L'INVITATION À LA VULNÉRABILITÉ DU DON DE L'IMPERFECTION - BELDEN C. LANE

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L’INVITATION À LA VULNÉRABILITÉ DU
DON DE L’IMPERFECTION
BELDEN C. LANE
Chapitre extrait de ’Backpacking with the saints : Wilderness hiking as spiritual practice’’
Belden C. Lane est un ancien professeur de théologie de l'Université de Saint Louis (Missouri).
C’est également un pèlerin et un randonneur chevronné qui est actif au sein d’une organisation
internationale qui intègre les traditions de la spiritualité occidentale, la théologie biblique et des
expériences rituelles de transformation dans son travail avec l'humain. Elle invite l'homme à
devenir responsable de sa vie, en encourageant la pratique contemplative, le ressourcement
spirituel au contact du milieu naturel sauvage, le travail en petits groupes et l'engagement en
faveur de la justice sociale. Voir www.Illuman.org.
Dans notre société de consommation, une
image de compétence impeccable est cruciale
pour réussir. Admettre l'échec dans un monde
qui juge superciellement de la valeur à la
lumière de surfaces polies ou polissées, c'est
se désavantager en tant que bien sur le
marché. C'est tristement aussi vrai en matière
d’enseignement supérieur et de religion que
dans le monde des aaires, du sport et de la
politique.
On s’attend à ce que nous fassions preuve
d'une qualité de perfection que nous savons
ne pas posséder. Tout ce que nous pouvons
faire, c'est tenter de masquer notre sentiment
d'insuisance. Le "syndrome de l'imposteur"
nous incite à jongler avec diverses stratégies
de dissimulation, tout en luttant contre la peur
tenace d'être "découvert".
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Nous savons que
nous ne sommes pas aussi capables que les gens le croient (ou s’y attendent).
Mes eorts pour perpétuer un tel simulacre faillirent me briser au cours de ma première année
d'études doctorales. Je ne pouvais jamais en faire assez pour impressionner mes professeurs,
ou même pour me sentir à la hauteur, en tant qu'être humain. Jour après jour, je me retrouvais
dans un cercle d'étudiants qui parlaient de choses dont j’ignorais tout, et je courais ensuite à la
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Voir Pauline Clance et Suzanne Imes, “The Imposter Phenomenon Among High Achieving Women, Psychotherapy
Theory, Research and Practice 15:3 (1978), 241–247.
bibliothèque pour chercher ce dont ils avaient discuté. À la n de l'année, je me disais que
j'avais commis une erreur terrible en m'imaginant pouvoir enseigner la théologie. J'aurais dû
vendre des voitures d'occasion (ou autre chose d'utile), plutôt que tenter désespérément de
masquer mon incompétence en tant qu'étudiant de troisième cycle. J'avais touché le fond.
L'amour de ma femme était tout ce qui me soutenait. Sachant le fardeau que j'étais pour elle à
l'époque, je songeai même à me suicider. Après tout, mon père m'avait montré comment faire.
Mais au terme de cette première année, il arriva quelque chose qui changea tout. Je s un rêve.
Je n’étais pas coutumier d'expériences religieuses spectaculaires au cours de ma vie, mais je ne
pus nier la puissance de ce qui m'apparut en rêve, cette nuit-là. Je donnais un cours à une
classe d'étudiants de troisième cycle, réunis autour d'une petite table. Nous étions plongés
dans une discussion sur le commentaire de Luther sur les Galates, et nous nous réjouissions de
son insistance sur le fait que la valeur d'une personne n'était pas liée à ses performances, sa
valeur étant déterminée par Dieu seul.
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Dans l'enthousiasme partagé de la classe, je remarquai une personne qui se tenait dans un coin
de la salle. Il s’agissait de Jim Morgan, le meilleur professeur que j'aie jamais eu. Il m'avait
enseigné la théologie au Fuller Seminary, l'année qui précéda mon arrivée à Princeton. C'est
grâce à lui que je poursuivis mes études de doctorat. J'avais aimé sa passion pour la théologie,
son engagement en faveur de la justice sociale, sa manière courageuse de partager son
expérience en classe. En tant que spécialiste et enseignant, il était tout ce que j’aspirais à
devenir.
