
Laure Adler, Marguerite Duras (1998)
Et puis la mère disparaît. Avec ses deux enfants. Trou noir. Elle quitte Sadec. Pour où?
Saignon. L’Éden cinéma, dira Marguerite, qui entretiendra, jusqu’à sa morte, le mythe
d’une mère aventurière, prête à tout pour ses enfants, se métamorphosant en capitaine
d’industrie, en pianiste, en princesse des rizières. La mère cherchait à arrondir ses fins
de mois. Comme l’a écrit Marguerite évoquant cette période : « Elle a continué à
enseigner. Ce n’était pas suffisant. Pendant deux ans, elle a donné des leçons de
français en plus. Puis – on grandissait – ça a été encore insuffisant. Alors elle a engagé
à l’Eden Cinéma comme pianiste. » Dix ans, sûrement pas, comme le prétend
Marguerite. C’était si beau lui faire interrompre son métier de pianiste à la fin du cinéma
muet. Mais la mère n’a jamais arrêté sa vie de petit fonctionnaire. Dans son dossier
administratif, dans son tableau d’avancement, il n’y a pas d’arrêt, pas de rupture. Elle
en a eu peut-être envie, et la fille a su plus tard admirablement décrire les désirs de sa
mère : les enfants qui sommeillent sur des coussins, cette grotte apaisante que
représente la salle de cinéma, tout au fond de l’écran noir et blanc, les images qui
défilent et la mère, droite, si droite, si raide devant son piano, qui joue des valses pour
bercer les câlineries des Blancs de la rue Catinat d’encanaillant avec des congaïs très
maquillées. Mais je n’y crois guère. Question de déclassement social, de qu’en dira-t-
on, d’emploi du temps, de caractère aussi. La mède, je l’imagine mal se pliant à un
patron de salle, jouant sur commande. Et puis, oui bien sûr, elle jouait du piano ou
plutôt elle pianotait. Vaguement. Pas comme Marguerite qui a toujours caché sa culture
musicale et qui s’en moquait mais qui, elle, jouait bien. Marguerite n’a pas inventé
l’Éden cinéma. Quel beau nom Eden cinéma, elle raconte que sa mère n’arrêtait pas
d’inventer, d’exagérer, d’interpréter , de déformer le monde. Du cinéma, elle s’en faisait
tout le temps. « Et le nôtre de surcroît. » Marguerite l’a rendue muette en s’en faisant
jouer du piano. Se faire du cinéma. Faire enfin du cinéma. Sur l’écran noir de ses
désirs, Marguerite, plus tard, saura fixer dans ses films les désarrois de ses héroïnes.
D’ailleurs avec Marguerite on est toujours au cinéma. Ou est le monde, la vérité? Elle
l’a tant fait son cinéma, nous endormant dans ses mythes familiaux, ses songes de
princesse de feuilleton télévisé, ses hallucinations plus belles que la toujours triste
réalité!
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