Points de repère - Avant Scène Opéra

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Points de repère
Un opéra haendélien emblématique. Parmi la quarantaine d’ouvrages qui
s’échelonnent entre Almira (1704) et Deidamia (1740), c’est sans conteste Jules
César qui a le mieux survécu. Première pièce d’une véritable trilogie héroïque,
Jules César a été créé le 20 février 1724 au Théâtre de la Royal Academy of Music.
Lire l’Introduction et le Guide d’écoute d’André Lischke, p. 8
Londres et l’opéra baroque. À l’époque de la création de Giulio Cesare, Londres
est marquée par un climat effervescent qui oppose les partisans de l’opera seria
à ses détracteurs, dans un combat aussi bien esthétique que politique. Et les
« stars » comme il Senesino ou la Cuzzoni ne font rien pour affadir le débat.
Lire l’étude de Claude Hermann, p. 68
Le voyage en Italie. 1706 : Haendel part pour l’Italie. Pendant trois ans, il s’y
imprègne de rencontres artistiques, d’expériences esthétiques. Ainsi ce compositeur allemand deviendra-t-il un des grands représentants de l’opera seria
en Angleterre. Giulio Cesare sera un coup de maître – musical et politique.
Lire l’étude de Sylvie Mamy, p. 72
César et Cornélie. César est souvent associé à Cléopâtre. Figures héroïques passées de l’Histoire à l’opéra et au théâtre, au cinéma même. Mais au regard de
la construction d’un opera seria tel que Giulio Cesare, il est une autre figure
qui, par son humanité inattendue, échappe à la statuaire : c’est Cornélie.
Lire l’étude de Jean-François Labie, p. 78
Le bel canto baroque. Haendel fut l’un des grands maîtres de l’opera seria italien et de son esthétique fondamentale : le bel canto. Était-ce le résultat d’un
choix assumé, d’une influence subie ? Alain Arnaud examine ici les rouages
internes d’un style et les logiques tout aussi internes du compositeur.
Lire l’étude d’Alain Arnaud, p. 84
La version d’Oskar Hagen. Le Festival Haendel de Göttingen, qui existe encore
aujourd’hui, fut fondé en 1920. Et c’est grâce à lui que l’on put redécouvrir, en
1922, Giulio Cesare, alors disparu depuis longtemps. Mais était-ce vraiment Giulio Cesare tel que Haendel l’avait conçu ?
Lire l’étude d’Ivan A. Alexandre, p. 88
Une autre Cléopâtre. En 1742, Frédéric II de Prusse choisit Cleopatra e Cesare
de C.H. Graun pour inaugurer son nouvel opéra à Berlin. Près de vingt ans après
l’œuvre de Haendel, celle de Graun hérite de caractères baroques mais s’inscrit
dans une autre dramaturgie et une autre sensibilité, tributaires du style galant.
Lire l’étude de Julien Garde, p. 92
Giulio Cesare chez soi. La discographie s’est bien étoffée depuis notre première
édition en 1987. Le choix est vaste désormais pour satisfaire autant les amateurs de belle vocalité que ceux d’une esthétique baroque redynamisée. Côté
vidéographie, moins de versions, mais de vrais coups de cœur également !
Lire la Disco-Vidéographie comparée de Pierre Flinois, p. 100-110
1987-2011. Il y a 24 ans, la première publication de ce numéro accompagnait
l’entrée de Giulio Cesare au répertoire de l’Opéra de Paris et confirmait Haendel dans le champ de la musicologie et de l’édition françaises. On attend désormais Emmanuelle Haïm et la nouvelle production prévue au Palais Garnier.
Lire l’entretien avec Emmanuelle Haïm, p. 96
En couverture :
Sarah Connolly
(César) dans la
production
de David McVicar,
Festival de
Glyndebourne 2005.
Robbie Jack / Corbis.
En page de gauche :
Huguette Tourangeau
(César) et Joan
Sutherland (Cléopâtre),
Hambourg 1969. F. Peyer.
