L`artiste entrepreneur est-il aussi un entrepreneur social ? Cet article

Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 19/04/2017
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L'artiste entrepreneur est-il aussi un entrepreneur social ?
Cet article apporte le regard de deux économistes sur l'activité des artistes. En réexpliquant certaines
notions centrales du vocabulaire économique, ils posent explicitement trois questions : l'activité artistique
est-elle une activité économique ? L'artiste est-il un entrepreneur ? et, dans ce cas, peut-on considérer
qu'il est un entrepreneur social ? Si les auteurs reconnaissent que, à l'instar des entreprises sociales, de
nombreux artistes ne poursuivent pas une finalité lucrative, ils recommandent toutefois de ne les considérer
comme des entrepreneurs sociaux que si leurs pratiques révèlent leur souhait d'entreprendre une activité
créatrice en adoptant des pratiques d'économie sociale : qualité des rapports aux publics, participation des
travailleurs, choix éthique des fournisseurs, respect de l'environnement, etc.
Photo © Mikovasa-Fotolia
Le présent article traite, dans une optique économique, de l'artiste entrepreneur social. Sont ainsi associés
à l'artiste deux termes - « entrepreneur » et « social » - qui sont souvent perçus comme lui étant a priori
étrangers. La notion d'artiste entrepreneur est relativement récente et tend à se répandre de plus en
plus. Il n'est pas rare d'entendre dans les milieux artistiques des réflexions sur les liens entre la création
artistique et la démarche entrepreneuriale. Dans ce contexte, on voit des notions nouvelles apparaître,
comme par exemple celle d'« entreprises critiques » qui désigne des initiatives artistiques comportant une
dimension économique1. Même le nom de Joseph A. Schumpeter2, étroitement associé en économie à
la notion d'entrepreneur, est parfois évoqué, y compris à l'occasion d'événements artistiques tels que des
expositions3.
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Mais si l'intrusion de la notion d'entrepreneur dans les milieux artistiques est relativement récente, elle ne
traduit pas fondamentalement un phénomène nouveau. Dans une certaine mesure, à l'instar de Monsieur
Jourdain, nombre d'artistes - si pas la majorité - se comportent comme des entrepreneurs sans le savoir.
D'ailleurs, certainsne font-ils pas remonter au 16e siècle l'émergence de l'artiste entrepreneur, avec comme
figure emblématique Lucas Cranach l'Ancien (1472-1553), qui s'adapta à la demande en créant un atelier
en vue de produire et de commercialiser ses œuvres4 ?
En tout cas, du point de vue de l'économiste, l'art et la culture relèvent bien de la sphère économique et
les artistes peuvent être considérés comme des producteurs, au même titre que de nombreux acteurs
économiques. Certes, il ne s'agit pas là d'une position communément partagée, surtout dans les milieux
artistiques. Aussi avons-nous jugé utile de commencer par rappeler, dans le cadre de cet article, quelques
notions économiques de base de nature à ôter, chez le lecteur, toute idée de connotation péjorative ou
déplacée à l'expression « artiste entrepreneur ».
Activité économique (définition courante) : ensemble des
processus par lesquelles une collectivité affecte des moyens,
a priori en quantités limitées (travail, ressources naturelles,
capital…) à la production de biens ou de services destinés à
la satisfaction de besoins des individus, a priori en nombre
illimités.
Producteur : organisation (société, association, indépendant,
service public…) qui contribue à l'activité économique en
produisant des biens ou de services.
Ressources non marchandes : ressources dont dispose un
producteur et ne provenant pas de la vente sur un marché.
Il s'agit de dons, de cotisations, de prix, de sponsoring, de
subventions…
Secteur culturel : ensemble des producteurs de biens ou des
services relevant de la culture. En relève notamment la création
artistique.
Professions culturelles : ensemble des travailleurs (salariés,
indépendants ou intermittents) exerçant un métier relevant de
l'art ou de la culture, quel que soit le secteur où ils exercent.
Entreprise : producteur assurant une activité continue de
production (se traduisant notamment par le recours à du
personnel rémunéré) et comportant une prise de risque pour
les apporteurs de fonds et le personnel
engagé. Dans le langage courant, il
s'agit des producteurs vendant leurs
biens et services sur le marché.
