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L'INVITATION À LA VULNÉRABILITÉ DU DON DE L'IMPERFECTION - BELDEN C. LANE

L’INVITATION À LA VULNÉRABILITÉ DU
DON DE L’IMPERFECTION
BELDEN C. LANE
Chapitre extrait de ‘’Backpacking with the saints : Wilderness hiking as spiritual practice’’
Belden C. Lane est un ancien professeur de théologie de l'Université de Saint Louis (Missouri).
C’est également un pèlerin et un randonneur chevronné qui est actif au sein d’une organisation
internationale qui intègre les traditions de la spiritualité occidentale, la théologie biblique et des
expériences rituelles de transformation dans son travail avec l'humain. Elle invite l'homme à
devenir responsable de sa vie, en encourageant la pratique contemplative, le ressourcement
spirituel au contact du milieu naturel sauvage, le travail en petits groupes et l'engagement en
faveur de la justice sociale. Voir www.Illuman.org.
Dans notre société de consommation, une
image de compétence impeccable est cruciale
pour réussir. Admettre l'échec dans un monde
qui juge superficiellement de la valeur à la
lumière de surfaces polies ou polissées, c'est
se désavantager en tant que bien sur le
marché. C'est tristement aussi vrai en matière
d’enseignement supérieur et de religion que
dans le monde des affaires, du sport et de la
politique.
On s’attend à ce que nous fassions preuve
d'une qualité de perfection que nous savons
ne pas posséder. Tout ce que nous pouvons
faire, c'est tenter de masquer notre sentiment
d'insuffisance. Le "syndrome de l'imposteur"
nous incite à jongler avec diverses stratégies
de dissimulation, tout en luttant contre la peur
tenace d'être "découvert".1 Nous savons que
nous ne sommes pas aussi capables que les gens le croient (ou s’y attendent).
Mes efforts pour perpétuer un tel simulacre faillirent me briser au cours de ma première année
d'études doctorales. Je ne pouvais jamais en faire assez pour impressionner mes professeurs,
ou même pour me sentir à la hauteur, en tant qu'être humain. Jour après jour, je me retrouvais
dans un cercle d'étudiants qui parlaient de choses dont j’ignorais tout, et je courais ensuite à la
Voir Pauline Clance et Suzanne Imes, “The Imposter Phenomenon Among High Achieving Women,” Psychotherapy
Theory, Research and Practice 15:3 (1978), 241–247.
1
bibliothèque pour chercher ce dont ils avaient discuté. À la fin de l'année, je me disais que
j'avais commis une erreur terrible en m'imaginant pouvoir enseigner la théologie. J'aurais dû
vendre des voitures d'occasion (ou autre chose d'utile), plutôt que tenter désespérément de
masquer mon incompétence en tant qu'étudiant de troisième cycle. J'avais touché le fond.
L'amour de ma femme était tout ce qui me soutenait. Sachant le fardeau que j'étais pour elle à
l'époque, je songeai même à me suicider. Après tout, mon père m'avait montré comment faire.
Mais au terme de cette première année, il arriva quelque chose qui changea tout. Je fis un rêve.
Je n’étais pas coutumier d'expériences religieuses spectaculaires au cours de ma vie, mais je ne
pus nier la puissance de ce qui m'apparut en rêve, cette nuit-là. Je donnais un cours à une
classe d'étudiants de troisième cycle, réunis autour d'une petite table. Nous étions plongés
dans une discussion sur le commentaire de Luther sur les Galates, et nous nous réjouissions de
son insistance sur le fait que la valeur d'une personne n'était pas liée à ses performances, sa
valeur étant déterminée par Dieu seul.2
Dans l'enthousiasme partagé de la classe, je remarquai une personne qui se tenait dans un coin
de la salle. Il s’agissait de Jim Morgan, le meilleur professeur que j'aie jamais eu. Il m'avait
enseigné la théologie au Fuller Seminary, l'année qui précéda mon arrivée à Princeton. C'est
grâce à lui que je poursuivis mes études de doctorat. J'avais aimé sa passion pour la théologie,
son engagement en faveur de la justice sociale, sa manière courageuse de partager son
expérience en classe. En tant que spécialiste et enseignant, il était tout ce que j’aspirais à
devenir.
Au cours de ma dernière année au séminaire, Jim apprit qu'il était atteint d'un cancer incurable.
Je suivis tous les cours qu'il dispensa cette année-là. La meilleure manière d'apprendre la
théologie, c'est de s'asseoir aux pieds de quelqu'un qui sait qu'il est en train de mourir et qui
veut partager ce qu'il aime le plus pendant le temps qui lui reste. Jim mourut, neuf mois plus
tard, au cours de ma première année à Princeton. Pourtant, je jure qu'il réapparut dans mon
rêve.
Alors que le cours que j’étais en train de donner s’achevait et que les élèves partaient, Jim se
rapprocha pour venir s'asseoir à table en face de moi. Il me considéra avec les yeux d'un père
(ou d'un aîné) fier et me dit : " Je t'aime, Belden... et je désire que tu saches que je n'aurais pas
pu mieux donner ce cours, si je l'avais fait moi-même...'' Sur le coup, je fus gagné par le
sentiment euphorique d'être reconnu, d’être aimé par un professeur qui était mort et qui était
revenu pour moi, par un père qui était parti, quand j'avais treize ans, mais qui était toujours là
pour moi, par un Dieu qui, je le savais dorénavant, m'avait effectivement appelé à enseigner. Je
me réveillai, tout en scandant encore et encore "Abba, Abba ... Papa..." Si j'étais resté endormi,
je subodore que j'aurais parlé en langues pour la première fois de ma vie.
