AUTORITÉ SPIRITUELLE, CONSCIENCE ET VÉRITÉ KEN WILBER Dialogue extrait de ‘’One taste – Daily reflections on integral spirituality’’ "Ce n'est pas ce qu'une personne dit — mais bien le niveau à partir duquel elle le dit — qui détermine la vérité d'une affirmation spirituelle." C'était un jeune professeur, d'un collège local, et j'avais accepté de discuter avec lui pendant une heure environ, en fin d'après-midi. "Qu’entendez-vous par là ?’’, me demanda-t-il. " Eh bien, n'importe qui peut dire : " Toutes les choses sont Une ", " Tous les êtres sensibles possèdent l'Esprit ", " Toutes les choses font partie d'un grand réseau unifié de la vie ", ou ‘’Le Sujet et l'objet sont non duels ". N'importe qui peut dire ces choses. La question est de savoir si vous le réalisez directement et réellement. Parlez-vous avec une forme quelconque d'autorité éveillée, ou est-ce que ce ne sont que des mots pour vous ?" "Et si ce n'était que des mots ? Quelle importance cela a-t-il ?" "Eh bien, les réalités spirituelles n'impliquent pas seulement des déclarations sur le monde objectif, mais aussi des déclarations sur des faits subjectifs, des faits intérieurs - et pour que ces déclarations soient vraies lorsqu'elles sortent de votre bouche, vous devez être directement en contact avec ces faits supérieurs, intérieurs, ou bien vous n'êtes pas dans la vérité, aussi '’corrects’' que les mots puissent paraître. C'est l'état subjectif de celui qui parle, et non le contenu objectif des mots, qui détermine la vérité de ce que l'on dit." "D’accord, je vois. Mais pourriez-vous donner quelques exemples ?" Il griffonnait frénétiquement, mais je ne savais pas s'il prenait des notes ou s'il consignait ses propres pensées. "Bien. N'importe qui peut dire '’Toutes les choses sont Une'’. On doit donc déterminer l'état subjectif de conscience - ou le niveau de conscience - de la personne qui fait une telle déclaration pour pouvoir juger de sa valeur réelle en termes de vérité, de sa véracité. On doit connaître le niveau de conscience du locuteur pour savoir ce qu'il entend réellement par "Toutes choses". Veut-il dire que toutes les choses qui relèvent du niveau grossier sont une ? Que toutes les choses subtiles sont une ? Que toutes les réalités causales sont une ? Veut-il dire toutes ces choses prises ensemble ? Vous voyez, la simple affirmation "Toutes les choses sont Une" a en fait un certain nombre de significations très différentes, et ces significations dépendent, non pas du contenu objectif des mots - qui sont les mêmes dans chaque cas - mais du niveau subjectif de conscience du locuteur, qui varie considérablement. On peut ne faire qu'un avec tout ce qui se trouve à un niveau donné, mais qu’en est-il, s'il existe des niveaux plus élevés et plus profonds dont vous n'avez pas connaissance ? Vous ne faites pas un avec eux, vous voyez ?" ‘’D’accord. Alors, comment peut-on le dire ?’’ "Il y a plusieurs indices. La majorité des livres écrits sur la théorie des systèmes, Gaïa, la Grande Mère, l'écopsychologie, le nouveau paradigme, etc. sont tous écrits en référence à l'état de veille grossier. On peut facilement s'en rendre compte, puisqu’ils ne mentionnent jamais aucun des phénomènes qui relèvent du domaine subtil - rien sur les différents états méditatifs, les samadhis, les illuminations intérieures, les états extraordinaires du yoga du rêve, la Conscience transcendantale, et ainsi de suite. Ils ne mentionnent pas non plus les états encore plus élevés du sans-forme causal. Ainsi, lorsqu'ils prétendent être "holistiques" et "non duels", ils ne le sont pas vraiment, pas dans un sens complet. Au mieux, ils se situent au niveau du mysticisme de la nature, où la conscience est confinée à l'union avec l'état de veille grossier. C'est bien dans cette perspective, mais cela ne va pas très loin. C'est la plus superficielle des sphères de l'unité mystique dans le grand nid de l'Esprit." "Comment savoir si leur conscience dépasse le domaine grossier ?" "Une fois que la conscience devient assez forte pour perdurer de l'état de veille à l'état de rêve - quand vous commencez à faire des rêves lucides, par exemple, ou quand vous entrez dans différents types de savikalpa samadhi (méditation avec la forme) - un domaine totalement nouveau devient accessible pour vous à savoir, le domaine subtil - et