte partage sans grande difficulté les craintes de voir s’installer à nouveau des assemblées bavardes et tentaculaires dans leur fonctionnement. La représentation telle que voulue par les brumairiens est empreinte de cette défiance à l’égard des tribuns dont l’hégémonie est perçue comme la cause de tous les dysfonctionnements dont eut à souffrir la France. Le principe de séparation des pouvoirs ne sert pas à poursuivre le but de la préservation d’un équilibre institutionnel, mais bien à veiller à l’encadrement des assemblées. a) La réaffirmation du principe de séparation des pouvoirs en l’an VIII. Le principe de séparation des pouvoirs est néanmoins affirmé par les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII ; il est en effet l’un des huit principes que la loi du 19 brumaire an VIII, instaurant le Consulat provisoire, pose comme fondement du système juridique à naître599. Le but de l’affirmation de ce principe de division des pouvoirs est cependant différent de celui des régimes précédents qui l’avaient pourtant eux-mêmes avancé. Ainsi, à titre d’exemple, la Constitution des 3 et 14 septembre 1791, suivant en cela l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen600, applique le principe de séparation des pouvoirs aux articles 3 à 5 du titre III portant sur les pouvoirs publics en organisant la délégation des fonctions étatiques de façon exclusive, à des organes précis601. 599 Article 12 de la loi du 19 brumaire an VIII in Sirey par DEVILLENEUVE et CARRÈTE, p 515 : « Ces changements ne peuvent avoir pour but que de consolider, garantir et consacrer inviolablement la souveraineté du peuple français, la République une et indivisible, le système représentatif, la division des pouvoirs, la liberté, l’égalité, la sûreté et la propriété ». 600 article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution » in La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen présentée par Stéphane RIALS, Hachette Pluriel, 1988, p 26. 601 Article 3 de la Constitution de 1791 : « Le pouvoir législatif est délégué à une assemblée nationale composée de représentants temporaires, librement élus par le peuple, pour être exercé par elle, avec la sanction du roi, de la manière qui sera déterminée ci-après » ; article 4 : « Le gouvernement est monarchique : le pouvoir exécutif est délégué au roi, pour être exercé, sous son autorité par des ministres et autres agents responsables, de la manière qui sera déterminée ci-après » et article 5 : « Le pouvoir judiciaire est délégué à des juges élus à temps par le peuple ». 191 Clémence Zacharie De la même façon, l’article 46 du titre V de la Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) pose que « il [le pouvoir législatif] ne peut exercer par lui-même, ni par des délégués, l’exécutif, ni même le pouvoir judiciaire ». Les Constituants de l’an VIII suivent l’exemple de cet article 46 de la Constitution de l’an III en ayant comme but d’éviter le gouvernement d’assemblée et la main mise de l’Assemblée sur le pouvoir politique en général. En cela, les rédacteurs du texte consulaire diffèrent de l’esprit des thermidoriens qui craignaient aussi la toute puissance de l’exécutif. Ce que repoussent les brumairiens est surtout la dérive qui anima la Convention qui, en renforçant la position du pouvoir législatif, est très rapidement parvenue à une confusion des pouvoirs au profit de l’Assemblée . Cette situation extrême est notamment due, outre le particularisme des circonstances politiques, à une lecture erronée du principe de séparation des pouvoirs tel qu’exposé par Montesquieu, que la défiance à l’égard des prétentions du roi et des Parlements d’Ancien Régime a très probablement renforcée. Les ambitions des rédacteurs de la Constitution de l’an VIII sont toutes autres puisqu’à la crainte de voir un monarque tout puissant a succédé celle d’une assemblée omnipotente. En ce sens, l’alinéa 4 de l’article 12 de la loi du 19 brumaire an VIII est bien une réaction. A plusieurs égards. Le principe de séparation des pouvoirs qui triomphe en l’an VIII est, tout d’abord, une réaction contre l’idée génératrice de la séparation des pouvoirs des Constitutions révolutionnaires, la vision anglaise de la séparation des pouvoirs décrite par Montesquieu. Cette idée, au delà du principe fondateur qui refuserait le cumul des fonctions étatiques par une même autorité, impose l’idée de la balance des pouvoirs, notamment en ce qui concerne le pouvoir législatif. Ainsi, « le pouvoir législatif doit donc être partagé entre plusieurs organes qui se feront mutuellement contre-poids. Cependant, cet équilibre ne sera réalisé que si les organes partiels de la législation présentent certains caractères. Il faut que la distribution de la puissance législative soit par elle-même un obstacle à la réalisation des deux dangers auxquels elle doit parer : d’une part, la violation de la règle de la séparation des pouvoirs, d’autre part, l’édictions de lois tyranniques »602. Cette idée de la balance des pouvoirs est au cœur du dispositif de garantie de l’équilibre institutionnel dont le but est justement poursuivi par le principe de séparation des pouvoirs603. Ce principe qui triomphe en l’an VIII est, ensuite, une réaction contre l’application qui en a été faite en 1791. La Constitution de 1791 reprend en effet le principe de séparation des pouvoirs en l’associant à celui de balance des pouvoirs, le premier, dans la suite de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme, en excluant l’idée de concentration des fonctions étatiques, le second en rejetant l’idée d’une concentration de la fonction législative aux mains seules de l’Assemblée. Ce dernier aspect des choses aboutira aux débats autour de la question de la reconnaissance du veto royal. Ce principe est, enfin, une réaction contre l’application qui est faite de la séparation des pouvoirs en 1793. La Convention rejette l’idée de la balance des pouvoirs comme accentuant le rôle du Gouvernement, au détriment du peuple, dessaisi alors d’une part de la souveraineté dont il est pourtant le seul détenteur604. Le principe de séparation des pouvoirs n’est quant à lui pas rejeté. Il est tout d’abord affirmé par les articles 23 et 25 de la Déclaration des droits qui introduit le texte de 1793. Il est ensuite mise en pratique par une définition précise du domaine de la loi ; cette idée figure d’ailleurs tant dans le projet girondin que dans le projet montagnard et sera reprise dans l’article 54 de l’Acte Constitutionnel. Le Corps législatif n’est donc pas maître de sa compétence. Le risque d’empiètement n’est cependant pas efficacement écarté du fait de l’absence d’un réel contrôle de constitutionnalité des lois. Seule la procédure de l’article 59 de l’Acte 602 Michel TROPER, La séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française, Paris , LGDJ, 1973, p 122. Idem, p 124. 604 Constitution du 23 juin 1793, Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 25 : « La souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable ». 603 192 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Constitutionnel instaure un droit de réclamation bien léger605. Enfin, on veille à ce qu’en surveillant l’application de la loi, le Corps législatif n’usurpe pas les fonctions exécutive et judiciaire. Le référé législatif et la responsabilité de l’exécutif pour l’inexécution des lois sont donc encadrés606. Enfin, comme la division du pouvoir législatif en 1791 avait été introduite comme une garantie de la séparation des pouvoirs, le renouvellement fréquent de l’Assemblée, en 1793607, tente d’introduire une parade à la confusion des fonctions, introduisant, tout comme sa devancière, une garantie interne à la fonction législative. L’acte de 1793 n’a jamais été appliqué, mais la philosophie qui a présidé à sa rédaction va aboutir au régime de gouvernement d’assemblée qui existe de l’automne 1792 à la réaction thermidorienne. La crainte d’une main mise du gouvernement sur la vie publique, et une lecture rigide de la séparation des pouvoirs conduisent la Législative et la Convention à une totale confusion des pouvoirs, faisant de l’Assemblée le cadre de toute autorité. Cette nouvelle approche du principe de la division des pouvoirs est fuit par les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII. Tout comme sera fuit enfin la vision thermidorienne de la séparation des pouvoirs. La Constitution du 5 fructidor an III adopte une vision extrémiste et rigide de la séparation des pouvoirs. Même si elle tente d’affaiblir le pouvoir législatif en créant deux chambres, sans chercher à recouvrir une quelconque réalité sociale, mais en se reposant sur un conflit issu du mode de recrutement des membres des différentes chambres. Parallèlement à cela, l’exécutif est morcelé, amoindri entre plusieurs organes. L’absence de moyen d’interaction entre l’exécutif et le législatif est à la source directe des différents coups d’Etat qui ont façonné le paysage constitutionnel à la suite de thermidor. L’illégalité fit ce que la constitutionnalité n’avait pu réaliser608. C’est donc d’un ensemble hétéroclite qu’héritent les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII, d’une succession d’expériences malheureuses et d’interprétations contradictoires de la théorie de la séparation des pouvoirs. Pourtant, le premier postulat juridique des brumairiens est cet article 12 qui revendique justement l’attachement à la séparation des pouvoirs et plus précisément à la division des pouvoirs. L’emploi même de l’expression « division » est révélateur du fait que les constituants sont adeptes d’une idée précise de la séparation des pouvoirs. b) L’adoption d’une idée précise de la division des pouvoirs. L’influence de Sieyès sur la Constitution de l’an VIII est limitée ; il est possible de dire que « la Constitution de l’an VIII, c’est le général s’annexant certaines inventions de Sieyès en vue d’exercer le pouvoir personnel, et faisant disparaître derrière sa personnalité puissante les fantômes de liberté que, par tactique, il laisse subsister dans les textes »609. Mais au même titre que le Sénat conservateur, le principe de division des pouvoirs retenu par le texte de frimaire an VIII est l’une des survivances fondamentales du système institutionnel qu’exposa Sieyès dès thermidor an III. L’expression même de « division des pouvoirs » illustre le caractère principal du système de Sieyès. Les différents textes et débats qui se succèdent depuis 1789 ont longtemps reflété une hésitation sur le sens à 605 article 59 de l’Acte Constitutionnel : « Quarante jours après l’envoi de la loi proposée, si, dans la moitié des départements, plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formées, n’a pas réclamé, le projet est accepté et devient loi ». 606 article 72 de l’Acte additionnel. 607 Article 40 de l’Acte Constitutionnel : « Sa session est d’un an ». 608 « Ce qu’on ne pouvait faire légalement, on le vit illégalement, voilà tout. L’Exécutif n’avait pas le droit de dissoudre les Assemblées, il les mutila ; le Législatif n’avait pas le droit de renverser l’Exécutif, il le violenta » in Léon RADIGUET, L’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire, Thèse, Paris, 1911, in 8°, p 57. 609 Paul BASTID, Sieyès et sa pensée, Hachette, 1970, p 537. 193 Clémence Zacharie donner à la séparation des pouvoirs. Confondant bien souvent fonction et pouvoir610, ils n’ont jamais réussi à atteindre le but poursuivi de l’établissement de régimes évitant une concentration dictatoriale des fonctions et contrant le blocage des institutions au profit de gouvernement par coup d’Etat ; l’ère de la Convention et du Directoire en sont la preuve. Les constituants de l’an VIII sont donc dégagés du besoin de postulat théorique, persuadés de leur inutilité. Ceci ne fait que renforcer l’importance de l’article 12 de la loi du 19 brumaire an VIII qui semble vouloir poser des fondements définitifs au système institutionnel à venir. Mais c’est une vision particulière de la séparation des pouvoirs qui anime les membres des commissions législatives ; des traces en subsistent très nettement dans le texte de la Constitution consulaire. Il ne s’agit tout d’abord pas d’une vision rigide de la séparation des pouvoirs qui se traduirait par une extrême spécialisation fonctionnelle de chaque autorité, indépendante, et en aucun cas susceptible d’avoir des répercussions sur l’ensemble des institutions. Si le principe de séparation des pouvoirs est admis au profit de la reconnaissance d’un pouvoir exécutif, d’un pouvoir législatif, d’un pouvoir judiciaire611, cette identification n’entraîne pas l’isolement des autorités les incarnant. Le plus frappant des exemples en est l’intervention directe des Consuls dans le processus législatif, puisque ils ont seuls le droit d’initiative en matière de loi, sans que pour autant puisse être établie une responsabilité ministérielle, la responsabilité instaurée par l’article 55612 n’ayant qu’un cadre purement pénal. Cette idée de la séparation des pouvoirs conduit à la restauration d’un exécutif fort, capable de lutter contre la versatilité des gouvernements et l’instabilité institutionnelle. Jusque là, la vision rigide de la séparation des pouvoirs n’avait conduit qu’à une forme de dictature ; et cette dictature doit être évitée. Il ne s’agit pas enfin d’une application de la balance des pouvoirs, telle qu’elle est notamment défendue, sous la Constituante, par Lally-Tolendal, Clermont-Tonnerre, Mounier ou Champion de Cicé. Cette idée de la balance des pouvoirs, que Michel Troper analyse surtout comme l’organisation du pouvoir législatif, est prônée par les membres du premier Comité de Constitution à partir d’août 1789, et aboutit à la division du Corps législatif en deux chambres. L’organisation institutionnelle vise à ralentir le processus législatif, à le pondérer : « la délibération, la lenteur, la stabilité doivent caractériser le pouvoir législatif »613. Cette prudence ne peut être obtenue, en sus d’un veto absolu de l’exécutif sur le législatif, que par une division de celui-ci en deux chambres, destinées à se modérer l’une l’autre. Une seconde chambre serait modératrice, par sa fonction de veiller à la stabilité de la Constitution, par sa composition, viagère ou assise sur « des citoyens de toutes les classes, à qui leur talent, leurs services, leur vertu en ouvriraient l’entrée »614. Face à cette idée que les monarchiens se font fait de l’organisation des pouvoirs, Sieyès battit une approche de la « division des pouvoirs » qui se retrouve dans le texte de la Constitution de l’an VIII. Il s’oppose au principe de la balance des pouvoirs qui s’appuie sur un conflit d’intérêt différent, au risque de voir l’un des intérêts en présence céder au profit d’un retour du despotisme : « on a fait une juste comparaison en disant que ce sont deux chevaux attelés à la même voiture que l’on fait tirer en sens contraire. Ils demeurent sur place malgré leurs coups de collier et leurs 610 V. notamment Michel TROPER, La séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française, op.cit., p 155. Léon RADIGUET, L’acte additionnel aux Constitutions de l’Empire, op.cit., p 59. 612 Article 55 : « Aucun acte du Gouvernement ne peut avoir d’effet, s’il n’est signé par un ministre ». 613 in Rapport de Monsieur le comte de Lally-Tollendal sur le pouvoir législatif, p 31, cité par Pasquale PASQUINO, « La balance du législatif du premier Comité de Constitution », in Terminer la Révolution, Mounier et Barnave dans la Révolution française, Colloque de Vizille, 1988, PUG. 614 Rapport précité, p 28. 611 194 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. trépignements, si le cocher royal ne monte pas sur le siège pour les mettre d’accord. Mais nous ne voulons pas de cocher royal »615. L’unique intérêt de ce système réside dans la limitation qu’il apporte aux ambitions personnelles des détenteurs des différentes fonctions. Sieyès s’oppose au principe d’un pouvoir législatif scindé en deux chambres ; la volonté du souverain ne peut être qu’une, indivisible et en aucun cas fondée sur une répartition sociale des fonctions. Il condamne dès lors le principe d’une chambre haute : « le pouvoir est un. Je divise en plusieurs roues l’ouvrage qu’une seule peut faire, mais ces roues ne sont pas destinées à s’arrêter les unes les autres, elles vont conjointement, l’une part l’autre, à son but. Elles sont essentielles. Toutes ces forces, mises entre elles mais très distinctes, opèrent la même action. Cette division est tirée de l’ordre naturel et invariable, est tout à fait originale, et ne ressemble en rien à la théorie des poids et contre-poids »616. Il poursuit cette idée en l’an III : « Nous savons tous qu’il n’y a qu’un seul pouvoir politique dans la société, c’est celui de l’association, mais on peut improprement appeler pouvoirs, au pluriel, les différentes procurations que ce pouvoir unique donne à ses divers représentants ; comme c’est aussi par abus et par pure politesse, que nous prenons, ou qu’on nous donne individuellement le titre de représentants. Il n’y a qu’un représentants ici, c’est le corps de la Convention, et il y a au dehors autant de représentants qu’il y a de genre de procuration politique donnée à des corps ou des individus occupés à la chose publique »617. L’assise sociale du bicamérisme peut faire surgir d’inutiles conflits, les intérêts particuliers portant préjudice à l’intérêt général que l’unité du législatif représente : « Cette unité de principe est imposée par la nécessité de la recherche du bien commun. La recherche du bien commun ne saurait être le fait d’organisme ayant des intérêts à part ou formant par eux-mêmes un tout. Il ne faut pas oublier que la mission de l’organe législatif est de créer la volonté nationale, laquelle est générale, non seulement dans son principe, mais encore dans son objet »618. Mais l’unité du pouvoir législatif ne signifie cependant pas que les différentes étapes de cette fonction ne sont pas distinguées ; là est le sens précis de la pensée de Sieyès, que l’on retrouve dans la Constitution de l’an VIII. La fonction législative y est divisée, au-delà de l’initiative gouvernementale, entre le Conseil d’Etat, le Corps législatif, le Tribunat et le Sénat. La décision législative est unique, mais est le fruit de l’intervention de plusieurs acteurs qui, contrairement au principe du bicamérisme, ne sont pas en concurrence, en rivalité, mais concourent au bien de tous, sans interaction l’une sur l’autre, sans aucune forme de veto. La sûreté du système constitutionnel contre un gouvernement d’assemblée ne peut exister qu’au prix d’un morcellement de l’autorité, destiné à rendre le pouvoir « moins désastreux »619. La dimension libérale de la vision de Sieyès est indéniable, tant il tente de freiner l’activité législative620. Cette idée de morcellement, proche de l’ingénierie constitutionnelle, est la principale originalité du gouvernement consulaire et permet de comprendre la spécificité de la vision de la séparation des pouvoirs des constituants de l’an VIII. Le but qu’ils ont poursuivi était bien d’éparpiller les pouvoirs, notamment législatif, en en isolant les différentes étapes et d’ainsi suivre le précepte préconisé par Sieyès dès 1789 de distinguer l’unité de décision qui caractérise la loi de l’unité de discussion qui ne lui est pas absolument nécessaire. 615 Discours du 2 thermidor an III, Réimpression de l’ancien Moniteur universel, t. 25, p 293. AN 284 AP3 D2 (1), cité par Colette CLAVREUL, Emmanuel Sieyès et la théorie de la représentation, thèse Paris I, 1982, p 268. 617 Discours du 2 thermidor an III, précité, p 292. 618 AN 284 AP5 D1 (7), cité par Colette Clavreul, idem, p 273. 619 Paul BASTID, Sieyès et sa pensée, op.cit., p 428. 620 Colette CLAVREUL, « Emmanuel Sieyès et la théorie de la représentation », op.cit., p 275. 616 195 Clémence Zacharie 2) La remise en question du principe de séparation des pouvoirs par l’action du Sénat conservateur. Les sénatus-consultes qui se succèdent à la suite du premier texte du 15 nivôse an IX vont agir directement sur le principe de séparation des pouvoirs tel que la loi du 19 brumaire an VIII l’a posé. Les interventions du Sénat sont de deux ordres puisque le Sénat peut édicter des actes dont l’objet lui-même porte atteinte au principe de séparation des pouvoirs, et qu’il peut aussi, par sa simple intervention, interférer sur l’équilibre des pouvoirs. Mais cette distinction, bien réelle, ne reflète pas l’étendue du bouleversement institutionnel induit du rôle du Sénat. Celui-ci a en effet renforcé la tendance à la concentration des pouvoirs autour du Premier consul, tout en asseyant sa compétence dans de nombreux cas. Il est dès lors intéressant de savoir dans quelle mesure cette concentration de pouvoir au profit du Gouvernement est déterminante pour appréhender la place du Sénat dans le fonctionnement des institutions consulaires. a) Le renforcement des pouvoirs du Premier consul. La tendance à la concentration des pouvoirs autour de la personne du Premier consul participe à la remise en question du principe de morcellement de l’action législative au profit d’une immixtion de celui-ci dans toutes les affaires de l’Etat. Ce phénomène est remarquable à la suite du sénatus-consulte du 16 thermidor an X dont il sera par la suite question en tant que Constitution et du sénatus-consulte organique du 28 frimaire an XII (18 décembre 1803)621. Ces deux textes vont entraîner plusieurs conséquences. La première est une diminution des attributions du Corps législatif qui ne se trouve plus associé à toutes les procédures à caractère législatif, du fait d’un transfert de compétences, soit au profit du Sénat (ce qui est le cas avec les articles 54 et 55 de la Constitution de l’an X622), soit au profit du Premier consul. L’article 58 de la Constitution623 illustre ce dernier cas ; il donne compétence au Premier consul pour ratifier les traités de paix et d’alliance. La compétence que le Corps législatif détenait de l’article 50 de la Constitution de l’an VIII624 lui est très clairement retirée625. Cet amoindrissement du Corps législatif est relativisé par l’article 30 du sénatus-consulte organique du 28 frimaire an XII626, mais cette pratique reste théorique et limitée dans son domaine ; elle n’infléchit pas le déclin du Corps législatif. L’autre conséquence importante de ces sénatus-consultes est l’érosion des compétences du Tribunat. Au-delà de la réduction du nombre des membres du Tribunat à cinquante, 621 Sénatus-consulte organique du 28 frimaire an XII (18 décembre 1803) sur l’ouverture des sessions du Corps législatif, sa formation en comité général, la nomination du Président ….., Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°331, p 219. 622 Les articles 54 et 55 de la Constitution de l’an X, déjà évoqués, organisent notamment, outre l’attribution au Sénat du pouvoir constituant dérivé, le transfert de compétences au Sénat de la législation des colonies ainsi que la suspension de l’ordre constitutionnel. 623 Article 58 de la Constitution de l’an X : « Le Premier consul ratifie les traités de paix et d’alliance, après avoir pris l’avis du Conseil privé. Avant de les promulguer, il en donne connaissance au Sénat ». 624 Article 50 de la Constitution de l’an VIII : « Les déclarations de guerre et les traités de paix, d’alliance et de commerce, sont proposés, discutés, décrétés et promulgués comme des lois (…) ». 625 Selon certains, à la lecture notamment que Thiers fait des événements (dans Histoire du Consulat et de l’Empire, précité, t. deuxième), cette disposition serait une mesure de rétorsion à l’égard du Corps législatif qui montra certaines réticences à ratifier les accords de paix avec la Russie du 8 octobre 1801 (P.POULLET, Les institutions de la France de 1795 à 1814, essai sur les origines des institutions belges contemporaines, op.cit., p 557). 626 Article 30 du sénatus-consulte organique du 28 frimaire an XII : « Le Corps législatif, toutes les fois que le Gouvernement lui aura fait une communication qui aura un autre objet que le vote de la loi, se formera en comité général pour délibérer sa réponse (…) ». 196 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. cette mesure qui en elle-même porte atteinte à l’image de cette assemblée627, conduit à la réduction du Tribunat à une simple commission législative intervenant dans la préparation des lois ; cet aspect des choses est renforcé par l’article 76 du sénatus-consulte organique du 16 thermidor an X qui divise le Tribunat en section, réduisant ainsi sa force qui résidait justement dans son caractère de corps d’opposition. De la même façon, alors que le sénatus-consulte du 28 frimaire an XII accorde au Corps législatif la faculté d’interroger le Gouvernement sur un point précis628, du fait de la possibilité qu’il a de se réunir en comité secret, celle-ci n’est pas accordée au Tribunat, qui devient alors un corps muet, à l’encontre de l’idée essentielle ayant présidé à sa création. Enfin, ce qui accentue l’impression de concentration des pouvoirs est le renforcement du lien existant entre le Sénat et le Premier consul, au profit de la consolidation de la position du second. L’article 56 de la Constitution de l’an X prévoit en effet que « les sénatus-consultes organiques et les sénatus-consultes sont délibérés par le Sénat, sur l’initiative du Gouvernement ». Ainsi, même si semble affirmée la volonté de voir renforcé le principe de représentation nationale, avec une modification du mode de désignation des membres du Corps législatif, il est clair que les assemblées voient leur rôle diminué au profit d’une consolidation de la situation du Premier consul et du Sénat. b) Le renforcement des pouvoirs du Sénat. Cette tendance va de paire avec l’usurpation par le Sénat de différentes fonctions. Au delà de la variété naturelle de ses fonctions qui ont déjà été évoquées, il usurpe sans hésitation des fonctions appartenant normalement au Corps législatif ; l’exemple le plus clair est celui de la question militaire dont l’ampleur a déjà été évoquée629 ; le sénatusconsulte du 2 vendémiaire an XIV sur l’organisation de la conscription, le sénatusconsulte du 2 vendémiaire an XIV sur l’organisation de la Garde nationale ou le sénatusconsulte du 3 avril 1813 sur la création et l’organisation des Gardes d’honneur sont autant d’exemples du bouleversement institutionnel provoqué par le Sénat. Celui-ci est de deux ordres plus qu’il constitue tout d’abord une atteinte à un principe fondateur de la France révolutionnaire dont le Consulat est indéniablement l’héritière et qui battît l’armée sur le lien qu’elle a avec la Nation ; le Sénat remet en cause un principe constitutionnel important, qui dépasse d’ailleurs le cadre de la Constitution de l’an VIII. Mais l’attitude du Sénat est aussi une remise en question de la vision morcelée de la séparation des pouvoirs en instaurant une concentration de l’exercice de la fonction législative entre le Gouvernement, initiateur des sénatus-consultes, et le Sénat, concentration exclusive de l’intervention du Corps législatif et du Tribunat ; l’article 30 du sénatus-consulte du 28 frimaire an XII n’est alors qu’une bien légère parade contre la toute puissance de l’axe principal que constitue l’alliance du Premier consul et du Sénat. Un autre exemple d’usurpation de la fonction législative par le Sénat se retrouve dans le transfert qu’il s’octroie de l’organisation des questions territoriales dont il est pourtant clair qu’elles relèvent de la compétence législative630. Ce problème de la concentration des pouvoirs pose la question de la réalité de la place occupée par le Sénat dans les institutions issues du fonctionnement de la Constitution consulaire. L’étude de la place du Sénat dans la Constitution de l’an VIII a 627 Prosper POULLET, Histoire des institutions de la France de 1795 à 1814, op.cit., p 560. Article 31 du sénatus-consulte organique du 28 frimaire an XII : « Si le Corps législatif désire quelques renseignements sur la communication que le Gouvernement lui aura faite, il pourra par une délibération préalable, charger son président d’en faire la demande au Gouvernement. Les orateurs du Gouvernement porteront sa réponse au Corps législatif ». 629 V.supra. 630 V.supra. 628 197 Clémence Zacharie déjà été faite et a révélé le rôle fondamental que celui pourrait être amené à jouer ; mais au regard de l’évolution du régime, il est intéressant de voir où se situe le Sénat du point de vue du principe de séparation des pouvoirs défendu par les rédacteurs de la Constitution de frimaire an VIII. Ce que l’équilibre général des institutions pouvait laisser présager en 1799 est confirmé par la pratique consulaire et les différents sénatus-consultes qui se sont succédés à partir de 1800. L’attitude du Sénat, tout d’abord, est à l’image de la concentration des pouvoirs que le fonctionnement des institutions a entraînée ; il contredit ce qui aurait du être l’esprit de la Constitution en participant pleinement à la vie institutionnelle, tant législative, administrative que judiciaire, et à la vie constituante. Il connaît dès lors un véritable éclatement fonctionnel conforme à l’image que l’on se fait du Sénat, pivot constitutionnel, car gardien du pacte fondamental ; en ce sens, l’esprit de la Constitution de l’an VIII est bien respecté. Le Sénat n’est pas l’assise de la concentration des pouvoirs, à la différence de l’exécutif qui voit le Premier consul diriger pleinement l’intégralité de la vie publique, mais il dépasse la dimension purent fonctionnelle de la division des pouvoirs pour atteindre le but recherché par les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII, lutter contre le gouvernement d’assemblée et une approche despotique du pouvoir. Les assemblées, le Corps législatif et le Tribunat, à la différence de la Convention, par exemple, ne gouvernent pas et exerce un contrôle sur le Gouvernement qui seul administre et gouverne ; il cumule ainsi les fonctions distinguées par Sieyès de gouvernement et d’exécution631. Le gouvernement détient le rôle de conception et d’impulsion que l’on retrouve dans l’initiative gouvernementale de l’article 56 de la Constitution de l’an X. Et le pouvoir exécutif se cantonne à l’action d’exécution pure définie par l’article 44 de la Constitution de l’an VIII qui précise que « le gouvernement fait les règlements nécessaires à l’exécution [des lois] ». Il concentre ainsi ce que Sieyès souhaite voir éclater, même si l’existence du Conseil d’Etat tempère l’hégémonie de Bonaparte pour réaliser cette action d’impulsion créatrice. Cependant, si la prépondérance des assemblées est définitivement écartée, si le rôle de Bonaparte en tant que Premier consul est renforcé par la succession des sénatus-consultes qui remettent en question l’idée qui aurait du triompher du gouvernement consulaire, il est impossible de dire que le Consulat puis l’Empire ont conduit à une totale confusion des pouvoirs ; même si la suppression du Tribunat632, ultime atteinte portée par le Sénat au principe de la loi du 19 brumaire an VIII, met à bas l’édifice de l’an VIII, il ne faut pas nier l’existence de l’opposition politique précédemment évoquée. Il ne faut surtout pas occulter le fait que Napoléon n’a jamais éliminé le Corps législatif et l’idée de la spécificité d’un organe législatif, contre une concentration des fonctions. Cela est d’autant plus remarquable que le Premier consul avait la possibilité de laminer la position du Corps législatif en ayant recours à la procédure sénatoriale de dissolution dont il avait l’initiative633. Cette compétence est bien assimilée par le Sénat qui décide de la procédure à suivre et de la forme devant être adoptée pour le sénatus-consulte de dissolution634. Mais Bonaparte n’y aura jamais recours, tant il estime nécessaire l’appui de cette assemblée à laquelle il demande du pouvoir pour lutter à l’extérieure, mais dont il souhaite préserver la forme ainsi que le fonctionnement régulier des institutions. Il est possible de parler d’une 631 V. Colette CLAVREUL, op.cit., p 285. Sénatus-consulte du 19 août 1807 concernant l’organisation du Corps législatif, Bulletin des lois de la République,4ème série, n°160, p 73. 633 Article 55 al 5 de la Constitution de l’an X : « il [le Sénat] dissout le Corps législatif et le Tribunat ». 634 sénatus-consulte du 8 fructidor an X (27 août 1807) relatif aux termes dans lesquels sera rédigé le sénatusconsulte qui prononcera la dissolution du Corps législatif ou du Tribunat, ou de l’un ou de l’autre, Bulletin des lois, 3ème série, n°210, p 640. 632 198 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. concentration des pouvoirs au profit du Premier consul, mais en aucun cas d’une confusion des pouvoirs, comme cela fut bien souvent avancé. 2§ Les amendements à la Constitution de l’an VIII. Les régimes consulaire et impérial, qui couvrent la période s’écoulant de 1799 à 1815 suscitent de très nombreuses interrogations quant à leur nature. De la même façon, la question de l’unité constitutionnelle durant cette période doit être soulevée. Elle est déterminante, car elle met en perspective le rôle du Sénat dont la fonction constituante permet d’éviter la rupture constitutionnelle au profit d’une transition moins propice aux bouleversements sociaux et politiques qu’entraînent les révolutions635. Mais avant de voir dans quelle mesure le Sénat a été le vecteur principal de ces transitions constitutionnelles, il est important de comprendre de façon plus simple comment il a directement modifié la norme constitutionnelle par le biais de sénatus-consultes, en créant purement et simplement une nouvelle Constitution. Son action constituante est très claire en l’an X et en l’an XII (1§) et plus confuse en 1814 (2§). A.- Les Constitutions de l’Empire. Avec la Constitution sénatoriale de 1814, les Constitutions de l’an X et de l’an XII sont les seules à vouloir établir une nouvelle norme constitutionnelle dépassant par son ampleur la simple révision, la modification en surface du texte de l’an VIII. Des sénatusconsultes sont certes intervenus et ont entraîné une modification incidente de la Constitution, participant à la consolidation de l’exercice d’une fonction de constituant secondaire par le Sénat. C’est le cas dès nivôse an IX puisque le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX aboutit à une nouvelle définition des pouvoirs du Sénat. C’est aussi le cas en l’an X avec le sénatus-consulte consacré à l’amnistie des émigrés qui opère une révision pure et simple de la Constitution. Enfin, les différents sénatus-consultes consacrés à l’organisation du Corps législatif 636 qui, bien que postérieurs à la Constitution de l’an X et à son article 54 et donc moins inconstitutionnels que ceux les précédant, organisent une dénaturation de l’équilibre des pouvoirs instauré par la Constitution de l’an VIII, et entrainent les mêmes effets. Certes. Les sénatus-consultes des 16 thermidor an X ( 4 août 1802)637 et 28 floréal an XII (17 mai 1804)638 sont cependant des textes dont les conséquences sont, tout d’abord, d’une ampleur bien différente. Ils sont voulus comme établissant un nouvel ordre constitutionnel. L’attachement à l’idée que le régime établi entre 1799 et 1815 en France est l’application d’une seule et même Constitution, évoquée précédemment, n’est pas ici écartée ; il en sera question par la suite. Les changements juridiques opérés par les textes de l’an X et de l’an XII ne peuvent cependant être ignorés dans leur importance. L’intitulé du sénatus-consulte établissant le Consulat à vie est de ce point de vue important puisqu’il est lui-même présenté comme « organique de la Constitution » par le Bulletin des lois alors même que cette qualification, établie par la pratique, n’a pas été confirmé par la lettre de la Constitution. Les textes de l’an X et de l’an XII sont ensuite remarquables par la nature du pouvoir exercé par le Sénat. Pour illustrer cet aspect des choses, il est intéressant de reprendre la distinction établie par Claude Goyard à l’occasion de son commentaire sous la Constitution de l’an VIII dans le 635 V. à ce sujet infra section consacrée aux rapports entre révolution et transitions constitutionnelles, p 744. V.supra. 637 Sénatus-consulte organique du 16 thermidor an X (4 août 1804) de la Constitution portant création du Consulat à vie, Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°206, p 535. 638 Sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII ( 17 mai 1804) réformant les Constitutions de l’Etat et portant création de l’Empire français, Bulletin des lois de la République, 4ème série, n°1, p 1. 