Au cours de ma dernière année au séminaire, Jim apprit qu'il était atteint d'un cancer incurable.
Je suivis tous les cours qu'il dispensa cette année-là. La meilleure manière d'apprendre la
théologie, c'est de s'asseoir aux pieds de quelqu'un qui sait qu'il est en train de mourir et qui
veut partager ce qu'il aime le plus pendant le temps qui lui reste. Jim mourut, neuf mois plus
tard, au cours de ma première année à Princeton. Pourtant, je jure qu'il réapparut dans mon
rêve.
Alors que le cours que j’étais en train de donner sachevait et que les élèves partaient, Jim se
rapprocha pour venir s'asseoir à table en face de moi. Il me considéra avec les yeux d'un père
(ou d'un aîné) er et me dit : " Je t'aime, Belden... et je désire que tu saches que je n'aurais pas
pu mieux donner ce cours, si je l'avais fait moi-même...'' Sur le coup, je fus gagné par le
sentiment euphorique d'être reconnu, d’être aimé par un professeur qui était mort et qui était
revenu pour moi, par un père qui était parti, quand j'avais treize ans, mais qui était toujours là
pour moi, par un Dieu qui, je le savais dorénavant, m'avait eectivement appelé à enseigner. Je
me réveillai, tout en scandant encore et encore "Abba, Abba ... Papa..." Si j'étais resté endormi,
je subodore que j'aurais parlé en langues pour la première fois de ma vie.
L'automne suivant, je retournai au séminaire de Princeton an d’y suivre une deuxième année
de cours. Rien ne fut plus facile, la diérence étant que j'avais arrêté de faire semblant, et que je
laissais désormais transparaître ma vulnérabilité. Un après-midi, dans le cadre de longs travaux
dirigés, nous luttions avec les complexités de l'herméneutique d'Augustin en nous référant à
des articles allemands et français qui nous avaient été assignés. Par la suite, je quittai la classe
2
Voir, par exemple, comment Luther se réapproprie la théologie de Paul sur la justication par la foi dans Lectures
on Galatians, dans Luther's Works, vol. 26, ed. Jaroslav Pelikan (St. Louis : Concordia Publishing House, 1963), 11-
13.
en compagnie de Bob Mathewson. Je pris le risque de lui coner que je n'avais pas compris la
moitié de ce qui concernait le cours, et à ma grande surprise, Bob répondit qu'il n'avait pas
compris non plus ! J'appris qu'il avait souert d'un ulcère hémorragique pendant sa première
année d'études doctorales. Il était aussi anxieux et intimidé que moi.
Nous décidâmes de déjeuner ensemble, en oubliant notre besoin de cacher notre sentiment
d'échec. Nous partageâmes nos frustrations, pestâmes à l’encontre de nos professeurs, puis
nous entreprîmes de former une petite communauté qui reconnaissait l'imperfection, ce qui
nous permit d'aller jusqu'au bout de notre cursus. Plutôt que de cacher nos faiblesses, nos
faiblesses se révélèrent être des dons nous reliant à notre humanité la plus profonde.
LE DON DE L’IMPERFECTION
Dans le travail que j'eectue actuellement avec des hommes dans le cadre des rites de passage
et des programmes de suivi parrainés par l'organisation Illuman et Men as Learners and Elders
{des apprenants et des aînés}, nous constatons que les blessures de nos vies peuvent être la
source de nos plus grands dons. "Nous grandissons spirituellement beaucoup plus en
commettant des erreurs qu'en réussissant", selon Richard Rohr.
3
Le seul moyen de progresser,
c'est en commettant des erreurs à maintes reprises. L'homme parfait en apparence(s) ne l'est
pas du tout. Il est simplement meilleur que les autres pour dissimuler son ombre.
Si on se place dans une optique zen, on pourrait dire qu'évoluer consiste à apprendre
véritablement à commettre ‘’idéalement’’ des erreurs, c'est-à-dire porter une telle attention à ce
que l'on fait que l'on parvienne à agir en étant pleinement conscient de ce que l'on est en train
de faire. Paradoxalement, lorsque cela se produit, on ne peut plus agir comme avant. La pleine
conscience d'un comportement change la manière dont nous nous comportons.