cela se reflète immanquablement dans votre vie, vos écrits, vos théories, votre pratique spirituelle. Vous ne vous limitez plus à penser au domaine sensorimoteur grossier - votre dieu n'est plus simplement vert - mais un extraordinaire paysage intérieur s'ouvre à l'œil de l'esprit. Si vous êtes peintre, vous ne vous limitez plus à peindre des bols de fruits, des paysages naturels ou des nus. Vous pouvez peindre des scènes intérieures subtiles, comme dans le surréalisme et dans le réalisme fantastique, ou des objets de méditation intérieure, comme dans la peinture thangka tibétaine. Mais aucun de ces objets subtils ne peut être vu avec l'œil de chair." "Ainsi, si quelqu'un qui se situe au niveau subtil dit "Toutes les choses sont Une", il veut dire autre chose que ce que dit un théoricien du règne grossier." "Oui, de très différent. En général, lorsque quelqu'un, dont la conscience d'accès se limite au domaine grossier dit 'Toutes les choses sont Une', il entend quelque chose comme la théorie des systèmes ou l'écopsychologie - il veut dire que tous les phénomènes empiriques sont des aspects d'un processus unifié. Mais lorsque quelqu'un a également accès à la conscience du domaine subtil, il veut dire que tous les phénomènes empiriques et subtils sont des aspects d'un processus unifié. C'est une réalisation beaucoup plus profonde et plus vaste, qui transcende et qui comprend le domaine grossier." "Donc, sa conscience est en fait plus forte." "Dans un sens, oui. Sa conscience ne cesse pas au seuil de l'état de rêve. Grâce à son propre développement et à l'évolution de sa conscience, il peut rester "éveillé", même au cours du rêve - ou entrer dans des états profonds de savikalpa samadhi et ne pas avoir de blanc. Et cette "force" de la conscience devient encore plus grande au stade causal du développement, puisqu'on acquiert un genre de conscience constante ou la faculté de conserver l'état témoin, ce qui signifie que l'on est "éveillé" ou conscient au cours des trois principaux états - la veille, le rêve et le sommeil profond. La conscience devient donc de plus en plus forte, en se maintenant à travers de plus nombreux changements d'état, et cela se reflète inéluctablement dans votre vie, dans votre travail, dans vos théories, et ainsi de suite. Ces signes sont difficiles à manquer." "Oui, je le conçois. Donc, si vous êtes au niveau subtil, vous avez accès à... ?" "Au niveau subtil, vous avez accès à toute une pluralité de formes de mysticisme de la déité — illuminations intérieures, nada, shabda, divers samadhis ou états méditatifs, au saguna Brahman (la Déité avec forme), à la prière du cœur, au yoga du rêve, à la plupart des domaines du bardo, etc. C'est le domaine subtil du mysticisme de la déité. Parce que l'âme subtile transcende, mais comprend le domaine sensorimoteur grossier, au niveau du mysticisme de la déité, vous avez aussi accès au mysticisme de la nature, donc ils ne s'excluent pas. Mais les mystiques de la nature, de moindre niveau, ont tendance à penser que vous êtes cinglé." "Et le causal..." "C'est le foyer du mysticisme sans forme — le Vide pur, l'Abîme, le Non-Né, ayn, nirodha, nirvikalpa, jnana samadhi, le Nirvana classique ou la cessation. Cette expérience (ou cette "non-expérience") de la cessation est sans équivoque et indélébile. Et si quelqu'un a fait l'expérience directe de cet état et s'il écrit des livres spirituels, croyez-moi, il écrira à ce sujet ! Et vous sentirez intuitivement que cette personne sait de quoi elle parle." "Vous mentionnez aussi le non-duel." "Oui, une fois que vous dépassez le sans-forme causal - qui est le foyer du pur Témoin - alors le Témoin lui-même se fond dans tout ce qui est observé à travers les trois états. Le Vedanta appelle ça sahaja, l'union spontanée du nirvana (vide) et du samsara (forme). Les Tibétains parlent d’une Saveur Unique, toutes les choses, dans tous les états, ayant la même saveur divine. Les Taoïstes disent ziran, "de soi-même ainsi", ou parfaitement spontané. Ainsi, lorsqu’une personne ici dit "Toutes les choses sont Une", elle veut dire que chaque chose, dans le grossier, le subtil et le causal, a la même Saveur Unique. Et c'est très différent de quelqu'un qui n'est éveillé que dans le monde grossier et qui dit "Toutes les choses sont Une." "D’accord, je vois. C'est pourquoi