la Chine en Extrême-Orient
de 1840 à 1914
par Jean-Baptiste Duroselle et Pierre Gerbet (1976)
L’orthographe des noms chinois obéit aux règles de lÉcole française dExtrême-Orient
utilisée en France jusquà ladoption du chinois pinyin en 1958 ;
ainsi limpératrice "Cixi" est-elle nome ici impératrice "Tseu-Hi", etc.
L'influence européenne s'installa au XIXe siècle presque partout en Afrique sans
rencontrer de résistance sérieuse. Il n'en fut pas de même en Extrême-Orient, région de vieille
civilisation et de fort peuplement qui, aps un long isolement, agit au contact occidental. Avec
une rapidité étonnante, le Japon, adoptant les techniques modernes, se transforma et devint une
grande puissance capable de défendre son indépendance et de jouer un le international.
L'immense Chine, par contre, fut beaucoup plus lente à faire sa révolution.
I. L'EXTRÊME-ORIENT ET LATRATION EUROPÉENNE
1. L'originalité de l'Extrême-Orient.
L'Extrême-Orient est formé par la façade orientale de l'Asie baignée par l'oan Pacifique et
subissant l'influence bienfaisante de la mousson qui lui confère une elle unité de climat. Une
humanité grouillante s'entasse sur des terres alluviales qu'elle cultive depuis des millénaires au prix
d'efforts incessants. La civilisation y est née dans la grande plaine de la Chine du nord et s'est
propagée au sud vers la Chine méridionale et la péninsule indochinoise, à l'est vers la Corée et le
Japon. Son expansion a été arrêtée au nord par le climat froid de la Sirie et à l'ouest par les
immensités arides de l'Asie centrale. La civilisation chinoise a ainsi marqué tout l'Extrême-
Orient.
C'est une civilisation du végétal, qui ignore presque complètement l'élevage part les porcs et
les volailles) et qui repose sur le travail de l'homme aussi bien pour la culture que pour les transports.
La nourriture est surtout le riz culti minutieusement dans des rizières irriguées , le blé et le
millet dans le nord. Le bambou sert à faire les objets, les maisons. Tout est fabriqué à la main. La
vie est dure en raison de l'hostilité de la nature (typhons, inondations, tremblements de terre au
Japon), du surpeuplement, des famines. "Avez-vous man ?" est une formule de salutation
habituelle en Chine.
L'Extrême-Orient apparaît ainsi comme une immense masse de paysans travailleurs, sobres et
résignés, repliés dans le cadre familial, fidèles à la tradition ancestrale.
Une civilisation très brillante s'y était velope, surtout en Chine, bien avant l'ère
chrétienne, puis au Japon à partir du VIe siècle après J.-C. La Chine était au Moyen Age très en
avance sur les pays européens ; elle connaissait la boussole, la poudre à canon, le papier,
l'imprimerie. Mais à partir des Temps modernes (XVIe, XVIIe siècles), cette civilisation s'était
figée et l'isolement dans lequel, après certains contacts décevants, la Chine et surtout le Japon
staient enfermés, leur avait interdit de participer à la grande transformation des idées, des
sciences et des techniques qui avaient renouveles pays occidentaux aux XVIIIe et XIXe siècles.
Ce sont des États et des civilisations archaïques qui vont subir le choc des Européens au milieu du
XIXe siècle. Mais les différences profondes entre la Chine et le Japon expliquent les réactions très
différentes de ces deux pays.
2. L'Empire de Chine.
L'Empire de Chine était immense, couvrant plus de 11 millions de kilomètres carrés. Mais la plus
grande partie de sa population (300 millions d'habitants probablement) était concentrée dans la
Chine proprement dite des "18 provinces". Son protectorat s'étendait théoriquement sur l'Empire
d'Annam et sur le Royaume de Coe. Les immenses territoires de Mandchourie, de Mongolie,
du Turkestan et du Tibet étaient des marches extérieures, presque vides, occupées militairement
pour prévenir des invasions de nomades de l'Asie centrale.
Cet immense "Empire du Milieu", si fier de sa supériorité sur les Barbares étrangers, était en réalité
très faible.
a) La société chinoise était en principe égalitaire. Elle ne comprenait pas de castes privilégiées
de nobles, de guerriers ou de prêtres. Les distinctions n'étaient fondées que sur la richesse (très
souvent les paysans pauvres étaient endettés vis-à-vis de riches propriétaires ou d'usuriers) et sur le
savoir, les Chinois étant particulièrement respectueux des lettrés, seuls capables de lire et dcrire.