636 199 Clémence Zacharie Dictionnaire Napoléon639. Reconnaissant que la Constitution de l’an VIII a été modifiée par le Sénat qui avait adopté une vision extensive de ses pouvoirs, il estime que celui-ci s’est attribué un pouvoir constituant « sanctionnateur , distinct du pouvoir « déterminateur dont le peuple est le seul détenteur. Si la classification établie par Claude Goyard est justifiée, la question se pose néanmoins de savoir si les textes de l’an X et de l’an XII ne sont pas finalement une application de ce pouvoir déterminateur. Le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX, contrairement aux sénatus-consultes de 1802 et 1804, se contente de sanctionner un acte du Gouvernement. L’intervention du peuple peut contrer ce point de vue. Le recours au plébiscite légitimerait l’action sénatoriale et la recouvrirait du sceaux approbateur du constituant déterminateur. Outre le fait que le peuple n’est pas consulté en l’an XII a priori, mais bien après le vote du sénatus-consulte, sans que les résultats du vote n’affectent en aucune façon l’établissement du régime décrit par le sénatus-consulte, le référendum qui fait suite à l’arrêté des Consuls du 20 floréal an X (10 mai 1802)640 porte uniquement sur l’acceptation ou non du principe du Consulat à vie641. Il n’entraîne pas l’admission d’une refonte totale des institutions, au profit notamment du Sénat conservateur qui va voir ses pouvoirs augmenter avec le sénatus-consulte du 16 thermidor an X. Le Sénat apparaît bien ici comme déterminant pleinement, dans les limites politiques que l’on connaît, une nouvelle norme constitutionnelle. Dès lors se pose dans le cas de ces deux textes la question, désormais traditionnelle, de savoir si le Sénat conservateur était compétent pour intervenir dans ce domaine. La réponse doit être nuancée. Cette interrogation ne pourrait d’ailleurs que se poser dans le cas du sénatus-consulte du 16 thermidor an X ; le sénatus-consulte du 28 floréal est en effet une application de l’article 54 de la Constitution de l’an X et donc un acte constituant autorisé par la Constitution. Les deux textes méritent cependant une analyse rigoureuse. 1) Le sénatus-consulte organique du 16 thermidor an X. Sans revenir sur le processus d’élaboration de la Constitution de l’an X642, il est important de préciser le contexte de contestation institutionnelle qui la caractérise. Elle fait suite à l’ultime tentative d’opposition que fut le Consulat décennal. Malgré les nombreuses manipulations politiques, le Sénat a en en effet fait front contre la volonté de Bonaparte d’établir à son profit un pouvoir absolu. Les manipulations politiques sont bien réelles et la séance du Tribunat du 16 floréal an X (6 mai 1802), réclamant pour le Consul Bonaparte « un gage de la reconnaissance nationale », en est la preuve. a) Le contexte d’élaboration de la Constitution de l’an X. Elle s’inscrit dans la tentative plus générale de manipulation parlementaire de Cambacérès qui, avec le soutien de certains sénateurs tels Laplace ou Lacépède, tente de persuader les autres membres de l’assemblée du bien fonder de l’établissement d’un pouvoir viager643. Cambacérès regretta d’ailleurs, à ce sujet, que le Premier consul 639 Claude GOYARD, Dictionnaire Napoléon, commentaire sous article « Constitution de l’an VIII », Fayard, 1987, p 498. 640 Arrêté des Consuls du 20 floréal an X portant que le peuple français sera consulté sur cette question : Napoléon Bonaparte sera-t-il Consul à vie ?, Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°1449, p 177. 641 La question posée par l’article 1er de l’arrêté est bien claire puisque celui-ci pose que : « art 1er : le peuple français sera consulté sur cette question : Napoléon Bonaparte sera-t-il Consul à vie ? ». 642 On se reportera avantageusement à ce sujet à l’ouvrage de Léon DUGUIT, François MOUNIER ET Léon BONNARD, Georges BERLIA, Les Constitutions et les principales lois politiques de la France depuis 1789, 6ème édition, LGDJ, 1943, p 75. 643 Antoine-Clair THIBAUDEAU, Mémoires d’un ancien conseiller d’Etat, op.cit., p 236. 200 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. n’exprime pas plus clairement son désir et ses ambitions politiques, et ce ton modéré, qu’il juge néanmoins sincère, aurait été d’après lui la cause du choix du Consulat décennal par les sénateurs644. Cette modération n’est que feinte, et il ne faut pas, contrairement à Cambacérès ignorer la vigueur de l’opposition qui se dresse au Sénat contre Bonaparte. Elle est bien souvent évoquée par les mémorialistes qui font par exemple état de collusion de circonstances entre Sieyès et Grégoire. Et de façon générale, l’activisme contestataire est réel au Sénat. Il est difficile d’en mesurer la teneur précise ; les procès-verbaux authentiques645 et les archives sénatoriales sont muets sur la réalité des débats et ont été en grande partie épurés au moment même de leur rédaction. L’ensemble des cartons constituant les archives du Sénat646 est la plupart du temps inintéressant ; on y trouve tout au plus les pièces communiquées au Sénat, les discours des orateurs du Gouvernement, les rapports des commissions ad hoc, mais à aucun moment la teneur réelle des débats de l’assemblée ne peut en ressortir. Les mémorialistes demeurent la seule source d’information sur cet activisme au sein du Sénat. L’action de Sieyès y est alors déterminante puisque, associé à Lanjuinais, Garat et Tronchet, il mène campagne contre ce qui constitue à ses yeux un retour au principe d’hérédité du pouvoir. Cette question reste en effet au centre des débats sur le Consulat viager, dans le cadre même d’une contestation plus large ; Fouché et Joséphine, parmi tant d’autres, farouchement opposés à cette idée, animent un mouvement d’opposition générale qui n’accepte alors pas le principe d’un pouvoir personnel définitif. Cette opposition qui pourrait être définie comme de simples gesticulations n’est pourtant pas restée vaine et à aboutit à la réélection anticipée de Bonaparte pour dix ans par le biais du sénatus-consulte du 18 floréal an X (8 mai 1802)647. Deux remarques peuvent être faites sur ce sénatus-consulte. La première porte sur les effets juridiques de cette décision. Elle constitue en effet une révision indirecte de la Constitution. L’article 39 de la Constitution de l’an VIII prévoit que « le gouvernement est confié à trois consuls nommés pour dix ans et indéfiniment rééligibles (…) ». Son application laisse logiquement penser que le premier renouvellement des consuls ne pourrait avoir lieu qu’à partir de 1808, soit dix ans après les débuts du Consulat. Par le sénatus-consulte du 18 floréal an X, le Sénat procède donc à un renouvellement anticipé et donc inconstitutionnel des Consuls. Le principe d’un Consulat viager n’est pas en lui-même exclu par la lettre de la Constitution ; l’article 39 prévoit en effet que les consuls sont « indéfiniment rééligibles ». La sanction régulière du Sénat doit cependant rythmer toute réélection. Le sénatusconsulte de floréal semble laisser les mains libres à Bonaparte pendant au moins douze ans. On pourra rétorquer que l’action anticipée du Sénat peut aussi se faire dans le sens contraire, ce qui reviendrait à lui attribuer un réel pouvoir de déchéance des consuls. Outre le fait que la situation n’est pas envisageable politiquement, elle ne l’est pas non plus d’un point de vue constitutionnel ; elle introduit en effet l’idée d’une responsabilité politique des Consuls devant le Sénat, indépendamment de toute procédure rappelant celle d’une haute cour. Or, si l’article 39 de la Constitution prévoit un système de nomination, elle en limite les conséquences en ne l’assortissant pas d’un principe de sanction. Le sénatus-consulte du 18 floréal an X ne fait qu’anticiper un choix qu’il aurait très certainement fait huit ans plus tard ; il interprète ainsi très largement les termes de 644 Jean-Jacques-Régis CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, op.cit., p 623. Aux Archives Nationales, série CC 2 notamment. 646 Notamment la série CC 10 à 22. Nous espérons pouvoir publier prochainement une étude analytique des archives sénatoriales. 647 Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, série CC2, feuillet 19. 645 201 Clémence Zacharie l’article 39 et l’idée d’une réélection indéfinie. Ce texte est donc une lecture particulièrement extensive des dispositions constitutionnelles, mais en aucun cas une création ab initio telle que pourrait l’être une décision du Sénat sanctionnant l’un des consuls. Cette nuance est déterminante, car elle participe de la définition même des pouvoirs du Sénat qui se veulent essentiellement déductifs et non pleinement normatifs. La Constitution de l’an X constitue une rupture supplémentaire dans la vie du Sénat dans la mesure où elle introduit cette dimension purement normative, posant le postulat que le Sénat peut créer du droit. Elle n’empêchera cependant pas que le Sénat dépasse le cadre de cette délégation de pouvoir attribuée par l’article 54 de la Constitution de l’an X, à l’occasion de la destitution de l’Empereur648. Dès lors est confirmée l’idée que le Sénat doit voir son action classifiée matériellement, mais aussi eu égard à la nature de celle-ci. En dépassant la substance des sénatus-consultes, on aboutit au degré d’intervention du Sénat dans le processus normatif pour mesurer l’étendue de son influence sur la Constitution. b) La nature constituante des sénatus-consultes de l’an X. La seconde remarque concernant le sénatus-consulte du 18 floréal an X porte sur les conséquences directes de ce texte, et notamment les conséquences d’ordre politique ; il suscita la fureur de Bonaparte et est, de ce fait, à l’origine immédiate de l’arrêté du 20 floréal an X (10 mai 1802)649 qui va ouvrir la voie au sénatus-consulte du 16 thermidor an X . Cet arrêté qui interroge les Français sur la question du Consulat à vie peut lui-aussi être considéré comme un acte de rupture dans le cours du Consulat. Depuis le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX, tout d’abord, est admis que le pouvoir constituant de quelque nature qu’il soit, est entre les mains du Sénat dont l’intervention est donc obligatoire pour toute modification de la Constitution ; c’est notamment le principe qui fonde le sénatus-consulte du 6 floréal an X. Ce pouvoir constituant du Sénat fait d’ailleurs l’objet d’un certain respect ; à la suite de l’attentat de la rue Saint- Nicaise, la soumission de l’arrêté des Consuls ne s’inscrit pas uniquement dans une logique de ratification ou d’authentification. L’idée que le Sénat conserve une initiative de décision semble animer les acteurs de la vie politique ; le sénatus-consulte du 18 floréal an X en est la preuve. Le Sénat agit en effet, persuadé d’avoir véritablement un droit d’intervention et une autonomie de décision que ni le fait qu’il soit saisi, ni les tentatives d’influence politique ne peuvent remettre en question. Cette initiative politique du Sénat se justifie par ce pouvoir constituant qu’il détient en tant que dépositaire d’une expression de la volonté nationale. L’arrêté des Consuls du 20 floréal an X revient sur cette idée en affirmant la perfectibilité de l’expression sénatoriale. En saisissant le pouvoir constituant dans sa forme originaire, il admet que celui-ci ne connaisse pas une seule forme d’expression et que son détenteur doive être à nouveau consulté. Il est ainsi en rupture totale avec la doctrine qui avait précédemment court et qui définissait précisément le rôle du Sénat en matière constitutionnelle. En outre, cet arrêté du 20 floréal an X pose la question plus large de la constitutionnalité du sénatus-consulte du 16 thermidor an X qui pourrait être entaché de l’inconstitutionnalité de cet arrêté de nivôse qui ne répond finalement à aucune compétence constitutionnelle des Consuls. Le véritable coup de force politique et juridique de Bonaparte résiderait plus dans cet arrêté que dans la Constitution de l’an X qu’il engendre. Car c’est bien l’acte de floréal an X qui fonde un nouvel ordre juridique. En refusant au Sénat conservateur la plénitude de l’exercice de la fonction constituante, en rejetant ainsi la doctrine de nivôse, il lui ôte toute 648 V.infra. Arrêté des Consuls du 20 floréal an X (10 mai 1802), Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°1449, p 177. 649 202 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. compétence en matière d’élaboration de norme constitutionnelle, qu’elle soit issue de l’interprétation ou de la création pure et simple. Le sénatus-consulte du 16 thermidor an X, dans la mesure où il ne respecte pas la lettre de la Constitution de l’an VIII, seul texte en vigueur à la suite de l’arrêté des Consuls du 20 floréal an X est donc, parce qu’il édicte une Constitution, un texte inconstitutionnel. Cette affirmation n’est valable que parce que l’on admet que le texte du 16 thermidor an X est bien une Constitution, et ce même s’il faut attendre le sénatus-consulte organique de l’an XII et son article 70 pour que le sénatus-consulte de l’an X soit associé aux « Constitutions de l’Empire »650. Au-delà de sa dénomination et d’un point de vue strictement juridique, l’acte de thermidor an X est une Constitution même si une discussion autour de sa nature peut être engagée. En dépit d’une primauté de la vision matérielle que l’on admettrait volontiers comme fondamentale, la dimension pratique de toute étude de droit constitutionnel conduit à l’impossibilité de dégager une définition purement théorique de la Constitution. Celle-ci se définit donc dans ses rapports avec la pratique autour de la dualité que constitue sa matière et sa forme651. Le critère de définition de la Constitution est double et s’ordonne autour d’un aspect matériel et d’un aspect formel. Si le premier, fondamental, ne semble pas poser de problème, le second semble faire l’objet d’une réelle discussion au point qu’il est difficile de parler de l’existence formelle de la Constitution de l’an X. Matériellement, tout d’abord, le sénatus-consulte du 16 thermidor an X est bien une Constitution en ce qu’il organise la dévolution et l’exercice du pouvoir au sein de l’Etat, mais aussi en opérant un choix dans la détermination du droit applicable à cet Etat652. Formellement, le problème se pose en des termes bien plus délicats et entraîne des conséquences sérieuses dans la mesure où, écrite, la Constitution de l’an X doit être appréciée de ce point de vue. Les Constitutions écrites supposent un formalisme garantissant leur valeur et participant de leur authentification. Le sénatus-consulte de thermidor an X ne répond pas à cette exigence pour deux raisons. La première provient du fait que la Constitution de l’an VIII ne prévoit aucune procédure de révision spécifique et n’attribue cette compétence à aucun organe en particulier, ce qui, d’ailleurs, est probablement la faille principale du régime consulaire. Le respect d’un quelconque formalisme ne peut donc être apprécié. La seconde raison est due à l’intervention de l’arrêté des Consuls du 20 floréal an X qui retire au Sénat une compétence de révision constitutionnelle que la pratique constitutionnelle et l’application communément admise de la Constitution de l’an VIII lui avait attribué. L’absence de respect d’un certain formalisme par le sénatus-consulte étudié semble ôter à celui-ci l’essentiel des qualités liées à une Constitution rigide. La consultation populaire dont les 650 Article 70 de la Constitution de l’an XII : « Tout décret rendu par le Corps législatif peut être dénoncé par le Sénat (…) 3° comme n’ayant pas été délibéré dans les formes prescrites par les Constitutions de l’Empire, les règlements et les lois ». La formule sera reprise dès le sénatus-consulte du 15 brumaire an XIII (6 novembre 1804) qui proclame les résultats de la consultation populaire faisant suite à l’adoption de la nouvelle Constitution, après avoir vérifié que celle-ci avait eut lieu conformément à l’article 142 de la Constitution de l’an XII (sénatus-consulte du 15 brumaire an XIII, Bulletin des lois de la République, 4ème série, n°21, p 73). 651 Paul BASTID, L’idée de Constitution, Préface de Jean Rivéro, Economica, 1985, (plus précisément le chapitre II : La notion juridique de Constitution ). 652 Il faut ici suivre la position de Burdeau et la définition qu’il donne de la Constitution en la désignant comme « la règle par laquelle le souverain légitime le pouvoir en adhérant à l’idée de droit qu’il représente et détermine en conséquence les conditions de son exercice », in Georges BURDEAU, Traité de science politique, t. IV, le statut du pouvoir dans l’Etat, p 45. A titre d’exemple, Burdeau cite le cas de la Constitution stalinienne de 1936 qui affirme que « L’U.R.S.S est un Etat socialiste des ouvriers et des paysans ». Il s’agit ici clairement d’un postulat tant juridique que politique dont le principe se retrouve dans le texte de l’an X et l’affirmation du rôle prédominant du Sénat et du Premier consul au profit d’une conception autoritaire et concentrée du pouvoir. 203 Clémence Zacharie résultats sont proclamés par le sénatus-consulte du 14 thermidor an X (2 août 1802)653 ne valide en aucun cas la procédure conduisant au sénatus-consulte du 16 thermidor. Elle porte sur un point précis et autorise le Consulat viager, sans pour autant constituer une habilitation générale pour le Sénat ou le Premier consul à exercer la fonction constituante. N’étant pas encore une application de l’article 54 de la Constitution de l’an X, le texte de thermidor an X n’est donc qu’une norme sans le nom que seul le sénatus-consulte du 28 floréal an XII authentifie comme tel en évoquant les « Constitutions de l’Empire » dont la valeur est confirmée par l’aval du peuple consulté sur le sénatus-consulte de floréal an XII. De thermidor an X à floréal an XII, le régime constitutionnel français flotte dans la nébuleuse d’un droit constitutionnel qui, à défaut d’être imprécis, est loin d’être affirmé comme tel ; seule l’opinio juris et la pratique institutionnelle valident alors cette norme incertaine que constitue le sénatus-consulte du 16 thermidor an X. Il n’est pourtant pas question d’avancer l’hypothèse d’un vide constitutionnel tant la réalité matérielle de la Constitution de l’an X est tangible. S’est reproduit en l’an X le schéma ébauché par la Constitution de l’an VIII qui conduit à ce qu’une pratique constitutionnelle, portant sur la spécificité des pouvoirs du Sénat, à partir de nivôse an IX et sur l’instauration d’un nouvel ordre juridique dès thermidor an X, une pratique constitutionnelle dont la validité est admise par tous, devienne fondatrice de la norme constitutionnelle. Il y a bien une Constitution consulaire répondant à la volonté d’établir un ordre juridique stable ; mais cette Constitution, dont les variations viennent ici d’être évoquées , cette Constitution ne répond pas à l’idée que dix années de combats idéologiques et politiques ont forgée. Contrairement à l’idée moderne de Constitution qui, pour en retenir toutes les nuances, s’attache essentiellement à son sens matériel, le constitutionnalisme de la fin du XVIIIème siècle est un constitutionnalisme écrit, fidèle au principe de rédaction de la norme comme unique moyen d’en garantir la préservation654. Il est emprunt de ce positivisme juridique qui veut fonder, tout comme Carré de Malberg par la suite, un ordre étatique intangible en tant que tel. La rédaction de la Constitution répond aux besoins de publication qui lie celui de connaissance d’un droit opposable à tous655. Et c’est dans la Constitution écrite que doit être recherché le droit constitutionnel. Le régime consulaire et impérial introduit là encore une rupture au regard de cette idée dominante qui anime les hommes de la Révolution sur la Constitution. Il admet surtout l’existence de la Constitution en dehors du texte seul de la Constitution de l’an VIII, alors même que les Constitutions révolutionnaires ont toujours été perçues comme le triomphe de la codification. Cette opinio juris évoquée précédemment participe du renouveau que constitue le début du régime de Bonaparte qui ne saurait pour autant être interprété comme de nature coutumière656. L’arrêté du 20 floréal an X, inconstitutionnel en tout point puisqu’il ne répond à aucune habilitation des Consuls à saisir le pouvoir constituant, provoque donc un bouleversement de l’ordre constitutionnel à de nombreux titres, bien plus que le sénatusconsulte du 16 thermidor lui-même. Plus que la mise en question des principes posés par l’article 39, il établit un nouvel équilibre des pouvoirs au profit de l’action gouvernementale. Les conditions de rédaction de ce sénatus-consulte sont donc très probablement plus importantes que la lettre de l’acte du Sénat qui confirme le mouvement 653 Sénatus-consulte du 14 thermidor an X (2 août 1802), Bulletin des lois de la République, 3ème série, n°205, p 533. 654 V. introduction générale. 655 Cette idée traversera les années et sera parfaitement énoncée par René CAPITANT : « Le droit doit être écrit, parce qu’il doit être publié. Il doit être non le secret des puissants, mais la règle publique commune, car la règle est tyrannique tant qu’elle est imprévisible et la codification est bien la condition d’un droit juste et d’une obéissance librement consentie » in « La coutume constitutionnelle », RDP 1979, p 960. 656 Voir infra. 204 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. amorcé dès l’an IX allant vers un renforcement des pouvoirs du Sénat et du Premier consul et un affaiblissement du rôle du Corps législatif657. 2) Le sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII. La Constitution de l’an XII est un texte dont on minimise la plupart du temps l’importance juridique pour en faire le simple instrument de la fatuité d’un empereur parvenu. Ce que certains désignent à juste titre comme du « clinquant constitutionnel » (Claude Goyard)658 occupe en effet une bonne partie du texte du sénatus-consulte, du titre III consacré à la famille impériale, jusqu’au titre VII portant sur les serments. Ce sont alors 48 articles qui tentent de redonner au pouvoir ce que dix ans d’austérité jacobine ou de romanisation forcée lui avait ôté : du lustre. Le sénatus-consulte du 28 floréal an XII est-il pour autant sans intérêt ? Très certainement non. Car s’il ne constitue pas un bouleversement constitutionnel de l’ampleur du sénatus-consulte organique du 16 thermidor an X, il n’en demeure pas moins une étape déterminante de l’histoire consulaire et impériale. Plusieurs raisons permettent de dire que le sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII n’est pas un bouleversement constitutionnel. a) Une application de l’article 54 alinéa 2 de la Constitution de l’an X. La première de ces raisons tient au fait qu’il constitue l’application d’une compétence constitutionnellement établie puisque résultant de l’article 54 al 2 de la Constitution de l’an X. Il est donc, a priori, constitutionnel et n’est pas le résultat d’un coup de force comme l’a été la Constitution de l’an X. Cette constitutionnalité peut cependant prêter à discussion. Au sujet de la compétence établie par l’article 54 tout d’abord. Le texte de celui-ci, « le Sénat règle par un sénatus-consulte organique (…) tout ce qui n’a pas été prévu par la Constitution, et qui est nécessaire à sa marche », fait usage d’une expression très vague qui ne définit pas clairement les cas d’intervention du Sénat. De façon inévitable se pose la question de la nécessité de l’établissement de la dignité impériale pour la bonne marche des institutions. La question n’est pas innocente et ne trouve pas son unique réponse dans la satisfaction de la vanité de Bonaparte, mais surtout dans le besoin d’assurer la pérennité d’un pouvoir dont la simple personnification affaiblissait les fondations. La dignité impériale est donc une réponse immédiate apportée à la question de la survie du régime de l’an VIII au-delà de celle du Premier consul. Sa vie est en effet régulièrement menacée ; l’arrestation, le 9 mars 1804 de Georges Cadoudal, dernier des conspirateurs associés à Moreau et Pichegru, en est une parfaite illustration. Alors que la Constitution de l’an X voulait lier définitivement le pouvoir à la personne de Bonaparte, la Constitution de l’an XII perçoit les limites de cette situation, faisant ainsi échos aux craintes que les opposants au principe du Consulat viager avaient émises. De ce point de vue, le sénatus-consulte du 28 floréal an XII est donc dans le prolongement du texte de 1802, achevant le raisonnement que le souci de stabilité constitutionnel avait amorcé. Le fondement même de la compétence établie par l’article 54 peut aussi entraîner une discussion. Celle-ci a été amorcée par la question de l’inconstitutionnalité du sénatusconsulte du 16 thermidor an X. Si cette position est maintenue, alors même que la pratique constitutionnelle semble avoir admis la validité de la Constitution de l’an X, une disposition constitutionnelle prise en application d’une règle reconnue comme étant inconstitutionnelle est elle-même inconstitutionnelle. 657 658 V.supra. In Dictionnaire Napoléon, op.cit., p 502. 205 Clémence Zacharie A titre d’illustration peut être mentionné le cas du recours à l’article 11 de la Constitution de 1958 pour procéder à une révision constitutionnelle, alors même qu’une autre disposition constitutionnelle, l’article 89 de la Constitution, établissait une procédure de révision. Le débat s’est alors engagé de savoir de quelle façon l’utilisation frauduleuse de l’article 11 entachait d’inconstitutionnalité les réformes en découlant. De façon quasi unanime, les juristes ont condamné le recours à l’article 11659 pour réviser la Constitution, constatant l’exclusivité en la matière de la procédure de l’article 89660, seule apte à assurer l’équilibre des pouvoirs au sein des institutions issues du texte de la Constitution de 1958. L’article 11 n’est donc pas un mode de révision de la Constitution661 ; son utilisation constitue une violation de celle-ci et entache d’inconstitutionnalité toute norme en découlant. Celle-ci se construit donc contra legem. Le principe d’élection du Président de la République au suffrage universel direct a donc été établi de façon irrégulière. Il paraît cependant, quarante ans après, difficilement envisageable de dénoncer ce mode électif comme inconstitutionnel. Outre la nouvelle validation que constitue la réforme du septennat au profit du quinquennat, avant 1999, une double réponse va dans le sens de la reconnaissance de la constitutionnalité du principe du suffrage universel. Tout d’abord, si l’on ne peut reconnaître l’existence d’un recours coutumier à l’article 11662, l’idée de coutume peut être admise pour l’élection du Président de la République depuis 1962 ; celle-ci a été répétée régulièrement, avec constance et clarté de telle sorte que puisse être identifiée une estimatio communis faisant état d’une règle de droit. L’idée défendue par Vedel est ici appliquée : « à la longue, un certain état de fait engendre un ordre juridique »663 . Surtout, la conclusion de cette controverse se trouve dans la votation populaire elle-même qui, aux yeux de la plupart des commentateurs, a recouvert l’inconstitutionnalité du recours à l’article 11 et des normes en ayant découlé du manteau de la souveraineté, effaçant ainsi toute trace d’une éventuelle corruption initiale de la réforme du mode de scrutin du Président de la République. L’idée de cette validation par le référendum a été évoquée pour la Constitution de l’an X. Or le seul vote d’authentification par le peuple français portant sur le contenu du sénatusconsulte du 16 thermidor an X est finalement la consultation populaire faisant suite au sénatus-consulte du 28 floréal an XII. 659 Article 11 : « Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal Officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique ou sociale de la Nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions. – Lorsque le référendum est organisé sur proposition du Gouvernement, celui-ci fait, devant chaque assemblée, une déclaration qui est suivie d’un débat. - Lorsque le référendum a conclu à l’adoption du projet de loi, le Président de la République promulgue la loi dans les quinze jours qui suivent la proclamation des résultats de la consultation ». 660 Article 89 : « L’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur proposition de Premier ministre t aux membres du Parlement. – Le projet ou la proposition doit être voté par les deux assemblées en termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum. – Toutefois, le projet de révision n’est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n’est approuvé que s’il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés (…) ». 661 « Il est bien certain que la procédure du référendum direct organisé par l’article 11 de la Constitution ne peut, selon les textes, être utilisée pour une révision constitutionnelle. Ceci se déduit tout simplement de l’existence dans la Constitution d’un titre XIV, De la révision, qui non seulement, ne prévoit pas une telle procédure, mais encore l’interdit de façon immédiate » in Vedel, Le Monde, 27 juillet 1968. 662 Voir à titre d’exemple l’article de PRÉLÔT dans le Monde du 15 mars 1969, qui fait état du défaut des éléments constitutifs de la coutume (la répétition, la durée, la constance et la clarté) pour admettre celle-ci à propos de l’utilisation de l’article 11. 663 Georges VEDEL, Le Monde, 27 juillet 1968. 206 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Etrange situation donc que celle qui aboutit à l’application d’un article 54 alinéa 2 dont la légalité ne peut être totalement certifiée. C’est encore cette pratique constitutionnelle, ce silence soumis de l’ensemble de la population française qui peut faire penser que le sénatus-consulte organique du 16 thermidor an X constitue une norme constitutionnelle imposable à tous, sans qu’il soit possible, de parler d’une coutume constitutionnelle. b) Un sénatus-consulte dans la continuité des événements de l’an X. La seconde des raisons qui permettent d’écarter l’idée que le sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII n’est pas un total bouleversement tient au fait que, quant au fond même, il est dans la continuité de la Constitution de l’an X. Il organise en effet un changement de gouvernement, mais à aucun moment un changement de régime ; il est surtout la concrétisation de ce que la Constitution de l’an X avait laisser présager. La concentration des pouvoirs entre les mains de l’Exécutif, annoncée au moment du Consulat viager, est confirmée au profit de l’Empereur ; le principe de séparation des pouvoirs semble alors abandonné , dans la mesure où l’essentiel de la représentation existe à travers l’Empereur. Le rôle du Sénat est renforcé dans sa position de clef de voûte de l’édifice institutionnel, même si ses rangs sont gonflés de sièges à caractère honorifiques, viciant ce qui lui restait de distinction dans le recrutement. Cependant, la Constitution de l’an XII ne saurait souffrir le qualificatif d’événement mineur ; elle reste une étape déterminante de l’histoire consulaire et impériale. Historiquement, tout d’abord, elle s’inscrit dans un contexte de reprise des conflits européens, même si ce facteur n’est pas aussi important que ne le fut la pacification précédant le Consulat à vie. Le principe d’hérédité inscrit néanmoins le régime consulaire dans la durée, face aux menaces des coalitions étrangères. Appuyant cette idée, les sénateurs, contrairement au début de l’été 1802, soutiendront ce projet et ne manifesteront aucune hostilité à son égard. Juridiquement enfin, le sénatus-consulte du 28 floréal an XII participe au transfert définitif du principe de souveraineté nationale sur la tête de l’Empereur. Alors que le Consulat a vu une grande hésitation quant à l’identification du souverain et à la détermination de sa place au sein des institutions, l’Empire permet la concrétisation juridique de ce qui, jusque lors, n’était qu’une intuition politique. La souveraineté de la nation n’existe désormais qu’à travers la personne de l’Empereur au nom duquel est, par exemple, rendue la Justice (article 1er alinéa 2 du sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII664). Le sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII peut dès lors être désigné sans hésitation comme une Constitution à part entière dont l’importance ne saurait être négligée. B.- La fin de l’Empire. L’action du Sénat voit son terme avec le printemps 1814 et les tentatives de sauvetage des institutions issues de Brumaire. Car c’est bien un ultime accès de courage qui anima les sénateurs en avril 1814, contrairement à ce que l’historiographie a trop souvent analysé comme une trahison. L’Acte de déchéance de Napoléon du 3 avril 1814 et la Constitution sénatoriale du 6 avril 1814 sont probablement les seuls actes de 664 Article 1er : « Le gouvernement de la République est confié à un empereur qui prend le titre d’empereur des français. La justice se rend au nom de l’Empereur, par les officiers qu’il institue » . 207 Clémence Zacharie l’Assemblée sénatoriale que la postérité aurait du retenir comme une légale et légitime application des pouvoirs que celle-ci détenait des Constitutions de l’Empire. 1) L’acte de destitution du 3 avril 1814665. Ce texte a été vilipendé fort souvent ; abjecte car illustrant la veulerie et la félonie des sénateurs qui fait suite à leur trop longue soumission, il est aussi l’une des sombres heures de gloire de Talleyrand qui va ici jouer l’une de ses meilleures partitions. L’acte du Sénat du 3 avril 1814 est particulier à de nombreux égards. Le contexte historique dans lequel il est rédigé et sa forme en font probablement l’une des décisions du Sénat qui peut le moins lui être reprochée. Plusieurs remarques doivent être faites à ce sujet. a) Le contexte politique. Le contexte historique qui voit la rédaction de l’acte du Sénat du 3 avril 1814 est essentiellement marqué par l’acte du Sénat du 1er avril 1814 auquel il fait directement suite et par lequel l’assemblée a nommé un gouvernement provisoire666. Ces deux décisions du Sénat ne sont pas un hasard constitutionnel, mais bien le résultat d’une grave crise secouant alors la France. Une crise de politique intérieure, tout d’abord, que la conspiration de Malet667 a très largement amorcée et que les résistances du Corps législatif ont accentuée668. A cela s’ajoute une crise à caractère international du fait des atteintes portées à l’intégrité du territoire. Il existe alors un foyer d’opposition au sein du Sénat ; une partie de cette opposition, à la suite de Talleyrand, est déterminée à précipiter la Restauration au profit du comte de Provence, l’autre, soucieuse de préserver les acquis de la Révolution, souhaite, à la suite de personnages tels Lambrechts, Lanjuinais ou Grégoire, voir le régime conservé mais Napoléon déchu. Talleyrand, sous la pression des alliés et notamment de l’Empereur Alexandre, va organiser cette contestation autour de l’idée que la restauration doit venir des institutions françaises. Ainsi, une adresse des alliés, en date du 31 mars 1814 mais publiée au Moniteur le 2 avril 1814, pousse les sénateurs à établir un gouvernement provisoire669. Talleyrand est 665 Bulletin des lois, 5ème série, I, n°8, p 7. Acte du Sénat du 1er avril 1814 qui nomme un gouvernement provisoire chargé de pourvoir aux besoins de l’Administration et de présenter au Sénat un projet de Constitution, Bulletin des lois de l’Empire, 4ème série, n°566. 667 Le 23 octobre 1812, le général Malet réussira à duper la dixième cohorte de la garde nationale en annonçant la mort de Napoléon, fait arrêter le préfet de police de Paris Pasquier et le ministre de l’intérieur et tente de rétablir la République. Il est découvert et fusillé le 29 octobre 1812. La faiblesse de la dynastie éclate alors au grand jour puisque l’on a à aucun moment pensé au roi de Rome, ni à Joseph et le peuple de Paris n’a accepté cette révolution que comme un épisode politique de plus, sans grande importance. 668 Un décret impérial du 20 décembre 1813 invita les différentes assemblées à se prononcer sur l’état de la France et à soutenir l’Empereur dans ce qu’il présenta comme une ultime campagne. Si le Sénat se plia sans difficulté à ce simulacre (le discours du comte de Fontanet est, de ce point de vue tout à fait révélateur : « L’Empereur invite lui-même tous les corps de l’Etat à manifester leur libre opinion. Pensée vraiment royale ! Salutaire développement de ces institutions monarchiques où le pouvoir concentré dans les mains d’un seul se fortifie de la confiance de tous et donnant au trône la garantie de l’opinion nationale, donne au peuple à leur tour le sentiment de leur dignité, trop juste prix à leurs sacrifices ! » in Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, série CC, in CC7, feuillet 45), le Corps législatif se montra plus réticent et souhaita obtenir des garanties pour ses intérêts, en compensation des nouveaux efforts exigés en matière de conscription. Un rapport défavorable de sa commission fut approuvé par 223 voix contre 31. Furieux, Napoléon décida l’ajournement du Corps législatif et provoqua son renouvellement. 