vous avez dit que…’’ - il jeta un coup d'œil à ses notes - "c'est l'état subjectif du locuteur, et non le contenu objectif des mots, qui détermine la vérité de son propos." "Oui, c'est correct." "Nous avons donc un genre d'unité au niveau psychique, au niveau subtil, au niveau causal et au niveau non duel." "Essentiellement, oui. Et ceux-là ne couvrent que les formes transpersonnelles, transrationnelles d'unité ou d'union. Il existe aussi des formes primitives, prérationnelles, pré-personnelles d'"unité" ou de fusion. Il y a la fusion archaïque ou pléromatique, ou l'unité avec le monde physique (qui est typique de la première année de la vie). Il y a l'animisme magique, ou l'indissociation du sujet émotionnel et de l'objet, une sorte d'unité au niveau vital (typique des 1-4 ans). Et il y a le syncrétisme mythique, ou l'unité des fusions symboliques (typique des 4 à 8 ans). Bien sûr, comme l'a souligné Jean Gebser, ces modes primitifs de cognition - archaïque, magique et mythique - sont toujours disponibles pour chacun d'entre nous, même s’ils s'intègrent à des développements plus profonds. Et puis nous arrivons aux formes rationnelles de l'unité, comme la théorie des systèmes, qui sont atteintes par la raison mature (ou la vision logique)." "Pourriez-vous juste les énumérer tous ?" "La fusion pléromatique, l'animisme magique, le syncrétisme mythique, la théorie rationnelle des systèmes, le mysticisme psychique ou mysticisme de la nature, le mysticisme subtil ou mysticisme de la déité, le mysticisme sans forme ou causal, et la Saveur Unique non duelle." "Et tous peuvent prétendre quelque chose comme ‘’Toutes les choses sont Une’', et néanmoins vouloir dire quelque chose de complètement différent", ditil. "C'est ça." "OK, je vois, je vois." Il continuait de griffonner. "Ecoutez, voilà ce qu'il faut comprendre", ai-je suggéré. "Il y a eu récemment une abondance de livres sur la façon dont toutes les choses font partie intégrantes d'un tout unifié, dont nous sommes tous des mèches dans la trame de la vie, dont toutes les choses forment des aspects d'un grand processus unifié, dont le monde est un système organique vivant, etc. - qui sont toutes des variations de ‘'Toutes les choses sont Une'’. Mais cette affirmation est en soi tout à fait dépourvue de sens, comme nous venons juste de le voir. Sa vérité dépend entièrement du niveau de conscience de la personne qui la formule. Et cela signifie deux choses. D’abord, si vous lisez ces livres, essayez d'évaluer le mieux possible la profondeur réelle de l'auteur. N’importe qui peut dire : ''Tout est Un''. La plupart des livres écrits sur "l'unité avec le monde" le sont dans le cadre de l'animisme magique, du syncrétisme mythique ou, au mieux, d’une forme de théorie des systèmes rationnels. Essayez donc de trouver un auteur qui aborde les niveaux de conscience transrationnels, et pas seulement les niveaux rationnels ou prérationnels. Par ailleurs, l'auteur devrait surtout vous proposer des pratiques pour vous aider à vous éveiller à un niveau supérieur d'unité en vous-même. Pas juste une nouvelle description objective du monde - qui n'a aucune valeur à cet égard - mais une série de pratiques subjectives pour changer le niveau de votre propre conscience. Ces auteurs devraient donc être éveillés à une unité supérieure - psychique, subtile, causale ou non duelle - et ils devraient vous proposer des pratiques pour vous permettre de vous éveiller vous aussi. À tout le moins, ces auteurs devraient vous proposer, non pas simplement de nouvelles manières de traduire le monde, mais de nouvelles manières de transformer votre propre conscience. Et s'ils ne vous proposent pas directement ces pratiques, ils devraient vous faire comprendre à quel point elles sont d'une importance capitale."1 1 Dans la section ‘’livres’’ du site partage-pdf.webnode.fr, il y en a un bon paquet qui répond à ces critères, et le choix est assez varié, NDT. Je lui servis une tasse de thé vert, et nous contemplâmes en silence la lumière qui diminuait doucement, alors que le soleil disparaissait derrière les montagnes. Il semblait perdu dans une réflexion intense, comme s'il portait un casque invisible captant une musique que lui seul pouvait entendre. "Merci", dit-il finalement, et je le raccompagnai jusqu'à la porte. Partage-pdf.webnode.fr