L'automne suivant, je retournai au séminaire de Princeton afin d’y suivre une deuxième année
de cours. Rien ne fut plus facile, la différence étant que j'avais arrêté de faire semblant, et que je
laissais désormais transparaître ma vulnérabilité. Un après-midi, dans le cadre de longs travaux
dirigés, nous luttions avec les complexités de l'herméneutique d'Augustin en nous référant à
des articles allemands et français qui nous avaient été assignés. Par la suite, je quittai la classe
Voir, par exemple, comment Luther se réapproprie la théologie de Paul sur la justification par la foi dans Lectures
on Galatians, dans Luther's Works, vol. 26, ed. Jaroslav Pelikan (St. Louis : Concordia Publishing House, 1963), 1113.
2
en compagnie de Bob Mathewson. Je pris le risque de lui confier que je n'avais pas compris la
moitié de ce qui concernait le cours, et à ma grande surprise, Bob répondit qu'il n'avait pas
compris non plus ! J'appris qu'il avait souffert d'un ulcère hémorragique pendant sa première
année d'études doctorales. Il était aussi anxieux et intimidé que moi.
Nous décidâmes de déjeuner ensemble, en oubliant notre besoin de cacher notre sentiment
d'échec. Nous partageâmes nos frustrations, pestâmes à l’encontre de nos professeurs, puis
nous entreprîmes de former une petite communauté qui reconnaissait l'imperfection, ce qui
nous permit d'aller jusqu'au bout de notre cursus. Plutôt que de cacher nos faiblesses, nos
faiblesses se révélèrent être des dons nous reliant à notre humanité la plus profonde.
LE DON DE L’IMPERFECTION
Dans le travail que j'effectue actuellement avec des hommes dans le cadre des rites de passage
et des programmes de suivi parrainés par l'organisation Illuman et Men as Learners and Elders
{des apprenants et des aînés}, nous constatons que les blessures de nos vies peuvent être la
source de nos plus grands dons. "Nous grandissons spirituellement beaucoup plus en
commettant des erreurs qu'en réussissant", selon Richard Rohr.3 Le seul moyen de progresser,
c'est en commettant des erreurs à maintes reprises. L'homme parfait en apparence(s) ne l'est
pas du tout. Il est simplement meilleur que les autres pour dissimuler son ombre.
Si on se place dans une optique zen, on pourrait dire qu'évoluer consiste à apprendre
véritablement à commettre ‘’idéalement’’ des erreurs, c'est-à-dire porter une telle attention à ce
que l'on fait que l'on parvienne à agir en étant pleinement conscient de ce que l'on est en train
de faire. Paradoxalement, lorsque cela se produit, on ne peut plus agir comme avant. La pleine
conscience d'un comportement change la manière dont nous nous comportons.4 Elle nous
ouvre à une nouvelle responsabilité, à une liberté de choisir d'être ou non la personne que nous
savons être.
Ce qui ne se produit pas sans une certaine pratique contemplative et le soutien indéfectible
d'une communauté. Dans les cercles d'hommes dont je fais partie, nous apportons toutes nos
histoires de dépendance, d'abus physiques et sexuels, d'aventures conjugales et d'échecs avec
les enfants, et à travers ces échecs, nous sommes ramenés au mystère d'être aimés de manière
inexplicable, sans justification. À notre grand étonnement, nous découvrons que le domaine où
nous avons le plus foiré est justement le domaine où Dieu nous aime le plus. Rien ne
s’approche plus du cœur de l'Évangile que cela.
Richard Rohr, Falling Upward : A Spirituality for the Two Halves of Life, xxii. Illuman est une organisation
internationale qui intègre les traditions de la spiritualité occidentale, la théologie biblique, et des expériences
rituelles de transformation dans son travail avec l'homme. Elle a été fondée par Richard Rohr, OFM, du Center for
Action and Contemplation, à Albuquerque. Elle invite l'homme à devenir responsable de sa vie, en encourageant la
pratique contemplative, le ressourcement spirituel au contact de la nature, le travail en petits groupes et
l'engagement en faveur de la justice sociale. Voir www.Illuman.org.
4
Le psychologue comportemental, Paul Watzlawick, explique ce principe dans ses livres : Change : Principles of
Problem Formation and Problem Resolution (New York : W. W. Norton, 1974) et The Language of Change :
Elements of Therapeutic Communication (New York : W. W. Norton, 1993).
3
Le disciple d'un maître soufi s’approcha un jour de son maître et lui dit : "Maître, j'ai fait des
choses terribles dans ma vie, et je sais qu'Allah ne pourra jamais me pardonner. Que puis-je
faire ?" "Ah !, mon fils’’, répondit le maître, ‘’ne le vois-tu pas ? Nous sommes tous reliés à Dieu
par une corde, qui a la même longueur pour chacun d'entre nous. Hélas, lorsque nous péchons,
nous coupons la corde qui nous relie au Très Saint. Mais lorsque nous nous repentons, Dieu est
impatient de renouer les morceaux. Et chaque fois que l'on fait un nœud dans une corde, elle
devient naturellement plus courte. C'est pourquoi ceux qui ont le plus de nœuds dans leur
corde sont d'autant plus proches de Dieu. Alors, mon fils, fais confiance au pardon d'Allah, le
Miséricordieux et le Compatissant. Il aime nouer les deux bouts !’’