L'individu comptait beaucoup moins que la famille, unité sociale, économique et même religieuse,
avec le culte des ancêtres.
La sociéchinoise était ainsi formée d'une multitude de cellules familiales, vivant sur elles-mêmes, observant
la morale prônée par le philosophe Confucius au VIe siècle avant J.-C. : la recherche de la perfection
intérieure, les bons rapports avec les voisins, la courtoisie, le respect aux parents. Cette attitude d'esprit
traditionaliste n'était guère propice au progrès matériel et la routine était la conséquence inévitable du culte
des ancêtres, puisqu'on aurait offensé ceux-ci en ne suivant par leur exemple.
Enfin cette société était indifférente à la vie publique : il était d'un bon fils de vole ltat pour
nourrir ses parents. N'ayant pas subi d'invasion depuis des siècles, les Chinois étaient très
pacifistes : ils considéraient les soldats comme des brigands, avec lesquels ils se confondaient
d'ailleurs souvent et leur patriotisme n'était que de la xénophobie.
b) Le gouvernement était théoriquement très fort, l'empereur était absolu, cumulant tous les
pouvoirs, servi par une administration hiérarchisée (gouverneurs de province, pfets, sous-pfets)
et une nombreuse bureaucratie. En alité, ses pouvoirs étaient, limités. La dynastie mandchoue,
installée depuis 1644 sous le nom de Tsing, était considérée comme étrangère.
La Chine ancienne. Un
mandarin siégeant à son
tribunal, l'accusé se pros
terne devant lui en
signe de respect.
Remarquer la natte
traditionnelle.
La dynastie était acceptée en raison du « mandat du ciel » qu'elle était censée avoir reçu, mais
une calamité naturelle (inondation, mauvaise colte) pouvait signifier, aux yeux des Chinois, que
l'empereur avait perdu la faveur divine. Le pouvoir central était affaibli par la gle de succession,
la signation de l'héritier donnant lieu à de sanglantes intrigues. Enfin, il exerçait difficilement son
autorité sur les provinces en raison de l'immensité des distances, de la lenteur des liaisons (il
fallait trois mois de chaise à porteurs pour aller de kin dans le Yunnan), de la faiblesse des
garnisons mandchoues et de la désobéissance des fonctionnaires, les mandarins. Ces derniers,
recrutés par des examens littéraires dont les programmes n'avaient pas changé depuis huit siècles,
étaient mal payés et corrompus.
Ainsi ltat manquait d'autori, de ressources, n'ayant gre de prise sur une société
indifférente et routinière. Devant un péril exrieur, les seules armes de l'Empire de Chine étaient
son immensité me et son énorme force d'inertie.
3. L'ouverture de l'Extrême-Orient.
Les Occidentaux avaient toujours été fascinés par l'Extrême-Orient. Au XIXe siècle, ils ne
rêvaient plus à ses ptendues richesses en métaux pcieux, mais à l'immense marché que
représentait sa population pour les industries européennes. C'est avant tout la Chine qui leur
paraissait intéressante.
Ouverture de la Chine. Or, les possibilités de commerce étaient des plus réduites. En Chine,
les commerçants, en majorité anglais, n'avaient de contacts qu'avec une corporation de marchands
du port de Canton. Au Japon, seuls les Hollandais avaient le droit d'échanger quelques
marchandises sur le petit îlot de Deshima, en face de Nagasaki.
L'Angleterre, qui voulait ouvrir le marché chinois et négociait vainement avec l'empereur, saisit
un prétexte l'interdiction faite aux commerçants britanniques d'introduire en Chine l'opium des
Indes dont l'abus devenait alarmant pour envoyer une expédition armée qui remonta le Yang-
Tsé-Kiang. L'empereur dut signer le Traité de Nankin (1842) qui cédait aux Anglais l’île de Hong-
Kong et ouvrait à leur commerce cinq ports chinois. La France et les États-Unis obtinrent les mêmes
avantages commerciaux en 1844 ; les autres pays d'Europe suivirent. Le gouvernement chinois
s’engagea à tolérer les missions catholiques.
II. LA STAGNATION DE LA CHINE
La Chine, au contraire, resta pendant un demi-siècle dans un état de stagnation, la population
manifestant son hostiliaux Européens et à la dynastie, impuissante à protéger le pays.
