Critique littéraire : Un furieux silence de Charlotte Dordor

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Charlotte Dordor, Un furieux silence, roman, © Julliard, 2024
Secrets de famille
Dans son premier roman, Le Retour de Janvier
1
, Charlotte Dordor nous embarquait dans une
odyssée dystopique, entre la côte atlantique et le Cantal. Dans Un furieux silence, elle resserre
la focale autour d’une gentilhommière du Limousin et de ses dépendances agricoles, et à
l’exploration tâtonnante de l’avenir elle substitue une enquête sur un passé obscur et lacunaire.
Mais de l’un à l’autre, elle manifeste la même acuité dans l’observation des rapports humains,
le même sens de la complexité des situations.
Lorsque Paul, « le dernier des Pardieu », revient à La Boissonnière pour vendre le domaine,
il retrouve, dans la grande maison vide, les fantômes de la famille qu’il a fuie trente-trois ans
plus tôt : Jean, son père médecin, archétype du tyran domestique ; sa mère Irène, ombre
neurasthénique d’elle-même ; Henri, le frère aîné schizophrène à la lucidité écorchée ; sa sœur
Françoise, maternelle protectrice du petit frère souffreteux qu’il était. S’y ajoutent sa tante
Béatrice, au statut familial ambigu, solaire ange du foyer, et Huguette, la vieille domestique,
témoin muet (mais actif) du « chaos informe et insensé de La Boissonnière ». Un paquet de
lettres remis par le notaire le ramène du côté de Sarget, le domaine des métayers. En y trouvant
les clés du secret qui a fracassé sa bourgeoise et provinciale famille, l’avocat parisien pourra
enfin remonter au « principe originel de son existence, qu’il a passé son temps à refuser de
déchiffrer » − et peut-être ainsi guérir de ses névroses, comme le lui affirme Cléo, son épouse.
Aux réminiscences et aux découvertes de Paul s’entrelacent, dans une polyphonie subtile,
les voix de Françoise, d’Henri et d’Huguette, qui nous parviennent de trois époques différentes
et complètent le puzzle de ce passé recomposé. Vigoureusement individualisées, ces voix font
revivre la violence toxique qui mine cet univers, à l’intérieur de la famille (pouvoir abusif du
père sur son fils cadet, de la mère sur sa sœur, d’Henri sur Françoise) aussi bien qu’envers les
métayers, méprisés et floués– la fin insinue même que violence domestique et violence sociale
se répondent et se combinent. Mais ces voix (celles de Françoise et surtout d’Henri) ressuscitent
aussi l’émerveillement de Sarget au moment des moissons, peignant un monde aussi vital et
lumineux que La Boissonnière est angoissante et froide ; du reste, le chemin qui y conduit a des
allures initiatiques et suggère l’accès à quelque éden enchanté.
Quant à la vieille Huguette, sa position en marge des drames donne à sa voix gouailleuse les
accents d’un chœur populaire de tragédie. Elle ouvre et ferme le récit, dans un effet de boucle
qui invite à relire aussitôt les premières pages, avant de laisser longtemps résonner en nous ce
« furieux silence ».
Jean-Pierre Aubrit
(2820 s.)
1
© Julliard, 2023. Voir NRP Lycée, mars 2023.
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