L’Avant-Scène Opéra n° 97
3
ARGUMENT
Numéros de la partition
« Viva, viva il nostro Alcide »
N ° 1, le Chœur, p. 11
« Presti omai l’Egizia terra »
N ° 2, César, p. 11
« Empio, dirò, tu sei »
N ° 3, César, p. 13
« Priva son d’ogni conforto »
N ° 4, Cornélie, p. 15
« Svegliatevi nel core »
N ° 5, Sextus, p. 17
« Non disperar »
N ° 6, Cléopâtre, p. 19
« L’empio, sleale »
N ° 7, Ptolémée, p. 21
« Alma del gran Pompeo »
N ° 8, César, p. 21
«Non è sì vago» N ° 9, César, p. 24
« Tutto può donna vezzosa »
N ° 10, Cléopâtre, p. 25
« Nel tuo seno » N ° 11
Cornélie, p. 26
«Cara speme» N ° 12, Sextus, p. 28
« Tu la mia stella sei »
N ° 13, Cléopâtre, p. 28
« Va tacito »
N ° 14, César, p. 30
« Tu sei il cor »
N ° 15, Achillas, p. 33
Acte I
Une grande plaine au bord du Nil. Un vieux pont enjambe le fleuve. Jules
César, vainqueur de l’Égypte, passe le pont, acclamé par l’assistance. Cornélie, épouse de Pompée, son rival vaincu, implore sa clémence. César
consent, à condition que Pompée dépose les armes. Mais Achillas, général en chef des armées égyptiennes et conseiller de Ptolémée, annonce que
ce dernier, afin de marquer son allégeance à César, a fait mettre à mort
Pompée et en a fait apporter la tête dans un vase. Cornélie et son fils Sextus sont atterrés, César lui-même est indigné par cet acte lâche et cruel.
Tandis que Curion, un tribun romain, essaie maladroitement de déclarer
son amour à Cornélie, celle-ci pleure son époux, et Sextus jure de venger
son père.
Pendant ce temps, Cléopâtre, sœur de Ptolémée, ambitionne d’être
reine d’Égypte. Son confident Nirenus lui apprend le meurtre de Pompée
par Ptolémée qui espère grâce à cela accéder au pouvoir. Mais Cléopâtre
est certaine que par sa beauté elle obtiendra de César tout ce qu’elle voudra. Lorsque Ptolémée apparaît, elle lui fait comprendre qu’il n’a aucune
chance contre elle. Achillas promet alors à Ptolémée d’assassiner César à
condition d’obtenir Cornélie en échange.
Dans le camp romain, César rend hommage aux cendres de Pompée. Une
jeune fille qui dit s’appeler Lydia et avoir été dépouillée de ses biens par
Ptolémée, lui demande assistance. C’est Cléopâtre, déguisée. César s’éprend
aussitôt d’elle. Curion, de son côté, éprouve les mêmes sentiments et se
dit prêt à renoncer à Cornélie pour Lydia. Cléopâtre et Nirenus constatent
avec satisfaction que le subterfuge a pris. Arrivent Cornélie et Sextus, qui
viennent récupérer l’urne avec les cendres de Pompée, et méditent le
meurtre de Ptolémée. Cléopâtre et Nirenus se proposent de les conduire
auprès de lui.
Au palais de Ptolémée, la première rencontre entre l’Égyptien et César
se passe dans une hypocrisie réciproque. Lorsque Cornélie et Sextus surviennent et accusent Ptolémée, il les fait capturer. Achillas propose à Cornélie de la libérer si elle accepte de l’épouser, mais se heurte à un refus.
Cornélie et Sextus sont séparés et se font leurs adieux.
« Son nata a lagrimar »
N ° 16, Cornélie et Sextus, p. 33
Acte II
« V’adoro, pupille »
N ° 17, Cléopâtre, p. 36
« Se in fiorito ameno prato »
N ° 18, César, p. 37
« Deh piangete »
N ° 19, Cornélie, p. 38
« Se a me non sei crudele »
N ° 20, Achillas, p. 39
6
L’Avant-Scène Opéra n° 97
Un bosquet de cèdres à côté du Parnasse et du palais de la Vertu. Cléopâtre prépare, avec l’assistance de Nirenus, une mise en scène allégorique
qui achèvera de subjuguer César. Elle lui apparaît sous l’aspect de la Vertu,
entourée des neuf muses, aux sons d’une musique céleste. César est de plus
en plus charmé et amoureux.
Dans le jardin du sérail de Ptolémée, Cornélie se désespère et repousse
les avances d’Achillas. Ptolémée, qui la convoite aussi, promet faussement
Introduction
&Guide d’écoute
par André Lischke
Lors de notre Guide d’écoute de Rinaldo (ASO,
n° 72), nous avons fait observer que l’opéra était
certainement le moins bien connu des genres pratiqués par Haendel, loin derrière les oratorios et
la musique instrumentale. Il reste que parmi la quarantaine d’ouvrages dramatiques qui s’échelonnent entre Almira (1704) et Deidamia (1740), c’est
sans conteste Jules César qui a le mieux survécu.