1. La crise intérieure et l'intervention des puissances.
a) La révolte des Taïpings. La dynastie mandchoue, qui avait perdu la face devant les
étrangers, s’affaiblit. L'empereur Hien-Foung (1850-1861), le "Néron chinois", se véla incapable.
Une énorme inondation, provoquée par le changement de cours du Hoang Ho qui déplaça son
estuaire du nord au sud de la péninsule du Chantoung, semblait signifier qu'il avait perdu le
"mandat du Ciel". Les populations du Sud, très hostiles aux Mandchous et aux étrangers, se
soulevèrent à l'appel de l'agitateur Houng qui se proclama empereur et s'empara de Nankin
dont il fit sa capitale. Ce fut la volte des Taï-Ping (secte de la "Grande Pureté", de tendance
collectiviste). Toute la Chine au sud du Yang-Tsé-Kiang échappait ainsi au gouvernement de
Pékin.
b) L'intervention européenne. Les résidents occidentaux, missionnaires et commerçants,
d'abord favorables à ce qui paraissait être un mouvement de novation de la Chine, furent
victimes de mauvais traitements, parfois massacrés. Français et Anglais exigèrent alors un
élargissement des trais. Une escadre remonta le Peï-Ho et contraignit le gouvernement de kin à
signer le Traité de Tien-Tsin (27 juin 1858), accordant aux Occidentaux le droit d'avoir des
ambassades à Pékin, la libre circulation des missionnaires, l'ouverture au commerce de onze
nouveaux ports. Mais le gouvernement chinois était décidé à ne pas tenir ses promesses : "les
Barbares ayant osé venir sur leurs vaisseaux jusqu'à Tien-Tsin, nos pnipotentiaires leur ont
fait une réprimande affectueusement re qui les a décidés à s'en aller", expliquait au peuple un
rescrit impérial. L'année suivante, les ambassadeurs furent accueillis à coups de canon. Une
seconde expédition franco-anglaise marcha sur kin en août 1860. Le néral Cousin-Montauban
dispersa avec son artillerie la cavalerie mandchoue au pont de Pa-Li-Kao (il sera fait comte de
Palikao). Les alliés entrèrent à Pékin le 13 octobre et, pour venger les tortures inflies à leurs
parlementaires, incendrent, sous les ordres du géral anglais lord Elgin, l'admirable Palais
d'Été. L'empereur s'étant enfui, le prince Kong signa le second Traité de Tien-Tsin, renouvelant
le premier, aggravé d'une indemnité. La Russie exigea alors les territoires situés entre l'Oussouri et
la mer (Traidu 14 novembre 1860) où elle fonda le port de Vladivostok. La Chine fut obligée
de créer, pour négocier avec les puissances étranres, un minisre des Affaires étrangères, le
Tsoung-Li Yamen, mettant ainsi fin au mythe selon lequel lempereur de Chine était le souverain
du monde entier.
2. Les tentatives de forme.
Battue par les Occidentaux, la dynastie mandchoue essaya cependant de s'appuyer sur eux pour
se maintenir contre les Taïpings et pour tenter de moderniser le pays
A Hien Foung, mort en 1861, succéda un enfant de quatre ans. Mais la régence fut exercée
par une femme énergique, rusée et sans scrupules, l'ancienne concubine Tseu Hi, assistée du
prince Kong, habile diplomate qui avait l'habitude des rapports avec les étrangers.
Tseu Hi voulait maintenir la dynastie mandchoue et l'absolutisme, aussi malgré son horreur
des étrangers, elle s'appuya sur eux pour rétablir l'ordre et son autorité L'armée chinoise,
équipée et encadrée par des Européens, écrasa la révolte des Taïpings qui, en quinze ans, avait fait des
millions de victimes (reprise de Nankin en 1864). En même temps Tseu Hi avait concéder un
certain nombre de privilèges aux Occidentaux : par souci de sécurité, ceux-ci avaient exigé
l'exterritorialité (les étrangers vivant en Chine n'étaient pas jus par les tribunaux chinois, mais
par leurs propres consuls) et des concessions dans les ports (quartiers habités par les Européens
et administrés par eux). Le service des douanes était géré par les Anglais : les marchandises
européennes entraient facilement et ruinaient l'artisanat chinois. Le ministre Li Hung Tchang
essaya de moderniser le pays par la construction de voies ferrées et de lignes télégraphiques en
encourageant les manufactures, en envoyant des lettrés en stage en Europe et en créant à Pékin un
collège pour leur enseigner les "sciences barbares". Mais il se heurta à dnormes résistances.