669 « Les armées des puissances alliées ont occupé la capitale de la France. Les souverains alliés accueillent le vœu de la nation française. Ils déclarent : (…) qu’ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte, ni avec aucun membre de sa famille. Qu’ils respectent l’intégrité de l’ancienne France, telle qu’elle a existé sous les rois légitimes ; ils peuvent même faire plus , parce qu’ils professent toujours le principe que, pour le bonheur 666 208 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. alors au cœur des tractations qui vont présider à la rédaction de l’acte du 1er avril 1814 ; son rôle, tout en subtilité et en négociation, a déjà été très largement décrit670. Pressés par sa convocation et conscients de leur impuissance, les sénateurs vont le suivre sans grande réticence. Le 1er avril 1814, le Sénat nomme un gouvernement provisoire en reprenant l’exacte formule de l’adresse des alliés à son intention, puisqu’il désigne un gouvernement « chargé de pourvoir aux besoins de l’Administration et de présenter au Sénat un projet de Constitution qui puisse convenir au peuple français »671 ; il dépasse peut-être ainsi les désirs des alliés. Quelques imprécisions caractérisent cependant la décision du Sénat ; si ses procès-verbaux la désignent sous le terme d’arrêté, le Bulletin des lois comme de très nombreux recueils de législation commentée évoquent eux un acte672. Il n’est au demeurant à aucun moment question de sénatus-consulte. Plus de rigueur peut être relevée en ce qui concerne la compétence ayant justifiée cette décision. La convocation ainsi que la présidence de Talleyrand repose sur ses fonctions de vice-Grand Electeur, dignité qui lui fut offerte le 17 août 1807. L’article 39 de la Constitution de l’an X prévoyait en effet que « le Grand Electeur préside en l’absence de l’Empereur, lorsque le Sénat procède aux nomination des sénateurs, des législateurs et des tribuns ». Créée en 1807, la dignité de vice Grand Electeur supplée éventuellement celle de Grand Electeur détenue par Joseph Bonaparte. Son absence et celle de Napoléon justifient alors l’intervention de Talleyrand. Demeure cependant la question de la justification de l’intervention du Sénat ; plusieurs hypothèses peuvent être avancées que seule la prise en considération des autres décisions du Sénat écartera ou non. Il peut s’agir tout simplement d’une application des pouvoirs de nomination du Sénat issus de l’article 20 de la Constitution de l’an VIII. Cette nomination peut aussi résulter d’un recours au pouvoir constituant institué établi par l’article 54 de la Constitution de l’an X. La première de ces deux hypothèses est à première vue la plus probable dans la mesure où la dénomination de sénatus-consulte, qui caractérise l’application de l’article 54 de la Constitution de l’an X, n’est jamais employée. La décision de nommer un gouvernement provisoire ne serait donc qu’un simple acte de nomination conforme à la lettre de l’article 20 de la Constitution de l’an VIII. Cependant, dans ces deux hypothèses, l’antériorité de l’acte du 1er avril à la déchéance de l’Empereur détermine toute réponse ; il existe en effet au moment des faits un gouvernement qui ne justifie pas la nomination d’un autre gouvernement, à moins d’admettre l’existence au profit du Sénat d’un droit de destitution de l’Empereur, droit que celui-ci s’est arrogé le 3 avril 1814. b) La réalité juridique de l’acte de destitution. L’acte de déchéance de Napoléon Ier fait immédiatement suite à la nomination d’un gouvernement provisoire par le Sénat. Son contenu est essentiel à sa compréhension rendue complexe par sa forme. Tout comme l’acte du 1er avril 1814, la décision du Sénat du 3 avril 1814 qui prononce la déchéance de Napoléon Bonaparte présente quelques difficultés quant à sa désignation. Elle est en effet publiée au Bulletin des lois sous le titre de sénatus- de l’Europe, il faut que la France soit grande et forte. Qu’ils reconnaîtront et garantiront la Constitution que la nation française se donnera. Ils invitent par conséquent le Sénat à désigner un gouvernement provisoire qui puisse pourvoir aux besoins de l’Administration et préparer la Constitution qui conviendra au peuple français ». 670 A titre d’exemple, on peut citer le récit de Jean THIRY dans son Sénat (p 306 et suivantes) ou celui de Jean Orieux dans la biographie qu’il consacre à Talleyrand. 671 Procès-verbaux authentiques du Sénat conservateur, Archives Nationales, série CC, CC8, feuillet 1. 672 Par exemple, DEVILLENEUVE ET CARRÈTE, p 889. 209 Clémence Zacharie consulte673. Un erratum du Bulletin des lois rectifie le titre de la décision du Sénat pour la désigner sous celui de décret674. Ce terme de décret soulève des questions quant à sa signification durant tout le Consulat et l’Empire. Il révèle l’héritage d’incertitudes du vocabulaire juridique de l’Ancien Régime que la confusion des vocables nourrissait675, sans qu’il soit d’ailleurs possible de dire ce que ceux-ci recouvraient réellement. L’exemple du terme décret est d’ailleurs en lui-même très révélateur, tant il conduit à des confusions, sans qu’il soit d’ailleurs possible d’établir clairement l’existence d’un pouvoir propre, un pouvoir réglementaire, lié au terme même de décret. Les différents régimes qui se succèdent à partir de 1791 illustrent cette confusion. Ainsi l’article 6 de la section III du chapitre III de la Constitution de 1791 précise que « les lois sont les décrets sanctionnés par le roi ». Il n’existe dès lors pas de différence fondamentale entre la loi et le décret, mais simplement une modulation en fonction du degré d’élaboration du texte de loi. Le décret est ici la décision prise par l’Assemblée qui n’a pas encore la valeur symbolique de la loi, seul texte reconnu comme intrinsèquement juridique676. La Constitution de 1793 voit cependant une évolution des choses, la loi et le décret étant perçus comme deux choses différentes ; ils relèvent néanmoins tous deux du pouvoir législatif : ce sont deux catégories de textes élaborées par le Corps législatif qui révèlent deux niveaux d’intervention de la règle de droit qui établissent une hiérarchie. Cette hiérarchie entraîne la création de deux domaines de compétences respectifs pour la loi et le décret, la loi portant sur les domaines essentiels de l’impôt, du droit pénal, de la monnaie ou de la législation civile (article 54 de l’Acte Constitutionnel du 24 juin 1793), le décret recouvrant lui les matières de moindre importance (article 55 de l’Acte Constitutionnel du 24 juin 1793). Le Directoire affirmera quant à lui la spécificité du pouvoir réglementaire dans son article 144677. Le régime consulaire reprend en grande partie les principes du Directoire, en s’imprégnant de l’évolution des textes. Si l’existence d’un pouvoir réglementaire est reconnue par l’article 44, le décret demeure un acte perfectible du Corps législatif puisque l’article 37 de la Constitution pose que « tout décret du Corps législatif, le dixième jour après son émission, est promulgué par le Premier consul, à moins que, dans ce délai, il n’y ait eu recours au Sénat pour cause d’inconstitutionnalité (…) ». Dans la Constitution de l’an XII, l’article 140 prévoit lui-aussi la promulgation des décrets. Le décret n’est donc aucunement révélateur d’une compétence spécifique d’après les textes consulaires et impériaux ; il n’est qu’un acte du Corps législatif qui n’est pas devenu parfait. Mais le refus de cette spécificité sera très rapidement contré par Bonaparte qui, si il désigne dans le Bulletin des lois les actes du Gouvernement sous le terme d’arrêté, suivant en cela la pratique du Directoire, va dès le commencement de l’Empire substituer à celui-ci le terme de décret. Le décret devient dès lors l’acte du Gouvernement pris en application d’une compétence propre attribuée par l’article 44 de la Constitution de l’an VIII. Que dire alors des hésitations du Sénat dans la désignation de l’acte de déchéance de Napoléon Ier ? La publication sous le titre de sénatus-consulte donnait immédiatement un 673 Bulletin des lois de l’Empire,5ème série, n°2. Erratum publié au Bulletin des lois, 5ème série, I, n°9, p 35. 675 Michel VERPEAUX, La naissance du pouvoir réglementaire, 1789-1799, PUF, coll. Les grandes thèses du droit français, 1991, p 89. 676 Avant même la Constitution de 1791, ce principe du caractère législatif du décret est affirmé, notamment par l’interdiction qui est faite aux administrations d’utiliser cette expression : « Nul corps administratif ne pourra employer dans l’intituler et le dispositif de ses délibérations, l’expression de décret, consacrée aux actes du corps législatif ; il doit employer le terme de délibération » (décret du 24 juin 1790). 677 Article 144 de la Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) : « Le Directoire pourvoit, d’après les lois, à la sûreté extérieure ou intérieure de la République. Il peut faire des proclamations conformes aux lois et pour leur exécution (…) ». 674 210 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. sens précis au geste du Sénat que l’on pouvait interpréter comme relevant de la compétence qu’il détenait de l’article 55 al 6 de la Constitution de l’an X qui lui permettait de désigner le Premier consul. L’Acte de déchéance devient alors la compétence symétrique à celle de la Constitution de l’an X ; détenant un pouvoir de nomination, le Sénat détiendrait alors un pouvoir de sanction à l’égard des consuls. La question se pose de savoir si cette symétrie est envisageable. La Constitution de l’an X, si elle donne compétence au Sénat pour désigner les Consuls, conditionne grandement celle-ci dans la mesure où le Premier consul, avant sa mort, désigne un successeur (article 42 de la Constitution de l’an X), que le Sénat peut éventuellement désigner (article 50 de la Constitution de l’an X) et auquel il peut préférer des candidats proposés par les second et troisième Consul (article 50 de la Constitution de l’an X, in fine). La compétence du Sénat est donc très largement encadrée par la volonté des Consuls en exercice et par celle du Premier consul décédé ; il est possible de parler d’une compétence liée n’introduisant pas de responsabilité politique du Premier consul devant le Sénat ; celui-ci pourrait alors défaire le premier. Il paraît difficile d’imaginer un parallélisme entre l’article 55 al 6 et le titre IV de la Constitution de l’an X et l’acte de déchéance du 3 avril 1814. Pourtant, un article de la Constitution de l’an XII doit attirer l’attention. L’article 7 de la Constitution de l’an XII prévoit en effet que «à défaut d’héritier naturel et légitime et d’héritier adoptif de Napoléon Bonaparte, à défaut d’héritier naturel et légitime de Joseph Bonaparte et de ses descendants mâles, de Louis Bonaparte et de ses descendants mâles, un sénatus-consulte organique, proposé au Sénat par les titulaires des grandes dignités de l’Empire et soumis à l’acceptation du peuple, nomme l’Empereur et règle dans sa famille l’ordre de l’hérédité, de mâle en mâle, à l’exception perpétuelle des femmes et de leur descendance ». Le Sénat, face à la vacance du pouvoir, est donc chargé de veiller à sa continuité en en désignant le titulaire. C’est probablement l’argument sur lequel le Sénat s’est reposé pour prononcer la déchéance de Bonaparte. Là encore, il intervient en tant que gardien de cet « esprit de la Constitution » qu’il évoquait au début du Consulat à la suite de l’attentat de la rue Saint-Nicaise. Gardien de la Constitution, il est dès lors gardien d’un Etat menacé et chargé à ce titre de préserver la continuité du pouvoir. Il peut paraître difficile d’établir le fondement de la compétence revendiquée alors par le Sénat, à moins bien évidemment de la relier à l’idée, évoquée bien souvent, que le Sénat transcende ses compétences constitutionnelles pour veiller à la Constitution dans son ensemble. L’acte de déchéance de Napoléon devient alors, de toutes les décisions du Sénat, la plus « constitutionnelle ». Une lecture approfondie de l’acte du 3 avril 1814 confirme cette idée. Si l’acte du 3 avril 1814 n’est pas désigné expressément comme un sénatusconsulte, il en présente cependant toutes les caractéristiques, fidèle au plan des décisions qu’a introduit le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX678. Il se divise en deux parties, la première exposant les motifs de la décision du Sénat sous la forme de considérants, la seconde tirant les conséquences juridiques des motifs par un dispositif établissant la déchéance de Napoléon. Les motifs, justification politique de la décision sénatoriale, récapitulent l’action de Bonaparte pour en constater l’inconstitutionnalité tout d’abord, le caractère attentatoire aux principes défendus par la Constitution ensuite et le caractère de parjure. Cette motivation a pour but de montrer comment l’Empereur s’est placé en situation de rupture vis à vis des engagements pris à l’encontre du peuple français et d’établir en quoi cette rupture provoque la dissolution d’un gouvernement devenu dès lors inexistant. 678 On se reportera en annexe à la reproduction de l’acte du 3 avril 1814, document 4f. 211 Clémence Zacharie Les sept premiers considérants révèlent un véritable contrôle de constitutionnalité des mesures édictées sous l’Empire. Le cadre de l’examen du Sénat est l’Empire qui a vu l’avènement de Bonaparte comme Empereur, à ce titre unique représentant des Français. Les griefs du Sénat portent sur quelques points bien précis et ne constituent pas une remise en question globale de l’Empire. Ces points concernent notamment le dessaisissement du Corps législatif de ses compétences. Certaines l’ont été au profit du Sénat, telle l’organisation de la conscription ; mais ce sont surtout les usurpations au profit de l’Empereur telles la création de nouveaux impôts contrairement à l’article 53 de la Constitution de l’an XII qui prévoit que l’Empereur ne peut établir de taxe et d’impôt qu’en vertu d’une loi (considérant 2) ou la déclaration de guerre contrairement à l’article 50 de la Constitution de l’an VIII (considérant 4). A cela s’ajoute la remise en question de dispositions constitutionnelles par l’attitude de l’Empereur, telle l’organisation des prisons d’Etat, mais aussi une atteinte directe au principe de séparation des pouvoirs affirmé comme un fondement de la Constitution de l’an VIII selon la loi du 19 brumaire an VIII ; l’atteinte est notamment constituée par l’ajournement du Corps législatif ayant précédé l’invasion alliée (considérant 3) ou la destruction de l’indépendance des corps judiciaires (considérant 7). C’est à travers ces différentes attaques portées aux Constitutions de l’Empire que le Sénat établit le manquement au pacte social par Napoléon. Ce manquement est d’autant plus grave qu’il fait suite à un parjure, Napoléon allant à l’encontre du serment exigé par les articles 52 et 53 de la Constitution du 28 floréal an XII. Devenu apostat, il rompt le lien l’unissant à la nation, lien qui reposait sur la recherche de l’intérêt collectif. A cet intérêt se substitue la recherche par Napoléon de son intérêt propre (considérant 5), au moyen notamment du détournement des moyens que lui octroyait la communauté et de l’atteinte aux libertés fondamentales (considérant 8 à 10). Ce reniement de Bonaparte délie les Français du serment de fidélité, car il constitue la fin du Gouvernement ; la vacance de fait du Gouvernement, par le parjure de Bonaparte, est donc constatée légalement par le Sénat qui ne fait que l’officialiser. Là se trouve la réponse à la question précédemment posée de la nécessité de l’acte du 1er avril 1814 par lequel le Sénat nommait un gouvernement provisoire. Face au vide gouvernemental, le Sénat, en tant que gardien de la Constitution tel que voulu par le peuple français et défini par les Constitutions de l’Empire, le Sénat devait assurer la pérennité de l’ordre juridique et veiller à la préservation des principes ayant fondé leur rédaction. La lecture qu’a eu le Sénat de ses fonctions, dès le sixième considérant du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX(« le désir et la volonté du peuple ne peuvent être exprimés que par l’autorité qu’il a spécialement chargé de conserver pacte social ») justifie seule sa compétence dans la déchéance de Napoléon. Et ce n’est qu’à travers cette lecture que peut être comprise et légitimée l’attitude du Sénat conservateur qui n’est alors plus une attitude de trahison mais une application de sa mission originelle : exprimer le désir d’un peuple trop souvent muselé. Comprendre n’est pas tout; reste à apprécier le bien fondé de l’action du Sénat. Il est facile de rejoindre, à la suite de Napoléon le camp des délateurs. L’Empereur va très rapidement réagir, dénonçant à juste titre la versatilité des sénateurs : « Le Sénat s’est permis de disposer du gouvernement français ; il a oublié qu’il doit à l’Empereur le pouvoir dont il abuse maintenant ; c’est l’Empereur qui a sauvé une partie de ses membres des orages de la Révolution, tiré de l’obscurité et protégé l’autre contre la haine de la nation. Le Sénat se fonde sur les articles de la Constitution pour la renverser. Il ne rougit pas de faire des reproches à l’Empereur, sans remarquer que, comme premier corps de l’Etat, il a pris part à tous les événements. Il est allé si loin qu’il a accusé l’Empereur d’avoir changé les actes dans leur publication. Le monde entier sait qu’il n’avait pas besoin de tels artifices. Un signe était un ordre 212 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. pour le Sénat qui faisait toujours plus qu’on ne désirait de lui… . Le Sénat ne rougit pas de parler de libelles publiés contre les gouvernements étrangers, il oublie qu’ils furent rédigés dans son sein (…). Si longtemps que la fortune s’est montrée fidèle à leur souverain, ces hommes sont restés fidèles et nulle plainte n’a été entendue sur les abus de pouvoir. Si l’Empereur avait méprisé les hommes comme on le lui a reproché, alors, le monde reconnaîtrait alors aujourd’hui qu’il eut des raisons qui motivaient son mépris. Il tenait sa dignité de Dieu et de la nation ; eux seuls pouvaient l’en priver ».679 Or il ne faut pas oublier l’étendue de l’allégeance au pouvoir inspiré par le Tsar Alexandre ; dès le 3 avril 1814, le Corps législatif adhère à la proclamation du Sénat680 et à sa suite, tous les grands corps de l’Etat681. De plus, cette attitude vindicative ne répond pas aux questions essentielles demeurant : qui devait intervenir et que devait-on faire ? La réponse à la première question a déjà été partiellement apportée. Seul le Sénat était compétent, du fait de la Constitution, mais aussi et surtout de l’interprétation qui a été donnée de son rôle depuis les débuts de la Constitution de l’an VIII. Destiné à préserver la Constitution et à se faire l’expression de la volonté générale, il contribue à cette mission en veillant à conserver l’Etat. La réponse à la seconde question est plus délicate ; le Sénat devait agir comme il l’a fait, mais selon un ordre différent. Dans les faits, il a nommé un gouvernement provisoire avant de prononcer la déchéance de Napoléon ; son action reposant sur l’idée qu’il était en présence d’une situation de fait, la vacance du pouvoir. Elle est due à l’irrespect de la Constitution par Napoléon, irrespect qui s’étend sur une période relativement longue. Si l’on suit cette idée, la déchéance prononcée par le Sénat ne fait que constater une situation ; c’est un acte récognitif. Or la réalité est tout autre, car il n’y a pas eu de vacance du pouvoir ; l’armée est restée soumise, tout comme les corps constitués et il n’y a pas eu de rupture du lien d’autorité caractérisant le pouvoir d’Etat, même si une partie du territoire était alors aux mains des alliés. Certaines des atteintes portées à la Constitution l’ont de plus été avec l’accord du peuple. Dans ce sens, seul l’acte de déchéance entraîne véritablement la déchéance, modifiant pleinement la situation juridique du moment ; ce n’est plus un acte simplement récognitif. De ce point de vue, l’acte du Sénat est un véritable coup d’Etat, mais un coup d’Etat qui, s’il était probablement nécessaire, fut particulièrement maladroit, parce que dicté par les alliés. Là est l’erreur principale du Sénat qui, outre le fait qu’il adopte une position de reniement caractérisée, occulte ce qu’il fut et sa propre responsabilité dans la réalisation de ce qui constitue les motivations de son acte. Il s’agit ici néanmoins de considérations d’ordre moral, l’attitude du Sénat fut conforme aux objectifs que la Constitution de l’an VIII lui avait assignés. 2) La Constitution sénatoriale du 6 avril 1814682. Jamais appliquée, la Constitution sénatoriale du 6 avril 1814 est souvent présenté comme ayant un intérêt relatif au regard de l’acte de déchéance du 3 avril. Il ne faut néanmoins pas occulter le fait que, dans le cadre de notre étude, il est l’ultime acte du Sénat, dont le rôle s’effacera avec celui du gouvernement provisoire. Il est difficile de connaître exactement son processus d’élaboration, tant les archives du Sénat, particulièrement confuses à cette période, et les procès-verbaux authentiques de l’Assemblée, sont muets sur le sujet ; ils ne font d’ailleurs que mentionner le rapport de 679 MÉNEVAL, Mémoires, t. III, p 248. Le Moniteur du 4 avril 1814. 681 V. l’énumération qui en est faite par THIRY dans Le Sénat de Napoléon, op.cit., p 318. 682 Bulletin des lois, 5ème série, I, n°13, p 14. 680 213 Clémence Zacharie Lambrechts en date du 6 avril683, jour du vote de ce que Talleyrand nommera lui-même « la charte constitutionnelle ». Le processus de rédaction de cette Constitution est assez proche de celui qui conduit à la rédaction de la Constitution de l’an VIII, puisque Talleyrand mena personnellement les travaux de rédaction de ce qui deviendrait la Constitution sénatoriale, réunissant chez lui, en l’hôtel de Saint Florentin, quelques uns des membres les plus influents de cette Assemblée, alors même que le tsar Alexandre y résidait lui aussi684. En dépit de quelques aléas685, une commission informelle686, en aucun cas nommée par le Sénat, selon la procédure établie depuis les débuts du Consulat687, rédige un texte le 5 avril 1814. Le projet ainsi rédigé est présenté par Lambrechts au Sénat le 6 avril ; une commission est alors nommée afin d’examiner ce texte. Composé d’éléments connus pour leur attachement aux principes de 1789688, elle repousse le projet que le Sénat adopte cependant sans grande difficulté le soir même. Soixante-six sénateurs votent en sa faveur. La composition de cette commission du Sénat est néanmoins révélatrice du peu d’enthousiasme que suscita alors la Restauration ; celle-ci n’est en aucun cas acquise et le texte de la Constitution sénatoriale est emprunt de cette défiance existant chez les sénateurs à l’égard du retour des Bourbons. Le texte de la Constitution sénatoriale, que Talleyrand a voulu définir comme une charte constitutionnelle, répond au désir des sénateurs de voir confirmer leur place prépondérante dans un régime garantissant quelques principes fondamentaux. Près de la moitié des articles de la Constitution sénatoriale porte en effet sur la garantie de droits fondamentaux. Ces articles sont, d’une certaine façon, une réaction aux dérives des régimes consulaires et impériaux. Le désir d’établir la soumission de l’armée à une organisation législative est réaffirmé par l’article 16689 ; l’indépendance du pouvoir judiciaire et le refus de voir instaurés des tribunaux spéciaux le sont dans l’article 17, tout comme la compétence législative en matière fiscale et budgétaire (article 15). Les articles 683 Archives Nationales, série CC, CC8, feuillet 10. TALLEYRAND, Mémoires, édition 1967, Paris, p 162. 685 La rédaction de ce texte ne se fait pas sans difficulté. Lebrun, chargé de rédiger un premier projet, se contentera tout d’abord de ressortir la Constitution de 1791, à la plus grande confusion des sénateurs présents et de Talleyrand. Napoléon lui-même, ensuite perturbera les discussions en annonçant le 3 avril 1814 son abdication au profit de Napoléon II et l’instauration de la régence ; Caulaincourt, Ney et Macdonald plaidèrent au près de l’Empereur la cause de la régence, agitant sous ses yeux la menace d’une armée dévouée à Napoléon et opposée à tout rétablissement légitimiste. La capitulation de Marmont anéantit ces pourparlers, mais les sénateurs réunis autour de Talleyrand eurent le temps de craindre pour leurs efforts. Montesquiou-Fézensac, enfin, reprochera au Sénat de vouloir appeler la Restauration des Bourbons, alors que, d’après lui, le Sénat ne pouvait que se soumettre au roi dont il devait intégralement procéder. Le débat est donc engagé à cette occasion de voir sauvegarder certains idéaux révolutionnaires, au profit notamment d’une préservation de l’influence du Sénat. Celui-ci, outre sa volonté de conserver la manne financière qu’a constituée sa situation (THIRY, p 327), a surtout désiré demeurer l’interlocuteur privilégié de la nation, ainsi que cela sera exposé. 686 Elle est composée de Lambrechts, Destutt de Tracy, Barbé Marbois, Lebrun et Emmery. Devilleneuve et Carrète, présente cette réunion comme une réelle commission ( DEVILLENEUVE ET CARRÈTE, p 889). Mais le Sénat ne s’est réuni à aucun moment pour la désigner ; les procès-verbaux et les archives n’en gardent aucune trace. Il apparaît très clairement que Talleyrand, soucieux de consolider la déchéance de Napoléon, aura à cœur d’en renforcer la légitimité, inspiré en cela par l’influent Alexandre (voir notamment THIRY, op.cit., p 322). 687 V.supra, notamment la mention qui a été faite de l’article 71 du sénatus-consulte organique du 3 floréal an XII (22 avril 1804) qui précise que « le Sénat, dans les six jours qui suivent l’adoption du projet de loi, délibérant sur le rapport d’une commission spéciale et après avoir entendu trois lectures du décret dans trois séances tenues à des jours différents, peut exprimer l’opinion qu’il n’y a pas lieu de promulguer une loi » (cité dans le Moniteur du 20 mai 1804). 688 Cette commission est composée de Vimar, Garat, Lanjuinais, Fabre, Cornet, Abrial et surtout Grégoire qui rédigera à cette occasion un mémoire condamnant la dépendance du Sénat à l’égard du monarque et les pouvoirs peu limités de celui-ci (pour la composition de la composition, voir le Moniteur du 6 avril 1814). 689 Article 16 de la Constitution sénatoriale : « La loi déterminera le mode et la quotité du recrutement de l’armée ». 684 214 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. 22 à 28 constituent, eux, une quasi- déclaration des droits et illustrent le souci de préserver la liberté d’opinion et l’égalité civile. A côté de la défense de principes fondamentaux, le Sénat a veillé à celle de ses intérêts propres, et surtout de la place prépondérante que lui avaient accordée les Constitutions de l’Empire. Cette situation particulière repose sur le postulat que le Sénat demeure l’interlocuteur privilégié du peuple dont il est seul capable d’exprimer la volonté ; c’est d’ailleurs à ce titre qu’il rappelle au trône la dynastie des Bourbons (article 2 de la Constitution sénatoriale du 6 avril 1814) et exige de lui la passation d’un contrat destiné à préserver l’application de la Constitution690. Ce principe-même sera la cause de l’opposition caractérisée des royalistes à l’application de cette Constitution à laquelle ils préfèrent celui d’une charte octroyée ; la position de Montesquiou-Fézensac est sur ce sujet révélatrice ; il s’est exprimé à l’occasion de la séance de rédaction du projet de Constitution qui se déroula chez Talleyrand et a manifesté alors la crainte de voir installé un Sénat pléthorique, dépendant du roi et ne remettant pas en cause les principes de légitimité royale691. La Constitution sénatoriale lutte justement contre cette vision des choses en limitant le nombre des sénateurs, afin que le roi ne puisse étouffer la voix du Sénat par des nominations en masse692 ; cette indépendance du personnel du Sénat est renforcée par l’inamovibilité de la fonction et son caractère héréditaire693. Il ne s’agissait ni plus ni moins que de la création d’une chambre haute héréditaire dont la puissance était renforcée par le fait que le pouvoir et la restauration des Bourbons étaient de son fait. La Constitution sénatoriale ne sera jamais appliquée ; elle suscita un déchaînement d’opinion que la France n’avait pas connu depuis longtemps. Les royalistes oublièrent rapidement que la Restauration était le fait du Sénat pour ne retenir que sa capacité à préserver ses intérêts pécuniaires. La majorité des Français a alors suivi la meute des loups pour condamner le Sénat qui, dès lors, dépérira lentement jusqu’à ce que le 2 mai, la Déclaration de Saint-Ouen enterre la Constitution sénatoriale en en proposant la révision694. La lecture de la Charte par Louis XVIII devant le Corps législatif le 4 juin sonna la fin du Sénat conservateur. Le Sénat était déjà mort depuis le vote de l’Acte de déchéance qui ne lui sera jamais pardonné. La trahison constitue bien souvent un arrêt de mort pour l’Histoire. Ne s’agit-il pas ici d’une erreur et la déchéance de Napoléon, dont la maladresse juridique a déjà été évoquée, ne constitue-t-elle finalement pas l’un des seuls actes irréprochable des sénateurs ? La Constitution sénatoriale, plus que leurs intérêts propres veilla surtout à sauvegarder ces principes révolutionnaires qui avaient mené Bonaparte au pouvoir, et qu’il avait reconnu, appuyé sur le texte de la loi du 19 brumaire an VIII. Elle est la confirmation et la revendication de ce que fut la Constitution de l’an VIII et que la Restauration, sous Louis XVIII mais surtout sous Charles X anéantira. Le Sénat a alors rempli ses fonctions de gardien de la Constitution, plus que jamais et l’acte du 6 avril 1814 est légal et légitime. Les Cents-jours en seront la preuve. 690 article 29 : « La présente Constitution sera soumise à l’acceptation du peuple français dans la forme qui sera réglée. Louis-Stanislas-Xavier sera proclamé roi des Français, aussitôt qu’il aura juré et signé un acte portant : j’accepte la Constitution ; je jure de l’observer et de la faire observer. Ce serment sera réitéré dans la solennité où il recevra le serment de fidélité des Français ». 691 Jean THIRY, op.cit., p 326. 692 Article 6 de la Constitution sénatoriale. 693 Idem. 694 « Après avoir lu attentivement le plan de la Constitution proposée par le Sénat, nous avons reconnu que les bases étaient bonnes, mais qu’un grand nombre d’article portait l’emprunte de la précipitation avec laquelle ils ont été rédigé, ils ne peuvent, dans leur forme actuelle devenir lois fondamentales de l’Etat », extrait du Bulletin, 5ème série, I, n°89, p 75. 215 Clémence Zacharie Conclusion : Le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX est accueilli par l’indifférence générale. Ce sentiment, en grande partie partagé par l’ensemble des parlementaires, est aussi celui de l’opinion publique dont les réactions sont perceptibles à la lecture de la presse. A l’indignation qui fait suite à l’attentat695 succèdent les louanges du rescapé. Présenté comme la proie innocente de tous les anarchistes, on l’arme sans hésitation d’un bras vengeur qui justifierait les procédés les plus extrêmes. La nouvelle du sénatusconsulte circule dans Paris dès le 16 nivôse, mais n’entraîne ni inquiétude, ni mécontentement696. Il y a même un certain regain des tendances à la délation que la Terreur avait développées. Le sénatus-consulte est donc un événement admis et accepté comme nécessaire à la préservation de la sécurité publique dont Bonaparte à la charge697. Cette idée se retrouve dans les rangs des parlementaires complaisants. Il y eut bien sûr quelques cas de résistance. Ainsi Cabanis, Garat, Volney et Lanjuinais refusent de siéger au Luxembourg le jour du scrutin, poursuivant la condamnation du principe du sénatusconsulte qu’ils avaient amorcée par un violent discours de Lanjuinais le 10 nivôse698. La plupart du temps, la contestation est pourtant timide. Si l’existence du sénatus-consulte est mentionnée dans les mémoires des contemporains, le procédé est désigné comme normal car nécessaire. Si l’on reconnaît qu’il peut devenir une arme despotique, il n’est pas clairement désigné comme une flagrante inconstitutionnalité et le recours au Sénat est admis comme circonstanciel. Les mémoires ne sont certes pas des analyses juridiques et ne peuvent donc être utilisés comme des sources tangibles de droit. Souvent rédigés longtemps après les événements, notamment sous la Restauration, ils répondent plus au souci de justification politique que de vérité historique. Taire le rôle du Sénat permet de rendre la personne du Premier consul entièrement responsable des fautes qui conduisirent à l’Empire, alors qu’il faut parler d’une responsabilité politique collective. L’acte d’autorité que constitue le premier sénatus-consulte est finalement admis comme sera admis l’innocence des bannis. La pratique du paradoxe est courante après dix ans de chaos. Elle sera le fait de la plupart des chroniqueurs. Cas isolé donc que celui de Miot de Mélito qui fit preuve de clairvoyance à travers une réelle analyse constitutionnelle de la situation699. Celle-ci fait défaut à la plupart des commentateurs que l’inconstitutionnalité ne rebute pas tant elle semble répondre à la nécessité du moment. Mais si la violence de l’acte fait éventuellement l’objet de critiques, celles-ci ne portent à aucun moment sur la désignation de l’auteur. Il apparait en effet aux contemporains que cette inconstitutionnalité, si elle se justifiant politiquement, s’expliquait aussi juridiquement, la compétence du Sénat s’imposant assez naturellement. Le sénatus-consulte et le rôle du Sénat, peuvent en effet être considérés comme la conséquence du texte de la Constitution de l’an VIII qui justifierait l’intervention du Sénat. Ce sont donc les institutions consulaires qui permettent de comprendre le recours au sénatus-consulte. 695 AULARD, Paris sous le Consulat, 1904, t. 2, p 87 : « Presque toutes les opinions se réunissent pour accuser les anarchistes de cet attentat. Quiconque veut l’attribuer aux royalistes éprouve une contradiction unanime (…). Les autorités constituées ont présenté au Premier consul les vœux sincères de tous les bons citoyens de Paris. Tous les événements qui menacent ses jours semblent ajouter à leur attachement et à leur confiance ». 696 AULARD, op.cit., p 117. 697 Sous le texte de la Constitution de l’an VIII, on peut lire ce commentaire de Devilleneuve et Carrète : « La France, alors décidée à maintenir, comme aujourd’hui, les grands résultats de sa Révolution, refusait de remonter vers le passé et ne sentait que du dégoût, que profonde défiance pour tout ce que l’on avait tenté depuis 1789 de substituer à ce qui était détruit. Elle implorait comme expédient le despotisme ; et son état social actuel ne lui permettait pas de représenter le despote sous une autre forme que celle d’un soldat ». 698 BOUISSOUNOUSE ET VILLEFOSSE, L’opposition à Napoléon, Flammarion, 1969, p 159 699 Voir infra. 216 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. CHAPITRE 2 LA COMPRÉHENSION DU PREMIER SÉNATUS-CONSULTE PAR CELLE DES INSTITUTIONS CONSULAIRES. Un acte d’autorité de la part de Bonaparte n’aurait surpris personne tant la dérive autoritaire du régime semblait inéluctable à la plupart des contemporain. Que le Sénat en fut l’instrument n’a pas semblé autre chose qu’une évidence. De ce point de vue, le premier sénatus-consulte donna au régime son vrai visage, acte fondateur (sect.1) répondant aux fragilités endémiques de la Constitution de l’an VIII, tant celle-ci laissait perdurer de grandes interrogations sur l’équilibre institutionnel voulu par les constituants (sect.2). Section 1 : Le sénatus-consulte, acte fondateur du régime consulaire. Le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX est indéniablement un acte constituant qui, sous l’habillage du contrôle juridictionnel de la loi, fonde politiquement le régime consulaire en définissant quel doit être le principe d’organisation du pouvoir dans la Constitution. Il renvoie dès lors à la question de savoir quel type de contrôle de constitutionnalité se met en place en l’an IX. Si l’on ne peut écarter les aspects juridictionnels de son action appelés des vœux des sénateurs (1§), il ne faut cependant pas minimiser l’importance politique de l’intervention sénatoriale qui a réellement établie à cette occasion le régime consulaire (2§). 