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Elle nous
ouvre à une nouvelle responsabilité, à une liberté de choisir d'être ou non la personne que nous
savons être.
Ce qui ne se produit pas sans une certaine pratique contemplative et le soutien indéfectible
d'une communauté. Dans les cercles d'hommes dont je fais partie, nous apportons toutes nos
histoires de dépendance, d'abus physiques et sexuels, d'aventures conjugales et d'échecs avec
les enfants, et à travers ces échecs, nous sommes ramenés au mystère d'être aimés de manière
inexplicable, sans justication. À notre grand étonnement, nous découvrons que le domaine où
nous avons le plus foiré est justement le domaine où Dieu nous aime le plus. Rien ne
s’approche plus du cœur de l'Évangile que cela.
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Richard Rohr, Falling Upward : A Spirituality for the Two Halves of Life, xxii. Illuman est une organisation
internationale qui intègre les traditions de la spiritualité occidentale, la théologie biblique, et des expériences
rituelles de transformation dans son travail avec l'homme. Elle a été fondée par Richard Rohr, OFM, du Center for
Action and Contemplation, à Albuquerque. Elle invite l'homme à devenir responsable de sa vie, en encourageant la
pratique contemplative, le ressourcement spirituel au contact de la nature, le travail en petits groupes et
l'engagement en faveur de la justice sociale. Voir www.Illuman.org.
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Le psychologue comportemental, Paul Watzlawick, explique ce principe dans ses livres : Change : Principles of
Problem Formation and Problem Resolution (New York : W. W. Norton, 1974) et The Language of Change :
Elements of Therapeutic Communication (New York : W. W. Norton, 1993).
Le disciple d'un maître sou s’approcha un jour de son maître et lui dit : "Maître, j'ai fait des
choses terribles dans ma vie, et je sais qu'Allah ne pourra jamais me pardonner. Que puis-je
faire ?" "Ah !, mon ls’’, répondit le maître, ‘’ne le vois-tu pas ? Nous sommes tous reliés à Dieu
par une corde, qui a la même longueur pour chacun d'entre nous. Hélas, lorsque nous péchons,
nous coupons la corde qui nous relie au Très Saint. Mais lorsque nous nous repentons, Dieu est
impatient de renouer les morceaux. Et chaque fois que l'on fait un nœud dans une corde, elle
devient naturellement plus courte. C'est pourquoi ceux qui ont le plus de nœuds dans leur
corde sont d'autant plus proches de Dieu. Alors, mon ls, fais conance au pardon d'Allah, le
Miséricordieux et le Compatissant. Il aime nouer les deux bouts !’’
Il ne s'agit pas de célébrer l'échec, mais de donner la liberté de commettre des erreurs. La
diérence est signicative.
Quand je songe à mon échec dans l'ascension du Mont Whitney, je me console en me rappelant
que John Muir n'y est pas parvenu non plus lors de sa première tentative. Le matin du 15 octobre
1873, il prit la direction du sommet, en laissant son cheval paître dans une prairie dans l'un des
canyons en contrebas. Après avoir marché pendant toute la journée, il ne trouva pas de bois
pour faire un feu et il continua son ascension pendant la nuit, en s'orientant à l'aide des étoiles.
"A minuit'', écrivit-il dans son journal, ‘’j'étais à proximité des aiguilles du sommet (bien
qu'encore loin de celui-ci). Là, je dus danser pendant toute la nuit pour ne pas geler, et le
lendemain matin, j'étais faible et aamé". Il dut nalement rebrousser chemin. Mais une
semaine plus tard, Muir revint pour escalader le sommet par une voie directe depuis le versant
est.
5
C'était la première fois que quelqu'un faisait cette ascension.
On ne réussit pas toujours. Mais parfois, l'échec s'avère être une plus grande récompense.