Il ne s'agit pas de célébrer l'échec, mais de donner la liberté de commettre des erreurs. La
différence est significative.
Quand je songe à mon échec dans l'ascension du Mont Whitney, je me console en me rappelant
que John Muir n'y est pas parvenu non plus lors de sa première tentative. Le matin du 15 octobre
1873, il prit la direction du sommet, en laissant son cheval paître dans une prairie dans l'un des
canyons en contrebas. Après avoir marché pendant toute la journée, il ne trouva pas de bois
pour faire un feu et il continua son ascension pendant la nuit, en s'orientant à l'aide des étoiles.
"A minuit'', écrivit-il dans son journal, ‘’j'étais à proximité des aiguilles du sommet (bien
qu'encore loin de celui-ci). Là, je dus danser pendant toute la nuit pour ne pas geler, et le
lendemain matin, j'étais faible et affamé". Il dut finalement rebrousser chemin. Mais une
semaine plus tard, Muir revint pour escalader le sommet par une voie directe depuis le versant
est.5 C'était la première fois que quelqu'un faisait cette ascension.
On ne réussit pas toujours. Mais parfois, l'échec s'avère être une plus grande récompense.
L'échec nous ramène à la véritable mesure de notre valeur, à quelque chose qui ne repose sur
rien de ce que nous faisons, mais uniquement sur ce que nous sommes. La magnificence
couronnée de nuages du Mont Whitney, la montagne que je n'ai pas pu escalader, me le
rappellera toujours.
John of the Mountains: The Unpublished Journals of John Muir, ed. Linnie Marsh Wolfe (Madison: University of
Wisconsin Press, 1979), 186–187.
5
L’ÉCHEC DU MONT WHITNEY
Il y a des moments sur le sentier où l'on est contraint de faire demi-tour. Rien n'est plus
désespérant. Vous avez peut-être fait quelque chose de stupide, comme égarer la carte. Les
conditions météorologiques changeantes peuvent faire en sorte qu'il soit trop dangereux ou
téméraire d'aller plus loin. Votre équipement est peut-être complètement trempé ou les
mouches noires sont devenues insupportables. Parfois, vous n'avez tout simplement plus la
force de continuer. Quoi qu’il en soit, vous admettez la défaite et vous retournez tout dépité vers
le point de départ du sentier.
Mais parfois dans certains cas, il arrive que renoncer à poursuivre son objectif lors d'une
randonnée soit préférable. C'est du moins ce que je me suis toujours dit pour justifier mon
échec relatif à l'ascension du Mont Whitney. Je me trouvais alors en deuxième année de
séminaire en Californie. Mon colocataire Éric et moi, nous voulions couronner nos précédents
périples dans la Sierra Nevada en faisant l'ascension du plus haut sommet des quarante-huit
États. Nous avions commis des erreurs au cours de nos précédentes randonnées, et nous en
commettrions encore au cours de celle-ci, ce qui est toujours facile à faire dans les Sierras.
Par exemple, un après-midi, lors d'un précédent périple, nous retournions à notre camp de base
sur la High Sierra Trail et nous nous lassâmes de ses interminables lacets. Nous décidâmes
alors de prendre un "raccourci" à travers les rochers. Mais au bout de dix minutes, nous étions
en difficulté, confrontés à un niveau d'escalade auquel nous n'étions pas préparés. Nous fûmes
vite séparés, chacun de nous redoutant que l'autre ne soit tombé, car nous entendions des
éboulements de rochers au loin, et puis plus rien d'autre que le silence. Quelques heures plus
tard, nous nous retrouvâmes par hasard sur le sentier dans l'obscurité, loin en contrebas,
reconnaissants d'être en vie, tout en sachant à quel point nous avions été stupides. Voilà ce que
la nature sauvage fait pour vous, dit Gary Snyder. Elle vous permet de commettre toutes les
erreurs dont vous avez besoin pour atteindre votre but.6
Le sentier que nous avons emprunté pour gravir le Mont Whitney, qui culmine à 4 420 mètres
d'altitude, était éprouvant. Le dénivelé moyen est d’à peu près 100 mètres par km, bien que
l'altitude donne l'impression qu'il soit double. Mais la beauté est incroyable. Des lacs cachés
apparaissent et disparaissent tout au long du sentier sinueux. Les sapins battus par le vent et
l'herbe profonde de Bighorn Meadow sont surplombés par d'imposantes falaises de granit, avec
des champs de neige plongeant sur des centaines de mètres. Le ciel est aussi proche que vous
ne pourrez jamais l'être de voler. C'est un paysage suspendu au toit du monde.
C'est aussi un endroit où les choses peuvent mal tourner, car le risque d'erreur augmente
proportionnellement avec l'altitude. Dans les parties les plus élevées de la forêt nationale
d'Inyo, il n'est pas possible de randonner beaucoup avant juillet (lorsque la neige fond) ou après
août (lorsque les orages éclatent et lorsque l'hiver revient). Pour les cancres de mon espèce, la
montagne propose un créneau étroit d'opportunités, plein d'imprévus. Il y a des risques de
déshydratation, de chevilles tordues et de mal aigu des montagnes. Les coups de soleil et les
engelures peuvent survenir le même jour, sans parler des orages qui éclatent rapidement ou des
angoisses qui vous assaillent.
6
Gary Snyder, The Practice of the Wild (San Francisco: North Point Press, 1990), 23.
Au début du mois de juin de cet été-là, Éric et moi, nous campâmes au point de départ du
sentier pendant plus ou moins une journée pour nous acclimater. Nous partîmes de Whitney
Portal, sur le versant est de la montagne, nous longeâmes le Lone Pine Lake, puis nous
installâmes notre camp de base tout près de la limite forestière, à Mirror Lake. Je ne connaissais
rien à la randonnée dans des conditions de neige et de glace à l'époque, et une tempête récente
avait laissé plus de neige et de glace sur le sentier que ce à quoi nous nous attendions. Nous
avions démarré plus tôt qu'il n'était sage, cet été-là, sans vérifier les conditions
météorologiques récentes, et nous étions arrivés sans tout l'équipement nécessaire. Tôt le
lendemain matin, nous fîmes halte à Consultation Lake pour attacher des crampons à nos
bottines, mais nous aurions dû avoir des crampons d'alpinisme à 12 pointes et des bâtons de
randonnée. Nous ignorions à quel point le monde changeait à quatre mille mètres au-dessus du
niveau de la mer. Je ressentais tout le poids de mon inexpérience.
Le sentier devint de plus en plus difficile, au fur et à mesure que nous gravissions les 99 lacets
entre Trail Camp et Trail Crest (à 3900 mètres d'altitude). Il s'agit là d'un tronçon de trois
kilomètres, celui dont les randonneurs se souviennent le plus. Plus vous montez et plus vous
êtes subjugué par la beauté pure du granit gris, de la neige blanche et du ciel bleu. Mais cette
pureté s'infiltre également dans l'âme. C'est ici malheureusement que je dus faire demi-tour, à
près de 500 mètres à la verticale du sommet.
Après avoir trébuché en dehors du sentier et m’être rattrapé à un rocher surplombant un
précipice abrupt, pour la première fois de ma vie, j’éprouvai un sentiment paralysant de vertige
face à une telle hauteur. Pire, un banc de nuages envahit les lieux, en formant un brouillard
tellement épais que j'avais du mal à voir plus loin que mes pieds. J'étais mort de peur. Par la
suite, en arrivant à un endroit où je devais enjamber ce qui ressemblait à un abîme en
contrebas, je fus dans l’incapacité de le faire. Éric continua sans moi, avant de revenir me dire
que j'étais passé à côté d’une vue époustouflante sur les Sierras à l'ouest et de l'itinéraire final
conduisant au sommet. Mais, rien n'aurait pu me pousser à aller plus loin, à ce moment-là.
Plus tard, le soir, alors que nous retournions au campement, exténués, un groupe de scouts
nous dépassa en redescendant du sommet. Je leur demandai jusqu'où ils étaient allés, en
pensant qu'ils n'étaient pas allés beaucoup plus loin que les lacets. À ma consternation, ils
signalèrent qu'ils avaient tous atteint le sommet, y compris le plus jeune d'entre eux, qui avait
douze ans. Je tombais des nues ! Cet échec m’apparaissait comme une remise en cause de ma
valeur en tant que personne, comme la confirmation d'un défaut plus profond dans mon
caractère.
Le fait de ne pas avoir atteint le sommet du Mont Whitney devint avec le temps la métaphore de
quelque chose de profondément important dans ma vie. La montagne qui n'a jamais été
escaladée est souvent la plus belle. Sa capacité à enseigner est exceptionnelle. Ce que nous ne
sommes pas en mesure d'atteindre s'avère parfois plus puissant que tout ce qui est à notre
portée.7 Pendant son périple en Asie, Thomas Merton fut frappé par la puissance incontournable
du Mont Kangchenjunga dans l'Himalaya. Il ne put le contempler que de loin, à Darjeeling, tout
en sachant que la vérité de la montagne résidait dans son inaccessibilité. "Il y a une autre face
du Kangchenjunga et de toutes les montagnes, qui n'a jamais été photographiée, ni reproduite
en cartes postales. C'est la seule face qui vaille la peine d'être contemplée", dit-il.8 C'est aussi
celle qui demeure à jamais inviolée, au-delà de tout effort humain pour y parvenir.
Thomas Merton et le Dalai Lama
La "montagne" la plus importante de notre vie n'offre pas l’orgueil de l'accomplissement, mais
bien les dons fâcheux de l'inadéquation et de l'incomplétude. Qu'il s'agisse de l’impossibilité
physique à parvenir au bout du sentier, d'une incapacité à répondre aux attentes des autres ou
du constat d’avoir trahi un être cher, peu importe, on apprend avec le temps que ce n'est pas la
fin. Chaque échec est une invitation à mûrir. Les erreurs sont des motifs de grâce, des
possibilités d’opter pour un autre chemin. Elles rendent possible le pardon. Ce n'est que dans
l'absence du succès que l'on peut se savoir aimé sans raison.
En psychologie, l'effet Zeigarnik, identifié par la psychologue russe, Bljuma Zeigarnik, souligne le pouvoir résiduel
de l'inachevé dans la vie d'une personne. On se rappelle mieux des tâches inachevées ou en suspens que celles
qui sont terminées. Voir Annie Van Bergen, Task Interruption (Amsterdam : North-Holland Publishing, 1968).
8
Thomas Merton, The Other Side of the Mountain: The End of the Journey, ed. Patrick Hart, in The Journals of
Thomas Merton, vol. 7: 1967–1968 (New York: HarperCollins, 1998), 284.
7
MARTIN LUTHER : UNE THÉOLOGIE POUR LES PÉRIODES D’ÉCHEC
Personne ne me l'apprit mieux que le moine augustinien du 16ème siècle, qui lança fortuitement
la Réforme protestante. Celui-ci fut pour moi comme un filet de sécurité pendant que j'essayais
de gravir une autre montagne au cours de ma première année d'études doctorales à Princeton.
Sans Martin Luther et sans sa théologie de la grâce radicale, je n'aurais jamais réussi à me frayer
un chemin à travers ce terrain académique périlleux.
Ma première année à Princeton fut l'une des plus difficiles de ma vie. Personne dans ma famille
n'était jamais allé à l'université, et encore moins n'avait tenté de faire des études supérieures
dans une ville de l'Ivy League avec une tradition à respecter. Ma mère n'avait pas dépassé la
première année du secondaire et mon père avait simplement terminé le lycée. J'étais intimidé
par les professeurs, comme par mes camarades de classe. L'autre étudiant admis avec moi
dans le programme, cette année-là, avait fait ses études à Harvard et Yale. De mon côté, j'avais
étudié à Florida State et au Fuller Seminary. Alors que j'avais lu des théologiens, comme
Reinhold Niebuhr et Paul Tillich, il connaissait personnellement "Reinie" et il avait dîné chez
Paul et Hannah.
Je ne me sentais pas vraiment à ma place. Au cours, les étudiants se vantaient de leurs relations
et ils racontaient des blagues avec la chute en latin. J'essayais de rire de façon crédible afin de
ne pas passer pour un abruti, mais il était flagrant que je n'étais pas à ma place. À la fin de
l'année, je prenais des tranquillisants pour éviter les crises de panique et je consultais chaque
semaine un psychiatre allemand à l'accent prononcé dans un hôpital des environs. Je n'aurais
pas survécu sans l'aide de la délivrance de la nécessité d'être parfait de Luther.
Martin Luther (1483-1546) naquit dans une famille de paysans allemands. Son père, qui
travaillait dans des mines de fer et de cuivre, aspirait à accéder à la classe moyenne. Fils
unique, le jeune Martin avait de grandes attentes à satisfaire et il grandit avec le sentiment qu'il
n'en ferait jamais assez pour plaire à ses parents ou pour prouver sa valeur. Il ne réussit pas ses
études de droit, comme son père l'avait espéré, et devenu moine (puis professeur de théologie),
il ne réussit pas mieux à plaire à Dieu. Malgré tous ses efforts, le jeune Luther ne réussit pas (du
moins à ses propres yeux) à gagner l'approbation des membres de sa famille, de ses
professeurs et de ses supérieurs, et même de Dieu. Il n'était tout simplement pas à la hauteur
des obligations qui lui étaient imposées.
Mais un soir de 1512, en lisant l'épître de Paul aux Romains dans la salle de la tour du cloître de
Wittenberg, il fut frappé par l’intuition d'un Dieu miséricordieux. Il réalisa soudainement que
l'acceptation de Dieu à son égard n'était pas fondée sur quoi que ce soit qu'il puisse faire. Il était
accepté uniquement pour ce qu'il était, aussi inadéquat et incomplet que cela puisse être. D'un
point de vue théologique, il parla d’une justification par la foi plutôt que par les œuvres. Tout ce
qu'il devait faire, c'était "accepter son acceptation", comme le dira plus tard Paul Tillich. 9 Luther
découvrit une relation à Dieu qui ne se fondait pas sur la Loi (et la rencontre d'attentes), mais
sur l'Évangile (l'assurance étonnante que Dieu se réjouit plus encore des pécheurs que des
saints).
9
Paul Tillich, The Courage to Be (New Haven: Yale University Press, 1952), 155–178.
Il se rappela alors la fois où, jeune étudiant à Erfurt, un gros boucher en tablier était sorti en
courant de son échoppe et l'avait poursuivi, lui et plusieurs autres garçons qui avaient regardé
dans la vitrine. Le boucher agitait frénétiquement des saucisses en les poursuivant, désirant les
offrir, mais les garçons méprirent son enthousiasme pour de la colère et s'enfuirent dans la
direction opposée.10 Pendant toute sa vie, Luther avait craint un Dieu colérique et exigeant, pour
découvrir en fin de compte que Dieu avait toujours voulu aimer et pardonner.
Saisi par cette vérité, le jeune théologien entreprit de critiquer la théologie de la grâce méritée
qui prévalait à son époque. Il remit en question le postulat suivant lequel on pouvait obtenir la
faveur divine en "respectant les règles" - en accomplissant des pèlerinages pour visiter les
reliques des saints, en achetant des indulgences, en observant des obligations religieuses d'un
ordre ou l'autre. Il craignait que l'Église ne soit devenue un puissant appareil de validation, axé
sur l'obtention de points religieux extérieurs, en négligeant l'intériorité du cœur. Luther écarta
par principe toute notion de perfectionnisme dans la vie spirituelle.11
"Apprends à connaître le Christ au point de désespérer de toi-même et de dire : Toi, Seigneur
Jésus, tu es mon bien, mais moi, je suis tes péchés ; tu as assumé ce qui me revient, et tu m'as
donné ce qui te revient’'12, conseilla-t-il à un ami. Incapable par sa propre volonté de satisfaire
aux exigences de la loi de Dieu, il accepta par la foi que Dieu l'avait déclaré bon sur la base de
ce que le Christ avait fait pour lui. Aussi, lorsque Dieu le regarda, Dieu ne vit que du bien. Cette
confiance le libéra pour devenir ce qu'on l’avait dit être. Il sut vivre selon la vision que Dieu avait
de lui, plutôt que de polir une vision de lui-même et de l'offrir à Dieu comme preuve de sa
valeur.
Les critiques du théologien de Wittenberg à l'égard des pratiques de dévotion superficielles, et
sa remise en question du rôle de l'Église dans la dispense de la grâce suscitèrent la controverse.
En 1517, il publia ses 95 thèses en vue d'un débat théologique, protestant contre la vente des
indulgences - des assurances qui réduisaient la punition temporelle d'une personne au
purgatoire pour des péchés déjà pardonnés. Dans le vif des débats, Luther remit en cause le
pouvoir de la papauté et son insistance sur l'autorité du Saint-Esprit qui s'exprimerait plus
largement à travers l'Église. Il fut excommunié en 1521.
La hiérarchie trouva la théologie de Luther permissive, voire cavalière, dans son traitement du
péché et de la désobéissance. Sa vision d'un Dieu gracieux menaçait de saper la nécessité de
l'effort dans la vie spirituelle. Elle semblait cautionner, voire encourager l'échec. Luther répondit
en citant l'apôtre Paul, qui reconnaissait que le caractère bouleversant de la grâce de Dieu
soulevait naturellement la question : "Péchons-nous ainsi pour que la grâce afflue ?" (Romains
6:1). "Bien sûr que non", répondit Paul. Mais dans les faits, il ajouta : "Vous êtes sur la bonne
voie en posant déjà cette question." L'échec est l'occasion du don extraordinaire de la grâce de
Dieu. O felix culpa (heureux péché), proclamait la liturgie médiévale - tragédie qui rend possible
Martin Luther, Tabletalk, trans. Theodore Tappert, in Luther’s Works, vol. 54 (Philadelphia: Fortress Press, 1967),
19–20.
11
Richard Rohr critique de la même manière une religion dirigée par l'ego et réglementant le comportement par des
systèmes d'appartenance conférant une approbation, en étiquetant et en catégorisant les individus comme étant
membres ou pas. "La religion à ses débuts’’, dit-il, ‘’est plus une question d'appartenance et de croyance que de
transformation’’. On the Threshold for Transformation (Chicago : Loyola Press, 2010), 276.
12
Extrait d'une lettre de 1516, citée dans Marc Lienhard, "Luther and the Beginnings of the Reformation", dans Jill
Raitt, ed. Christian Spirituality : High Middle Ages and Reformation (New York : Crossroad, 1987), 270-271.
10
un pardon si extraordinaire ! Julienne de Norwich osa même affirmer qu'au ciel, le péché
devient un motif d'honneur plutôt qu'un sujet de honte. La pécheresse reconnaît que son péché
avait été une "nécessité", la seule chose qui aurait pu la précipiter au bord d'un tel amour.13
Luther ne nia jamais que l'effort consciencieux devienne une attente subséquente dans la vie du
croyant. La foi, disait-il, se doit d’être active dans l'amour. Il ne s'agit pas d'être un doux rêveur
qui prendrait ses désirs pour des réalités. Les bonnes œuvres sont naturellement les fruits de
notre liberté en étant pardonnés, et non d'un sentiment de culpabilité, d'un besoin de plaire ou
d'un effort pour obtenir des mérites. La vie morale consiste à vivre à notre manière dans la
réalité que Dieu nous voit déjà être.
La théologie de la grâce de Luther se traduisit par une spiritualité très concrète et pratique. Il
soutenait que, puisque les croyants sont déjà des saints aux yeux de Dieu, chacun possède sa
vocation sacrée, pour ne pas dire sacerdotale, qu’il doit assumer dans le monde. Ils expriment
tout naturellement la joie et le zèle des personnes pardonnées dans les détails de leur vie
quotidienne. Luther et son épouse, Katie Von Bora, une ancienne religieuse, chérissaient leurs
six enfants. Ceux qui vivent une vie célibataire et "religieuse", ne sont pas les seuls à pouvoir
exercer une vocation divine, insistait-il.