1§ L’habillage juridictionnel d’un acte manifestement constituant. La question du cadre d’intervention du Sénat conservateur et par là même de la nature de ses actes, et tout particulièrement des sénatus-consultes, renvoie à la nature globale de l’action du Sénat et indirectement à celle du Sénat lui-même. Se pose en effet la question de savoir si cette institution met en place un contrôle politique de l’action des gouvernements du Consulat et de l’Empire ou si elle s’attache à instaurer un contrôle juridictionnel, à l’image de ce qu’est celui d’une cours suprême. Ce type de questions s’est aussi posé pour le Conseil constitutionnel et sera très largement débattu quinze ans après la création de celui –ci ; son caractère juridictionnel a alimenté de très nombreux articles, au point notamment de fonder un courant doctrinal qui lança le principe d’un droit du contentieux constitutionnel700. La plupart de la doctrine, dans la lignée de Marcel Waline dont l’introduction aux Grandes décisions du Conseil constitutionnel est déterminante701, estime que le Conseil constitutionnel remplit des fonctions à caractère juridictionnel. Elle s’oppose ainsi à Bernard Chenot, ancien membre du Conseil, qui a lancé le débat en 1977 en admettant le caractère politique du Conseil constitutionnel702. Cette controverse ouvre le débat sur l’étude du caractère contentieux des juridictions, sujet cher à Marcel Waline, sur la définition d’un droit du contentieux constitutionnel, sur l’existence, à terme, d’une influence des membres du Conseil constitutionnel sur la vie 700 Les articles sont très nombreux sur le sujet, la plupart étant partisans de la thèse du caractère juridictionnel du Conseil constitutionnel. Pour une liste complète on se reportera à la bibliographie donnée par Dominique ROUSSEAU dans son manuel Droit du contentieux constitutionnel, Domat, Montchrétien, 6ème édition, 2001, 507 p. 701 Les Grandes décisions du Conseil constitutionnel, préface à la 1ère édition, reprise dans la 7ème édition, Sirey, 1993, p XI à XIX. 702 « Je n’ai jamais pensé une seconde que le Conseil constitutionnel fût un organe juridictionnel ; c’est un corps politique par son recrutement et par les fonctions qu’il remplit », extrait de Le domaine de la loi et du règlement , Colloque d’Aix-en-Provence, PUAM, 1978, p 178. 217 Clémence Zacharie constitutionnelle française. La question est de taille car la reconnaissance du caractère politique des décisions du Conseil renvoie à celle du mode de désignation de ces membres et de leur éventuel contrôle. Pourtant, le Sénat refusera toujours cette posture politique, se posant résolument en organe de contrôle, distinct des assemblées auxquelles il réserve l’action politique, alors même que la progressive diversité de ses fonctions en fait un acteur politique majeur. A. – La démarcation des assemblées politiques. Le Sénat, des les débuts du Consulat ne se positionne pas au sein des institutions consulaires comme une assemblée politique, au même titre que le Corps législatif ou le Tribunat. Cette démarcation découle tant de l’architecture constitutionnelle et de sa position par rapport à la fonction législative que de spécificité des compétences sénatoriales 1) Le Sénat conservateur en marge de la fonction législative. Le Sénat ne peut tout d’abord pas être reconnu comme une assemblée politique au sens parlementaire du terme ; il ne participe pas à la fonction législative, dont la Constitution a veillé à le distinguer (l’organisation du Sénat conservateur est traitée dans le titre II de la constitution, soigneusement séparé du titre III consacré à la fonction législative). S’il « maintient les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels », cette tache n’est pas considérée comme participant directement à l’élaboration de la loi ; celle-ci est clairement définie par l’article 25 exposant qu’il « ne sera promulgué de lois nouvelles que lorsque le projet en aura été proposé par le Gouvernement, communiqué au Tribunat, et décrété par le Corps législatif ». Le Sénat ne figure pas dans cette description du processus législatif qui reconnaît au Corps législatif la faculté de « faire » la loi703. Ce point est néanmoins sujet à discussion si l’on tient compte du cadre d’intervention du Sénat, et, notamment, du moment où celle-ci a lieu dans le processus de création de la loi. Rendant ses décisions avant la promulgation de la loi par le Premier consul, le Sénat prend part à son élaboration puisqu’il intervient avant que la loi ne soit parfaite. Seule cette procédure de promulgation clôt la procédure législative et rend la loi effective et, à certains égards, existante. A titre d’illustration de l’état de la question, le cas du Conseil constitutionnel est intéressant. Il est défini par certains comme un « co-législateur »704, du fait même du moment de son intervention. C’est d’ailleurs clairement posée la question de sa participation, directe ou non à l’élaboration de la loi ; le Conseil constitutionnel répond lui-même à l’occasion de sa célèbre décision du 23 août 1985 portant sur l’évolution de la Nouvelle-Calédonie705. A la question de savoir si, en demandant la nouvelle lecture d’un texte suite à une invalidation par le Conseil constitutionnel, en application de l’article 23 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, le Président de la République entraîne l’élaboration d’une nouvelle loi, le Conseil constitutionnel expose qu’ « il ne s’agit pas du vote d’une loi nouvelle mais de l’intervention, dans la procédure législative en cours, d’une phase complémentaire résultant du contrôle de constitutionnalité »706. Les décisions du Conseil constitutionnel sont incluses dans la procédure législative en cours, dont elles ne sont qu’une étape, et à laquelle elles participent. Le Conseil constitutionnel prend donc part au processus législatif. Ce faisant, 703 Article 34 de la Constitution de l’an VIII : « Le Corps législatif fait la loi (…) ». Michel TROPER, Débat,1987, n°43, p 51. 705 C.C 197 DC du 23 août 1985, GDCC, n°39, p 626. 706 Considérant 23, p 633. 704 218 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. si elles ne sont pas à proprement parler des actes purement politiques, les décisions du Conseil constitutionnel ont des conséquences indéniables de ce type. Le même raisonnement est applicable au Sénat dont on pourrait penser que la nature politique voulue par les constituants de 1799 justifie une pleine participation au processus législatif. Or le texte de la Constitution, qui n’associe pas le Sénat à la procédure législative, renforce cette exclusion en ne donnant à la promulgation qu’une valeur relative. C’est du moins ce qui ressort de l’avis du Conseil d’Etat du 5 pluviôse an VIII707. La principale conséquence de cet avis est de distinguer les valeurs de l’acte de promulgation et de l’acte de votation par le Corps législatif. Seule la votation a en effet une valeur intrinsèque en établissant la date de la loi, définitive à ce jour. La promulgation n’a alors qu’un effet de publication, qui procède de son exécution et en devient dès lors le premier acte708. Mais la décision est d’ores et déjà prise, indépendamment de l’application qui en sera faite. De la même façon, le Gouvernement ne participe pas à l’élaboration de la loi, si ce n’est pas le biais des propositions de loi709. Dans un même d’ordre d’idée, le Sénat si l’on suit l’analyse du Conseil d’Etat en l’an VIII, d’une part, ne participe pas à la conception de la loi, et ne joue aucun rôle dans l’élaboration de celle-ci, et d’autre part, met en place un système de contrôle de constitutionnalité des lois a posteriori, de type plutôt juridictionnel. Portalis résume parfaitement la façon dont cette idée peut-être démontée : « la promulgation est le moyen de constater l’existence de la loi auprès du peuple, et de lier le peuple à l’exécution de la loi… Avant la promulgation, la loi est parfaite, relativement à l’autorité dont elle est l’ouvrage ; mais elle n’est point encore obligatoire pour le peuple… . Sans doute la promulgation ne fait pas la loi ; mais les effets de la loi ne peuvent commencer qu’après la promulgation…. La promulgation est une forme extérieure mais essentielle puisqu’elle est constitutionnelle »710. Si le fond de la loi n’existe que dans la décision du Corps législatif, sa capacité à s’imposer comme un acte souverain n’intervient qu’avec la promulgation qui matérialise le principe de hiérarchie des normes. La lettre de la Constitution n’a pas voulu faire du Sénat une assemblée politique au sens moderne du mot ; et il n’a donc pas d’activité politique au sens parlementaire du terme, semblable à celle du Corps législatif ; cette distinction d’une assemblée classique se retrouve dans le mode de fonctionnement précédemment étudié qui, bien que moderne à de très nombreux égards, demeure éloigné des principes même du système parlementaire ; l’exemple le plus parlant est celui de l’absence de publicité des débats, imposé par la Constitution711. Cette dimension juridique de l’activité du Sénat est renforcée par les fondements de sa compétence. Même si ceux-ci demeurent bien trop flou, - une possible inconstitutionnalité des lois est évoquée sans être pourtant clairement définie, au point qu’un « déplacement de pouvoir » 712 ait pu s’opérer en matière législative, mais surtout constituante au profit du Sénat -, ils n’en constituent pas moins une définition juridique de la compétence sénatoriale et des normes de référence du contrôle des textes déférés. La constitution, si elle n’est pas expressément définie, est la norme de référence ; se trouve ainsi fondée une certaine hiérarchie des normes dont l’importance, contrairement à ce qui est communément avancé, est réelle sous le Consulat et l’Empire. Il est vrai que les 707 Un extrait important en est notamment donné par Charles DURAND dans L’exercice de la fonction législative de 1800 à 1804, Aix-en-Provence, 1955, p 58. 708 « La promulgation est nécessaire, sans doute ; mais seulement pour faire connaître la loi, pour la faire exécuter, c’est la première condition, le premier moyen de son exécution et voilà pourquoi elle appartient au pouvoir exécutif », avis du Conseil d’Etat du 5 pluviôse an VIII, précité, p 58. 709 « Le gouvernement a une part à la législation, mais seulement pour la proposition de la loi », idem. 710 Archives Parlementaires, 2ème série, t. III, p 132. 711 Article 23 de la Constitution de l’an VIII : « Les séances du Sénat ne sont pas publiques ». 712 KELSEN, « La garantie juridictionnelle de la Constitution », RDP, 1928, p 240 et s. 219 Clémence Zacharie motivations et l’analyse de la Constitution du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX peut paraître légères si elles sont considérées comme mettant en place un contrôle de constitutionnalité des lois ; mais leur argumentaire se place bien sur le plan de l’application d’une compétence juridiquement établie, distincte du processus d’élaboration législative. Il faut reconnaître que cette volonté d’inclure l’action du Sénat dans une structure juridique, il suffit pour cela de se référer à la procédure élaborée par les différents règlements intérieurs précédemment évoqués, ne suffit pas à débarrasser ce corps d’une dimension politique. Cet aspect du Sénat est renforcé par la diversité des compétences que lui a confiées le texte constitutionnel. 2) L’incidence des fonctions de nomination du Sénat sur la nature de son action. La variété des compétences du Sénat renforce en effet son impossible classification institutionnelle. En plus de la mission de contrôle de constitutionnalité des actes des autorités consulaires, le Sénat pourvoit de plus aux emplois publics par le contrôle des listes de notabilités et par la désignation des membres des assemblées, des consuls, des juges de cassation et des commissaires à la comptabilité. C’est probablement ce rôle de nomination des membres de l’appareil d’Etat qui en fait un acteur pleinement politique du système consulaire, abstraction faite de la justification théorique héritée de Siéyès. En constituant les organes chargés des différentes fonctions de l’Etat, il est alors détenteur d’un rôle politique, émancipé de toute considération juridique et de limitation institutionnelle. Car en tant que juge de la constitutionnalité des actes administratifs et législatif, il demeure le titulaire remarquable d’une compétence juridictionnelle unique, distincte de ce rôle et a priori encadrée. Le contrôle de constitutionnalité est en effet conditionné par l’existence de la norme à préserver. Les fonctions de nomination du Sénat ne le sont pas. Au contrôle de constitutionnalité des lois s’ajoute en effet l’élection des membres des assemblées et des magistrats désignés par l’article 20 de la Constitution Il fit usage de cette terrible liberté dès l’an IX. Les listes de notabilité n’étant alors pas établies, le Sénat choisit librement les représentants du peuple, de ce fait ne représentant absolument rien, agissant alors de la façon la plus arbitraire. On notera que ce système disparaitra à la première réforme des institutions. Bonaparte était particulièrement hostile au système initial imaginé par Sieyès et à l’idée que finalement le lien entre représentants et représentés soient dilué dans une architecture institutionnelle au point de disparaître. L’ancrage démocratique du pouvoir, l’étude des plébiscites en apportera la preuve, est essentiel pour le Premier consul. Mais surtout, le système de désignation des personnels de l’Etat était en lui-même porteur pour le Sénat, s’il avait voulu en usé, d’un pouvoir politique considérable qui aurait pu en faire la clé politique du régime consulaire. Cela ne fut pas le cas, mais il faut être conscient de cette faculté politique jamais utilisée qui, bien plus importante que le contrôle de constitutionnalité des lois, aurait pu permettre au Sénat d’être maître du jeu du pouvoir. Conditionné, le contrôle de constitutionnalité était nécessairement limité, indépendamment de l’usage servile qu’en fit le Sénat. 220 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. B. - Le sénatus-consulte, acte d’une juridiction politique. La question de la nature du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX et de ceux qui l’ont suivi, rejoint celle, beaucoup plus générale, de la nature du Sénat conservateur. Même si celui-ci s’inscrit dans la lignée de la jury constitutionnaire de Sieyès et de la vision politique du contrôle de constitutionnalité qui en découle, il est important de voir que cette idée ne doit pas être exclusive de celle que le Sénat aurait pu se placer sur un plan plus juridique, et a même tenté de le faire. L’étude des actes du Sénat conservateur dont une classification matérielle a été établie précédemment a permis de voir combien étendus étaient les domaines d’intervention du Sénat. Mais cette variété et la participation notamment à l’action constituante ne doit pas laisser croire que le Sénat ait cherché à s’émanciper d’un cadre juridictionnel dont il a revendiqué le maintien. 1) La mise en place d’un contrôle juridictionnel des lois L’action du Sénat n’est pas à proprement parler une action purement juridictionnelle713. Elle en adopte cependant les formes. Le principe d’une juridiction est de se faire l’expression de la « jurisdictio », du pouvoir de dire le droit. Sans se prononcer sur l’opportunité de l’acte qui lui est déféré, la juridiction en apprécie la légalité, statuant en droit et motivant sa décision. L’ensemble des sénatusconsultes adopte très clairement le modèle juridictionnel. L’étude du plan et du mode de rédaction du sénatus-consulte de nivôse an IX a permis d’isoler l’influence considérable du Conseil d’Etat dans ce domaine qui fait adopter une structure juridique à la décision du Sénat714, répondant d’ailleurs en cela aux signaux envoyés par le texte de la Constitution de l'an VIII. Le vocabulaire juridique y est en effet utilisé puisque que sont, entre autres, évoqués les actes « déférés » au Sénat conservateur715. De la même façon, le principe de l’autorité de la chose jugée, propre aux juridictions, est posé par le texte de la Constitution de l’an VIII. Le Sénat, d’après son article 21« maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels » ; sa décision rendue s’impose à tous et le texte constitutionnel ne prévoit aucun recours possible. Même si cette autorité de la chose jugée n’est pas expressément évoquée par la Constitution, elle en découle clairement, au point notamment de ne pouvoir être remise en cause. Mais cette « attitude juridictionnelle » ne constitue qu’un aspect de l’action sénatoriale, tant le contenu des motivations apportées par le Sénat revêt un caractère d’opportunité politique, et non de justification juridique. Les règles même qui régissent les juridictions ne sont en effet pas respectées. Le principe du contradictoire tout d’abord, essentiel à une procédure juridictionnelle fait ici défaut. Dans les faits, le Sénat, qui ne connut qu’une seule application de son pouvoir de contrôle de constitutionnalité des lois, n’a pas mis en 713 Le caractère juridictionnel du contrôle de constitutionnalité des lois opéré par le Sénat conservateur a pourtant été évoqué par certains. Ainsi Marcel WALINE, dans un article daté de 1928 (« Eléments d’une théorie de la juridiction constitutionnelle en droit positif français », RDP, 1928, p 441 et s) est formel : « Il y a là, incontestablement, l’exercice d’une fonction juridictionnelle. Naturellement, nous ne prétendons pas que le Sénat conservateur, n’ait eu que des fonctions juridictionnelles : il avait aussi, certainement, des fonctions législatives et même constituantes. Mais lorsqu’il examinait la constitutionnalité des lois, il faisait un acte purement juridictionnel » (op.cit., p 451). Il n’est pas difficile de démonter cette théorie (voir supra). 714 V.supra. 715 Article 21 de la Constitution de l’an VIII. 221 Clémence Zacharie place en nivôse an IX le principe du contradictoire. Seul le Gouvernement, rédacteur de l’acte déféré, est représenté par le biais des conseillers d’Etat ; il est aussi l’auteur du « recours », ce qui vicie la situation au point de donner l’impression que le Gouvernement se contente de demander un simple avis consultatif au Sénat (même s’il apparaît peu probable que, d’une part, le Gouvernement se soit plié à une décision défavorable du Sénat sans tenter de la contrer, et que d’autre part, cette décision du Sénat ait jamais été défavorable). De façon plus générale, le Sénat n’a jamais, à l’occasion de la rédaction de ses règlements intérieurs, organisé une procédure juridictionnelle classique. Le principe du contradictoire, qui aurait notamment entraîné l’intervention de rapporteurs du Tribunat, n’est jamais avancé comme nécessaire au bon déroulement de l’activité sénatoriale. Cette absence d’une « juridictionnalisation » des règles de fonctionnement du Sénat se retrouve, ensuite, dans l’existence d’une procédure secrète en l’absence de débat public. L’organisation même du recours, enfin, fait plus penser à une action politique que juridictionnelle. Le contrôle juridictionnel suppose en effet une intervention a posteriori, ce qui n’est pas le cas ici, à l’occasion d’un litige lésant les intérêts du requérant. Or le système mis en place en l’an VIII ne laisse pas penser que l’on puisse identifier un quelconque intérêt à agir puisque seul la défense de la constitution, intérêt suprême s’il en est, certes, mais loin de celui défini par les manuels de procédure, est clairement évoqué. De la même façon, la notion de « partie » n’est pas ici identifiable, tant le Premier consul est seul au cœur de la procédure. Il ne reste dès lors qu’à définir l’action du Sénat comme celle d’une juridiction non contentieuse. C’est d’ailleurs comme tel qu’est désignée son action par la Cour de cassation qui dès l’an X précise qu’au « Sénat conservateur seul appartient le pouvoir de juger les actes du Corps législatif et du gouvernement qui lui sont déférés par le Tribunat pour cause d’inconstitutionnalité »716. 2) Les limites apportées à la définition du Sénat comme juridiction Si le Sénat agit comme une juridiction, il demeure assimilable à un organe uniquement politique pour la raison que la norme servant de référence au contrôle n’est pas une normé prédéfinie et que son statut ne saurait garantir sa totale indépendance. a) Les questions posées par la norme de référence. L’un des critères permettant l’identification de la juridiction est celui de la prédétermination de la norme servant à réaliser le contrôle. La juridiction se décide en référence au droit positif. Si il est indéniable qu’il participe à la définition du droit par l’interprétation qu’il en donne, il n’en demeure pas moins que cette interprétation repose sur une norme préexistante. La question ne semble pas poser de problème à la lecture de la Constitution de l’an VIII ; le Sénat est en effet chargé du contrôle de la constitutionnalité d’une série d’actes dont il doit s’assurer qu’ils ont été édictés en conformité avec les règles posées par la norme fondamentale. Il en découle essentiellement, du fait du caractère très bref de la Constitution, un contrôle de la compétence et éventuellement un contrôle de la procédure, si tant est que celle-ci figure dans le texte de la Constitution. Le seul inconvénient est que le Sénat s’émancipe de ce cadre d’action en dépassant très largement les limites posées par le cadre institutionnel. Ainsi, dès le premier sénatusconsulte, le Sénat contrôle la constitutionnalité des lois non pas au regard du droit positif mais selon l’interprétation qu’il fait de ses propres compétences : 716 Cass. Civ, 1er floréal an X, Rép. Dalloz, V° Lois, p. 197. 222 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Considérant que la Constitution n’a point déterminé les mesures de sûreté nécessaires à prendre en un cas de cette nature ; que dans ce silence de la Constitution et des lois, sur les moyens de mettre un terme à des dangers qui menacent chaque jour la chose publique, le désir et la volonté du peuple ne peuvent être exprimés que par l’autorité qu’il a spécialement chargé de conserver le pacte social, et de maintenir ou d’annuler les actes favorables ou contraires à la Charte constitutionnelle ; Que d’après ce principe, le Sénat, interprète et gardien de cette Charte, est le juge naturel de la mesure proposée en cette circonstance par le Gouvernement (extrait du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX) Le texte est en lui-même remarquable ; le Sénat constate tout d’abord le silence de la Constitution. Il déduit de sa compétence de contrôle de constitutionnalité des lois l’attribution d’un pouvoir constituant en tant que juge de ce type de mesure. Point de droit positif ici mais bien une action normative postérieure à la saisine. Le qualificatif de juridiction pour le Sénat pose alors problème. Ces interrogations sont renforcées par le statut même des membres de la Haute assemblée. b) Le statut des sénateurs. La question du statut des membres d’un organe de contrôle de constitutionnalité des lois pose en elle-même problème. Duguit en releva toutes les difficultés car selon lui, si les membres de cette institutions « sont nommés par le Gouvernement ou le Parlement, il est à craindre qu’ils n’aient aucune indépendance. S’ils sont élus par le peuple, au suffrage direct ou à deux degrés, cette haute juridiction deviendra un corps politique et ne présentera pas les garanties d’impartialité qu’on lui demande. Si elle se recrute par cooptation, elle deviendra une sorte de corps aristocratique incompatible avec la démocratie moderne »717. Le Sénat illustre bien les préventions dont fit état Duguit. Les premiers de ses membres furent nommés par Bonaparte qui prit soin de désigner des membres respectables mais aussi très modérés. La dépendance était établi, sans que la cooptation organisée pas la suite ne permette d’en modérer les effets. Elle était définitivement entérinée lorsque le sénatus-consulte du 16 thermidor an X et son article 63 accordèrent au Premier consul le droit de désigner les sénateurs en même temps que ceux-ci, exclus auparavant des hautes fonctions de l’Etat, recouvraient la faculté d’y accéder et de percevoir à ce titre des dotations. Curieuse situation que celle des sénateurs, en charge d’une magistrature politique qui les liait au pouvoir en place dont dépendait aussi leur saisine (seul le Premier consul et, au début, les Tribuns, pouvaient en effet saisir le Sénat). Ils ne composent donc par réellement une juridiction, tant la question de leur dépendance et l’absence d’un réel statut de magistrat les condamnent à être considérés comme la chose du maître. Ils sont donc à la croisée de ce qu’aurait pu être un véritable organe de contrôle de constitutionnalité des lois, juridiction politique dont la crédibilité des actes ne pouvaient dès lors qu’être remise en question, alors qu’ils fondèrent en partie le système politique en place. 2§ Le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX, acte constitutif du Consulat. Les conséquences du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX dépassent largement le simple fait politique. Elles atteignent une dimension juridique, puisque que cet acte fondateur qu’est le sénatus-consulte de nivôse an IX permet d’établir la signification constitutionnelle du régime consulaire. Elle est aussi l’occasion de deviner la lecture 717 L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, 3ème édition, p. 715. 223 Clémence Zacharie politique qu’en fera Bonaparte puisque qu’elle sonne de façon précoce le glas de l’opposition parlementaire. A. - Les conséquences constitutionnelles de l’affaire de la rue Saint Nicaise. Au-delà d’un rééquilibrage immédiat du fonctionnement des institutions consulaires, le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX apporte en grande partie une réponse à la question de la définition du régime issu de la Constitution de l’an VIII. Celle-ci est à la fois immédiate et médiate. Immédiate, car des conséquences constitutionnelles font directement suite au sénatus-consulte du 15 nivôse an IX, notamment dans l’équilibre des organes au sein du régime consulaire. Mais surtout médiate, car ce même sénatus-consulte permet d’établir la définition précise du régime consulaire dont le texte fondateur n’avait peut-être pas lui-même exposé clairement les caractéristiques de l’organisation des pouvoirs. 1) Le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX, une rupture dans le fonctionnement des institutions consulaires. « Ce sénatus-consulte annulera complètement le Tribunat et le Corps législatif ; et il ne restera plus dans l’empire que vous et le Sénat »718. Bien que lapidaire, cette formule de Stanislas de Girardin n’est pas dénuée de fondements. Le sénatus-consulte du 15 nivôse remet en cause les principes d’élaboration de la loi en dessaisissant les organes prévus à cet effet de leur fonction essentielle ; mais il ne faut pas suivre l’historiographie qui, trop généralement, estime que cette nouvelle répartition des compétences en matière législative constitue la fin des assemblées consulaires. Le Tribunat et le Corps législatif ne sont pas mort en l’an IX et se sont les assemblées qui provoqueront la chute de celui que l’on ne peut désigner comme un dictateur. Il faut parler d’une réorganisation du processus d’élaboration de la loi et non d’une captation ou pire d’une destruction du principe de spécificité législative. Le sénatusconsulte du 15 nivôse an IX est remarquable car, s’il bouleverse certaines règles de répartition des compétences, il est en même temps particulièrement représentatif du mode de confection de la loi tel que défini par la Constitution de l’an VIII. Le refus du Premier consul de procéder de manière illégale a déjà été exposé ; attaché à un certain formalisme juridique mais aussi à la légalité interne des mesures à prendre, Bonaparte entame une procédure d’élaboration du texte classique. Il est même possible de dire que le premier sénatus-consulte est représentatif du mode de création de la loi tel qu’il est pratiqué sous le Consulat et l’Empire. La plus belle illustration en est l’implication du Conseil d’Etat dans la rédaction de l’acte lui-même. Respectueux de son avis, Bonaparte n’a pas créé le texte de nivôse dans le secret d’un cabinet et ne l’a pas imposé de façon unilatérale au Sénat. Il est le fruit de discussions, dont il a été vu qu’elles avaient été âpres à de nombreuses occasions, et d’une certaine manière, de compromis. L’influence des négociations parallèles n’est pas nulle, et les interventions de nombreux acteurs tels Cambacérès ou Talleyrand ont été évoquées. Elles n’ôtent cependant pas au sénatus-consulte sa crédibilité juridique qui fait que celui-ci ne peut-être qualifié d’expédient ou d’acte autocratique. Mais l’intervention du Tribunat et du Corps législatif a été écartée ce qui, de loin, constitue la plus importante conséquence du sénatus-consulte. Plusieurs commentaires doivent être faits. Tout d’abord, il ne faut pas oublier que le recours au sénatus-consulte est présenté par le Gouvernement comme par le Sénat 718 GIRARDIN, Discours et opinions, mémoires, op.cit. , p 275. 224 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. comme une exception; il n’est en aucun cas une réforme constitutionnelle de la procédure législative. Celle-ci, par la suite, restera la même et les tribuns auront de nouvelles occasions de contester la politique de Napoléon. Aux lendemains des exécutions de l’an IX, le Tribunat et le Corps législatif auront à discuter du projet d’établissement des tribunaux spéciaux. Le principe de sénatus-consulte repose sur le caractère exceptionnel des circonstances auxquelles il répond. Il ne peut être envisagé en l’an IX à la lumière des connaissances que l’on a de l’évolution de l’équilibre institutionnel, notamment en l’an X. N’est-ce d’ailleurs pas une situation exceptionnelle qui veut faire contourner par le Premier consul ce qu’il redoute le plus, à savoir la lenteur d’une procédure ordinaire plus que l’opposition tribunitienne. Il est important de noter la relative passivité du Tribunat au moment des événements de nivôse : « [celui-ci] s’était tu momentanément, effray[é] par l’attentat, et n’avait dénoncé, ni le principe même du sénatus-consulte, ni les déportations »719. Ce faisant, il adopte l’attitude de la plupart des Français qui accueillent dans l’indifférence la nouvelle de la déportation des Jacobins. Au-delà de la mise à l’écart des assemblées pour l’élaboration d’une loi, le sénatus-consulte de nivôse an IX affirme le pouvoir décisionnel du Sénat qui peut dès lors légiférer, et même intervenir dans le domaine constitutionnel. Il se place ainsi au-dessus des autres institutions, fort de sa situation de garant de la Constitution et de sa capacité à intervenir rapidement face aux carences institutionnelles. Cette idée peut faire peur, mais elle demeure contrée par celle que ce pouvoir du Sénat n’est pas spontané, l’auto-saisine n’ayant à aucun moment été admise par le texte du sénatus-consulte ; bien plus, se référant à l’intervention des conseillers d’Etat et la citant partiellement, le Sénat évoque « le référé du Gouvernement au Sénat conservateur » qui lui seul peut « provoquer sur ses propres actes l’examen et la décision de ce corps tutélaire »720. Le Sénat est donc le détenteur d’un pouvoir formidable, dont il n’a d’ailleurs peut-être pas conscience, mais qui s’avère être surtout celui du Gouvernement, tant finalement sa mise en œuvre est enfermée dans des règles procédurières en limitant l’application. Le Gouvernement qui sort renforcé des événements faisant suite à l’attentat de la rue Saint-Nicaise. Tardivement, Miot de Mélito fait une lecture pertinente de ceux-ci: « En transportant une portion de l’autorité législative hors des autorités ordinaires, en réservant au Sénat le droit de prononcer par des actes particuliers dans des questions extraordinaires et de salut public, le Gouvernement, au lieu d’un corps inerte et sans action, créait un corps dont l’autorité, supérieure à toutes les autres, dominait tout le système constitutionnel et qui, sous le prétexte d’en assurer la conservation, devenait le maître de le modifier au gré du Gouvernement, car celui-ci, en donnant au Sénat le droit de faire des lois, ne s’en réservait pas moins l’initiative. Les délibérations de ce corps étaient secrètes, ; il était peu nombreux et à vie, il suffisait de l’avoir gagné une fois pour l’avoir toujours dans la main, et les moyens de séduction ne manquaient pas (…). Le Sénat, nul jusqu’à se moment, devenait dès lors le premier pouvoir de l’Etat (…). C’est donc à cette époque qu’il faut faire remonter l’origine de ce pouvoir singulier qui donna une existence légale aux changements dont nous fûmes témoins dans la suite et transforma, sans convulsions, sans mouvements révolutionnaires, et par des gradations insensibles, une république démocratique en monarchie absolue »721. 719 Adrienne GOBERT, L’opposition des assemblées pendant le Consulat, 1800-1804, Paris, 1925, in 8°, p 173. Sénatus-consulte du 15 nivôse an IX, 9ème considérant (voir annexe, document 4b). 721 Nous avons tenu à reproduire ce grand passage des mémoires de Miot de Mélito car il est bien le seul à analyser réellement le sénatus-consulte comme un nouveau procédé juridique, une redéfinition des pouvoirs du Sénat au sein d’un Etat en pleine mutation institutionnelle. Même s’il évoque une « portion de l’autorité législative », il voit bien comment la pratique des sénatus-consultes va entraîner une évolution constitutionnelle qui bien que lente s’avérera inéluctable (voir MIOT DE MÉLITO, Mémoires, 2ème édition, Paris, 1873, 3 vol, in 18°, t 1, p 340). 720 225 Clémence Zacharie Miot de Mélito reconnaît lui-même qu’il n’a été à aucun moment visionnaire722. Et c’est l’ensemble des contemporains qui finalement souffrira du même aveuglement . Les historiens se trompent en reprochant au Sénat de ne pas avoir mené la grande carrière d’opposant qui aurait du être la sienne ; celle-ci ne pouvait être que timide tant l’action de Sénat se trouvait enfermée dans les volontés gouvernementales et limitée dans son champ d’action. Au-delà d’une estocade portée au Tribunat, estocade relative, le sénatus-consulte de l’an IX est surtout un affermissement du pouvoir du Gouvernement qui, désormais susceptible de saisir le pouvoir constituant, se voit confirmé dans son rôle de pilier du régime consulaire que la Constitution de l’an VIII n’avait pas clairement affirmé, en même temps que la nature du régime. 2) Une rupture dans la tentative de définition du régime consulaire. La réponse à la question de la nature du régime n’avait pu être donnée dès les débuts du Consulat car il était difficile d’identifier les choix opérés par les constituants. Le texte de l’an VIII était-il réellement un compromis politique ou bien n’était-il le fruit que d’un passage en force du Premier consul ? a) Le compromis politique de Brumaire. Il aurait théoriquement dû être un compromis tant les séances de rédaction faisant suite au coup d’Etat de Brumaire ont été l’occasion de la mise en concurrence de nombreuses volontés exprimées par des projets variés ; les interventions de Sieyès, de Bonaparte ou de Daunou ont été mentionnées. Mais, ainsi que l’étude des travaux préparatoires le montre, le texte de frimaire an VIII n’est en aucun cas un compromis autour d’une idée de l’Etat. Il est le produit de ceux qui ont cédé, Sieyès et Daunou entre autres, face à celui qui a triomphé. La rédaction de la Constitution consulaire ne peut être considérée comme un accord de volonté, mais plutôt comme une décision nécessaire conditionnée par l’urgence de la situation. Ce texte n’apporte pas la solution, mais bien une solution destinée à permettre le fonctionnement des institutions nouvellement fondées. Il n’y a à aucun moment un choix fondateur d’une nature spécifique du régime. Cette absence de décision autour de la nature du régime se retrouve autour de la question du rôle du Sénat qui n’est finalement pas clairement défini. Seul l’article 21 expose la fonction unique du Sénat qui ne se situe pas dans une définition plus large de son rôle. Cependant, si le choix des constituants s’inscrit dans l’urgence, - il suffit de se remémorer la quasi-séquestration des commissions législatives organisée par Bonaparte - il faut reconnaître que le souci des brumairiens est d’installer un gouvernement fort et stable dans la durée. Ce choix politique des constituants établit définitivement l’ordre consulaire. L’idée qu’un choix politique peut fonder réellement un ordre juridique est notamment défendue par Carl Schmitt qui la désigne comme la décision politique fondamentale du titulaire du pouvoir constituant723. Seule cette décision est la Constitution (Verfassung) issue de l’acte constituant (Verfassungsgebung) qui fonde l’ordre juridique « Il est nécessaire de parler de la Constitution comme d’une unité, et dans cette mesure de préserver un sens absolu de la Constitution. En même temps, on ne peut méconnaître la relativité des lois constitutionnelles particulières. Mais la distinction entre Constitution et loi constitutionnelle n’est possible que parce que l’essence de la Constitution n’est pas contenue dans 722 « Ces observations, je ne les fis que bien plus tard. Pour le moment, je ne vis, dans la constance que le Gouvernement mettait à poursuivre les restes des jacobins et des terroristes, qu’une preuve de la conviction où il était de leur participation à l’attentat du 3 nivôse » in MIOT DE MÉLITO, Mémoires, op.cit., p 345. 723 Carl SCHMITT, Théorie de la Constitution, PUF, coll. Léviathan, p 154. 226 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. une loi ou dans une norme. Avant toute normation, on rencontre la décision politique fondamentale du titulaire du pouvoir constituant, c’est-à-dire du peuple dans la démocratie »724. Les lois qui font suite à cette décision politique initiale n’en sont qu’une mise en forme juridique, une « normation » ; ce sont les « lois constitutionnelles » (Verfassungsgezten), c’est-à-dire la Constitution au sens positiviste du terme. Elles sont une application de la Constitution fondatrice. Cette distinction établie par Schmitt entre Constitution et lois constitutionnelles, en tant qu’elle fait appelle à un raisonnement relevant de la science politique plus que juridique, n’est pas aisément admise par la doctrine française. Son principe peut cependant voir des applications dans la pratique constitutionnelle française. Tel est notamment le cas avec la Constitution de 1875 qui ne tranche pas réellement entre la forme républicaine et la forme monarchique du pouvoir. Les rédacteurs des lois constitutionnelles de la Troisième République, partisans de l’un ou l’autre systèmes, excluent mutuellement l’application de l’autre système. La décision politique, qui fonde le régime et adopte définitivement le modèle républicain, n’est prise qu’après la crise du 16 mai 1877 qui révèle la contradiction existant au sein du régime. La victoire de la majorité républicaine à l’Assemblée puis au Sénat, outre le fait qu’elle aboutira à la Constitution Grévy, permet l’admission du principe de responsabilité du cabinet devant la représentation nationale, ce qui fait disparaître le principe d’une Constitution dualiste de type orléaniste au profit d’un système purement démocratique. Si cette réforme et l’attachement de la France au régime républicain sont confirmés par la révision constitutionnelle du 14 août 1884, la décision politique qui fonde le régime républicain en France est prise à l’occasion des élections faisant suites à la crise du 16 mai 1877. De la même façon, les rédacteurs de la Constitution du 4 octobre 1958 ont procédé à l’élaboration d’un compromis dilatoire que seul le référendum de 1962 tranchera. Les circonstances particulières de la guerre d’Algérie font que le général De Gaulle, mais aussi l’ensemble des rédacteurs du projet constitutionnel, souhaitent élaborer un texte consensuel susceptible de réunir les différents partis,et de ce fait incontestable. Le fait est qu’à part les réticences dont font état les communistes, l’objectif poursuivi par De Gaulle est atteint au point que les différents partis se fédèrent autour du nouveau texte. Or le texte de 1958 peut être lu de fort différentes façons : il instaure une république présidentielle, si l’on adopte le point de vue de De Gaulle725 ; il reprend le modèle britannique du régime parlementaire, si l’on suit Michel Debré726 ; mais il peut très bien être vu comme un prolongement de la tentative de la IVème République qui valorise le rôle du ministre d’Etat dans ses rapports avec le Parlement. La multiplication des interprétations possibles fait que le résultat du référendum du 28 septembre 1958 n’est pas constitutif de cette décision politique décrite par Schmitt ; elle est un « oui » adressé à De Gaulle, mais guère plus. La Constitution d’octobre 1958 est un compromis dilatoire que seule la réforme constitutionnelle de 1962 et l’adoption de l’élection du Président de la République au suffrage universel vont trancher en se prononçant sur les règles fondatrices de l’organisation du pays et en rejetant les autres interprétations suggérées par les rédacteurs du texte initial. Selon la théorie de Carl Schmitt toujours, la Constitution de 1958 serait donc née en … 1962 . Mais la plupart du temps, cette « Verfassung » qui, pour les juristes français, relève du fait politique, précède le processus juridique qui peut éventuellement la concrétiser. C’est cependant la norme juridiquement établie qui 724 Idem, p 154. « Discours de Bayeux du 16 juin 1946 », in La Constitution du 4 octobre 1958, Documents d’études, La Documentation Française, p 22. 726 « Discours de Michel Debré devant le Conseil d’Etat du 27 août 1958 », in La Constitution du 4 octobre 1958, Documents d’études, La Documentation Française, p 15. 725 227 Clémence Zacharie constitue la référence des juristes français. Ainsi le bloc de référence du Conseil constitutionnel en matière de contrôle de constitutionnalité des lois est composé de références normatives, et les quelques références qui ne seraient pas considérées comme telles au sens formel du terme, tels les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, découlent de textes ou de pratiques considérées comme juridiquement établies et non de principes simplement politiques. De ce fait, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, en tant que confirmée par plusieurs préambules, doit être définie comme une norme et non comme un idéal politique. Ce normativisme des juristes français est en opposition avec le point de vue de Carl Schmitt et l’idée qu’il a que, bien souvent, cette décision politique fait défaut au moment de la rédaction de la « loi constitutionnelle », et qu’ainsi, contre toute logique, elle ne la précède pas. Un compromis se met alors en place, réel car résultant d’un accord des volontés en présence, ou bien faux ou dilatoire, car ne portant sur aucune décision de fond. Ce compromis est une façade ; il est désigné comme tel par Carl Schmitt727 qui l’envisage ainsi à propos de la Constitution de Weimar : « A la différence des vraies décisions sur les questions de principe, à la différence encore des vrais compromis sur des détails secondaires, qui, grâce à des concessions mutuelles, permirent aux détails d’organisation et de contenu de trouver un ordre et un règlement sur le fond, les dispositions de la Constitution de Weimar contiennent néanmoins encore une série de compromis d’une nature toute différente, faux par nature. On pourrait les qualifier de compromis apparents, parce qu’ils ne portent sur aucune décision de fond obtenue par des concessions mutuelles : leur nature consiste justement à repousser et ajourner cette décision. Le compromis consiste en effet ici à trouver une formule qui satisfasse toutes les exigences contradictoires et laisse irrésolus les vrais points d’achoppement grâce à une expression ambiguë ».728 b) Le choix constitutionnel de l’an IX. Le compromis de façade repoussant ultérieurement la décision de fond, il y a donc une loi constitutionnelle, mais pas de Constitution de fond. Et tel est bien le cas en l’an VIII ; il existe aussi bien un compromis vrai qu’un compromis de façade. Le compromis vrai réside dans la volonté d’établir un gouvernement fort et stable ; c’est du moins ce qui ressort de la lecture des différents projets étudiés précédemment qui acceptent sans retenue la façon dont le peuple est dépouillé de son implication dans la vie politique de la cité. Les différents courants, marqués par les régimes précédents et les craintes qu’ils ont pu inspirer, s’accordent sur ce point (cet aspect des choses est d’ailleurs révélateur de la relative homogénéité des brumairiens d’un point de vue sociologique en tout cas et non idéologique). Mais reste un compromis qui n’est pas tranché, celui de la question de l’origine de cette force de l’Etat. S’agit-il d’une force résidant dans le Gouvernement ou bien d’une force de la représentation incarnée par le Sénat ? S’agit-il d’une force selon Bonaparte ou selon Sieyès ? Ce débat autour d’un compromis non tranché est un débat autour du Sénat, dont il faut alors déterminer le rôle et la fonction dans l’équilibre général de la Constitution de l’an VIII. Celle-ci laisse donc un compromis dilatoire, le titre II ne définissant finalement pas la place du Sénat au sein des institutions (L’opposition des lectures qui peuvent être faites de ce titre II apparaît dans un discours de Cabanis729 et l’idée que le Sénat puisse intervenir directement dans l’évolution raisonnée de la Constitution au titre d’une 727 Carl SCHMITT, Théorie de la Constitution, op.cit., p 164. idem, p 162. 729 Pierre-Jean CABANIS, Quelques considérations sur l’organisation sociale en général et particulièrement sur la nouvelle Constitution, Paris , frimaire an VIII, in 8°, 44 p, voir infra. 728 228 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. fonction de gardien est envisagée730). Les événements qui font suite à l’attentat de la rue Saint-Nicaise étaient donc prévisibles en tant que nécessaires à la résolution du compromis dilatoire qui risquait de paralyser, à terme, le fonctionnement des institutions. Et c’est en ce sens que le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX est l’acte fondateur du régime consulaire. B. - La fin de l’opposition parlementaire. Si le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX est donc une charnière juridique dans le régime issu de la Constitution de l’an VIII, il constitue aussi une rupture politique du fait de la disparition de l’opposition parlementaire qui avait émergée depuis son début. Ainsi les risques qu’avaient envisagés les opposants naissants au Premier consul et qu’un discours de Cabanis illustre parfaitement se sont réalisés et ont contribué à éteindre le poids politique du Sénat et des autres assemblées consulaires. 1) Une illustration des craintes de l’opposition parlementaire, le discours de Cabanis du 25 frimaire an VIII Les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII ne sont pas seuls à adopter une idée précise des fonctions du Sénat. Le rôle du Sénat est plus pressenti que défini clairement par les textes, ce qui ne trompera pas les parlementaires. Le discours de Cabanis du 25 frimaire an VIII (16 décembre 1799) devant la commission du Conseil des Cinq-Cents est un parfait exemple de la façon dont le rôle du Sénat est perçu par les contemporains. Ce discours, bien souvent mentionné par les auteurs se consacrant à la période mais jamais réellement analysé, illustre un courant d’opinion très largement répandu en cette fin de XVIIIème siècle. Cabanis731, membre de la société d’Auteuil est l’un des Idéologues qui, à partir de l’an X, vont constituer le groupe d’opposition parlementaire au sein du Sénat et du Tribunat. Cependant, le discours qu’il prononce devant la commission des Cinq-Cents en décembre 1799 est un habile mélange de foi en la personne du Premier consul et dans les institutions naissantes et de défiance à l’encontre de leurs possibles dérives. 730 « J’y vois un corps qui donne à l’organisation sociale beaucoup de consistance, qui sans résister aux améliorations, ne permet pas que des maximes nouvelles s’introduisent tous les jours, et mettent les citoyens et l’Etat lui-même dans une agitation continuelle », in Quelques considérations sur l’organisation sociale en générale et sur la nouvelle Constitution en particulier , op.cit., p 39. 731 Pierre Cabanis (1757-1808) est médecin de formation ; il est cependant attiré par la carrière des lettres et, pensionnaire chez madame Helvétius, il y rencontre Condillac, Garat, Volney ou Franklin avec lesquels il se lie d’amitié. Traversant la Révolution dans la tourmente (on l’accuse d’avoir empoisonné Mirabeau), il entre cependant à l’Institut en 1796, et appuyé par son ami Sieyès, devient un proche de Bonaparte qui s’en méfiera cependant lorsqu’il sera sénateur. Il est inhumé au Panthéon en 1808. 229 Clémence Zacharie a) L’allégeance à la personne du Premier consul. Le texte de Cabanis732 est à l’image de l’état d’esprit des Idéologues à la suite au coup d’Etat de Brumaire. Ils sont particulièrement attachés à un exécutif fort et efficace et Bonaparte correspond à leurs yeux à ce dont la France a besoin après dix ans de révolution : « Dans une république comme la France, le pouvoir exécutif a besoin d’être fort. Une étendue de territoire si vaste, une masse de population si considérable, des foyers si dévorants d’intérêts et de passions opposés, un état de civilisation à la fois si avancé et si corrompu (…) demande que l’exécution des lois soit confiée à une force qui la rende irrésistible, et qui compte assez sur ellemême pour n’être jamais tentée de sortir de ses limites véritables »733. Cabanis admet donc un pouvoir fort qu’une aristocratie nouvelle soutiendra dans son action : « La seule bonne aristocratie est celle qui appelle aux places les talents et les vertus : la meilleure de toutes et qui rencontrera le moins d’obstacles dans l’exercice de l’autorité, sera sans doute celle qui reposera sur des bases populaires. Si maintenant, à cette espèce d’aristocratie générale, mais mitigée, qui caractérise les éligibles pour toutes les fonctions, vous joignez un corps conservateur, formé des mêmes éléments(…) nulle aristocratie alors ne présentera jamais un aussi grand nombre d’avantages réunis ; comme en même temps, soit par la nature de la source dans laquelle il se renouvelle, soit par le caractère paisible et en quelques sortes obscur de ses devoirs, soit enfin par son défaut absolu d’action sur les actes du Corps législatif et du Gouvernement, jamais plus de précautions ne furent prises pour l’empêcher de devenir dominateur, ou de servir comme instrument les vues d’un pouvoir exécutif ambitieux »734. Cabanis a donc une foi absolue en l’équilibre des rapports que la Constitution installe entre les différents pouvoirs. S’il imagine que des coalitions d’opposition puissent s’organiser, celles-ci ne peuvent qu’être déjouées par la structure même de l’organisation constitutionnelle qui fait du Sénat le levier contre toute atteinte à une juste répartition des compétences et des pouvoirs, et contre une confusion de ceux-ci au profit d’un seul. Ce qui fait bien évidemment le plus peur est la force, revendiquée, du pouvoir exécutif. Les Idéologues sont avides d’autorité, mais pas d’autoritarisme. La première vocation du Sénat est dans la garantie de cet équilibre et c’est ainsi que se définit sa mission de surveillance, même limitée : « On avait proposé d’abord de remettre dans les mains d’un pouvoir surveillant les moyens efficaces de paralyser dans les siennes toutes ses forces matérielles, de lui enlever toutes ses forces morales ou d’influence. Ce dernier parti semblait préférable à tous les autres »735. Faisant ici référence à la capacité d’absorption du Grand Electeur du Collège des conservateurs de Sieyès, Cabanis la définit comme la seule réelle solution existant pour contrer l’action de l’exécutif. Sans cet outil de l’absorption, le Sénat est presque désarmé et n’a plus la force d’opposition qu’il détenait alors. Il peut même devenir dangereux. Et c’est là toute la force du discours de Cabanis. Il ne dissimule pas sa foi dans la personne de Bonaparte, au moins en apparence ; mais il attire toute l’attention de ses lecteurs sur le véritable risque qu’encourt le Consulat qui est celui de voir naître une collusion entre le Sénat et le pouvoir exécutif qui, même définie comme impossible du fait notamment de la réalité de l’équilibre institutionnel, est envisagée : 732 Pierre-Jean CABANIS, Quelques considérations sur l’organisation sociale en général et particulièrement sur la nouvelle Constitution de la France, frimaire an VIII, Paris, in 8°, 48 p. 733 Idem, p 30. 734 idem, p 27. 735 Pierre-Jean CABANIS, op.cit., p 32. 230 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. « Mais la plus dangereuse de toutes les coalitions contre la liberté publique serait celle du Pouvoir exécutif et du Sénat conservateur. Heureusement, elle est en quelque sorte impossible : le Sénat ne peut se coaliser avec le Pouvoir exécutif, qu’autant qu’il le verrait menacé par le Corps législatif et le Tribunat réunis ; or, dans ce cas, il ne ferait qu’obéir à son devoir. Mais rien n’est moins dans l’ordre de choses, que l’accord de celui qui pousse et agit sans cesse, et de celui qui toujours arrête et contient ; de celui qui veut toujours empiéter, et de celui que ces empiétements vont bientôt anéantir. Aussi n’est-ce pas là, quant à présent, qu’il faut chercher les dangers véritables ; il serait surtout bien inutile d’en prévoir dans la possibilité de conspirations ourdies au sein du Sénat conservateur : car comme ce Sénat périt infailliblement si le pouvoir exécutif perd de sa force constitutionnelle, et qu’il périt également si l’esprit de liberté s’affaiblit dans le Tribunat et dans le Corps législatif, ses intérêts ne lui prescrivent pas moins que son devoir, de maintenir l’équilibre entre toutes les autorités »736. b) La défiance à l’encontre des institutions. Innocemment ou pas, Cabanis anticipe en visionnaire les dérives du régime consulaire et décrit le risque, bien réel dans les faits et réalisé par la suite, de collusion entre les consuls et le Sénat. D’après lui l’équilibre institutionnel, mais aussi l’intérêt du Sénat, limiteraient la réalisation de cette menace. Cabanis ne tient aucun compte de la dimension humaine du fonctionnement des institutions. Dans le cas du Sénat, son intérêt ne se définit pas de manière institutionnelle, ni même politique, mais bien humaine, facteur que l’auteur semble ignorer. Même si le Sénat n’est pas encore constitué et ne peut ainsi être dès ce moment défini sociologiquement, il est fort à parier que, du fait même de sa mission, ses membres seront par définition des conservateurs, des gens prudents, sans aucun esprit téméraire et sans aucune volonté d’agitation, de bouleversement, d’opposition. Leur intérêt est dans leur propre conservation, et non dans celle de leur institution. Une alliance avec les Consuls afin d’obtenir la sécurité et le calme est donc tout à fait envisageable, dès lors qu’elle est intéressante. Le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX sera rédigé dans cet esprit de conservation, de préservation du calme. Anéantir les jacobins permettait de régler un problème de sécurité intérieure et d’anticiper toutes menées destinées à déstabiliser le pouvoir en place. Il s’agissait donc d’une mesure de conservation au sens précédemment décrit. Le plus intéressant est que Cabanis ait bien senti le risque que faisait courir à la France le fonctionnement des institutions. Ses certitudes quant à leur impossible réalisation sont-elles feintes ou ne procèdent-elles pas plutôt d’une habilité de rédacteur ? Bonaparte est un militaire dont la pugnacité ne fait alors aucun doute, Cabanis est un intellectuel que dix ans de guerre civile ont convaincu de la fragilité de la condition du politique. Il est très possible que Cabanis ait su, mais qu’il fut soucieux de préserver une liberté difficilement gardée. Très rapidement, dès les débuts du Consulat, il manifestera son opposition au régime. Il ne sera d’ailleurs pas présent au vote du premier sénatusconsulte, celui du 15 nivôse an IX. 2) La réduction de l’opposition parlementaire. Les Idéologues, les membres de l'Institut, les modérés de toute sorte ont manqué leur coup d’Etat, probablement effrayés par les armes, mais aussi par la compromission politique qui avait pourtant été leur lot pendant presque dix ans. Seul Sieyès semblait s’être imposé, mais la rédaction de la Constitution et les premiers jours du Consulat ne lui furent absolument pas favorables et rapidement, en dépit des fonctions qui lui furent attribués, 736 Pierre-Jean CABANIS, op.cit. p 47. 231 Clémence Zacharie Sieyès s’écarte des hautes sphères du pouvoir. Ne lui reste offerte, comme aux autres brumairiens, que la pratique d’une opposition active à l’encontre du Gouvernement. Le concept d’opposition parlementaire peut paraître anachronique et décalé, tant il est proche d’une idée libérale du pouvoir qui n’est pas celle retenue par les constituants en l’an VIII. Elle va cependant prendre forme aux seins des assemblées consulaires, soucieuses de ce détacher de la simple opposition politique que sera néanmoins le relais de leur structuration, notamment à la suite de Marengo. Le Tribunat et enfin le Sénat en seront surtout le siège, jusqu’au sénatus-consulte de l’an IX qui en réorganise le principe. a) Un exemple de la volonté d’action des tribuns : les discours de Daunou. Les tribuns prennent très au sérieux leur rôle d’opposants, conformément à la lettre de la Constitution. François Piétri ira même jusqu’à dire « qu’à la vérité et dans son ensemble, on dirait que cette assemblée du Tribunat considère, de bonne ou de mauvaise foi, que l’opposition, ou du moins la contradiction, est pour elle une charge d’emploi, et qu’elle sort de sa mission en y faillissant »737. Cette conscience de ses devoirs est d’autant plus grande que le régime a porté atteinte à la liberté de la presse dès les premiers mois du Consulat, interdisant bon nombre de journaux, muselant ainsi les principaux organes d’opposition738. Dès lors, et à tort, les tribuns vont transformer leur devoir d’opposition en croisade, au point d’attirer l’ire d’une population mais aussi d’un Gouvernement condamnant l’attitude du Tribunat transformé en foyer d’agitation politique . Dès l’ouverture de la première session parlementaire le 11 nivôse an VIII (1er janvier 1800), l’élection de Daunou à la présidence, qui avait déjà condamné fermement les tendances despotiques du général Bonaparte, sonna comme un avertissement destiné au Gouvernement. Si les premières séances furent le théâtre d’agitations stériles739, le Tribunat prit rapidement le rythme d’une opposition soutenue aux projets de loi. Cette opposition est cependant désordonnée et décousue, quasi-systématique et source de polémiques dans les journaux, et ce , même si elle se justifie bien souvent. On citera en exemple le cas de du discours de Benjamin Constant portant sur le projet de loi présenté le 12 nivôse an VIII qui traite des rapports existant entre le Gouvernement et les assemblées. L’article 2 du projet limite le temps imparti au Tribunat pour examiner un projet de loi en attribuant au Gouvernement le pouvoir de déterminer « le jour auquel il croit que doit être ouverte la discussion sur le projet de loi ». Le 15 nivôse an VIII, Benjamin Constant fait un discours dans lequel, dénonçant la crainte qu’a le Gouvernement de voir s’installer une opposition systématique au Tribunat, il la condamne comme ayant « empreint tous les articles de ce projet d’une impatience inquiète et démesurée d’éluder [sa] résistance prétendue en [le] gagnant de vitesse ; de [lui] présenter pour ainsi dire les propositions au vol dans l’espérance qu[‘il] ne pourr[a] les saisir, et leur faire traverser [son] examen, comme une armée ennemie, pour les transformer en loi sans qu[‘il] ait pu les atteindre »740. Le discours de Constant est mal accueilli par les milieux proches du Gouvernement qui, par journaux interposés, se lancent dans une virulente condamnation du Tribunat. Une opposition excessive est alors lancée. Il faudra attendre la conspiration consécutive à Marengo et la structuration des courants de contestation pour que les répercutions de ceux-ci au sein du Tribunat se fassent plus constructives, permettant notamment que l’opinion ne juge plus les tribuns comme destinés seulement à s’opposer au Premier consul dans l’unique but de lui déplaire. Jusque là, cette opinion défavorable n’avait fait que le renforcer dans la conviction qu’il avait de devoir nécessairement s’opposer. Une grande majorité des historiens du droit s’est attachée à 737 François PIÉTRI, Napoléon et le Parlement ou la dictature enchaînée, Paris, Fayard, 1955, p 97. Arrêté des consuls du 27 nivôse an VIII (17 janvier 1800). 739 Voir à ce sujet Adrienne GOBERT, L’opposition des assemblées pendant le Consulat, 1800-1804, op.cit., p 84 et s. 740 Archives parlementaires, séance du 15 nivôse an VIII, I, p 31. 738 232 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. critiquer cette attitude des tribuns qui n’a conduit qu’à desservir leur cause. Dans la thèse remarquable, quoique ancienne qu’elle consacre à l’étude des assemblées consulaires, Adrienne Gobert constate ce comportement préjudiciable des tribuns, énumérant les divers projets de loi auxquels ils se sont opposés. Même si l’on doit constater cette réalité, il faut absolument en relativiser la portée. Les tribuns se sont opposés mais n’ont pas « campé » de manière irréfléchie sur des positions intenables. Durand les sept mois qu’ont duré les deux premières sessions du Tribunat de l’an VIII et de l’an IX, il y eut quatre vingt sept vœux favorables aux textes proposés et sept vœux contraires ; soixante neuf vœux n’ont fait l’objet d’aucune opposition ou n’ont rencontré que moins de douze votes de censure ; et seulement sept projets se voient contrés par un tiers ou plus des tribuns741. L’opposition n’est pas désordonnée ou systématique, et les discours des tribuns sont la plupart du temps fort riches. A titre d’exemple, nous avons choisi d’évoquer le cas de Daunou dont plusieurs rapports sont particulièrement intéressants742. Le premier des rapports de Daunou étudié porte sur le projet de réorganisation de la France administrative qui donnera naissance à la fameuse loi de pluviôse an VIII ; il est un très bon exemple de ce que fut l’opposition tribunitienne743. Il ne se situe pas uniquement sur le plan purement politique ; il constitue, certes un acte d’opposition parlementaire, mais est aussi une analyse juridique rigoureuse de la constitutionnalité et de l’applicabilité d’une loi s’inscrivant dans le cadre de la mission de discussion du Tribunat. Le caractère contestataire qui pourrait en découler n’est en aucun cas le but premier d’un rapport qui se présente essentiellement comme une démarche juridique. Daunou envisage en effet plusieurs points de discussion autour du projet de loi du Gouvernement consulaire. S’appuyant sur le problème de la nécessaire adéquation de la loi avec les contraintes constitutionnelles, il doute de l’application efficace du système de division du département et se prononce donc sur l’opportunité de la mesure. Il constate tout d’abord que la Constitution est muette sur le sujet et ne donne finalement qu’une définition ontologique de l’arrondissement communal744. Il apparaît alors difficile de mettre en place ce que Daunou désigne comme des « services publics », tels que l’élaboration des listes d’éligibilité ayant leur siège dans l’administration communale, celle-ci pouvant notamment regrouper jusqu’à 12000 votants. Il devient nécessaire de diviser l’arrondissement en section, ce qui bien évidemment fausse le projet et pose plus directement la question de la nature de ces administrations communales et de leur caractère immédiat ou non. L’analyse de Daunou conduit bien sur à une division de l’administration locale, non pas en deux, mais en trois degrés différents et à la création de municipalité dont il analyse alors la constitutionnalité. S’appuyant sur l’article 59 de la Constitution, Daunou se pose la question de savoir si « la Constitution (a) voulu que les administrations communales soient intermédiaires ? ». Adoptant cette interprétation de la Constitution, il la justifie 741 Sources statistiques in Charles Durand, L’exercice de la fonction législative de 1800 à 1804, Aix en Provence, 1955, p 66. 742 De nombreux tribuns auraient pu être cité, tel Benjamin Constant dont les discours sont remarquables, mais Daunou est intéressant car son propos se situe sur un plan purement juridique. Il permet d’ailleurs d’anticiper l’étude qui sera faite sur le rôle du Tribunat comme organe de contrôle de constitutionnalité des lois. 743 DAUNOU, Rapport sur un projet de loi relatif à la division territoriale et aux administrations locales, séance du 23 pluviôse an VIII, Paris, Imp. Nat., in 8°, 32 p. 744 « La Constitution ne détermine pas l’étendue d’un arrondissement communal ; elle ne l’indique même que par l’exposition des divers actes ou services publics qui doivent y avoir lieu » in DAUNOU , Rapport sur un projet de loi relatif à la division territoriale et à l’administration locale, op.cit., p 4. Ce faisant, Daunou s’appuie sur l’article 59 de la Constitution : « Les administrations locales établies pour chaque arrondissement communal, soit pour des portions plus étendues du territoire, sont subordonnées aux ministres(…) ». Ainsi de l’article 60 qui désigne le ressort des juges de paix. 233 Clémence Zacharie notamment par l’efficacité du système mis en place et la nécessité d’appliquer les exigences constitutionnelles en matière d’organisation judiciaire (art 61, 62, 64 de la Constitution de l’an VIII) ou de liste d’éligibilité. Bien plus, remarquant l’omission par les rédacteurs de la désignation des chefs-lieux de départements et d’arrondissements, il précise la compétence législative au profit détriment d’une compétence réglementaire qui ne saurait être admise, de par les principes du droit public français : « Il est une omission plus grave. Le tableau ne contient aucune désignation des chefs-lieux de départements, ni d’arrondissements, soit que cette indication ait échappé à l’attention des rédacteurs ou des copistes, soit que l’on l’ait réservée pour être la matière d’une loi spéciale : car il est impossible qu’on en veuille faire l’objet d’un règlement. Rien dans le projet n’annonce cette intention ; rien dans la Constitution, ni dans les théories, ni dans les usages, ne pourrait la suggérer. Des caractères essentiels séparent la matières des lois de la matière des règlements. Pour imposer à des citoyens considérés comme personnes privées quelques obligations nouvelles, ou pour les dispenser de quelques obligations légales, il faut une loi. Pour créer ou supprimer les établissements publics, il faut une loi. Enfin pour abroger ou modifier une loi, il faut une loi. Si ces maximes étaient fausses, il faudrait dire que les gouvernements disposent seuls et de toutes les actions privées, et de toutes les propriétés publiques, et enfin de toutes les lois »745. Remarque fondamentale qui montre clairement que le Tribunat tient à préserver le principe de la répartition des pouvoirs et à veiller au respect du domaine d’intervention de la loi. Daunou se positionne sur le plan de la critique juridique plus que sur celui de la remarque politique. Il ne s’abstient cependant pas de dénoncer les dysfonctionnements liés à la procédure législative, reliant ainsi les débats qui avaient eu lieu au sujet des rapports entre le Gouvernement et les assemblées. Les délais trop courts sont renforcés par les imprécisions dramatiques des documents de travail soumis aux tribuns qui sont à nouveau pénalisés dans le rapport de force les opposants aux Consuls746. Même si ce type de remarque occupe plus de deux pages sur la totalité du rapport, l’ensemble du propos reste construit essentiellement sur l’analyse juridique du document. La seconde partie du texte en est un excellent exemple puisqu’elle constitue un réquisitoire contre le principe d’organisation des bureaux du contentieux au sein des préfectures. Le projet prévoit en effet que les préfets siégeront dans les bureaux du contentieux et leur attribut voix prépondérante sans en préciser le cas de figure. L’interrogation des tribuns est alors tout à fait légitime : « Nous nous sommes demandé si le préfet était réellement membre du bureau, s’il pouvait y assister toutes les fois qu’il le jugeait à propos, si le cas qui lui donne voix prépondérante est celui d’un partage entre les conseillers seuls, ou dans l’assemblée des conseillers et du préfet délibérant en commun »747. Bien évidemment, Daunou s’insurge contre ce rôle prépondérant du préfet que l’on retrouve en matière comptable puisque les Conseils généraux n’ont pas la possibilité de discuter des comptes du préfet et que les sous-préfets, qui normalement devraient administrer les arrondissements, important aux yeux de la Constitution, ne sont pas mentionnés explicitement dans le projet de loi748. Il se méfie donc d’un administrateur omnipotent susceptible à ses yeux de constituer une menace pour l’administré : « Administrer est le fait d’un seul, est-il dit dans l’exposition des motifs ; juger est le fait de plusieurs. Qu’il nous soit donc permis d’ajouter que juger entre les administrateurs et les administrés doit être le fait de plusieurs parmi lesquels aucun n’administre »749 745 DAUNOU, Rapport sur un projet de loi relatif à la division territoriale et à l’administration locale, op.cit., p 13 et 14. « Il est fâcheux que de telles négligences se rencontrent dans des travaux offerts au Corps législatif » in DAUNOU, op.cit., p 13. 747 Idem, p 13. 748 Idem, p 20. 749 DAUNOU, op.cit., p 19. 746 234 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Une autre intervention remarquable de Daunou fait suite à la victoire de Marengo et au message des Consuls relatif à la victoire750. Il vient après les différentes conspirations déjà évoquées et reflète le désir des tribuns autant que de l’orateur de ne pas laisser Bonaparte prendre un pouvoir absolu au sein du Consulat. La volonté d’opposition a en effet été structurée par les complots fomentés lors des guerres italiennes. Il n’est plus question de se dresser systématiquement contre le Premier consul mais bien de montrer une vigilance accrue, qui se manifestera d’ailleurs à de très nombreuses reprises. Daunou est chargé de préparer l’hommage destiné aux vainqueurs. Cette louange consiste essentiellement en une glorification de la victoire des armées de la République et non en une valorisation de l’action du Premier consul. Celui-ci n’est à aucun moment le centre du propos de Daunou qui lui préfère l’hommage à Desaix, mort au champ d’honneur751. On notera d’ailleurs que le héros, désigné comme tel, est à plusieurs reprises directement nommé alors que Bonaparte ne l’est que par son titre et par son action, qui n’est pas détaché pas de sa fonction ; il n’est pas individualisé, au profit notamment du salut de l’attitude de l’armée républicaine en général. Bonaparte ne sera d’ailleurs pas au centre des vœux du Tribunat qui ne se concentre que sur l’armée et Desaix. Sans désigner le rapport de Daunou comme un acte d’opposition caractérisée, il n’a certainement pas rempli les espérances de Bonaparte, du fait notamment de sa conclusion. La « pacification de l’Italie », dont on peut douter à ce moment, ne justifie pas la délivrance d’un sésame pour continuer l’action militaire hors des frontières du territoire national ; au contraire, les tribuns et les français, s’exprimant par la voie de Daunou, aspirent uniquement à la paix et se défient des ambitions dangereuses de Bonaparte qui ne pourraient que conduire à la perte du Premier consul comme de la France752. Marengo n’est pas une victoire militaire, mais une victoire politique susceptible d’amener ce que dix ans de guerre civile ont anéanti, la paix. Même si elle constitue un moyen infaillible pour le Gouvernement d’asseoir sa situation en France753, cette autorité des institutions consulaires n’est appréciée qu’en tant que moyen de pacification du territoire et de ses proches voisins. : « Cependant la victoire de Marengo nous élève à de plus vastes espérances (…). Il n’est pas de vœu, je ne dis pas seulement plus national en France, mais plus véritablement européen, que celui d’une négociation franche autant que rapide, généreuse autant qu’éclairée, que celui d’un traité solennel à la fois garanti par l’extrême difficulté de l’enfreindre impunément, et par l’intérêt que chaque gouvernement aurait à la maintenir. Les hommages de l’admiration publique sont la récompense de la victoire ; mais dans l’Europe entière, chez les vainqueurs 750 DAUNOU, Rapport fait par Daunou sur un message des Consuls relatif à la victoire remportée par l’armée de la République, à Marengo, séance du 3 messidor an VIII, Paris, Imp. Nat., in 8°, 32 p. 751 « Un soldat intrépide, un capitaine expérimenté, un élève de Moreau, un citoyen probe, simple et modeste ; un philosophe estimable par la sagesse de sa conduite autant que de ses lumières : voilà ce que possédait la patrie dans le général Desaix. Comment ne pas ressentir, en le perdant, ces tendres et profonds regrets par lesquels il honorait lui-même si religieusement la mémoire des Marceau, des Hoche, des Joubert, et de ce Dufalga, son digne ami, avec lequel il avait cultivé, dans ce tumulte des camps, ces vertus sociales et ses talents paisibles qui garantissent, qui étendent les fruits de la victoire » in DAUNOU, op.cit., p 3. 752 « L’amour de la gloire, mobile de toute action véritablement grande, s’épure au sein des républiques ; il y prend un caractère plus noble, parce qu’il s’y détache mieux de toutes les autres ambitions. Qu’attendre du désir de puissance, de la recherche d’une vogue éphémère, ou même d’une renommée contemporaine ? Ces affections étroites, ou ne provoqueront point l’entier développement d’un homme supérieur, ou ne leur imprimeront que des destins funestes » in DAUNOU, Rapport précité, p 3. 753 « La journée de Marengo, en elle-même si pleine de gloire, est plus belle encore par les effets que vous avez le droit d’en attendre : elle affermit la puissance de la République, elle honore le Gouvernement, elle ajoute aux garanties de la liberté ; elle éloigne de plus en plus la crainte de voir des institutions contraires au génie républicain renaître jamais parmi nous, ou y reprendre quelques ombres solides » in DAUNOU, Rapport précité, p 5. 