L'échec nous ramène à la véritable mesure de notre valeur, à quelque chose qui ne repose sur
rien de ce que nous faisons, mais uniquement sur ce que nous sommes. La magnicence
couronnée de nuages du Mont Whitney, la montagne que je n'ai pas pu escalader, me le
rappellera toujours.
5
John of the Mountains: The Unpublished Journals of John Muir, ed. Linnie Marsh Wolfe (Madison: University of
Wisconsin Press, 1979), 186187.
L’ÉCHEC DU MONT WHITNEY
Il y a des moments sur le sentier où l'on est contraint de faire demi-tour. Rien n'est plus
désespérant. Vous avez peut-être fait quelque chose de stupide, comme égarer la carte. Les
conditions météorologiques changeantes peuvent faire en sorte qu'il soit trop dangereux ou
téméraire d'aller plus loin. Votre équipement est peut-être complètement trempé ou les
mouches noires sont devenues insupportables. Parfois, vous n'avez tout simplement plus la
force de continuer. Quoi qu’il en soit, vous admettez la défaite et vous retournez tout dépité vers
le point de départ du sentier.
Mais parfois dans certains cas, il arrive que renoncer à poursuivre son objectif lors d'une
randonnée soit préférable. C'est du moins ce que je me suis toujours dit pour justier mon
échec relatif à l'ascension du Mont Whitney. Je me trouvais alors en deuxième année de
séminaire en Californie. Mon colocataire Éric et moi, nous voulions couronner nos précédents
périples dans la Sierra Nevada en faisant l'ascension du plus haut sommet des quarante-huit
États. Nous avions commis des erreurs au cours de nos précédentes randonnées, et nous en
commettrions encore au cours de celle-ci, ce qui est toujours facile à faire dans les Sierras.
Par exemple, un après-midi, lors d'un précédent périple, nous retournions à notre camp de base
sur la High Sierra Trail et nous nous lassâmes de ses interminables lacets. Nous décidâmes
alors de prendre un "raccourci" à travers les rochers. Mais au bout de dix minutes, nous étions
en diiculté, confrontés à un niveau d'escalade auquel nous n'étions pas préparés. Nous fûmes
vite séparés, chacun de nous redoutant que l'autre ne soit tombé, car nous entendions des
éboulements de rochers au loin, et puis plus rien d'autre que le silence. Quelques heures plus
tard, nous nous retrouvâmes par hasard sur le sentier dans l'obscurité, loin en contrebas,
reconnaissants d'être en vie, tout en sachant à quel point nous avions été stupides. Voilà ce que
la nature sauvage fait pour vous, dit Gary Snyder. Elle vous permet de commettre toutes les
erreurs dont vous avez besoin pour atteindre votre but.
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Le sentier que nous avons emprunté pour gravir le Mont Whitney, qui culmine à 4 420 mètres
d'altitude, était éprouvant. Le dénivelé moyen est d’à peu près 100 mètres par km, bien que
l'altitude donne l'impression qu'il soit double. Mais la beauté est incroyable. Des lacs cachés
apparaissent et disparaissent tout au long du sentier sinueux. Les sapins battus par le vent et
l'herbe profonde de Bighorn Meadow sont surplombés par d'imposantes falaises de granit, avec
des champs de neige plongeant sur des centaines de mètres. Le ciel est aussi proche que vous
ne pourrez jamais l'être de voler. C'est un paysage suspendu au toit du monde.
C'est aussi un endroit où les choses peuvent mal tourner, car le risque d'erreur augmente
proportionnellement avec l'altitude. Dans les parties les plus élevées de la forêt nationale
d'Inyo, il n'est pas possible de randonner beaucoup avant juillet (lorsque la neige fond) ou après
août (lorsque les orages éclatent et lorsque l'hiver revient). Pour les cancres de mon espèce, la
montagne propose un créneau étroit d'opportunités, plein d'imprévus. Il y a des risques de
déshydratation, de chevilles tordues et de mal aigu des montagnes. Les coups de soleil et les
engelures peuvent survenir le même jour, sans parler des orages qui éclatent rapidement ou des
angoisses qui vous assaillent.
6
Gary Snyder, The Practice of the Wild (San Francisco: North Point Press, 1990), 23.
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