Rimbaud, Rages de Césars : Analyse Littéraire

Telechargé par Eloy REQUEJO CAILLOT
LAL Rimbaud, Cahiers de Douai, 1870, « Rages de Césars »
INTRODUCTION : CONTEXTE : Au XIXè siècle, une succession de courants littéraires émergent tels que le symbolisme, le Parnasse ou encore le Romantisme dont Arthur Rimbaud est
héritier. OEUVRE : En 1870, lors d’une de ses fugues alors qu’il n’avait que 16 ans, il rédige un recueil de poèmes intitulé Cahiers de Douai, nous faisant voyager avec lui, parlant de jeunesse,
d’amour, de mythologie ainsi que de guerre et de politique car à cette époque, la France était en guerre contre le Prusse. EXTRAIT : Dans «Rages de Césars », Rimbaud propose un portrait
imaginaire peu sympathique de Napoléon III après la défaite de Sedan, alors qu’il est retenu prisonnier en Allemagne.
LECTURE
PROBLÉMATIQUE Dans quelle mesure la satire du tyran déchu permet-elle l’éloge de la liberté ?
PLAN
1. Une argumentation ad hominem (premier quatrain)
2. La célébration de la liberté (deuxième quatrain)
3. La chute du tyran (tercets)
I. Une argumentation ad hominem
L’Homme pâle, le long des pelouses fleuries,
Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :
Le titre de « César » était attribué aux empereurs romains qui ont succédé à Jules César. Le personnage désigné est alors
l'empereur français Napoléon III. Le quatrain insiste sur la pâleur de cet homme avec l'anaphore de « l'Homme pâle » (v. 1 et
reprise en anaphore au vers 3), ainsi que son côté pensif, presque perdu. Cette description est neutre, sauf pour l'anaphore de
l'adjectif « pâle », qui est presque un sobriquet, car on appelait Napoléon III l'« Homme pâle ». Les couleurs qui le caractérisent
sont le blanc et le noir, qui font contraste : la pâleur de son visage contre la noirceur de son regard et de son cigare. Sa pâleur est
accompagnée d'un « habit noir» (v. 2) et d'une attitude morne indiquée par le verbe « chemine» (v. 2), qui désigne une marche
tranquille mais aussi sans but ni énergie.
L’Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries
Et parfois son œil terne a des regards ardents…;
Rimbaud propose un portrait imaginaire peu sympathique de Napoléon III après la défaite de Sedan, alors qu’il est retenu
prisonnier en Allemagne. Tout d’abord, Rimbaud présente Napoléon III comme un dictateur caduc, un vieil homme fatigué et
malade. La périphrase « L’Homme pâle », reprise en anaphore aux vers 1 et 3, souligne sa mauvaise santé, de même que « son
œil terne » (v. 4) ou le participe passé « éreinté » (v. 8). Son œil est « terne» (v. 4). Il contraste avec le décor fleuri, coloré et
printanier dans lequel le poète l'imagine: « le long des pelouses fleuries» (v. 1), qui riment avec le souvenir des « fleurs des
Tuileries » (v. 3). Ce personnage semble songeur, silencieux, et tourné vers le passé comme l'indique le verbe « repense » au v.
3. Les « fleurs des Tuileries » symbolisent sans doute sa gloire passée. Au milieu de l'ennui qui se dégage de cette scène, quelques
rares détails laissent deviner la rage intérieure de l'Empereur déchu : il tient « le cigare aux dents» (v. 2) et non aux lèvres ou à la
bouche. Son visage semble donc crispé dans un certain rictus qui laisse apparaître ses dents. Celles-ci riment avec l'adjectif «
ardents», au vers 4, qui pourrait paraître paraît plein d'énergie. Mais l'adverbe « parfois » signifie ironiquement que cette ardeur
reste rare. Elle s'émousse d'ailleurs bien vite dans les points de suspension. Aux yeux du poète, l'Empereur est un homme faible
et sans panache.
II. La célébration de la liberté
Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !
L'Empereur désigné est Napoléon III, et les vingt ans désignent le Second Empire, la durée de son règne, appelé ici « vingt ans
d'orgie » (v. 5). Rimbaud rappelle le faste et les excès de son règne par l’évocation de deux des demeures impériales (les «
Tuileries », v. 3, et Saint-Cloud, v. 14) mais aussi par l’hyperbole l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie ! », v. 5).