Économie sociale : ensemble des
producteurs du « troisième secteur »,
situé entre le secteur privé « classique
» et le secteur public. Il s'agit de
producteurs privés émanant d'une
initiative collective et ne poursuivant
pas prioritairement un but de lucre
(sociétés coopératives agréées,
sociétés à finalité sociale, associations,
fondations et mutuelles).
But lucratif : finalité d'un producteur
cherchant à réaliser le profit maximum
en vue de rémunérer le capital.
Finalité sociale : finalité d'un
producteur ne poursuivant pas un
but de lucre, mais plutôt une finalité
de service à la collectivité ou à ses
membres.
Entreprise sociale : entreprise
poursuivant une finalité sociale.
Dans l'optique européenne, elle
procède nécessairement d'une
démarche collective et relève de
l'économie sociale. Dans l'optique
anglo-saxonne par contre, tout
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type d'entreprise qui poursuit une
finalité sociale (en ce compris les
indépendants) peut constituer une
entreprise sociale pour autant qu'elle
se finance principalement par le
marché.
Si l'on admet la pertinence du concept d'artiste-entrepreneur, on peut alors être amené à se poser la
question de savoir si l'artiste est un entrepreneur « social ». Les notions d'« entrepreneur social » et d'«
entreprise sociale » s'inscrivent en Belgique et dans d'autres pays européens dans le concept plus large et
parfois mieux connu d'« économie sociale », définie comme étant un « troisième secteur » rassemblant les
initiatives économiques qui ne relèvent ni du secteur privé « classique », ni du secteur public. Il s'agit donc
d'entreprises privées - coopératives, associations… - qui, quel que soit leur domaine d'activité, sont gérées
en fonction d'objectifs non lucratifs : la recherche du profit pour rémunérer leurs propriétaires n'est pas leur
objectif premier.
Étant donné que nombre d'artistes se présentent comme des créateurs moins soucieux de leurs intérêts
pécuniaires que du rayonnement artistique de leurs œuvres, une question parfois posée est de savoir dans
quelle mesure la création artistique peut être considérée comme relevant de l'économie sociale, et donc
dans quel cas on peut parler d'artistes entrepreneurs sociaux. Ce questionnement n'est pas purement
académique : nombre de composantes de l'économie sociale sont reconnues par les instances publiques
régionales comme des secteurs auxquels peuvent s'appliquer des réglementations spécifiques qui ouvrent
l'accès à des aides publiques. Il convient de situer la création artistique par rapport à ces initiatives de
politique publique.
Avant d'aborder le premier thème - l'artiste entrepreneur -, précisons que si nous nous intéressons à
toute forme d'expression artistique (cinéma, théâtre, musique, littérature, peinture, danse, conception
graphique…), ne sont considérés ici que les artistes indépendants et intermittents produisant pour leur
propre compte, que ce soit de manière isolée ou dans le cadre d'une démarche collective (société,
association, groupe, Activités SMartBe5…). Ne seront donc pas visés les artistes travaillant, en tant que
salarié ou indépendant, pour le compte de sociétés ou d'organismes qu'ils ne contrôlent pas.
1 Voir le site http://art-flux.univ-paris1.fr
2 Joseph Alois Schumpeter (8 février 1883 - 8 janvier 1950), analyse la figure de l'entrepreneur dans son
livre Théorie de l'évolution économique (Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung) paru en 1911.
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3 Voir par exemple l'exposition « Joseph Aloïs Schumpeter » tenue à Grenoble en avril-mai 2008. Le
commissaire, Stéphane Sauzedde, précise notamment que « l'art contemporain aurait dans ses fantasmes,
non plus le mythe du génie romantique, mais plutôt celui de super entrepreneur qui montant une start-up
devient rapidement une sorte d'omniprésence performante au niveau international » (interview disponible
sur le site).
4 Voir notamment le catalogue de l'exposition « Lucas Cranach et son temps » présentée au Palais des
Beaux-arts de Bruxelles du 20 octobre 2010 au 23 janvier 2011 (L'univers de Lucas Cranach (1472-1553),
Bozar Books, 2010).
5 Rappelons que les Activités SMartBe sont un outil de gestion administrative et financière créé en 2004 à
destination des membres artistes intermittents.