235 Clémence Zacharie comme chez les vaincus, les bénédictions des peuples sont réservés aux auteurs d’une prompte et durable paix » 754. D’une certaine façon, le rapport de Daunou constitue ainsi une mise en garde à l’encontre du premier magistrat, informé du refus de soutenir une politique belliqueuse. Même si les tribuns ont réussi dans les premiers mois du Consulat à se discréditer au près d’un grand nombre, la restructuration de leur opposition, qui se veut constructive plus que revendicatrice, en fait un groupe de pression dangereux, dont le poids politique ne peut être négligé par Bonaparte. L’adresse proposée par Daunou est dans cet esprit, tant elle ne constitue pas un pur acte de flagornerie tel qu’il aurait pu être fait ; c’est un hommage sobre et finalement juste, tant la victoire de Marengo n’est peut-être pas exclusivement celle du Premier consul755. Daunou suggère en effet : « 1° Qu’il soit donné aux armées de la République des témoignages solennels de la reconnaissance nationale ; 2° Que la mémoire de l’immortel Desaix soit honorée dans la fête du 14 juillet prochain »756. La seule solution s’ouvrant ainsi à celui-ci est donc de s’attacher à la mission de paix entamée par les guerres d’Italie757. Le dernier exemple de discours de Daunou choisi est la célèbre Opinion de pluviôse an IX sur les tribunaux spéciaux758. Elle consiste en une rigoureuse analyse de la constitutionnalité du projet de loi visant à instituer, dans certains cas, des tribunaux qui regrouperaient jury d’accusation et jury de jugement et qui rendraient des jugements définitifs, qui ne seraient pas susceptibles d’appel. Daunou juge tout simplement ce projet de loi inconstitutionnel : « Tout peut se réduire dans cette discussion à un seul fait et à sa conséquence immédiate. Le fait est que le projet qui vous occupe est inconstitutionnel ; la conséquence c’est qu’aucune considération ne peut vous déterminer à l’adopter »759. S’en suit une démonstration sans appel de l’inconstitutionnalité du texte : « Le projet nie textuellement tout ce que la Constitution affirme ; et tout ce qu’elle repousse, il l’établit »760. L’une des remarques les plus importantes consiste en le refus d’admettre une exception aux principes d’organisation des tribunaux ; l’argument tiré du cas des émigrés pour les biens desquels la Constitution réserve un traitement spécifique et qui justifierait justement une autre exception aux règles constitutionnelles, comme constituant un précédent, cet argument est écarté car Daunou affirme qu’ « il me suffit d’observer que dans une Constitution, comme dans toute loi, les exceptions qu’on exprime, loin d’autoriser celles qui ne sont pas même indiquées , ne peuvent servir au contraire qu’à les exclure d’une manière plus rigoureuse »761. Cette exception est d’autant moins admise qu’elle est une atteinte aux libertés fondamentales que l’application de cette loi menacerait gravement762. De 754 idem, p 6. Elle est de toute façon très clairement celle de Desaix qui sauvera l’armée consulaire d’un véritable désastre à tel point que certain le désigne comme « le miracle Desaix » (p 82 de Laurent JOFFRIN, Les batailles de Napoléon, Seuil, 2000, 240 p). 756 idem, p 7. 757 « Que le Premier consul revienne vainqueur et pacificateur, tel était en ventôse dernier le vœu ou plutôt le présage du Tribunat. Déjà la victoire a préparé et commencée la paix. La paix est le besoin des peuples ; elle est l’intérêt le plus vrai des gouvernements ; le Tribunat sait qu’elle est l’objet des travaux du Gouvernement français. Puisse l’armistice de Marengo être le prélude du repos et du bonheur des nations », in DAUNOU, op.cit., p 7. 758 DAUNOU, Opinion de Daunou, tribun, contre un projet de loi tendant à établir des tribunaux spéciaux, séance du 7 pluviôse an IX (7 janvier 1801), in 8°, 32 p. Avant même sa publication, comme la plupart des discours des tribuns, ce discours est repris dans le Moniteur, mais sur ordre de la police, il est édulcoré à outrance, tronqué et ôté des remarques particulièrement violentes qu’il contenait. Daunou s’en plaindra d’ailleurs à la fin de la publication qu’il en fit (voir TAILLANDIER, Documents biographiques sur Daunou, Paris, Didot, 2ème édition, 1847, p 197). 759 DAUNOU, « Opinion de Daunou, tribun, contre un projet de loi tendant à établir des tribunaux spéciaux », in Le Moniteur universel, n°128 du 8 pluviôse an IX, p 533. 760 DAUNOU, op.cit., p 533. 761 DAUNOU, « Opinion du citoyen Daunou, tribun, contre un projet de loi tendant à établir des tribunaux spéciaux », in Le Moniteur universel, n°128 du 8 pluviôse an IX, p 533. 762 « votre commission a invoqué en faveur du projet les règles générales de la Constitution et leur esprit 755 236 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. façon très claire, Daunou s’en ouvre à ses collègues tribuns : « Citoyens Tribuns, des tribunaux spéciaux peuvent sembler effrayant sans doute, à mes yeux, ils le seront mille fois moins que la démonstration qu’on nous donne de leurs possibilités. En effet, par la démonstration, ce ne sont plus seulement les tribunaux spéciaux qui sont possibles, tous les résultats du régime extra-constitutionnel le seront. Suspension de tous les droits individuels, de toutes les garanties sociales, contributions militaires, arrestations arbitraires (…), il vous est démontré qu’une loi pourra l’établir, pourvu qu’à l’exemple de ce qui vous est proposé, elle désigne pour le terme de sa durée une époque plus ou moins prochaine, et qu’elle laisse au gouvernement le soin de déterminer les lieux qu’elle devra régir. Sans mettre un département hors de la Constitution, les lois pourront mettre la Constitution hors de tous les départements que le gouvernement voudra désigner »763. Menace à l’encontre des libertés garanties constitutionnellement, mais aussi du principe de séparation des pouvoirs et de répartition constitutionnelle des compétences, tant ce projet du Gouvernement confirme l’emprise de celui-ci sur le fonctionnement des institutions764. Le texte de Daunou tente donc de faire preuve de vigilance, notamment à la suite des déportations de jacobins en répression à l’attentat de la rue Saint-Nicaise. A sa suite, les tribuns souhaitent afficher leur attachement aux principes établis par la Constitution, dont ils sentent la fragilité grandissante. b) L’opposition et le Premier consul. Ces trois discours de Daunou, outre leur valeur propre, présentent l’intérêt d’illustrer efficacement l’opposition qui existe au sein du Tribunat, dès le début du Consulat. Elle montre comment les tribuns mettent en place un système de contrôle de constitutionnalité des lois a priori qui pallie la défaillance du Sénat, et surtout diminue les risques de conflit politique au sein du régime. La question se pose de savoir si le premier sénatus-consulte a porté atteinte à ce courant d’opposition ou non. L’activité de contestation du Tribunat, la plus visible du Consulat, ne peut se résumer à la « vanité déclamatoire 765» de ses discours. Elle s’inscrit dans un courant dont fait parti le Sénat qui en constitue le principal élément. L’accord des deux assemblées est déterminant pour que le jeux du conflit politique se déroule. En l’an VIII, l’opposition de type parlementaire, que nous avons déjà distinguée de l’opposition politique, s’est manifestée dans les rapports entre les deux assemblées avec notamment les nominations de tribuns et de législateurs effectuées par les sénateurs. Les premières nominations de Sieyès sont à l’image du désir de vigilance des brumairiens ; ainsi, la désignation de Chénier, d’Andrieux, de Girardin, de Constant ou de Daunou n’est pas sans conséquence sur l’idée que le Sénat se fait du rôle du Tribunat dont l’action se doit d’être remuante et combative. En échange, le Tribunat, dans les scrutins de propositions de sénateurs adopte rapidement la même ligne de conduite. Celle-ci se radicalisera durant la session de l’an X avec la désignation de protecteur. Quelles sont les règles générales dont on veut parler ici ? Je l’ignore absolument. Ce n’est sans doute pas l’article XCII qui a le caractère d’une exception formelle (…). Mais où en serions nous si, dans l’acte Constitutionnel comme dans toutes les lois, comme dans toutes les conventions humaines, chaque disposition positive n’était pas regardée comme une interdiction suffisante de toute disposition contradictoire ? Quant à l’esprit protecteur de la Constitution, on le fait consister sans doute dans le but d’ordre et de sûreté publique vers lequel la Constitution se dirige essentiellement ; mais si l’on peut inférer de là qu’il sera Constitutionnel de tendre à cet ordre et à cette sûreté par des moyens les plus contraires à la Constitution elle-même, n’est-il pas trop clair que dès lors, il n’existe plus aucune garantie sociale ? » in DAUNOU, idem. 763 DAUNOU, idem. 764 « l’article 1er laisse au gouvernement le soin de désigner les départements où des tribunaux spéciaux seront établis. Cependant, citoyens Tribuns, le pouvoir législatif ne se délègue point et la désignation dont il s’agit est un acte législatif dans l’ordre commun » in Daunou, op.cit., p 533. 765 Jean THIRY, Le Sénat de Napoléon, 1800-1814, Paris, Berger-Levrault, 2ème édition, 1949, p 72. 237 Clémence Zacharie Grégoire comme candidat du Corps législatif et le débat autour de l’éventuelle élection de Daunou766. Le retour de Sieyès au sein du Sénat est pour lui le moyen de « réveiller les consciences »767, en réaction notamment à la politique conciliante du Premier consul en matière religieuse768. Durand tout l’an 1801, il multipliera les interventions afin d’organiser l’opposition au point que les services de police du Premier consul le voient omnipotent et omniprésent769. Il faudra attendre l’audience consulaire du 2 nivôse an X (12 janvier 1802) et l’intervention directe du Premier consul face aux sénateurs pour que ceux-ci rompent définitivement devant sa volonté770. Cette fin de l’opposition parlementaire sur laquelle il nous faudra revenir par la suite, se situe cependant après le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX et ses déportations arbitraires. Est-ce donc à dire que l’attitude sénatoriale après l’attentat de la rue SaintNicaise est sans importance, et qu’ainsi l’acte que nous évoquions comme fondateur ne l’est au final absolument pas ? Assurément, non. Tout comme il est un acte qui constitue une rupture juridique, il est à l’origine d’une rupture politique. En ce sens, le discours de Cabanis fait figure, plutôt qu’un heureux présage de sinistre augure et ce sur le plan du jeux institutionnel comme de l’équilibre des forces politiques. L’évolution du premier est en effet condition du second. L’alliance du Sénat au Gouvernement à la suite de l’attentat de la rue Saint-Nicaise, bien que pouvant être estimée nécessaire et justifiée par le climat d’émotion d’alors, sonne le glas de l’illusion de l’opposition au régime consulaire. Celle-ci réside désormais dans le Sénat qui devient le pivot de l’organisation étatique (voir supra), et de la même façon de toutes décisions politiques fondamentales. Or le Sénat, en s’alliant une fois au Gouvernement, a ouvert une boîte de Pandore destinée à se rouvrir bien trop souvent. L’opposition de l’an X n’est donc qu’un chant du cygne d’assemblées désespérées de voir leur rêve d’harmonie institutionnelle fondre comme cire au feu. Elle est une façon de rugir une dernière fois contre un homme dont on sent qu’il se comporte désormais en maître. Elle n’est cependant pas dénuée de sens ; elle s’inscrit dans la ligne de conduite des assemblées consulaires qui se sont réellement dressées contre Bonaparte. Le Sénat a eu une conduite ferme face au Premier consul. Au moment de la répression des Jacobins, il n’a pas cédé sans lutter face à la volonté implacable de celui qui n’est pourtant pas encore Napoléon. Ainsi, Cambacérès, dans ses mémoires, relate les difficultés qu’il a eu à convaincre les sénateurs réticents à accepter le principe d’un acte du Gouvernement771. Chargé par le Premier consul de faire adopter par le Conseil d’Etat et le Sénat le principe d’une intervention du second, il n’aura guère de difficultés à convaincre les premiers alors que les second se montrèrent beaucoup plus rétifs et n’eurent pas l’attitude docile qui leur fut très souvent reprochée : « Au Sénat, je rencontrai quelques opposants qui, n’admettant aucune exception aux principes constitutionnels, me déclarèrent nettement qu’ils ne donneraient jamais leur suffrage à une mesure contraire à leur opinion personnelle et au pacte fondamental »772. Le futur archichancelier, sentant la fermeté de la résistance de ces sénateurs, se refusa à les contrer directement et choisit, avec succès, de convaincre ceux dont la conscience idéologique et politique était plus souple, avançant notamment l’argument du renforcement des pouvoirs 766 Idem, p 73 et s. Thierry LENTZ, « 1801 ou la guerre à toutes les oppositions », Revue du Souvenir Napoléonien, 2001, p 16 768 Thierry LENTZ, idem. 769 Jean-Denis BREDIN, Sieyès, les clefs de la Révolution française, éditions de Fallois, 1988, p 702 et s. 770 Bonaparte va en effet les apostropher très vivement et dénoncer l’éventuelle désignation de Daunou au Sénat comme un affront personnel qui ne pourrait ainsi être lavé : « Je vous déclare que si vous nommez M. Daunou sénateur, je prendrai cela pour une injure personnelle et vous savez que je n’en ai jamais souffert aucune » in THIERS, Histoire du Consulat et de l’Empire, op.cit., t. II, p 355. 771 CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, Paris, Perrin, 1999, t. 1, p 543 et s. 772 Idem, p 544. 767 238 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. du Sénat773 ; mais ce qui a très certainement décidé le Sénat à intervenir aux côtés du Gouvernement est le climat de défiance générale à l’encontre des Jacobins qui faisaient peser sur la France nouvellement pacifiée le risque du retour de la violence et de la terreur qui l’ont oppressée la décennie précédente. Et l’on ne peut que suivre Germaine de Staël lorsqu’elle dit : « Le sortilège le plus puissant dont Bonaparte se soit servi pour fonder son pouvoir, c’est, comme nous l’avons déjà dit, la terreur qu’inspirait le nom seul du jacobinisme, bien que tous les hommes capables de réflexion sachent parfaitement que ce fléau ne peut renaître en France ». Réalité d’une aspiration à la paix dont on sait qu’elle anime la plupart des Français d’alors. Mais, de façon très cynique, Germaine de Staël poursuit : « On se donne volontiers l’air de craindre les partis battus, pour motiver les mesures générales de rigueur. Tous ceux qui veulent favoriser l’établissement du despotisme, rappellent avec violence les forfaits commis par la démagogie. C’est une tactique très facile ; aussi Bonaparte paralysait-il toute espèce de résistance à ses volontés par ces mots : Voulez-vous que je vous livre aux Jacobins ? Et la France alors pliait devant lui, sans que des hommes énergiques osassent lui répondre : Nous saurons combattre les Jacobins et vous »774. Cette dernière remarque sera notre seule concession à la légende noire du Sénat dont la page, tout comme celle du Directoire, doit être tournée : « On a beaucoup accusé le Sénat, on à beaucoup crié au servilisme, à la bassesse, mais des déclamations ne sont pas des preuves…. Le vrai est que toutes nos circonstances étaient forcées, les gens sages le sentaient et savaient se plier. Ce qu’on ignore, c’est que presque dans toutes les grandes mesures, les sénateurs venaient avant de voter me produire à l’écart, et quelques fois très chaudement, leurs objections ou même leur refus, et qu’ils s’en retournaient convaincus, ou par mes raisonnements, ou par l’imminence des choses. Si je ne faisait pas de bruit de tout cela, c’est que je gouvernais en conscience et que je dédaignais la charlatanerie, et tout ce qui pouvait être pris pour elle »775. Section 2 : Le sénatus-consule du 15 nivôse an IX, un épisode prévisible au regard du système consulaire. La brièveté du texte de Constitution de l’an VIII, du tant aux conditions de sa rédaction qu’au souhait de ses rédacteurs justifie le silence de celle-ci sur certaines questions et notamment sur celle de la révision de la norme fondamentale. Le système consulaire est donc ab initio encadré si ce n’est limité par le refus de ses concepteurs d’en envisager l’évolution ou simplement le renouvellement. La question institutionnelle posée à l’occasion des événements de la rue Saint-Nicaise, qui n’est pas propre à ces circonstances politiques et que la pratique institutionnelle devait nécessairement poser, à plus ou moins court terme. L’incapacité à se régénérer de la Constitution du 22 frimaire VIII ne pouvait mener qu’à une action praeter legem des acteurs du moment, le Sénat trouvant naturellement à endosser le rôle d’usurpateur, ou s’en faire revêtir (1§). Le système consulaire lui-même le prédisposait à cet enrôlement (2 §). 1§ L’impossible révision de la Constitution de l’an VIII. Si la question peut se poser de savoir si le texte constitutionnel peut souffrir de lacunes, il est indéniable que celui de la Constitution de l’an VIII était en tout état de cause silencieux ou défaillant sur la question du mode de révision de la Constitution qui n’était pas envisagé, tant organiquement que dans son principe même. 773 « Les institutions, leur dis-je, ont leur âge, comme la vie humaine. Parmi celles qui doivent leur naissance à la Constitution de l’an VIII, il en est qui sont destinées à une fin prochaine. Il en est aussi qui doivent durer autant que la République. Ces dernières s’agrandiront et se fortifieront par les faits. Le Sénat est dans cette catégorie. Plus on le verra concourir à l’exercice de la puissance publique, plus son importance s’accroîtra aux yeux du peuple et aux yeux des premiers magistrats » in CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, op.cit., p 544. 774 Germaine de STAËL, Considérations sur la Révolution française, Taillandier, réédition 2000, p 361. 775 LAS CASES, Mémorial de Saint Hélène, 1er novembre 1815, t. 1, p 194. 239 Clémence Zacharie A.- Les lacunes constitutionnelles à l’origine de l’action du Sénat. La question des lacunes en droit, et précisément celle de leur existence, demeure au cœur de la théorie générale du droit, tant il permet d’identifier l’étendue de ce que recouvre l’idée même d’ordre juridique. Kelsen, qui alimenta de ses réflexions le débat sur l’existence de ces lacunes776, les définit comme « l’impossibilité d’appliquer le droit en vigueur dans un cas concret parce qu’aucune norme juridique n’indiquerait la conduite à observer »777. Cette question des lacunes est sensible en matière constitutionnelle, et se pose particulièrement sous l’angle de ses rapports avec le constituant secondaire. La problématique est alors double. Tout d’abord, l’action du Sénat en tant que constituant secondaire résulte-t-elle d’une lacune de la Constitution, qui devrait dès lors être considérée comme l’origine de cette usurpation constituante ? Ensuite, l’action du Sénat en tant que constituant secondaire apporte-t-elle une réponse à la problématique des lacunes de la Constitution ? La réponse à la première de ces deux questions est déterminante pour l’ensemble du raisonnement ; elle passe par la nécessaire définition de ce que sont les lacunes de la Constitution dont l’admission n’est pas générale, et l’existence pas systématiquement reconnue. Le constituant secondaire a été défini en ayant recours à l’idée qu’il apportait une réponse aux défaillances de la Constitution de l’an VIII. Ces défaillances ont été constituées par l’incapacité du système consulaire à se régénérer, et ont été causées notamment par le fait que le texte de l’an VIII ne prévoyait pas de procédé de révision permettant l’évolution de la Constitution. Ainsi purent être constatées des manques tant fonctionnels que structurels. La question se pose de savoir dans quelle mesure ces manques peuvent être considérés comme des lacunes. Or un débat se construit autour de l’existence même des lacunes, en matière constitutionnelle notamment. A titre d’exemple, lors du colloque Conseil constitutionnel et Conseil d’Etat, le doyen Vedel récuse l’existence même de lacunes au sein du texte de la Constitution qui ne peut être à ses yeux qu’un texte prescripteur de compétences et de droits, complet par nature. Selon lui, « il n’y a pas de lacune en droit constitutionnel »778. Il est donc nécessaire de prendre position sur la question avant même de définir l’existence de lacunes au sein de la Constitution comme origine ou non de l’action du Sénat en tant que constituant secondaire. 1) Pour ou contre le « vacuum juris » en matière constitutionnelle. La question des lacunes constitutionnelles renvoie à la question plus large des lacunes en droit. Elle est en elle-même déterminante, car elle pose incidemment celle des pouvoirs détenus par l’organe d’Etat pour pallier cette défaillance de la norme, pouvoirs qui doivent être définis aussi bien au niveau de l’interprétation, qu’en matière de création du droit pure. Le débat sur les lacunes se résume en grande partie à une opposition entre positivistes et partisans d’une approche moins littérale du droit. 776 Notamment dans la Théorie pure du droit, traduction de H. Thévenaz, 2ème éd., Edition de la Baconnière, Neufchatel, 1988, p 155 et s. 777 idem, p 156. 778 Conseil constitutionnel et Conseil d’Etat, Acte du colloque des 21 et 22 janvier 1988, LGDJ Montchrestien, p 233. 240 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. a) Débat théorique autour de l’idée de lacunes. Le courant positiviste adopte sur la question des lacunes une position s’appuyant essentiellement sur le principe de complétude de l’ordre juridique, soit en admettant la théorie de la plénitude logiquement nécessaire de l’ordonnancement juridique, soit en admettant celui de la théorie de la norme générale exclusive. La plénitude logiquement nécessaire de l’ordonnancement juridique renvoie à l’idée que l’édiction de norme entraîne la délimitation de deux espaces distincts, l’espace juridique, soumis aux normes, et l’espace non juridique, caractérisé par la liberté. Dès lors qu’une norme règlemente un comportement, celui-ci se trouve encadré par celle-ci. L’inexistence d’une réglementation sur un sujet ne constitue pas une lacune du droit, mais indique simplement que l’on est sorti du domaine de la réglementation juridique ; on se situe alors dans un « domaine irrelevant du point de vue juridique »779. L’absence de prescription légale renvoie au principe de liberté d’action. Par « prescription légale », il faut entendre « prescription normative », car cette situation concerne aussi bien le cas d’absence de texte de loi, que des carences dans d’autres types de normation à caractère juridique, la loi écrite ne résumant pas à elle seule l’idée de droit780. La théorie de la norme générale exclusive est elle-aussi défendue par les partisans d’un système positiviste781 et sera fixée par H. Kelsen avec efficacité782. Elle repose sur l’idée que l’ordre juridique, tel qu’il est posé par la norme écrite, suffit à résoudre les problèmes rencontrés à l’occasion de l’application de la norme qui ne peut ainsi connaître de carences. Selon Kelsen, « de telles lacunes n’existent pas »783. Reprenant l’idée de la définition de l’espace juridique par la règle de droit elle-même784, il n’en déduit cependant pas le caractère statique du droit. Il renvoie en effet à un contenu intégral du droit, animé par la logique qui en établirait l’identification ; « L’ordre juridique n’est qu’une prescription ; son analyse analogique ou exclusive permet de découvrir toute l’étendue de la règle ». Ainsi, l’ordre juridique « garantit aussi la liberté de faire ou de ne pas faire ce à quoi l’on n’est pas obligé, puisqu’il impose à chacun la double obligation de ne pas empêcher autrui de faire ce qui n’est pas interdit, et de ne pas contraindre à faire ce qui est interdit. Par conséquent, le droit en vigueur est toujours applicable et il permet de résoudre n’importe quel différent 785». Quoiqu’il en soit, ces deux théories renvoient au même constat de la complétude de l’ordre juridique qui exclut l’existence de lacunes du droit. Une théorie, que l’on pourrait qualifier de plus réaliste, s’oppose à cette idée en s’appuyant notamment sur le constat de l’impossibilité que rencontre le législateur, au sens le plus large possible de normateur, d’envisager tous les cas de figure pouvant être définis sous l’angle juridique, alors même que cela pourrait s’avérer nécessaire. Pour se justifier, 779 Paul FORRIERS, « Les lacunes du droit », in Chaïm PERELMAN, Les lacunes du droit, Bruylant, 1968, p 14). La précision doit être apportée, cet aspect des choses intervient dans la définition de la théorie de l’espace juridique vide. Ainsi, F. Gény, en évoquant cette théorie, admet que « la notion moderne du droit positif n’est représentée nettement que par la loi écrite (François GENY, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, Prunier, LGDJ, 2ème éd., 1919, p 193-194). Cette perception explique la définition qu’il donne de la théorie de l’espace juridique vide comme étant celle de la « plénitude logiquement nécessaire de la législation écrite », ce qui ne constitue que l’un des aspects de l’ordonnancement juridique dont il est ici question. L’existence de principes coutumiers n’est pas en effet constitutive négation de l’ordre juridique. L’exemple en est du droit administratif français dont la juridicité n’est pas en elle-même contestable. 781 V. par exemple Ernst ZITTELMANN, Lücken in Rechts, Leipzig, 1903). 782 Hans KELSEN, Théorie pure du droit, traduction de H. Thévenaz, Edition de la Baconnière, 2ème éd., 1988, p 155). 783 Idem, p 156. 784 «Chacun est libre d’agir à sa guise quand sa conduite n’est pas déterminée par le droit », idem, p 156. 785 Idem, p 156 (c’est nous qui soulignons). 780 241 Clémence Zacharie Gény, partisan de cette théorie des lacunes de la Constitution, s’appuie sur la nécessaire imperfection de la norme, œuvre humaine qui, en tant que telle, ne peut qu’être faillible. Seule la déduction tirée des usages, et non de la norme elle-même, permet alors de réagir face à ce qui demeure une fatalité. Les lacunes existent bel et bien, nécessairement liées à l’idée d’ordre juridique. Ce dernier point de vue, marqué d’un certain bon sens, est celui qui est notamment retenu par les contemporains du Sénat conservateur. b) L’idée de lacunes dans la théorie juridique du Consulat et de l’Empire. L’œuvre juridique, et notamment l’œuvre constituante des contemporains du Sénat est marquée, nous l’avons déjà évoqué, par le pragmatisme. La Constitution de l’an VIII est un texte court, efficace, soucieux d’apporter une réponse rapide à la situation de crise que connaît la France des lendemains de Brumaire. Elle pose de manière assez lapidaire les grands principes d’organisation de la vie institutionnelle, écartant toute forme de dogmatisme. Le côté concis de la Constitution de l’an VIII ne peut être assimilé à une forme de positivisme qui, refusant le principe de consécration de formules à caractère philosophique, adopterait une forme très austère de norme. Nous avons déjà évoqué l’existence d’une supra-constitutionnalité consulaire, un corps de norme s’imposant au constituant au moment de l’action constituante. Ce qui compta aux yeux des rédacteurs du texte de frimaire an VIII est le caractère d’efficacité de la norme édictée, destinée à réintroduire en France un ordre juridique viable. Ils n’ont dès lors aucune ambition d’exhaustivité, conscients qu’ils furent de la précipitation de leur mission ; ils ne pouvaient que produire un texte par définition lacunaire ; l’absence de procédure de révision en son sein en est la preuve. Une des plus belles illustrations de ce courant est incarnée par Portalis, principal rédacteur du Code Civil. Il énonce sur le sujet une position que l’on peut considérer comme majoritaire alors. Tout comme l’œuvre constitutionnelle se doit d’être limitée dans un souci d’efficacité, le Code Civil est présenté comme le moyen de résister à l’éclatement normatif qu’entraine le désir d’exhaustivité en la matière. Dans son Exposé des motifs au Corps législatif du 28 ventôse an XII786, il présente la codification comme un remède nécessaire pour contrer l’éclatement juridique dont souffre alors le système juridique français : « Quel spectacle s’offrait à nos yeux ? On ne voyait devant soi qu’un amas confus et informe de lois étrangères et françaises, de coutumes générales et particulières, d’ordonnances abrogées et non abrogées, de maximes écrites et non écrites, de règlements contradictoires et de décisions opposées ; on ne rencontrait partout qu’un dédale mystérieux, dont le fil nous échappait à chaque instant ; on était toujours prêt à s’égarer dans un immense chaos ». La démarche de codification se veut donc pragmatique et destinée à faciliter la lisibilité de l’ordre juridique que l’on souhait plus cohérent, accessible et susceptible ainsi de devenir un élément du patrimoine commun787. Tout comme celle des constituants, la démarche des rédacteurs du Code civil et des grandes lois organiques de l’an VIII est teintée de rationnalisme et détachée de l’illusoire construction d’un système juridique parfait et immuable. Portalis fait d’ailleurs lui-aussi preuve de réalisme juridique en constatant l’impossibilité qui se présente de pourvoir à tous les cas de figure susceptibles, en matière civile, d’être régis par la règle de droit. Présentant le projet de Code Civil, il affirme en effet : 786 Procès-verbaux du Conseil d’Etat contenant les discussions du Code Napoléon, par Locré, Paris, 1ère éd., an XII, tome 5, p 371 et s. 787 Paul FORIERS, « Les lacunes du droit », in Chaïm PERELMAN, Les lacunes du droit, op.cit., p 17 ; 242 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. « Nous nous sommes également préservés de la dangereuse ambition de vouloir tout régler et tout prévoir. Qui pourrait penser que ce sont ceux mêmes auxquels un code paraît toujours trop volumineux, qui osent prescrirent impérieusement au législateur la terrible tache de ne rien abandonner à la décision du juge ? » Et, évoquant le rôle du législateur, Portalis ajoute : « Les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est si active, leurs intérêts sont si multipliés et leurs rapports si étendus, qu’il est impossible au législateur de pourvoir à tout. Dans les matières mêmes qui fixent particulièrement son attention, il est une foule de détails qui lui échappent, ou qui sont trop contentieux et trop mobiles pour pouvoir devenir l’objet d’un texte de loi. D’ailleurs, comment enchaîner l’action du temps ? Comment s’opposer au cours des événements ou à la pente insensible des mœurs ?Comment connaître et calculer d’avance ce que l’expérience seule peut nous révéler ? La prévoyance peut-elle jamais s’étendre à des objets que la pensée ne peut atteindre ? »788. Portalis valorise ainsi le rôle du juge, il faudra d’ailleurs revenir sur ce point, qui dans le respect de l’esprit des lois applique celles-ci aux cas imprévus : « Une foule de choses sont donc nécessairement abandonnées à l’Empire de l’usage, à la discusion des hommes instruits, à l’arbitrage des juges »789. Indéniablement triomphe chez Portalis l’idée que les lois écrites sont entachées de lacunes qui, bien qu’involontaires, entachent nécessairement tout travail normatif. Elles sont la caractéristique essentielle de la norme écrite et même de la norme en général dès lors que celle-ci demeure une œuvre à caractère humain. Cette imperfection est au cœur de la réflexion de Portalis. S’il valorise l’action du juge, ce n’est cependant pas dans la même optique que Kelsen ne le fait. Rappelons-nous en effet que Kelsen voit dans la norme une complétude permettant, par le recours à la déduction et à une démarche scientifique, la résolution de toute difficulté nécessitant une solution juridique. L’intégralité des solutions aux problèmes rencontrés, et nécessitant un traitement juridique, se trouve dans la norme, même de façon non explicite. Portalis n’a pas une telle confiance dans la capacité de la norme à régir la totalité des situations de fait ; le juge ne s’appuie pas uniquement sur la norme préexitante, mais aussi sur « l’usage de la raison naturelle »790. La position de Portalis n’est donc pas positiviste, loin de là et ne peut donc être confondue avec celle des partisans de l’exclusivité de la norme générale. La reconnaissance de l’existence des lacunes de la Constitution est donc présente chez les contemporains du régime consulaire. Dans ces écrits, Portalis constate cependant le particularisme de la législation civile à laquelle s’applique la théorie des lacunes, et la distingue de la législation pénale, par exemple791. Se pose donc la question de savoir si, au regard de cette distinction entre les différents types de législation, l’idée de lacunes peut être admises pour la constitution. 2) La question du « vacuum juris » en matière constitutionnelle. Le particularisme de la norme constitutionnelle justifie l’interrogation sur l’existence de lacunes en son sein. Un véritable débat s’ouvre sur la question entre positiviste et partisans d’une lecture plus matérielle de la constitution. 788 PORTALIS, Discours préliminaire sur le projet de Code civil, présenté le 1er pluviôse an IX par la commissionnommée par le Gouvernement consulaire, repris dans Jean-Etienne-Marie PORTALIS, Discours et rapports sur le Code Civil, Centre de Philosophie politique et juridique, Université de Caen, 1992, p 7-8. 789 PORTALIS, Discours préliminaire…, op.cit., p 8. 790 Idem, p 7. 791 Idem, p 10. 243 Clémence Zacharie a) Le refus positiviste du « vacuum juris » en matière constitutionnelle. Remarquable est le point de vue du doyen Vedel dans son refus de l’existence de lacunes en matière constitutionnelle ; évoquant le droit constitutionnel, il affirme « Car je m’excuse de le souligner, c’est un droit qui définit des droits et des compétences. Il n’y a pas de possibilité qu’une question soit « sans droit » pour l’excellente raison que là où il n’y a pas de règle de droit constitutionnel, c’est que la matière n’est pas de niveau constitutionnel et revient au pouvoir législatif ou gouvernemental » 792. Cette idée repose sur une approche positiviste de la norme constitutionnelle. Vedel limite la fonction de la norme constitutionnelle à celle d’un code de compétence, fonction précisée par une définition essentiellement formelle de celle-ci ; est constitutionnel ce qui figure dans la Constitution et a été adopté selon une procédure à caractère constituant. Cette approche est, à de nombreux égards, celle adoptée par les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII qui ont pour la norme constitutionnelle des ambitions limitées.793 Le texte de frimaire est court et particulièrement sec, épuré de toute dimension dogmatique, et concis autour de la répartition des compétences institutionnelles fondamentales. Cette définition positiviste de la Constitution est nécessairement associée à une dimension organique. La Constitution est la loi adoptée sous la forme spéciale de la procédure constituante. Car la Constitution n’est finalement qu’une forme particulière de loi justifiant pour sa réforme l’intervention d’une procédure elle-même particulière. Le principe de rigidité de la constitution est donc nécessaire à l’identification de la supériorité de la constitution. Souple, celle-ci n’a en effet aucune valeur particulière, ce que relève notamment G. Vedel : « Ce n’est qu’autant que la Constitution est rigide qu’on peut parler de sa suprématie, puisque si elle n’est pas rigide, elle ne se distingue pas du point de vue formel dans lois ordinaires »794. Cette association avancée par Vedel se vérifie dans l’ensemble de la doctrine positiviste, même si Kelsen introduit une certaine relativisation de la dimension matérielle de la définition de la constitution. L’éminent juriste ne manque en effet pas d’associer à son approche positive de la Constitution une dimension fonctionnelle. Selon lui, la constitution, « c’est le fondement de l’Etat, la base de l’ordre juridique que l’on prétend saisir. Ce qu’on entend toujours et avant tout par Constitution – et la notion coïncide avec celle de forme de l’Etat – c’est un principe où s’exprime juridiquement l’équilibre des forces politiques au moment considéré, c’est la norme qui règle l’élaboration des lois, des normes générales en exécution desquelles s’exerce l’activité des organes étatiques, tribunaux ou autorités administratives »795. Cette concession faite à la définition matérielle de la Constitution reste incidente, car Kelsen reste attaché à l’idée de constitution-règle de fond, selon l’expression d’Olivier Beaud796, car « ce n’est qu’exceptionnellement que la Constitution pose des règles de fond, ou contenu, des lois »797. Cette approche mécaniste de la Constitution a pour conséquence d’en limiter l’étendue. Dès lors que les principes d’organisation de l’Etat, à savoir la réglementation de la compétence législative dans le cadre de l’analyse positiviste, sont établis, la Constitution 792 Conseil constitutionnel et Conseil d’Etat, Actes du colloque des 21 et 22 janvier 1988, LGDJ Montchrestien, 1988, p 233 ? 793 V.supra. 794 G. VEDEL, Manuel de droit constitutionnel, op.cit., p 119. 795 Hans KELSEN, « La garantie juridictionnelle de la Constitution », RDP, 1928, p 204. Voir aussi Théorie pure du droit, op.cit., p 132. 796 Olivier BEAUD, La puissance de l’Etat, op.cit., p 363. 797 Théorie pure du droit, op.cit. 244 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. peut être jugée comme ayant rempli sa fonction d’organisation fondamentale ; on peut l’estimer complète, et donc en aucun cas susceptible de manques, de quelque ordre qu’ils soient. Vedel ferme ainsi la porte à l’idée d’interprétation constitutionnelle dans la dimension créatrice qu’elle pourrait avoir798, et donc à l’intervention du constituant secondaire. En effet, complète, la constitution peut être jugée comme parfaite ; si elle ne renvoie pas à une ordre juridique clôt, l’ajout est toujours possible. Ces ajouts ne sont cependant pas une réponse à des lacunes, mais correspondent simplement à l’évolution normale de la norme constitutionnelle soumise à la volonté du souverain. Dans le cadre d’une constitution souple, cette évolution de la Constitution ne pose pas de réels problèmes, dans la mesure où le simple recours à une procédure de type législatif est nécessaire ; mais tel n’est pas le cas dans une constitution rigide, système qui exige la présence au sein des institutions d’une procédure de révision constitutionnelle spécifique. Son existence est déterminante pour que soit notamment vérifiée la théorie positiviste refusant les lacunes constitutionnelles. Son absence, comme c’est le cas en l’an VIII, constitue à certains égards la faillite de ce raisonnement. b) La spécificité constitutionnelle de l’an VIII et la théorie du vacuum juris. En dépit des apparences, une lecture positiviste de la Constitution de l’an VIII est difficile, pour plusieurs raisons. La première d’entre elles réside dans l’opinion même des rédacteurs de la Constitution de l’an VIII et dans la volonté constituante exprimée à l’occasion de l’édiction de la norme constitutionnelle. Certes, les caractères essentiels du texte de frimaire peuvent faire penser que celui-ci s’apparente à une forme de code de compétence formel, décrivant les grands traits du fonctionnement des institutions consulaires. Certes. Mais il ne faut pas négliger ce que nous avons pu désigner comme les élements constitutifs d’une supraconstitutionnalité, conférant à l’ensemble constitutionnel une réelle dimension essentialiste dont la loi constitutionnelle du 19 brumaire an VIII est l’une des illustrations. Le contenu de cette même loi sera, faut-il le rappeler, l’un des éléments majeurs du raisonnement développé par le Sénat lors de l’Acte de déchéance. A cette volonté des rédacteurs s’ajoute la réalité constitutionnelle. Le refus de l’existence de lacunes constitutionnelles n’est en effet possible que dans un contexte très particulier. Les positivistes ne s’opposent pas à l’idée de rigidité constitutionnelle, nous avons à ce propos cité le doyen Vedel. Ils admettent d’ailleurs la spécificité de la procédure constituante. L’analyse qu’ils font de la rigidité constitutionnelle ne peut cependant s’appliquer à la Constitution de l’an VIII. Celle-ci ne contient pas de procédure de révision ; or sa révision n’est pas possible, quelque soit le point de vue que l’on adopte, dès lors qu’est admis le principe de la rigidité constitutionnelle de la Constitution. La présence d’un système de contrôle de constitutionnalité des lois participe, nous l’avons dit, à celle-ci. Or selon, la théorie positiviste, la Constitution tient sa supériorité non d’un caractère essentiel qui la caractériserait et la sacraliserait, en quelque sorte, mais du seul fait qu’elle est l’expression d’une volonté souveraine, celle du peuple souverain. Elle n’est donc pas naturellement intangible, mais voulue comme telle par le souverain. Le souverain peut changer d’avis ; il faut donc que la Constitution prévoie le mode de révision de cette 798 « Dès lors le juge constitutionnel n’a pas à combler de lacunes (…). Dès lors le juge constitutionnel ne peut pas créer de normes comme l’a fait le juge administratif, comme le fait avec une grande réserve d’ailleurs, le juge civil (peut-être davantage le juge commercial et le juge du travail), parce que le juge constitutionnel n’est pas devant un droit lacunaire ; il est devant un droit qui, tout entier, soit positivement, soit négativement, soit en creux, soit en relief, ne laisse pas de vide », in Conseil constitutionnel et Conseil d’Etat, op.cit., p 233. 245 Clémence Zacharie expression du souverain qu’est la constitution. A défaut de celui-ci, on est bien en présence d’une lacune de la constitution. Plusieurs remarques peuvent alors être faites. La première concerne le cas de la Constitution de l’an VIII qui ne prévoit pas de mode de révision ; la lacune peut dès lors être constatée et l’intervention du constituant secondaire justifiée au regard de la nécessité de prévoir le cas d’évolution de la Constitution. Il est donc bien des cas, et c’est la seconde remarque, où l’on peut constater de réelles lacunes de la Constitution ; la Constitution de l’an VIII illustre donc la faillite du système constitutionnel tel que défini par les positivistes. De cette faillite découle l’idée d’une nécessaire dimension matérielle de la définition de la constitution. L’adoption de cette vision matérielle ne doit pas conduire nécessairement à une conception jusnaturaliste de la Constitution qui verrait s’imposer des normes à caractère supra-constitutionnel dans l’ordre juridique, ainsi redéfini. Cette vision matérielle repose surtout sur l’idée de signification essentielle de la Constitution qui, dans la lignée de la position positiviste, peut être des plus variées799 ; mais il faut y associer le principe de la nécessaire introduction dans le corps constitutionnel les principes régissant l’évolution de la constitution. D’une part, les règles de révision sont à l’image de l’idée de pouvoir et de la justification du pouvoir défendues par un système juridique. Il suffit pour s’en persuader de relever les enjeux de la participation populaire, ceux de l’attribution de l’initiative de révision dans l’histoire constitutionnelle française. D’autre part, la révision de la Constitution est historiquement reconnue comme nécessaire à son existence même. Les débats sur la révision de la Constitution qui se sont déroulés durant l’été 1791 en sont la preuve. Car seule la forme qu’elle doit adopter, et le choix à opérer entre un système conventionnel ou non par exemple, fait l’objet de discussion. Le principe de la souveraineté nationale et les conséquences qu’il a sur l’idée même de constitution qui n’en est qu’un instrument, exigent la présence au sein des institutions d’un moyen d’en assurer l’expression et ainsi l’éventuelle évolution de la norme fondamentale. La Constitution ne constitue en effet un engagement réciproque entre la limite du service rendu et de l’acceptation de soumission qui y est liée. La nation, en tant qu’elle génère la constitution, rédigée selon son souhait, ne saurait être définitivement liée par elle, envers elle-même. Selon Laboulaye, « il serait absurde de supposer un contrat de la nation avec elle-même, un engagement par lequel elle s’obligerait envers ellemême, et dans son seul intérêt, à ne pas toucher à une Constitution qui n’est faite que pour elle »800. Cette idée qui traversera la Révolution et les débats sur la révision de la Constitution, puise l’essentiel de ses origines dans le principe de la liberté d’action du souverain qui se développe avec Rousseau, par exemple. Le souverain, s’il accepte dans son intérêt une renonciation partielle à sa liberté, demeure toujours libre en revanche de revenir sur cette renonciation ou d’en revoir les termes: « Si l’ordre établi est mauvais, pourquoi prendrait-on pour fondamentales des lois qui l’empêchent d’être bon ? D’ailleurs, en tout état de cause, un peuple est toujours le maître de changer ses lois, même les meilleures. Car s’il lui plaît de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher ? »801 799 De ce point de vue, on ne peut suivre la position du professeur Luchaire. A l’occasion du débat déjà évoqué sur les lacunes de la Constitution lors du colloque Conseil constitutionnel et Conseil d’Etat, il définit la Constitution comme destinée à limiter les pouvoirs d’un Parlement par ailleurs souverain (Conseil constitutionnel et Conseil d’Etat, op.cit., p 233). Il s’agit d’une définition matérielle, constitutionnaliste, parmi d’autres, qui ne saurait de ce fait épuiser le sujet. 800 Edouard LABOULAYE, Questions constitutionnelles, op.cit., p 158. 801 Contrat social, livre II, chapitre XII. 246 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Le souverain reste ainsi maître de son destin et ne peut se voir ôter sa liberté ; il peut encore moins se voir lier par lui-même au-delà des limites que pose le principe d’une délégation de pouvoir: « La délibération publique qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, à cause des différents rapports sous lesquels chacun d’eux est envisagé, ne peut, par la raison contraire, obliger le souverain envers lui-même, et que par conséquent, il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre »802 Le principe de révision de la constitution s’impose donc comme nécessaire dès lors que l’on admet qu’elle dirige le principe même de constitution. On se reportera pour cela à l’idée que se fera par la suite Sieyès de l’étendue du pouvoir du souverain. Avant les débats sur la révision de l’été 1791, il affirme en effet le principe de l’absence de contrainte définitive de la Constitution sur le souverain qui est l’expression même de toute légalité : « la volonté nationale n’a besoin que de sa réalité pour être toujours légale, elle est l’origine de toute légalité 803». Ceci justifie que le souverain ne se retrouve pas définitivement lié par le texte constitutionnel : « Il serait ridicule de supposer la nation liée elle-même par les formalités ou par la Constitution auxquelles elles a assujetti ses mandataires »804. Et Sieyès d’envisager les cas de figure où la nation peut être amenée à modifier le contenu de la charte constitutionnelle. Ainsi, la révision peut notamment surmonter les blocages institutionnels : « Une nation ne doit ni ne peut s’astreindre à des formes constitutionnelles, car au premier différend qui s’élèveraient entre les parties de cette constitution, que deviendrait la nation ainsi disposée à ne pouvoir agir que suivant la Constitution disputée »805. Les lacunes de la Constitution sont donc une réalité, bien qu’involontaires et bien souvent indésirables. Si l’on suit l’exemple du droit commun, les juristes ont pour habitude d’appréhender la question des lacunes du droit sous l’angle du principe général de liberté. Si l’on prend l’exemple du droit pénal, il suffit de s’arrêter à l’adage « nullum crimen sine lege » et à l’application de la théorie de la plénitude logiquement nécessaire de la législation écrite qu’elle constitue pour voir que l’idée de lacune dans le droit ne peut être retenue. Mais tel n’est pas toujours le cas ; et certains cas qui ne sont pas prévus par le droit et devraient pourtant l’être ne peuvent être résolus par la règle générale de liberté qui ne peut alors s’appliquer806. Ainsi, lorsque deux intérêts opposés se rencontrent, et qu’ainsi deux libertés s’opposent, la règle générale de la liberté ne peut s’appliquer. Tel est notamment le cas des problèmes rencontrés en matière de droit de la propriété807. Ce que C. Huberlant désigne comme « l’application multipliée » du droit de propriété défini par le Code Civil aboutit à un conflit de liberté que le principe général de liberté ne peut résoudre, en l’absence de texte. Le juge va donc développer la théorie des troubles du voisinage pour 802 Contrat social, livre I, chapitre VIII. Qu’est-ce que Tiers-Etat ?, PUF, Quadrige, p 68. 804 idem, p 68. 805 Idem, p 70. 806 Charles HUBERLANT, « Les mécanismes institués pour combler les lacunes », in Chaïm PERELMAN, op.cit., p 36. 807 Il suffit de prendre l’exemple du droit civil et de la définition du droit de propriété posée par l’article 544 du Code Civil.Celui-ci affirme que « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue , pourvu qu’on en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Chaque propriétaire peut donc disposer librement de son bien ; mais cette liberté est contrée par la liberté des autres propriétaires. L’utilisation respective des biens peut en effet géner chacun des deux propriétaires dans l’utilisation complète de sa liberté de jouissance ; Tel est notamment le cas en cas de propriétaires voisins. 803 247 Clémence Zacharie régler une situation qui n’était pas prévue par la loi, ce qui constituait bien une lacune qui devait être comblée. La question se pose dans des termes similaires pour le droit constitutionnel. S’il est clair que le droit constitutionnel est un droit d’attribution et de compétence qui permet notamment la définition déductive du domaine de compétence des autres normes de l’ordre juridique, il est des domaines qui ne peuvent que relever de la matière constitutionnelle, eut égard à ce que l’on pourrait considérer comme leur importance. La question de la révision de la Constitution en fait partie intégrante, tant il est clair que seul le constituant peut prévoir les cas de modifications de sa volonté, nous l’avons dit, au risque, en absence de celle-ci, de modifier la réalité même de l’ordre constitutionnel. Le constituant secondaire intervient alors pour combler ces lacunes, luttant ainsi contre le risque de faillite du système constitutionnel. Il trouve donc ses origines dans l’idée même de lacunes de la Constitution. La question demeure néanmoins de savoir s’il constitue une réponse adéquate aux défaillances qu’elles constituent. B.- La nécessaire révision de la Constitution par l’intervention du Sénat. Dans les faits, l’action du Sénat va étroitement lier les questions de la conservation de la Constitution et de son évolution. L’institution sénatoriale est pressentie pour intervenir directement sur la Constitution parce qu’elle en est le gardien. Bien plus qu’un constituant secondaire qui permet la sécularisation de la norme en complétant l’action de l’auteur de la norme par son interprétation, le Sénat est l’auxiliaire nécessaire à la pleine réalisation de l’action constituante initiale. Il est auxiliaire à plusieurs titres ; auxiliaire du constituant dont il garantit la préservation de l’œuvre, mais aussi auxiliaire du pouvoir, et donc de Bonaparte, qui peut ainsi aménager la norme constitutionnelle que la Constitution de l’an VIII semblait pourtant présenter comme intangible, alors même qu’aucune voie n’avait été prévue pour en organiser la révision. L’intervention sénatoriale semble alors s’être imposée sans hésitation possible. 1) La Constitution de l’an VIII silencieuse sur les questions de révision. La question de la révision de la norme fondamentale a animé les débats des assemblées qui se sont succédées en France depuis 1789 sans qu’une ligne caractéristique ait jamais pu s’imposer. La position adoptée par les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII marque de ce point de vue une étape intéressante. a) La révision et la doctrine révolutionnaire. Le débat sur l’instauration d’un organe chargé de la révision a été animé tout au long de la Révolution par une double considération, une foi raisonnable dans le constitutionnalisme, et l’implication du système représentatif dans les mécanisme de révision. La première est la foi indéfectible des constituants dans les vertus miraculeuses du constitutionnalisme qui permet de lutter contre l’instabilité constitutionnelle et les désirs incontrôlables d’innovation du peuple constituant. Cela serait dû à la nature même de la Constitution qui est, par définition, une expression de la volonté commune. Sieyès, par exemple, voit dans l’association politique, qui justifie la Constitution, « l’ouvrage de la volonté unanime des associés »808. Dans la mesure où la volonté générale est exprimée par 808 Emmanuel SIEYÈS, Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen, réédition avec la présentation de S Rials, Hachette, Pluriel, 1989, p 601. 248 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. l’établissement public qu’elle constitue809, l’œuvre constitutionnelle ne peut que tendre à la stabilité politique, puisqu’elle est conforme aux désirs du souverain. Les « associés », selon l’idée que s’en fait Sieyès, ne peuvent donc qu’être satisfaits et ne pas ressentir le besoin d’avoir recours à une modification de la Constitution. La révision ne peut donc être que parcellaire et réduite à quelques ajustements nécessaires au bon fonctionnement des institutions810. La perfection du travail constituant est en elle-même une limitation des besoins de révision constitutionnelle ; cette idée traverse tous les courants politiques; même Barnave voit dans la Constitution le meilleur paravent à tous soubresauts institutionnels. Il affirme en effet que « ce qui entre dans notre mandat, c’est d’empêcher que ces pouvoirs constituants soient nécessaires ; c’est de prévenir, par un mode paisible et conservateur, pris dans la Constitution, la provocation de ce vœu spontané du peuple, qui n’arrive jamais que par la souffrance et l’altération successive des pouvoirs constitués »811. La révision ne peut donc être que limitée à des points de détail : « Il appartient à l’ouvrier de placer, dans son œuvre même, un moyen lent, sage, circonspect, d’obvier aux inconvénients de détail qui pourraient être démontrés par l’expérience, par l’épreuve qui n’a pas encore eu lieu »812. Cette foi dans le constitutionnalisme n’en est pas moins doublée d’un désir de voir dans les structures de la Constitution le moyen de corriger ces imperfections, par une voie autre que celle de la Révolution. Rapidement, les constituants ont peur du processus révolutionnaire qu’ils devinent liberticide. La Révolution est contraire à l’idéal qu’incarne le constitutionnalisme naissant. Et cette volonté de contrer l’action révolutionnaire se retrouve dans le décret de la Constituante du 14 septembre 1791 ainsi formulée : « Considérant que l’objet de la Révolution française a été de donner une Constitution à l’empire ; et qu’ainsi la Révolution doit prendre fin au moment où la Constitution est achevée et acceptée par le roi »813. Disposition surprenante qui n’est pas sans faire penser à l’arrêté des consuls qui, quelques années plus tard, déclarera la Révolution terminée et fixée à ses principes ! Dès lors apparaît tout le paradoxe d’un décret réglant d’une façon juridique une situation non juridique. La position des constituants évoluera donc au fil des années et du besoin pressant de contrer les soubresauts révolutionnaires qui émailleront les dernières années du XVIIIe siècle. Très rapidement s’impose l’idée qu’il faut prévoir la révision de la Constitution. Le débat va s’organiser dans le sens de l’idée que l’on se fait de l’exercice du pouvoir. Pour le pouvoir constituant, comme pour le pouvoir législatif, l’idée qui domine est le nécessaire recours au système représentatif comme moyen de limiter les excès de la volonté souveraine du peuple ; le débat ne peut être dépassionné qu’à ce prix. Le principe de la liberté de la nation souveraine dans sa volonté de modifier le texte de la Constitution est affirmé, dans l’article 1er du titre VII de la Constitution de 1791 par exemple ; les constituants restent attachés à l’idée de liberté de la volonté nationale qui est ainsi 809 « Tous les pouvoirs publics, sans distinction, sont une émanation de la volonté générale ; tous viennent du peuple, c’est-à-dire de la nation » in Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen, op.cit., p 601. 810 Dans son ouvrage remarquable sur Sieyès, P. Bastid exprime très clairement combien futile lui semble la question de la révision, tant il se montre confiant dans la pérennité naturelle des nouvelles institutions : « C’est que, de plus en plus, ce droit populaire prenait à ses yeux une valeur d’ordre exclusivement symbolique. De fait, les privilèges étaient détruits. Qu’avait-on besoin d’une force de bouleversement social ? Si des retouches étaient nécessaires aux textes constitutionnels, elles ne pouvaient avoir qu’un caractère fragmentaire » , in Paul BASTID, Sieyès et sa pensée, Hachette, réédition 1970, p 430 (souligné par nous). 811 BARNAVE, Discours sur les conventions nationales et le pouvoir constituant, in Les orateurs de la Révolution française, t. 1 : Les Constituants, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p 51. 812 Idem. 813 Jean-Baptiste DUVERGIER, Collection complète des lois, décrets, ordonnance, règlements et avis du Conseil d’Etat, Paris, 1825-1828, 24 volumes, t. III, p 307. 249 Clémence Zacharie irrésistible814. Mais cette volonté nationale doit être encadrée et débarrassée de sa forme spontanée et subversive. De là découle la plupart du temps des projets qui écartent l’initiative populaire et toute forme d’action populaire, et qui prennent la forme d’une délégation de la compétence constituante, par le biais de convention sur le modèle américain des conventions ad hoc ou sur celui de la mutation du Corps législatif en Assemblée Nationale, comme en France. Quoi qu’il en soit, ce qui caractérise les systèmes envisagés est la primauté de l’action du législateur dans l’exercice de la révision. L’exercice du pouvoir de révision est indissociable en France de la vision que l’on a alors de la démocratie représentative. Cela explique en partie la dimension hégémonique du rôle du Parlement dans la procédure de révision. L’ultime conséquence en sera la confusion déjà évoquée entre le souverain réel et ses représentants, au point de conduire à la souveraineté des représentants. À ce rôle considérable du législateur est associée l’idée que la révision ne peut que concerner une partie de la Constitution ; sans qu’il soit réellement question d’une limitation matérielle du pouvoir de révision, il apparaît clairement que le constituant ne perçoit celui-ci que comme un aménagement des imperfections découlant du fonctionnement même des institutions. Le titre VII de la Constitution de 1791 est intégralement consacré à la révision. En dépit de l’affirmation du droit imprescriptible de la nation « de changer sa Constitution » (article 1er), les constituants organisent un système limitant considérablement les effets de la révision. La demande doit en être faite pas trois législatures successives (article 2) ; à cette seule condition, la quatrième législature est transformée en assemblée de révision par l’ajout de représentant (article 5). Il ne s’agit donc pas d’une convention à proprement parlé mais d’une législature augmentée qui est chargée de réviser la Constitution, sans que le peuple ne ratifie les nouveaux décrets constitutionnels. Cela n’est pas la position adoptée par les rédacteurs de la Constitution de 1793 qui repose sur le principe d’une initiative populaire ; l’article 115 de l’Acte constitutionnel du 24 juin 1793 prévoit en effet l’initiative populaire sous la forme d’une demande de révision émanant de la moitié des départements plus un par un dixième des assemblées primaires. Une convention est alors réunie à cet effet. Enfin, en l’an III, la révision revient à l’initiative des anciens (article 336) qui est ratifiée, à trois reprises par le corps de Cinq-Cent (articles 337 et 338). Une assemblée de révision est alors désignée. Dans ces trois cas, la révision, en dépit de modalités différentes, est envisagée comme devant être relative. La Constitution de 1791 précise dans son article 2 que « lorsque les trois législatures consécutives auront émis le vœu uniforme pour le changement de quelques articles constitutionnels, il y aura lieu à la révision demandée ». L’assemblée de révision doit de plus « se borner à statuer sur les objets qui leur auront été soumis par le vœu uniforme des trois législatures précédentes » (article 7). De façon plus généreuse, l’acte de 1793 prévoit « la révision de l’acte constitutionnel, ou le changement de quelques-uns de ses articles » (article 115). La Constitution de l’an III fait état des « inconvénients de quelques articles de la Constitution » (article 336). À l’exception de l’acte de 1793, les Constitutions de la période révolutionnaire sont marquées par une certaine défiance à l’encontre de la procédure de révision qu’elles veillent à ralentir et à contenir. Cet aspect des choses est particulièrement important dans l’influence qu’il a eu sur les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII. b) Etat de la question en l’an VIII. 814 V.supra les développements sur le pouvoir constituant originaire et la position de Sieyès. 250 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Alors que, dès 1791, le constituant affirme que « la nation a le droit imprescriptible de changer sa Constitution »815, la Constitution de l’an VIII s’émancipe de cette idée qui avait animé les débats depuis 1789 pour écarter toute procédure de révision de la Constitution dans le texte du 22 frimaire. Ce faisant, elle se démarque très nettement de Sieyès, pourtant dépeint comme son principal inspirateur, qui avait depuis les débuts de la Révolution travaillé à la question de la révision et qui, en l’an VIII en est le principal théoricien. Les débats qui précèdent l’acte constituant n’abordent eux-mêmes que très rarement la question. Dans la Théorie constitutionnelle, Boulay de la Meurthe fait part du désir de Sieyès de confier au Collège des conservateurs la mission de veiller au respect de la Constitution mais aussi de permettre la nécessaire évolution de la norme constitutionnelle. Il est ainsi instauré « non seulement pour le maintien de la Constitution mais aussi pour les améliorations successives que le progrès des lumières et les besoins de l’Etat pourraient solliciter »816. Sieyès fait reposer cette compétence sur l’idée que le Collège des conservateurs est « le corps véritablement représentatif de toute la France, et le plus capable d’en maintenir l’unité et d’en exprimer les vœux qui ne peuvent jamais être que conformes à l’intérêt général »817. Sieyès inscrit la possibilité de réviser la Constitution dans la capacité du peuple en tant que souverain à revoir les conditions d’organisation de l’établissement public. Si dans Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? il estime dès 1788 que « de quelque manière d’une nation veuille, il suffit qu’elle veuille »818, il en déduit l’impossibilité qu’a la nation d’être définitivement liée par la Constitution819 et le droit imprescriptible dont elle dispose de pouvoir modifier la forme d’établissement public que constitue la Constitution. Ce principe est si important aux yeux du constitutionnaliste qu’il l’inscrit dans la Déclaration des droits qu’il propose les 20 et 21 juillet 1789. Dans l’article 32 de cette déclaration, Sieyès affirme que « un peuple a toujours le droit de revoir et réformer sa Constitution » (à cette époque, Sieyès est cependant partisan des conventions périodiques). Le principe d’instauration d’un organe de révision n’est pas en lui-même nouveau chez Sieyès, dès lors qu’il correspond à la discipline qui est opérée de la volonté spontanée de la nation souveraine. Cette idée est dans la lignée de celle qui fut envisagée dès 1789 d’instaurer un organe spécifique à la question constituante. L’idée d’une représentation spéciale, qu’il souhaite, à l’époque, périodique, est née dès 1788820. Elle est néanmoins mûrie, réfléchie en 1795 par rapport au projet du début de la Révolution ; le discours du 18 thermidor propose en effet que le jury constitutionnaire « s’occupe, à l’abri des passions funestes, de toutes le vues qui peuvent servir à perfectionner la Constitution »821. La procédure de révision est donc progressive, et quasi infinie dans la mesure où elle n’est pas soumise à une fragmentation temporelle, ce que 815 Article 1er, titre VII de la Constitution de 1791. Théorie constitutionnelle de Sieyès par Boulay de la Meurthe, Paris, 1836, p 34 817 idem, p 36. 818 Qu’est-ce que le Tiers-Etat ?, réédition PUF, Quadrige, 1989, p 69. 819 Dans Qu’est-ce que le Tiers-Etat ?, Sieyès précise d’ailleurs que « il serait ridicule de supposer la nation liée elle-même par les formalités ou la Constitution auxquelles elle a assujetti ses mandataires » (in QTE, op.cit., p 68). 820 « C’est en ce sens que les lois constitutionnelles sont fondamentales. Les premières, celles qui établissement la législature, sont fondées sur la volonté nationale avant toute Constitution ; elles en forment le premier degré. Les secondes doivent être établies par une volonté représentative spéciale » (QTE, op.cit., p 67-68). Et Sieyès d’ajouter : « Des représentants extraordinaires auront tel nouveau pouvoir qu’il plaira à la nation de leur donner. Puisqu’une grande nation ne peut s’assembler elle-même en réalité toutes les fois que des circonstances hors du commun pourraient l’exiger, il faut qu’elle confie à des représentants extraordinaires les pouvoirs nécessaires dans ces occasions » (idem, p 71). 821 Opinion du 18 thermidor an III sur les attributions et l’organisation du jury constitutionnaire proposé le 2 thermidor, édition présentée par Paul BASTID, Les discours de Sieyès dans les débats constitutionnels de l’an III, Paris, Hachette, 1939, p 32. 816 251 Clémence Zacharie suggéraient les conventions de révision. Elle n’est néanmoins pas permanente. Sieyès se défit de l’instauration d’un pouvoir de révision continu qui, tout comme l’idée révolutionnaire du constituant originaire, aboutirait à l’instabilité des institutions redoutées par Sieyès et ses contemporains. Très clairement, l’abbé dénonce le caractère insurrectionnel des révisions de toute époque. S’adressant à la Convention le 18 thermidor, il estime en effet que « vous seriez effrayés avec raison d’un projet qui tendrait à établir la permanence du pouvoir constituant ; autant vaudrait ne pas avoir de Constitution ; elle perdrait, avec tout principe de stabilité, ces sentiments d’amour et de vénération, qu’il appartient surtout aux peuples libres de lui consacrer (…). Il n’y a pas de loi qui ait plus besoin d’une sorte d’immutabilité qu’une Constitution »822. Cependant, il est inconcevable de ne pas envisager le moyen de la nécessaire évolution de la Constitution : « la Constitution d’un peuple serait un ouvrage imparfait, si elle ne recelait pas en ellemême, comme tout être organisé, son principe de conservation et de vie »823. Mais cette capacité d’évolution doit être « une faculté de perfectionnement indéfinie ; elle est son véritable caractère ; ce n’est point le principe d’une reproduction périodique et totale »824. Le jury constitutionnaire se contente de proposer la révision en laissant le soin de la modification aux assemblées primaires et à la Législature. Il ne s’agit donc pas d’un réel transfert du pouvoir constituant à son profit : « ce serait lui commettre le pouvoir constituant »825. Sieyès désire inscrire la Constitution dans le processus d’évolution naturelle qu’il lie à toute production sociale. Il se place résolument dans une vision progressiste de tout système institutionnel, dans la lignée par exemple du progressisme de Condorcet826 ; le principe constitutionnel repose sur l’idée d’une perfectibilité infinie, liée aux capacités mêmes du génie humain. La vision constitutionnelle de Sieyès s’inscrit donc dans l’idée qu’il a de ce qu’il désigne comme « l’art social », cette capacité à l’évolution de toute création de la société827. Dans la pensée de Sieyès, le Collège des conservateurs constitue donc un aboutissement logique liant nécessairement la révision au contrôle de constitutionnalité des lois. L’idée n’est pas absolument nouvelle ainsi que nous avons pu le constater à l’occasion de l’étude des origines du contrôle de constitutionnalité. L’argumentaire de Sieyès est néanmoins remarquable dans la façon qu’il a d’associer ces deux fonctions en raison de la capacité de représentation que toutes deux nécessitent. Le Sénat conservateur, nous l’avons vu, empruntera ce même raisonnement pour justifier son intervention dans le cadre constitutionnel, dépassant ainsi les limites de sa compétence octroyée par le texte de la Constitution de l’an VIII. Il est donc possible d’établir une réelle filiation, non pas entre les projets de Sieyès de l’an III et de l’an VIII et le texte de la Constitution du 22 frimaire an VIII qui est muet sur la question, mais bien entre ces projets et la position adoptée par le Sénat à partir du 15 nivôse an IX. 822 « Opinion du 18 thermidor (…) », op.cit., p 39. Idem, p 38. 824 Idem. 825 Idem. 826 Dans le commentaire qu’il fait des discours de Sieyès, P Bastid évoque ce parallèle et rappelle la perspective de Condorcet : « Par cette idée de perfectibilité indéfinie, qui n’est pas, tant s’en faut, sa conception ni la plus originale, ni la plus intéressante, Sieyès communie avec le plus grand nombre de ses contemporains et spécialement avec Condorcet, qui a donné au principe ses formules les plus populaires : « la nature n’a marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines : la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie, les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendants de toute puissance qui voudrait les arrêter, n’ont d’autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés. Jamais, la marche de ces progrès ne sera rétrograde … » (CONDORCET, Œuvres, édition Condorcet O’Connor, 1847-1849, t. 6, p 13). 827 Sieyès définissait l’art social comme la nécessaire capacité de l’Etat à se régénérer du fait des progrès inévitable de la société. 823 252 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. c) La question de la révision écartée du débat constitutionnel. La Constitution de l’an VIII est en effet détachée de la question de la révision dont elle ne traite absolument pas. Les seules dispositions concernant la procédure d’élaboration de la norme constitutionnelle ont trait à la Constitution de l’an VIII ellemême et à ses modalités d’adoption avec l’article 95 qui organise la ratification par consultation populaire du texte issu des journées de Brumaire828. La question ne semble pas avoir occupé outre mesure les débats. Le principe de l’instauration d’un pouvoir constituant permanent fait resurgir les vieilles craintes des débats de 1791. Si Sieyès donne au Collège des conservateurs la plénitude du pouvoir de révision, les projets issus des discussions sont beaucoup plus restreints. Le projet de Daunou, dans son article 37 du titre II consacré au Sénat conservateur, prévoit que « le Sénat ne peut décréter aucun changement, aucune modification à aucun des articles de la Constitution ; mais il a le droit de proposer des changements et des modifications de cette nature, ainsi qu’il sera expliqué su après »829. Mais aucun article ne vient compléter cette annonce. Dans le plan de Sieyès figurant à la fin de son Histoire de la Révolution française, Mignet n’évoque pas cette compétence de ce qu’il nomme encore le jury constitutionnaire, et insiste simplement sur ses attributions de juge de cassation en matière constitutionnelle830. Dans son excellent commentaire de la Constitution de l’an VIII, Bourdon évacue, lui aussi, très rapidement la question de cette compétence du Collège des conservateurs, émettant simplement une remarque tout à fait intéressante sur la rédaction de l’article 37 du projet de Daunou. L’auteur précise en effet que le Sénat ne peut faire « aucun changement, aucune modification » ; cela fait dire à juste titre à Bourdon que « cette répétition dans l’interdiction paraît annoncer une crainte très vive des initiatives sénatoriales dans ce domaine »831. Cette crainte semble avoir définitivement écarté le principe de la compétence de révision au profit du Sénat, ce qui correspond très probablement au contexte de rédaction du projet de l’an VIII. Le contexte d’élaboration de la Constitution de l’an VIII est en effet particulier. Idéologiquement, tout d’abord, la Constitution de l’an VIII est voulue comme un corpus normatif efficace, et non comme la réponse à des aspirations théoriques précises qui voudraient faire de la Constitution une réponse abstraite aux événements concrets. Méthodologiquement, ensuite, les circonstances de rédaction sont marquées par un souci de rapidité et d’efficacité. Le travail se fait au sein de structures réduites, sans l’intervention de discours interminables dans des assemblées pléthoriques. Le projet de Sieyès est de plus utilisé comme une trame sur laquelle les membres des commissions travaillent rapidement. Ontologiquement enfin, les rédacteurs sont animés du désir d’établir un texte pragmatique. La référence à un Bonaparte désireux d’une Constitution « courte et obscure » ne doit pas uniquement être perçue comme un rejet des libertés démocratiques élémentaires mais aussi comme la certitude que l’ingénierie institutionnelle ne doit pas bloquer le fonctionnement de l’établissement public. Cette affirmation de Bonaparte renvoie à la certitude que les intérêts de la nation ne sont pas nécessairement assurés par la mécanique constitutionnelle. Celle-ci n’a pas pu en effet empêcher la Terreur ou les crises du gouvernement directorial. Le pragmatisme des Brumairiens repose en effet sur un certain fatalisme que nous pourrions résumer trivialement de la sorte : « il nous faut une Constitution et l’on verra 828 Article 95 : « La présente Constitution sera offerte de suite à l’acceptation du peuple français ». Projet de Constitution de Daunou issus du travail des sections, in TAILLANDIER, Documents biographiques sur Daunou, Paris, Didot, 2ème édition, 1847, in 8°, p 178. 830 MIGNET, Histoire de la Révolution française, 1789-1814, 4ème édition, 1827, t. 2, p 356. 831 Jean BOURDON, La Constitution de l’an VIII, Carère, Rodez, 1941, p 65. 829 253 Clémence Zacharie après ». Les Brumairiens n’ont finalement pas une foi aveugle dans les institutions mais semblent, à la différence de Sieyès, tenir compte de la dimension humaine dans le jeu des institutions832. La révision n’est donc pas à l’ordre du jour. Cependant, c’est bien l’idée de révision défendue par Sieyès qui sera à l’origine de l’attribution dans les faits de la compétence constituante au Sénat. La reconnaissance de la représentativité du Sénat conservateur, que nous avons évoquée compensant le défaut de représentativité des autres institutions consulaires, est avancée par Sieyès pour justifier le pouvoir de révision attribué à son Collège des conservateurs puisqu’il est « le corps véritablement représentatif de toute la France, et le plus capable d’en maintenir l’unité et d’en exprimer les vœux qui ne peuvent jamais être que conformes à l’intérêt général »833. Cette représentativité du Sénat, à la suite de celle du Collège des conservateurs, permet de comprendre la nécessité de l’intervention des sénateurs en matière constituante. Nous avons vu que les autres institutions n’étaient pas susceptibles de remplir une quelconque fonction constituante. 2) La justification de l’octroi du pouvoir de révision par la capacité de conservation. La Théorie constitutionnelle de Boulay de la Meurthe présente la représentativité du Collège des conservateurs comme justifiant sa mission constituante. Cette haute institution est en effet « le corps véritablement représentatif de toute la France, et le plus capable d’en maintenir l’unité et d’en exprimer les vœux qui ne peuvent jamais être que conformes à l’intérêt général »834. Cela justifie donc sa mission qui le désigne « non seulement pour le maintien de la Constitution mais aussi pour les améliorations successives que le progrès des lumières et les besoins de l’Etat pourraient solliciter »835. On se souviendra alors de l’un des considérants fameux de la décision du Sénat conservateur du 15 nivôse an IX : « Dans ce silence de la Constitution et des lois, sur les moyens de mettre un terme à des dangers qui menacent chaque jour la chose publique, le désir et la volonté du peuple ne peuvent être exprimés que par l’autorité qu’il a spécialement chargée de conserver le pacte social, et de maintenir ou d’annuler les actes favorables ou contraires à la Charte Constitutionnelle ; Que d’après ce principe, le Sénat, interprète et gardien de cette Charte , est le juge naturel de la mesure proposée en cette circonstance par le Gouvernement »836. Il sera question par la suite de la portée de ce considérant fondamental pour la compréhension du régime consulaire ; il est dès lors possible de voir que le Sénat, tout comme Sieyès, lie la représentation, l’expression de la volonté du peuple, au contrôle de constitutionnalité des lois. Il est clair que le Sénat avait une certaine prédisposition à devenir le principal acteur de la révision constitutionnelle ; cet aspect des choses ne pouvait qu’être renforcé par l’incompétence structurelle des autres institutions consulaires. a) Incompétence structurelle des autres institutions consulaires. 832 A propos du projet de Sieyès, Mignet dit très justement : « Quoi qu’on pense de cette Constitution, qui paraît bien trop bien réglée pour être applicable, on ne saurait nier la prodigieuse force d’esprit et même les grandes connaissances pratiques qui l’on dictée. Sieyès y tenait trop peu compte des passions des hommes ; il en faisait des êtres trop raisonnables et des machines obéissantes. Il voulait, par des inventions habiles, éviter les abus des Constitutions humaines, et fermer toutes les portes à la mort, c’est-à-dire au despotisme, de quelque part qu’il vînt. Je crois peu à l’efficacité des Constitutions ; je ne crois, en pareil temps, qu’à la force des partis, à leur domination, et, de temps à autre, à leur accommodement. Mais je reconnais aussi que si une Constitution convenait à une époque, c’était celle de Sieyès à la France de l’an VIII », (MIGNET, Histoire de la Révolution française, 1789-1814, op.cit., p 280-281). 833 Théorie constitutionnelle d’Emmanuel Sieyès présentée par Boulay de la Meurthe, op.cit., p 36. 834 Théorie constitutionnelle de Sieyès par Boulay de la Meurthe, Paris, 1836, p 36. 835 Idem, p 34. 836 Sénatus-consulte du 15 nivôse an IX (5 janvier 1802), Bulletin des lois, 3ème série, n°440. 254 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Face au silence de la Constitution de l’an VIII sur les moyens de permettre l’évolution de la Constitution se posait la question de savoir quelle institution était susceptible d’intervenir dans le domaine constituant afin de parachever l’œuvre entreprise en 1799. La Constitution de l’an VIII est totalement silencieuse sur la question constituante qui n’est pas invoquée par le texte lui-même. Comment interpréter donc l’intervention du Sénat conservateur en matière constituante ? Il est selon nous important de distinguer les différentes interventions du Sénat. Le contexte de la rédaction du premier sénatus-consulte a déjà fait l’objet d’une étude837 dont les conclusions ont montré que le recours au Sénat résultait d’une conjonction à la fois politique et juridique. Si Talleyrand avait orienté le Premier consul vers la voie de l’intervention sénatoriale, voie délibérément suivie par Bonaparte, c’est l’association de celui-ci avec Cambacérès qui donna naissance au sénatus-consulte. Le choix du recours au Sénat ne fut cependant pas arbitraire mais bien envisagé comme découlant de l’architecture constitutionnelle : « le Gouvernement, obligé de veiller à la sûreté de l’Etat, doit, lorsqu’elle est menacée, faire tout ce qu’il juge convenable afin d’arrêter les progrès du mal. S’il abuse de sa puissance, s’il se livre aux secousses irrégulières du pouvoir arbitraire, ceux qui ont à s’en plaindre, et particulièrement le Tribunat, peuvent recourir au Sénat. Pourquoi le Gouvernement ne prendrait-il pas l’initiative, en soumettant son propre ouvrage à l’examen de cette autorité tutélaire ? Les actes du Gouvernement seront approuvés ou improuvés. Au premier cas, les dispositions arrêtées seront hors de toutes atteintes. Dans la seconde hypothèse, elles demeureront sans exécution. Mais le Sénat répondra à la Nation de tous les désordres que le Gouvernement avait voulu prévenir ou réprimer »838. L’intervention du Sénat est donc due à la Constitution de l’an VIII elle-même puisque les fonctions originelles de la Haute Assemblée la disposent à l’examen préalable de l’acte de déportation. Si Bonaparte a recours à l’intervention du Sénat pour servir ses intérêts, il ne le fait que contraint par des impératifs institutionnels : la compétence sénatoriale est nécessairement déduite de l’article 21 de la Constitution de frimaire an VIII. Les circonstances sont bien différentes pour les sénatus-consultes qui suivirent, car Bonaparte déduira de la première intervention du Sénat la capacité de celui-ci à contribuer à la légitimation de la politique sénatoriale dans toutes les circonstances. Le Bonaparte des débuts de l’an IX n’est pas celui de la fin de l’an X. Au moment de l’attentat de la rue Saint Nicaise, la victoire de Marengo est toute proche, asseyant timidement la légitimité personnelle du jeune général ; à la fin de l’an X, il a à son actif le traité de Lunéville, le Concordat et la paix d’Amiens. À la veille du deuxième sénatusconsulte, le Premier consul est donc assuré d’une crédibilité politique d’une part, et d’une liberté d’action, d’autre part. La déportation des jacobins et le recours à l’intervention du Sénat se sont en effet déroulées sans contestation, si ce n’est ponctuellement au Conseil d’Etat. De ces quelques mois à cheval sur 1801 et 1802, Bonaparte tire le confort d’une assise politique dont il compte tirer parti, mais dont il déduit surtout une certitude déterminante : si le Sénat doit être considéré comme le constituant nécessaire du système consulaire, il est surtout l’auxiliaire de la volonté consulaire dont il assure le prolongement institutionnel. Les succès du début du Consulat confirme aux yeux de Bonaparte l’idée que le Sénat puisse et doive être instrumentalisé pour servir son propre intérêt politique. 837 838 V. p 310 et s. Jean-Jacques Régis de CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, op.cit., t. 1, p 543. 255 Clémence Zacharie La nécessité du temps, mais surtout la volonté de Bonaparte, ont fait du Sénat l’outil de la politique consulaire. L’évolution de la position du Sénat et la modification progressive de ses compétences sont donc la traduction de plusieurs phénomènes. Le Sénat conservateur est, tout comme le Conseil constitutionnel, constituant secondaire au sens où Thierry S. Renoux l’a envisagé. Il est l’interprète nécessaire du texte, dont il assure la conservation et détermine la signification essentielle, en tant qu’interprète authentique de la norme constitutionnelle. Il est le gardien privilégié de l’ordre constitutionnel dont il a mission de préserver l’intégrité. Mais le Sénat conservateur est surtout l’auxiliaire politique du pouvoir dont il légitime l’action. Là se trouve la différence essentielle avec le Conseil constitutionnel, référence pour une étude sur la notion de constituant secondaire. L’interrogation quant à l’existence d’un éventuel organe de révision au sein de la Constitution concernait essentiellement le Corps législatif et le Tribunat, seuls corps constitués adaptés à l’idée que la tradition révolutionnaire avait admise de la révision constitutionnelle qui, nous l’avons dit, ne pouvait procéder que d’un organe délibérant, sous des formes les plus variées, et écartait la prise de décision ultime par le pouvoir exécutif ; les consuls ne pouvaient eux-mêmes être concernés. Le Corps législatif et le Tribunat, en tant qu’assemblées délibérantes, soulevèrent la question de leur participation à la révision constitutionnelle. Cependant, cette hypothèse s’est trouvée écartée, face à trois impossibilités de caractères différents. La première impossibilité est d’ordre historique ; elle consiste en le refus de voir instaurer un gouvernement d’assemblée sur le mode de la Convention dont les errements ont conduit aux désastres que l’on sait. Il paraissait peu probable que l’on donne aux assemblées législatives un pouvoir que l’on avait justement veillé à leur ôter. A ces considérations d’ordre historique s’ajoute une impossibilité juridique. L’idée qui s’est développée depuis 1789 du pouvoir de révision de la Constitution repose sur le principe d’une délégation de la compétence constituante, plus ou moins largement, à l’occasion de la révision. C’est ce type de principe qui a conduit Sieyès à admettre, dès les débuts de la Constituante et durant l’élaboration de la Constitution de l’an III, que la révision de la Constitution soit organisée sur le mode de la représentation. L’organe de révision reçoit alors un mandat du souverain avec lequel il entretient d’ailleurs des liens particuliers. Ce principe global d’organisation se traduit par l’existence de mandats caractéristiques, que l’on retrouve par exemple dans le cas des conventions ad hoc, mais aussi par l’existence d’une initiative spécifique des assemblées délibérantes, sanctionnées par la suite par le référendum ou une autre forme d’acceptation populaire (ce qui fut le cas avec les articles 115 et 116 de l’ Acte constitutionnel de 1793 ou avec le système proposé le 18 thermidor an III par Sieyès). Quoiqu’il en soit, l’idée d’une légitimité de l’autorité chargée de cette compétence est associée à l’organisation de la révision constitutionnelle ; cela justifie notamment la spécificité de la représentativité de cette autorité839. Or, il faut bien constater l’absence de tout aspect représentatif, même « ordinaire » du Corps législatif et du Tribunat, alors même que le Tribunat est censé représenter les intérêts de la nation par la contestation qu’il incarne. Il aurait en effet pu paraître logique, au regard de sa compétence de discussion de la loi et de la capacité qu’il a de dénoncer les actes inconstitutionnels, que le Tribunat soit consulté pour solliciter des modifications du texte constitutionnel. Son défaut de représentativité est tel au regard des ses contemporains qu’il leur parut néanmoins inconcevable de lui voir confié ne serait-ce qu’une parcelle de la compétence constituante ; il n’était pas représentatif d’un point de 839 Cela explique notamment que la Constitution de 1791 prévoit une représentation renforcée pour la composition de l’assemblée de révision. 256 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. vue ordinaire, et n’était détenteur d’aucun mandat à caractère spécifique, en dépit d’un activisme politique que nous avons déjà évoqué. L’ultime obstacle à l’attribution d’une compétence constituante aux assemblées du Consulat et de l’Empire est justement d’ordre politique. Le climat de forte contestation qui règne au sein du Tribunat atteint son sommet en l’an X 840; il causera indubitablement sa perte, jusqu’à voir l’assemblée sacrifiée aux intérêts de l’Empereur en 1807. De tous les corps consulaires, seul le Sénat conservateur pouvait intervenir directement sur la norme constitutionnelle et devenir ainsi l’auxiliaire principal de son évolution. b) Le Sénat conservateur, auxiliaire incontournable de l’évolution constitutionnelle. Plusieurs raisons font du Sénat l’organe nécessaire à la conservation progressiste de la Constitution. Des raisons politiques, tout d’abord. Elles sont le plus souvent avancées comme illustrant la soumission des sénateurs à la personne du Premier consul. Elles doivent néanmoins être relativisées. Nous avons déjà évoqué les remarques de Cambacérès sur les tractations qui précédèrent les négociations aboutissant au premier sénatus-consulte841 et certains sénateurs, tel Cornet842, évoquent une contestation naturelle que le Mémorial de Sainte Hélène confirmera, nous l’avons dit. Il est néanmoins juste de remarquer que le Sénat est le corps le plus inféodé socialement et économiquement à Bonaparte, du fait même qu’il est un corps politique composé de politiques ou d’autorités destinées à le devenir, et ne pouvant compter sur une carrière publique qu’à travers la faveur du Général, du fait même de l’absence de vie politique sous le Consulat et l’Empire. De plus, de façon plus générale, les sénateurs sont animés d’un intérêt sociologique à la conservation du régime, issus qu’ils sont en grande partie de la classe bourgeoise des révolutionnaires nantis843. À ces raisons d’ordre politique et sociologique s’ajoutent des raisons plus juridique liées à l’imaginaire révolutionnaire qui, nous venons de l’évoquer, lie la révision de la Constitution à la représentation. Or, le système consulaire connaît une représentation carencée, nous l’avons dit, qui conduit le Sénat à devenir un acteur privilégié de la vie publique dans la mesure où il est un « utilisateur » particulier de la Constitution, expression la plus palpable de la volonté générale dans un régime marqué par un déficit législatif fort. Cette idée est renforcée par un autre aspect directement lié à la fonction première du Sénat. En tant qu’il contrôle la constitutionnalité des lois, le Sénat est le seul interprète authentique de la Constitution ; il est donc le seul à pouvoir donner une signification définitive à celle-ci. Toutes les décisions des autres corps de l’Etat sont en effet soumises au principe de son contrôle844. Le Sénat est le seul organe susceptible de donner une interprétation souveraine de la Constitution qui s’imposera comme incluse dans l’ordre juridique. Deux remarques doivent alors être faites. 840 Jean de VILLEFOSSE ET Maryvonne BOUISSOUNOUSSE, L’opposition à Napoléon, Flammarion, 1969, p 172 et s. 841 voir CAMBACÉRÈS, Mémoires inédits, op.cit., p 543 et s. CORNET, Souvenirs sénatoriaux, Paris, Beaudouin, 1824, p 29 et 60. 843 Voir la liste des sénateurs dans l’article « Sénat » de JL Halperin du Dictionnaire Napoléon, Fayard, 2ème édition, 2002, t. 2, p 760 et s et la thèse précitée de Vida AZIMI, Les sénateurs du consulat et de l’Empire. 844 Exception faite bien évidemment du Tribunal de Cassation, interprète authentique parce que juridiction suprême. Se pose néanmoins la question de savoir si les décisions du Tribunal de Cassation ne sont pas constitutionnellement susceptibles d’être soumises au contrôle du Sénat auquel l’article 21 de la Constitution de l’an VIII, faut-il le rappeler, attribue une compétence très large en matière de contrôle. Cette hypothèse reste néanmoins, il faut le remarquer, un pur cas d’école. 842 257 Clémence Zacharie La capacité du Sénat, tout d’abord, est présentée comme une faculté d’interprétation et de représentation. C’est en tant qu’interprète de la Constitution que le Sénat est susceptible de se prononcer sur la conformité de la décision de bannir les jacobins de France en l’an IX. Sa démarche se veut comme purement cognitive, le Sénat ne faisant qu’énoncer la volonté d’un souverain qu’il représente, conformément à ce qu’il définira par la suite comme « l’esprit de la Constitution »845. Même si le Sénat est un interprète authentique, au sens kelsénien du terme, en ce que sa décision s’impose à l’ensemble des acteurs constitutionnels, il adopte théoriquement l’idéal d’une démarche scientifique reposant sur la connaissance de la volonté du constituant. Son action ne peut dès lors être considérée comme un acte de révision, mais bien comme la définition de la signification de la norme ; elle prend ainsi part à la normation globale. Cette idée est retenue par une partie de la doctrine846. L’action du Sénat dépasse clairement le cadre de l’interprétation pour être une réelle modification de la Constitution. Preuve en est la justification de la compétence du Sénat et la teneur des textes des sénatus-consultes. La capacité du Sénat conservateur à produire une interprétation authentique de la Constitution justifie aux yeux des sénateurs sa compétence pour modifier les textes. En tant qu’interprète, il est l’interlocuteur principal de la volonté nationale ; seule autorité à pouvoir déterminer celle-ci, il est donc seul à pouvoir faire évoluer la Constitution dans un sens qui ne pourra, dès lors, être en désaccord avec cette volonté générale. La qualité d’interprète authentique légitime cette compétence créatrice qui demeure une compétence autonome. Les sénatus-consultes sont dus à une interprétation de la compétence sénatoriale en matière d’interprétation, mais ne sauraient néanmoins être considérés euxmêmes comme des actes interprétatifs. Ainsi le sénatus-consulte du 15 nivôse an IX aboutit bel est bien à la création d’une norme constitutionnelle ; il constitue un exercice du pouvoir constituant ; le Sénat conservateur reconnaît d’ailleurs que le silence du texte constitutionnel nécessite son action847, qui ne peut être considérée comme une interprétation du silence ! Le sénatus-consulte du 6 floréal an X constitue, quant à lui, une prise de position contra legem du Sénat, puisque les dispositions du texte du sénatusconsulte se heurtent littéralement à l’article 93 de la Constitution de l’an VIII. Si en l’an VIII les constituants ont déclaré ne pas souffrir « le retour des Français ayant abandonné leur patrie depuis le 14 juillet 1789 », le texte de floréal en X se montre bien plus clément, puisqu’il admet que « amnistie est accordée pour fait d’émigration à toute personne qui en est prévenue et qui n’est pas rayé définitivement »848. Ces deux exemples montrent que l’action du Sénat dépasse très largement l’idée du constituant secondaire telle qu’elle ressortait par exemple de la position défendue par Claudia Nikken. L’action du Sénat fait plus que constituer l’entrée de la norme dans l’ordre juridique, par l’acte d’interprétation ; elle est un acte de création qui, cependant, découle de l’interprétation que le Sénat fait de sa propre compétence. Et c’est aussi dans cette maîtrise de sa propre compétence que le Sénat fait œuvre constituante. La problématique de la compétence de la compétence trouve ici un terrain d’étude intéressant que la notion de constituant auxiliaire permet de clarifier. La compétence de la compétence renvoie à la capacité illimitée de prendre des actes de souveraineté849. Carl Schmitt relève à juste titre la contradiction existant entre cette idée de 845 Or cette terminologie est, par définition, une terminologie éminemment politique, nous le verrons. V.supra. 847 « Considérant que la Constitution n’a point déterminé les mesures de sûreté nécessaires à prendre en un cas de cette nature ; que dans ce silence de la Constitution et des lois, sur les moyens de mettre un terme à des dangers qui menacent chaque jour la chose publique, le désir et la volonté du peuple ne peuvent être exprimés que par l’autorité qu’il a spécialement chargé de conserver le pacte social », sc du 15 nivôse an IX (5 janvier 1801), (cité en annexe, document 4 b). 848 article 1 du titre 1 du sc du 6 floréal an X,(cité en annexe, document 4 d). 849 Cette théorie est notamment défendue par la doctrine allemande du droit public durant l’Empire et est 846 258 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. compétence de la compétence et celle de souveraineté dont la caractéristique majeure est justement le défaut de conditionnement. La compétence, même dans sa version ultime, renvoie à une dépendance normative qui ne correspond pas à la souveraineté. Compétence de la compétence et souveraineté sont donc deux notions antinomiques, C. Schmitt a de ce point de vue raison850. Cette opposition fournit un outil intéressant pour comprendre et définir l’action du Sénat. La réalité des choix opérés par le Sénat nous semble en effet dépasser le cadre limité de la notion de constituant secondaire, tel qu’appréhendé auparavant. L’interprétation authentique est un acte de volonté aux dimensions politiques dans la mesure où il repose sur le principe d’un choix. Selon Kelsen, « il n’existe aucun critérium sur la base duquel l’une des possibilités données dans le cadre du droit à appliquer pourrait être préférée aux autres. Il n’y a purement et simplement aucune méthode que l’on puisse dire de droit positif qui permettrait de distinguer entre plusieurs significations linguistiques d’une norme, une seule qui serait la vraie signification »851. Il est donc nécessaire, face à l’impossibilité méthodologique d’établir des certitudes quant à la signification d’un texte, de passer d’une démarche cognitive à une démarche volitive. Mais cette dernière est en elle-même limitée. Le constituant secondaire travail nécessairement à partir d’un texte qui, d’une part, définit sa capacité à interpréter et, d’autre part, est le point de départ de sa démarche co-constituante. A titre d’exemple, la question soulevée en 1985 de savoir quelle interprétation devait être donnée de l’article 10 alinéa 2 de la Constitution de 1958, repose avant tout sur l’article 10 alinéa 2 de la Constitution de 1958 qui est l’enjeu du débat interprétatif engagé. Le pouvoir de l’interprète sur sa propre compétence et sur la compétence des autorités dépendant de son interprétation est donc en lui-même limité et conditionné. Il arrivera au Sénat, tout comme au Conseil constitutionnel, de dépasser le cadre de l’interprétation textuelle pour se situer dans le contexte beaucoup plus large de la Constitution appréciée de façon globale. Ce qui compte à leurs yeux n’est alors pas l’interprétation de la norme, mais la signification générale donnée par le souverain à l’acte constituant qui est l’expression de la volonté générale. Le Sénat conservateur et le Conseil constitutionnel sont des interprètes authentiques dans la mesure où leur interprétation s’impose à l’ensemble des pouvoirs publics, mais ils s’émancipent de la détermination précise du sens du texte constitutionnel, délibérément afin de s’inscrire dans une dimension politique qui veille à préserver non plus le texte constitutionnel, mais l’ordre constitutionnel en découlant. Les exemples de ce lent glissement sont nombreux, tant pour le Sénat que pour le Conseil constitutionnel. Ils concernent aussi bien des interprétations praeter legem ou extrêmement large de la lettre de la norme fondamentale que des interprétations contra legem. Comme interprétations praeter legem, on peut citer pour le Sénat le cas du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX et pour le Conseil constitutionnel, la création du bloc de constitutionnalité dont l’émergence dépasse le cadre de la simple interprétation des premiers articles de la Constitution de 1958. Comme interprétation contra legem, le cas du sénatus-consulte du 6 floréal an X a déjà été mentionné ; la décision n° 98-408 DC du 22 janvier 1999 relative au statut de la cour pénale internationale est un exemple de prise de position du Conseil constitutionnel qui irait à l’encontre de la lettre de la Constitution puisque la haute juridiction écarte le principe de réciprocité posé par l’article 55 de la Constitution de 1958. Ces quelques exemples font de l’action du Sénat conservateur et du exposée par C Schmitt dans la Théorie de la Constitution (op.cit., p 535 et s).Il en expose les différentes significations qui sont notamment de confondre compétence de la compétence et acte de révision, acte qui est par définition limité. 850 Théorie générale de l’Etat, op.cit., p 536. 851 Hand KELSEN, Théorie pure du droit, op.cit., p 338. 259 Clémence Zacharie Conseil constitutionnel des actes dont l’impact constituant est plus que celui d’un constituant secondaire pour faire d’eux des auxiliaires nécessaires à la survie du régime. Les objectifs poursuivis par ces deux institutions dépassent alors très largement ceux traditionnellement confiés au contrôle de constitutionnalité. 2§ Le rôle assigné au Sénat dans le système consulaire : la stabilité institutionnelle. Le Sénat conservateur tel qu’il est créé en l’an VIII est la résultante de toutes les prospections s’étant succédées sur le sujet depuis la veille de la Révolution française. Il n’est pas uniquement le fruit d’un compromis politique qui aurait fait suite aux événements de Brumaire et aux luttes de pouvoir qui se sont alors produites. Il faut rejeter l’idée qui voudrait que la Constitution de l’an VIII soit une réponse aux circonstances, faite sur mesure pour satisfaire les désirs de Bonaparte tout en tentant de la contrer et de parer aux risques de dérives autoritaires ; le Sénat serait alors un instrument de tempérance des élans du Consul provisoire. Les circonstances d’élaboration du texte de frimaire ont mis en évidence les limites de ce raisonnement dues au faible champ d’action de Bonaparte lui-même qui n’est pas encore le vainqueur de Marengo, est-il nécessaire de rappeler. Le Sénat conservateur est bien un contre-pouvoir, mais pas uniquement destiné à juguler l’impétuosité d’un militaire ; il est un organe d’équilibre, destiné à calmer le jeu démocratique, avant d’être un organe d’opposition. C’est du moins la volonté des constituants qui ne se retrouvera que très partiellement dans la lettre de la Constitution du 22 frimaire an VIII. L’idée que les constituants se font de l’organe de conservation qu’est le Sénat est bien loin de l’approche belliqueuse que l’on voudrait bien avoir aujourd’hui. Le principe de l’installation d’un contre-pouvoir n’est en effet pas voulu comme occasionnant un risque de rupture au sein des institutions, mais au contraire comme permettant l’établissement d’une garantie d’harmonie juridique par la confortation du pouvoir en place. A.- La confortation du pouvoir politique. La création du Sénat conservateur se veut tout d’abord comme le renforcement de la légitimation juridique du régime politique établi alors même que le constituant ne privilégia aucun type de légitimité plutôt qu’une autre. 1) L’action du Sénat comme justification du pouvoir politique. Deux types de légitimation de l’action politique vont rapidement se juxtaposer sous le Consulat. La plus remarquable est celle de Bonaparte, à caractère monarchique, qui s’appuiera notamment sur les plébiscites et que l’on peut identifier dès l’adoption de la Constitution de l’an VIII par une votation populaire, selon la forme du référendum plébiscite, organisé par la loi du 23 frimaire an VIII (14 décembre 1799). Bien connue des juristes, cette légitimation sera étudiée par la suite. La légitimation à caractère représentatif du Sénat est quant à elle méconnue. Le Sénat, dans la Constitution de l’an VIII, n’est pas uniquement le gardien de la loi constitutionnelle ; la fonction de contrôle de constitutionnalité des lois permet aussi d’authentifier tout acte comme étant une juste application de celle-ci ; il est un contre-pouvoir orienté contre un pouvoir politique qui pourrait pervertir le sens de la norme constitutionnelle. Il est le gardien de la cohésion de la norme constitutionnelle, et d’une certaine stabilité de l’ordre constitutionnel. C’est en cela que la naissance du Sénat conservateur est annonciatrice de celle d’une vision 260 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. moderne du contrôle de constitutionnalité des lois ; il en sera question longuement par la suite. Il est cependant remarquable de noter dès maintenant que cette volonté anime les rédacteurs de la Constitution de l’an VIII dès le début. On mentionnera le célèbre article de la Décade philosophique (10 brumaire, p 249) : « tout ce qu’il y a de bons esprits en France ont reconnu la nécessité d’un pouvoir conservateur qui, semblable à la clé d’une voûte retiendrait dans sa place chaque partie de l’acte constitutionnel ». Il faut voir dans cette idée plus que la simple défense d’une répartition des compétences, même si cet aspect du contrôle est déterminant car elle met cette question de la compétence au cœur même de la Constitution de l’an VIII. Le rôle du Sénat est aussi voulu comme destiné à préserver un équilibre des pouvoirs et des fonctions, seule garantie d’un ordre constitutionnel. Cet aspect des choses découle directement du projet de Sieyès, précédemment évoqué, même s’il ne reste guère d’autres traces de celui-ci dans le texte définitif de la Constitution de l’an VIII (voir infra). La position de Bonaparte au moment de la rédaction de la Constitution n’est pas si assurée qu’elle fasse craindre pour l’intégrité des institutions ; et l’élévation spectaculaire du général n’est alors pas évidente, du moins dans les proportions qu’elle a connues. N’est donc pas justifiée l’installation de mesures destinées à prévenir les débordements du Premier consul. Si Victor Hugo a pu dire que : « Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte, Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, Et du Premier consul, déjà, par maints endroits, Le front de l’Empereur brisait le masque étroit »,852 cela ne fut qu’en 1802 ; en 1799, Bonaparte ne s’est pas encore découvert. Les craintes des constituants sont en effet ailleurs. 2) La défiance des constituants envers le corps social. Plus que le pouvoir d’un homme, c’est le pouvoir des hommes réunis en société qui fait peur aux constituants ; plutôt ordre et autorité que désordre et représentation. La représentation fait peur, ce qui a fait dire à certains que la Constitution de l’an VIII incarnait la crainte des brumairiens du système parlementaire et de l’obligation représentative en découlant : « le contrôle instauré, bien qu’inspiré par Sieyès, répondait moins à la préoccupation d’assurer le respect de la Constitution qu’à la tendance antiparlementaire des régimes napoléoniens »853. La fonction la plus frappante du Sénat conservateur résiderait plus dans sa fonction élective que dans celle de contrôleur de constitutionnalité des lois. Elle serait le moyen de préserver la cohésion du système juridique en s’émancipant des soubresauts de la représentation. Le contrôle de constitutionnalité des lois installé n’est alors qu’un accessoire de la préservation de l’ordre juridique dont la stabilité se retrouve notamment dans celle de l’organe destiné à l’assurer. Cette même stabilité fait du Sénat un organe qui pourrait s’avérer redoutablement dangereux. Les rédacteurs de la Constitution restent clairvoyants. On citera à titre d’exemple le célèbre rapport de Cabanis, membre de la commission des Cinq Cents qui fait une étude de la Constitution de frimaire en en relevant les aspects les plus menaçants854. Ce discours sera longuement étudié par la suite, 852 Les feuilles d’automne, 1831. CARRÉ DE MALBERG, « La constitutionnalité des lois et la Constitution de 1875 », Revue politique et parlementaire, 1927. 854 Pierre-André CABANIS, Quelques considérations sur la nouvelle Constitution, rapport à la Commission du 853 261 Clémence Zacharie à l’occasion de l’étude de la question de la prévisibilité des sénatus-consultes, et notamment du sénatus-consulte du 15 nivôse an IX. Il est possible d’évoquer très rapidement la lucidité de ce membre de la Société d’Auteuil qui voit dans l’établissement du Sénat l’instauration d’un risque de main mise par celui-ci sur les destinées du pouvoir, dès lors qu’il établirait à son profit une collusion, avec les consuls notamment. Les constituants refusent cependant de voir dans le Sénat une menace en soi, ce qui explique le rejet de la proposition de Daunou d’organiser le « contrôle du contrôleur », évoqué précédemment ; la peur du suffrage est désormais plus d’actualité que la peur de l’atteinte aux libertés constitutionnelles. Le projet de Daunou est une survivance de cette philosophie de la garantie des droits qu’un Brumaire rationnel et pragmatique a remplacé par celle de la garantie de l’ordre. Il s’en suit une vision épurée du contrôle mis en place par le Sénat qui constitue lui-même la première des garanties voulues par les constituants. Il incarne en effet la prévention de ceux-ci à l’égard du jeu du parlementarisme en instaurant un système représentatif substituant complètement le représentant au représenté en annihilant l’expression de celui-ci855. Le corps politique n’exista alors plus qu’à travers son image constitutionnelle qu’est le Sénat. Ce montage sera d’ailleurs l’une des sources principales des déséquilibres institutionnels du régime consulaire puisqu’en découlera un conflit, fatal à celui-ci, entre cette représentation et la représentation à caractère monarchique instaurée progressivement par Bonaparte selon le jeu des plébiscites. La limitation de l’action du corps politique se retrouve dans la limitation même de celle du Sénat. C’est en effet un contrôle d’envergure restreinte qui est mis en place par la Constitution de l’an VIII. Le texte de la Constitution de l’an VIII attribue une réelle importance au Sénat conservateur ; la place du titre qui lui est réservé est révélatrice de cet aspect des choses. B.- Le cadre constitutionnel limité du contrôle de constitutionnalité opéré par le Sénat. L’essentiel de l’action du Sénat devait donc résider dans sa capacité à limiter l’intervention du suffrage. Il s’en suit une minoration de l’importance de la mise en place du contrôle de constitutionnalité des lois. 1) Le contrôle de constitutionnalité des lois, mission secondaire du Sénat pour les constituants. Le titre consacré au Sénat ne contient que peu de règles sur la réalité du contrôle de constitutionnalité alors organisé. Cette absence peut être interprétée de différentes façons. Elle correspond tout d’abord à la logique de Bonaparte d’adopter un texte court, susceptible d’adaptation, de manipulation par le pouvoir réglementaire par la suite ; cela ne fait aucun doute. Elle ne peut cependant pas être perçue comme un vide constitutionnel dû aux carences des constituants sur la notion de contrôle de constitutionnalité et à leur refus de choisir un modèle précis. La teneur des débats sur la question au moment de la rédaction a pu être appréciée. Il est en revanche à peu près certain, au regard de ces mêmes débats préparatoires de la Constitution de l’an VIII, que le désir des rédacteurs fut de mettre en place un contrôle de constitutionnalité limité, bien que celui-ci s’applique à tous les textes adoptés par le Législateur et le Gouvernement. Les procès verbaux du Sénat conservateur ont conservé un rapport de Tronchet rédigé pour Conseil des Cinq-Cents, séance du 25 frimaire an VIII, Archives Nationales, AD XVIII, A 13. 855 V. supra. 262 Le Sénat du Consulat et de l’Empire, contribution à l’étude du contrôle de constitutionnalité des lois en France. une commission désignée pour se prononcer sur les pétitions individuelles856. Ce rapport, dont il est question par la suite, est intéressant à de très nombreux titres, notamment parce qu’il illustre l’idée que