Exultant de joie, le poète s'exclame et se moque avec énergie de son personnage, qu'il désigne enfin par son titre : « l'Empereur
». Il donne au vers 5 l'explication de cette attitude morne: « Car l'Empereur est soûl de ses vingt ans d'orgie !». La métaphore de
l'ivresse et de l'orgie dénonce un excès: celui de la confiscation du pouvoir, de sa concentration aux mains d'un seul homme qui
prive ainsi de démocratie et de liberté l'ensemble de ses concitoyens. Les « vingt d'ans d'orgie » accusent le règne d'un monarque
qui n'en a fait que selon ses désirs personnels, ne s'est privé de rien, a profité pleinement de son pouvoir mal acquis (par un coup
d'Etat en 1851) au détriment du peuple français pendant vingt longues années.
Il s’était dit : «Je vais souffler la Liberté
Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! »
La liberté revit ! Il se sent éreinté !
Le poète se glisse ensuite dans les pensées de cet homme sournois pour en révéler les plans secrets à son lecteur : « Il s'était dit:
je vais souffler la Liberté » (v. 6). La majuscule à « Liberté » montre en revanche l'importance de cette notion aux yeux du jeune
poète et se réfère aussi aux valeurs révolutionnaires, aux espoirs républicains et à la tentative avortée de mise en place de la
Seconde République avant le coup d'Etat de 1851.
La fourberie du personnage est mise en valeur par le verbe pronominal « il s'était dit » (v. 6), qui montre l'aspect secret de ces
projets. Il rappelle l’objectif despotique et tyrannique de son régime, lorsqu’il était encore en place, par la comparaison « Il s’était
dit : “Je vais souffler la Liberté / Bien délicatement, ainsi qu’une bougie !” » (v. 6-7) la Liberté est assimilée à une bougie que
l'on peut souffler ; et le parallélisme « La liberté revit ! Il se sent éreinté ! » (v. 8). Chaque phrase exclamative constitue six
syllabes, et la césure est à l'hémistiche (la moitié d'un alexandrin). Le titre du poème, appelant forcément la référence aux
empereurs romains dits “césars” et au dictateur Jules César, souligne d’ailleurs d’emblée le goût de l’empereur pour le pouvoir
absolu, et sa nostalgie de l’avoir perdu.
L'enjambement interne met en valeur le verbe « souffler», qui contient une idée de facilité: il s'agit de souffler cette liberté «Bien
délicatement, ainsi qu'une bougie» (v. 7). La Liberté, fragile encore, avait donc semblé bien aisée à abattre à Napoléon III. Mais
renaissant toujours de ses cendres, « La liberté revit!», s'exclame le poète sans transition: « il se sent éreinté ! » (v. 8). Ces deux
exclamatives juxtaposées, par leur brièveté (un hémistiche chacune), l'emploi de l'asyndète (absence de coordination) et du temps
présent (« revit», « se sent») provoquent une rupture avec le plus-que-parfait précédent s'était dit ») et la longue phrase qui
illustre les pensées sinueuses de l'Empereur.
III. La chute du tyran
Il est pris. Oh ! quel nom sur ses lèvres muettes
« Il est pris » (v. 9). Cette très courte proposition, occupant un demi mistiche, semble venir terminer la suite de propositions
juxtaposées du vers 8, comme prolongeant le quatrain de trois syllabes: « La liberté revit! il se sent éreinté ! // Il est pris. » La
joie et le soulagement s'expriment dans cette brièveté. L'Empereur « est pris» comme un malfaiteur dont on attendait avec
impatience la capture.
Par ailleurs, on passe de l'exclamative à l'affirmative: un simple point vient marquer cette chute finale de l'Empereur fait
prisonnier. Un tiret marque ensuite comme un silence. L'exaltation du poète, qui a occupé le second quatrain, semble s'effacer
ici dans un decrescendo, pour laisser place à nouveau à la vision de cet homme pâle et silencieux qui arpente les jardins d'un
château de Prusse: « Oh quel nom sur ces lèvres muettes /Tressaille ? » (v. 10-11). Le verbe « tressaille » est mis ici en valeur
par sa position en rejet: l'Empereur, réduit au silence et à l'inaction est parcouru de frissons: rage ou regret peut-être.
Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?
On ne le saura pas. L’Empereur a l'œil mort.
Présence du champ lexical du désespoir. On peut y voir des verbes comme « tressaille », « mord » (v. 10), ainsi que les
adjectifs « muettes » (v. 9), « implacable » (v. 10), « mort » (v. 11). Le temps verbal employé est le futur de l'indicatif, car il
implique une action future et certaine. L'œil mort de l'Empereur indique qu'il comprend que c'est la fin, 1871 marquant l'année
de crise, de défaite militaire et de fin de son empire.
C'est dans l'intériorité du personnage que la bataille a lieu désormais: « Quel regret implacable le mord» (v. 10). La métaphore
de la morsure et l'adjectif « implacable » indiquent une douleur psychique, sans guère susciter la pitié du lecteur, car on sent
encore ici l'exultation du poète, qui se sent vengé. Celui-ci conclut à nouveau sa strophe par deux phrases juxtaposées, en
asyndète, occupant chacune un hémistiche: « On ne le saura pas. L'Empereur a l'œil mort» (v. 11). Cet œil devient inexpressif:
il est impossible d'y interpréter les sentiments et les pensées; mais elles n'ont plus guère de valeur aux yeux du poète. La rime,
« mord»/« mort », fait de la morsure du regret la cause de cette inexpressivité qui est une sorte de mort. L'Empereur est vaincu.
Il repense peut-être au Compère en lunettes…
Et regarde filer de son cigare en feu,
Enfin, tableau final de cette défaite totale, le dernier tercet s'attarde sur les ambitions impériales parties en fumée. Face à
l'inexpressivité de ce visage terne, le poète risque une hypothèse d'interprétation: « Il repense peut-être au Compère en lunettes
» (v. 12). Le verbe « repense » fait écho au vers 3, illustrant un regard vers le passé; l'adverbe « peut-être » marque l'incertitude
de l'hypothèse, tandis que l'expression « Compère en lunettes» évoque de manière comique et satirique la figure d'Émile
Ollivier, imprudent ministre qui avait déclaré la guerre à la Prusse et qui sest peut-être ainsi attiré la haine de l'Empereur
défait.
Les points de suspension puis un nouveau tiret (v. 13) laissent résonner cette ultime hypothèse dans l'imagination du lecteur.
L'image finale, elle, résume en quelque sorte l'amertume supposée de l'Empereur: « - Et regarde filer de son cigare en feu, /
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu » (v. 13-14).
Si le « cigare en feu» peut représenter la rage intérieure - vaine, faible et ridicule - qui anime Napoléon III, ce qui part en
fumée, ce sont précisément pouvoir, richesse, vie de château. La comparaison « Comme aux soirs de Saint-Cloud » (v. 14)
rapproche cette soirée au château de Wilhelmshohe des soirées passées dans les résidences royales françaises, crée un lien
entre passé et présent et peut faire croire que rien n'a changé; pourtant la situation est renversée: de monarque tout puissant,
le voici réduit à l'état de prisonnier, et en fait anéanti.
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.
L'image finale de la fumée du cigare qui s'envole est symbole de la vanité des ambitions de l'Empereur, qui, comme l'indique
le pluriel emplodans le titre du sonnet (« Rages de Césars »), devient symbole de tous les monarques, dictateurs et
oppresseurs qu'a vus l'Histoire, et sa rage contenue un exemple de toutes les rages contenues des oppresseurs vaincus.
CONCLUSION : Sans pitié, ce sonnet satirique dresse un piteux portrait de l'oppresseur enfin vaincu, de celui dont on n'attendait que la chute. C'est une exultation de joie, implacable, de la part
du poète, qui se place en spectateur d'une scène qu'il imagine. Napoléon Ill est peint ici d'une manière qui le rend ridicule, faible, terne, impuissant, tourné vers le passé, plein de regrets inexprimables
et vains. Qualifier son ministre de « Compère à lunettes» contribue à leur donner à tous deux l'aspects de personnages de comédie, de pantins de théâtre de rue. Ils ne peuvent ni l'un ni l'autre être
pris au sérieux.
1 / 3 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans l'interface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer l'interface utilisateur de StudyLib ? N'hésitez pas à envoyer vos suggestions. C'est très important pour nous!