L'artiste, un entrepreneur ?
L'expression « artiste entrepreneur » peut sembler dérangeante car elle associe deux domaines encore
souvent considérés comme étrangers, voire antinomiques : celui de la création artistique d'une part, et celui
de l'économie d'autre part. Pour certains, toute activité artistique visant explicitement la vente d'une œuvre
sur le marché relèverait davantage de l'économie et du profit que de l'art véritable. Au pire, l'expression
« artiste entrepreneur » désignerait des évolutions récentes dans le domaine de l'art caractérisées par
l'apparition de démarches qualifiées de purement mercantiles, où l'œuvre d'art est considérée comme un
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simple produit à vendre et où la trilogie « entrepreneur - produit - client » se substituerait à la conception
classique« artiste - œuvre - public6 ».
Sans nier le fait évident que certaines démarches artistiques s'inscrivent nettement dans une optique
commerciale, nous souhaitons rappeler dans cette section que la commercialisation d'une œuvre d'art
ne réduit pas a priori sa nature artistique. Pour ce faire, il convient de revenir à la définition même des
concepts : qu'est-ce l'économie ? Qu'est-ce qu'un entrepreneur ? Comment situer la création artistique par
rapport à ces deux notions ?
Économie et culture
Les artistes relevant de la culture (nous y reviendrons plus loin), il convient d'abord de voir comment
l'économiste conçoit la place des activités culturelles. Tout manuel de science économique définit son
champ d'analyse. Celui-ci concerne les activités économiques, c'est-à-dire l'ensemble des processus par
lesquelles une collectivité affecte des moyens, a priori en quantités limitées (travail, ressources naturelles,
capital…) à la production de biens ou de services destinés à la satisfaction des besoins des individus, a
priori en nombre illimités. La notion de « besoins » est ici extensive et ne se limite pas aux besoins dits «
fondamentaux » (se nourrir, se loger…), mais englobe toutes les attentes des membres de la collectivité
en termes d'éducation, de santé, de transport, de sécurité… et de culture. Le mot « économique7 » ne
traduit donc rien d'autre que la nécessité d'opérer des choix dans l'ensemble des besoins qu'il convient de
satisfaire, et partant, dans ce qu'il convient de produire, compte tenu du fait évident que nous ne vivons pas
dans un monde de profusion ou, pour le dire autrement, que les ressources que nous pouvons utiliser sont
limitées.
Dans ce contexte, on peut légitimement parler de « production de biens ou de services » à propos des
activités artistiques et plus généralement culturelles (représentation théâtrale, spectacle musical, galerie
d'art…), tout comme l'on parle de production d'automobiles, puisque, dans les deux cas, on consacre des
moyens à la réalisation d'un « produit » destiné à répondre à un besoin. D'ailleurs, les activités culturelles
sont, à l'instar des automobiles montées en Belgique, soigneusement comptabilisées dans les comptes
nationaux et dans le calcul du « produit intérieur brut » ou PIB du pays. Si l'on parle de production de
services culturels, on peut, par extension, utiliser le vocable de « producteurs culturels » pour désigner
l'ensemble des entités (sociétés, associations, services publics, artistes indépendants….) qui contribuent à
la fourniture de ces services. L'ensemble de ces producteurs culturels constitue le secteur économique de
la culture. Notons que la notion économique de « producteur » ici utilisée est évidemment plus large que la
conception parfois rencontrée dans le domaine artistique, notamment quand il est question de la répartition
des rôles entre « artistes », « producteurs » et « diffuseurs ». Dans l'approche économique, ces trois types
d'agents sont considérés comme des producteurs.
Puisque la culture est un secteur économique à part entière, on peut en principe en appréhender le poids
économique, par exemple, en évaluant sa contribution au PIB ou sa part dans l'emploi national. Il serait
aussi théoriquement possible d'analyser dans les comptes nationaux les flux financiers qui la concernent et
qui sont loin d'être négligeables (montants des droits d'auteurs, dépenses des ménages pour les spectacles
ce cinéma,…). Malheureusement, les statistiques agrégées publiées en Belgique manquent en général de
précision et ne permettent pas d'isoler aisément le secteur en tant que tel parmi l'ensemble des activités
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