Un soir, Luther et sa femme recevaient des étudiants de l'université de Wittenberg où il
enseignait. Après le dîner, ils discutaient de théologie en dégustant une bonne bière allemande
(sans aucun doute), lorsque Luther remarqua que le bébé qu'il tenait dans ses bras avait sali sa
couche. Tout en embrassant chaleureusement l'enfant, il déclara sur le ton de la plaisanterie :
"Regarde donc tout ce que nous supportons en t’aimant ! Combien plus Dieu doit-Il supporter
en nous aimant ?" Il s'excusa pour aller changer le bébé et revint pour rappeler à ses étudiants
que le travail d'un père qui change les couches est une vocation toute aussi sacrée que celle
d’un moine qui lit les saintes Écritures dans un monastère.14
J'aime le côté terre-à-terre de Luther. Au cours d'un après-midi typique, on pouvait le trouver en
train de parler de théologie devant une bière à la taverne de l'Aigle noir à Wittenberg. La tradition
rapporte qu’il avait une grande chope sur laquelle étaient tracées trois lignes : une pour les Dix
Commandements, une pour le Credo des Apôtres et une pour le Notre Père, et il se flattait de
pouvoir vider son verre jusqu'au Notre Père, alors que son collègue Agricola n'arrivait pas à
dépasser les Dix Commandements.15
Luther avait des manières assez grossières et franches. Il traitait le pape de ‘’bâtard florentin’’, et
ses préjugés à l'égard des Juifs étaient consternants.16 Mais en dépit de ses défauts, il possédait
un côté pratique et pragmatique, un sens de l'humour et une grâce décontractée qui mettaient
les gens à l'aise, tout ceci découlant de sa théologie d'un Dieu miséricordieux. Il mettait plutôt
l'accent sur le pardon que sur le jugement, comme les premiers Pères du désert.
Julian of Norwich, Showings, trans. Edmund Colledge and James Walsh (Mahwah, NJ: Paulist Press, 1978), 245.
Martin Luther, Tabletalk, 158–159.
15
Voir Roland Bainton, Here I Stand: A Life of Martin Luther (New York: AbingdonCokesbury Press, 1950), 298.
16
Tabletalk, 142–143.
13
14
LES PÈRES DU DÉSERT ET LES MANQUEMENTS DES PLUS JEUNES MOINES
Les chrétiens du désert étaient réputés pour leur discipline stricte en matière de prière et de
jeûne, mais en même temps, ils faisaient preuve d'une extrême bienveillance à l'égard des
fautes des autres, et en particulier de ceux qui étaient novices dans la vie spirituelle. En fait,
selon le théologien dominicain, Simon Tugwell, "les Pères du désert semblent être assez
désinvoltes par rapport à la moralité". À la consternation des moralisateurs les plus rigides, ils
semblaient presque inconsidérés dans leur manière d'excuser les erreurs de leurs frères.
Tugwell suggère que les moines pratiquaient une "spiritualité de l'imperfection", qui accordait
une bien plus grande valeur à l'humilité qu'à l’accomplissement. Comme le disait l'un des
premiers Pères, "il vaut mieux échouer avec humilité que réussir avec orgueil."17
Dans les Apophtègmes des Pères du Désert, beaucoup d’histoires évoquent la sensibilité des
moines plus âgés aux faiblesses des plus jeunes. Les anciens refusaient de les juger ou de les
humilier, interprétant toujours au mieux leur comportement, quel qu'il soit. Dans l'un de ces
récits, un jeune moine déroba une Bible de grande valeur dans la cellule d'Abba Gélase et
l'apporta à un marchand de livres d'une ville voisine pour voir combien d'argent il pourrait en
tirer. Le marchand lui dit : "Je vais me renseigner pour savoir ce qu'elle vaut, puis je reprendrai
contact avec vous."
Lorsque le moine revint, une semaine plus tard, le commerçant expliqua : "Il m’a fallu demander
à Abba Gélase, car il connaît la valeur de ces livres mieux que quiconque ici. Il m'a dit qu'il ne
fallait pas accepter moins de dix-huit pièces d'argent pour ce livre. C'est un livre d’une grande
valeur. Vous avez là quelque chose de précieux." ‘’Et c'est tout ce qu'il a dit ?’’, demanda le jeune
moine, tout contrit. ‘’Il ne vous a pas demandé qui voulait le vendre ?" "Non, il n'a rien dit",
répondit le marchand. Alors, le jeune moine rapporta la Bible au monastère et à Abba Gélase,
bien conscient qu'il avait trouvé là quelque chose de plus précieux qu'un livre de valeur. Il avait
trouvé le pardon d'un frère aîné.18
Dans une histoire encore plus intéressante, des anciens abordèrent un jour Abba Ammonas,
alors qu'ils comptaient bien confronter un frère défaillant à ses manquements moraux avec les
femmes, et ils demandèrent à Ammonas de se joindre à eux. Le jeune moine était effectivement
dans le pétrin. En fait, il y avait bien une femme dans sa cellule, lorsqu’il entendit que les
anciens arrivaient. Il la cacha dans un grand tonneau dans un coin. Lorsqu'Ammonas entra, il
comprit ce qui se passait et il s'assit sur le couvercle du tonneau pendant que les autres moines
cherchaient partout la coupable qu'ils s'attendaient à trouver.
Ammonas finit par dire : "Que signifie ceci ? Que Dieu vous pardonne d'avoir accusé
injustement ce pauvre homme." Après avoir prié, il fit partir tous les autres. Puis il prit par la
main le jeune moine défaillant et lui dit simplement : "Frère, tiens-toi sur tes gardes." Et ce fut
tout. Pas de sermon, pas d'humiliation. Il épargna la réputation du jeune homme devant les
autres, afin que le fautif puisse vivre dans la confiance qu'Ammonas avait en lui. Le vieux moine
sage savait qu'en nourrissant les jeunes âmes, "ce que l'on voit est ce que l'on obtient." Elles
grandissent plus volontiers dans la bonté que l'on affirme qu'elles ont déjà. Soit dit en passant,
17
18
Simon Tugwell, Ways of Imperfection (Springfield, IL: Templegate, 1985), 15, 2.
Sayings of the Desert Fathers, trans. Ward, Gelasius: 1, p. 46. Traduction adaptée.
on ne sait pas si Ammonas a également prié pour la femme et l'a renvoyée avec une
bénédiction. Nous ne pouvons qu'espérer qu'il l’ait fait.19
Jean Climaque, abbé du monastère du Mont Sinaï, insistait sur la nécessité d'accorder à chacun
le bénéfice du doute. Ne jugez jamais personne", disait-il, "même si vous la voyez faire quelque
chose de mal de vos propres yeux !'' Les apparences peuvent être trompeuses. Vous pouvez
vous méprendre. Ne jugez pas.20 La compassion des moines permit de faire ressortir le meilleur
de ceux qui, autrement, auraient pu être accusés, à juste titre. Leur compréhension du
comportement humain était profonde. Ils savaient que la critique nous ferme, à coup sûr. Mais
la confiance que les autres expriment à notre égard nous incite à devenir ce qu'ils voient en
nous.
Rudolf Dreikurs, un psychiatre adlérien et un pédagogue, exhortait régulièrement ses clients à
avoir le "courage d'être imparfaits".21 Il pensait que dans notre culture, le perfectionnisme était
devenu bien plus que la poursuite de l'excellence personnelle. Pour beaucoup, il était devenu le
seul moyen de s'accepter. Refuser de se juger soi-même, c'est donc favoriser une compassion
qui libère également les autres. La critique ronge l'âme comme un acide. La générosité d'âme
se décuple à l'infini.
Un des moines les plus rigoureux se plaignit un jour à l'abbé Poemen : "Que faites-vous avec ces
jeunes novices paresseux qui s'endorment pendant l'office ? Cela m'ennuie au plus haut point."
Poemen répondit : "A vrai dire, quand je vois un frère s'endormir, j'aime poser sa tête sur mes
genoux pour qu'il se repose plus confortablement. Je suis sûr qu'il a passé la nuit à prier et que
le pauvre homme a besoin de dormir."22 Poemen s'obstinait à ne voir que le bien chez les autres.
S'il est une chose qui illustre la grâce du message de Jésus de Nazareth, ce doit être cela.
Il ne s'agit pas de prendre les fautes morales à la légère, comme si celles-ci n'étaient pas plus
importantes que s'endormir à l'église ou rebrousser chemin, quelque part. En péchant, nous
choisissons de ne pas être qui nous sommes, le plus périlleux de tous les choix possibles.
L'échec moral constitue un déni de notre être le plus authentique. Dans la pièce de Robert Bolt,
Un homme pour l'éternité, Sir Thomas More explique à sa fille, Meg, qu'il y a des moments où
l'homme tient sa propre identité entre ses mains, comme de l'eau. "Alors, s'il ouvre les doigts, il
ne doit pas espérer pouvoir se retrouver."23 Trahir le cœur de son être, c’est mettre en péril son
âme même.
Pourtant, même alors ... surtout alors, comme le savent si bien ceux et celles qui prennent part
aux programmes des Douze Étapes des Alcooliques Anonymes, Dieu reste enclin à pardonner.
Là où subsiste le moindre désir d'authenticité et de changement, les fautes les plus graves
peuvent être réparées...car ce désir découle de ce qui est déjà là, dans les profondeurs de
l'âme. On n'aspirerait pas à la plénitude, si elle n'était pas une réalité préalable donnée par
Sayings of the Desert Fathers, trans. Ward, Ammonas: 10, p. 28.
John Climacus, Ladder of Divine Ascent, 156–157.
21
Voir Janet Terner et W. L. Pew, The Courage to Be Imperfect: The Life and Work of Rudolf Dreikurs (New York:
Hawthorne Books, 1978).
22
Sayings of the Desert Fathers, trans. Ward, Poemen: 92, pp. 179–180. Traduction adaptée.
23
Robert Bolt, A Man for All Seasons (New York: Vintage Books, 1990), 40.
19
20
Dieu. Le péché n'est donc jamais le dernier mot. En définitive, la grâce refuse de s'avouer
vaincue.
Pour Luther et pour les Pères du désert avant lui, le péché ne définit pas l'identité d'une
personne. Notre être le plus authentique s’enracine dans notre confirmation divine antérieure,
et pas dans le péché qui déforme ce que Dieu confirme. Ce n'est qu'en vivant cette certitude
que nous serons finalement libres de devenir plus pleinement ce que nous sommes déjà.
L'échec ne détermine pas l'identité d'une personne ; il devient au contraire la voie d’une plus
grande plénitude.24
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24
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➢ https://www.fichier-pdf.fr/2016/07/20/les-stades-du-developpement-spirituel-collectif/ (Collectif :
Les stades du développement spirituel)
➢ https://www.fichier-pdf.fr/2017/02/07/l-aboutissement-et-l-accomplissement-de-l-homme-collectif/
(Collectif : L’aboutissement et l’accomplissement de l’homme) , NDT.