L'imratrice Tseu Hi redoutait une transformation qui compromettrait la dynastie ; les mandarins,
incapables d'évoluer, craignaient pour leurs charges ; la population, très xénophobe, arrachait les
rails des voies ferrées qui risquaient de blesser lchine du dragon sacré habitant sous la terre.
Des religieuses furent massacrées en 1870.
Le premier chemin de
fer français en Chine
(1886).
De part et d'autre
du
chemin de fer Decau-
ville à voie étroite, on
remarque les deux mo-
des de transport tradi-
tionnel : à gauche, la
brouette chinoise à une
roue; à droite, la chaise
à porteurs.
Malgré certains progrès (le commerce extérieur décupla de 1840 à 1880 et l'exportation de la
soie devint importante), la Chine ne réussit pas à se transformer.
3. Le démembrement de la Chine.
Aussi ne put-elle résister aux convoitises exrieures. Elle dut abandonner les "Etats
vassaux" éloigs et indéfendables : les Français s'emparèrent de l'Annam (1884-85), les
Anglais de la Haute-Birmanie (1885), le Siam se déclara indépendant (1893).
a) La guerre sino-japonaise. La Chine entra en conflit avec le Japon au sujet du royaume de
Corée, dont elle revendiquait la suzeraineté. Les Japonais y ayant débarqen 1894, elle déclara la
guerre le 1er août. Mais sa flotte de bois et ses guerriers armés de fusils à pierre et de lances,
cherchant à terroriser l'adversaire par des dragons en papier, ne purent rien contre la flotte et
l'armée modernes du Japon. Rapidement vaincue, la Chine dut, par le Traité de Shimonoseki (17
avril 1895), renoncer à toute influence en Coe, céder lle de Formose, les Pescadores, la
péninsule du Liao-Toung avec Port-Arthur, débouché de la Mandchourie, consentir des avantages
économiques aux Japonais, verser en huit ans une forte indemnité de guerre (le Japon occupant
Weï-Haï-W jusqu'au paiement complet).
Carte
: l'Extrême-Orient du milieu du
XIX
e
siècle à 1914.
Ci-dessus,
placard chinois anti-
euro
péen de 1891. Des patriotes assom-
ment les étrangers à coups de bâton ;
d'autres brûlent leurs livres en se bouchant
le nez
La paix de Shimonoseki inquiéta gravement le gouvernement russe, qui établissait le
Transsibérien depuis 1891 et convoitait Port-Arthur, port en eau libre alors que Vladivostok était
bloqué par les glaces quatre mois par an. Il voulait construire un embranchement du Transsibérien
vers Port-Arthur. Ces projets étaient compromis par les clauses du traité ; or la Russie ne disposait
que de 30 000 hommes en Extrême-Orient et l'acvement du Transsibérien rendait difficile
l'acheminement de renforts. Il était donc fort risqd'user de la force pour amener le Japon à
abandonner ses avantages. Le ministre des Finances Witte convainquit donc le tsar que, pour
amener le Japon à renoncer à Port-Arthur, il fallait une intervention collective des puissances.
Guillaume II, de plus en plus atti par l'idée que l’Allemagne devait avoir une politique
mondiale (Weltpolitik), sireux depuis 1895 d'acquérir un point d'appui naval sur la te de
Chine, accepta avec enthousiasme. La tâche de la Russie, dit-il à Nicolas II, est "de soutenir la
cause de la civilisation et de défendre l'Europe contre l'offensive possible de la race jaune. Dans
cette che, je t'aiderai toujours dans la mesure de mes forces".
La France n'avait guère d'intérêts dans l'affaire. Mais elle était l'alliée de la Russie et accepta
de faire une "démarche amicale" auprès du Japon.
L'Angleterre par contre sirait cultiver l'amitié du Japon. Elle refusa d'intervenir.
Le 23 avril 1895, les représentants de la Russie, de la France et de l’Allemagne à Tokyo
demanrent au gouvernement japonais d'abandonner la presqu'île du Liao-Toung. La Russie
envisageait de recourir à la guerre et la France se résigna à cette éventualité. Le 7 mai 1895, le
1 / 8 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !