AFFAMÉ, MALADE ET BRILLANT
En janvier 1918, alors que la Grande Guerre s'était terminée dans le sang après
avoir provoqué la mort de 16 millions de personnes, l'armée autrichienne était
affamée et en lambeaux. La situation à Vienne, où vivait la famille Schrödinger, était
sombre. L'entreprise familiale était ruinée, et les Schrödinger devaient faire face à de
graves difficultés financières pour la première fois. La grand-mère maternelle de
Schrödinger s'était tellement impliquée dans le mouvement pacifiste qu'elle avait été
arrêtée et condamnée pour trahison. Sa mère, qui se remettait d'une importante
opération pour un cancer du sein réalisée l'année précédente, était encore faible et
elle souffrait. Schrödinger, âgé de 31 ans et célibataire à l'époque, connaissait
également des problèmes de santé. En août 1918, on lui diagnostiqua une
inflammation de la partie supérieure d'un poumon. Il s'agissait presque certainement
de la tuberculose, car cette maladie était épidémique parmi la population urbaine
affaiblie et mal nourrie. (Dans les années 1920, Schrödinger séjourna plusieurs fois
dans un sanatorium à Arosa, en Suisse, où il découvrit son équation des ondes, ce
qui lui valut le prix Nobel. Il mourra de la tuberculose à Vienne à l'âge de 73 ans). La
nourriture était tellement rare que la famille mangeait souvent à la soupe populaire
de la communauté.
Au cours de l'hiver 1918-19, après la fin de la guerre, les choses empirèrent.
L'approvisionnement en nourriture depuis la Hongrie fut interrompu, tout comme
l'importation de charbon depuis la Tchécoslovaquie. Des milliers de Viennois étaient
affamés et gelés. Les mendiants pullulaient dans les rues, et on croisait partout
d'anciens soldats mutilés avec des décorations épinglées à leurs oripeaux. Les
femmes mendiaient de la nourriture dans les campagnes et arpentaient les bois
autour de Vienne en quête de combustible, dénudant des collines entières de leurs
arbres et de leurs buissons. Des milliers de personnes faisaient la queue toute la nuit
pour obtenir des rations alimentaires, assiégeaient le point de distribution et
s'emparaient des vivres, de sorte que les femmes qui étaient derrière n'avaient plus
rien. Un jour, alors qu'un cheval avait chuté dans la rue, la foule le dépeça en
quelques minutes et s'enfuit avec la viande.
Au cours de cette période agitée, Schrödinger poursuivit tant bien que mal son travail
intensif de recherche en physique théorique à l'Institut de physique de l'université de
Vienne, mais avec un intérêt supplémentaire. Comme il le dit lui-même : "C'est avec
beaucoup d'enthousiasme que je me familiarisai avec Schopenhauer et, par son
entremise, avec la doctrine de l'unité enseignée par les Upanishads." Schrödinger
remplit tout une série de carnets de commentaires basés sur ses lectures des
philosophes européens et orientaux. "C'est dans ces temps moribonds de l'Empire
du Danube, écrivit Moore, ‘’qu'il forgea les bases de sa philosophie, qui devait rester
remarquablement constante toute sa vie durant."