Première pièce d’une véritable trilogie héroïque,
et réalisée en l’espace d’un an, suivie de Tamerlano et de Rodelinda, Jules César a été écrit en 1723
et créé le 20 février 1724 au Théâtre de la Royal
Academy of Music, ayant entre-temps subi
quelques remaniements : par exemple le rôle de
Nirenus est venu remplacer celui de Bérénice, cousine de Cléopâtre. L’opéra fut repris en 1725, 1730,
1732, et connut du vivant de son auteur un certain nombre d’exécutions en Europe, notamment
trente-huit à Hambourg entre 1725 et 1737. Sa
nouvelle vie au XXe siècle commence le 5 juillet
1922, lorsqu’il fut repris par Oscar Hagen dans le
cadre d’une redécouverte générale de l’œuvre de
Haendel, qui vit la représentation d’une quinzaine d’ouvrages au cours de la décennie 19201930. C’est là que le rôle de Jules César fut transformé en baryton, en lieu et place du castrat alto
initial. Nous renvoyons, à propos de cette version,
à l’article d’Ivan A. Alexandre dans ce volume.
mand pour la Cleopatre de Kusser en 1691. Son
principal mérite est de présenter des personnages
psychologiquement bien typés et théâtralement
avantageux – n’insistons pas sur la conformité ou
la non-conformité à la réalité historique, malgré
le souci du librettiste de montrer qu’il connaît ses
classiques en introduisant dans le texte de César
le fameux «Veni, vidi, vici». César et Cléopâtre sont
tous deux juvéniles, le premier est davantage un
jeune premier tout feu tout flamme que le grand
homme d’État conquérant, encore que son courage physique, sa combativité et sa magnanimité
trouvent des illustrations convaincantes. Cléopâtre est une chatte lascive et malicieuse, espiègle
et décidée, mais capable aussi, dans les moments
tragiques, de faire montre de sentiments humains
véridiques. Cornelia, veuve de Pompée, est noble
et pathétique dans son affliction et dans sa fermeté à repousser toute avance ; Sextus est un
héros en herbe s’investissant de la mission de venger son père. Dans le camp adverse, Ptolémée et
Achillas sont tous deux des personnages négatifs,
dont la psychologie est rendue avec un art subtilement dosé de la caricature. L’un est orgueilleux,
haineux, calculateur et hypocrite, mais veule et
inconsistant ; l’autre est une brute obtuse et maladroite. Curion et Nirenus sont deux rôles secondaires, qui ont été supprimés en 1725.
De l’Histoire au théâtre
Richesses musicales
On connaît les avatars du livret que Nicolas
Haym avait aménagé à partir de celui de G.F. Bussani, écrit en 1677 pour le compositeur vénitien
Antonio Sartorio, et qui avait été repris en alle-
Le relief psychologique va de pair avec la richesse
de l’écriture mélodique. Que Haendel soit un technicien émérite de l’art vocal, ceci ne peut sembler
que normal pour quelqu’un ayant fait ses classes
«
ETENDUE DES VOIX
César
Cléopâtre
Cornélie
Sextus
Ptolémée
Achillas
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L’Avant-Scène Opéra n° 97
»
COMPOSITION DE L’ORCHESTRE
2 flûtes, 1 traversière
2 hautbois
4 cors
2 bassons
violons,
alti, violoncelles
basse continue
Sur scène, pour la Sinfonia de l’acte II :
viole de gambe, harpe, théorbe
Pour la Marche de l’acte III (1725) : trompette
ACTE I, SCÈNE 7
Recitativo
90 NIRENO
Récitatif
NIRENUS
Cleopatra, vincesti già di Cesare il core, tributario al tuo
volto amor ti rende, e tutto il suo voler da te dipende.
91 CLEOPATRA
Cléopâtre, tu as déjà vaincu le cœur de César. Sous le
charme de ton visage, il t’accorde sa flamme, et toute sa
volonté t’est maintenant soumise.
CLÉOPÂTRE
Cerchi pur Tolomeo con empietà di cor le vie del trono,
che a me d’avito regno farà il Nume d’amor benigno
dono.
Que Ptolémée, le cœur plein d’impiété, cherche à accéder au pouvoir, c’est à moi que le dieu de l’amour fera
don du trône de mes ancêtres.
N° 10 – Aria
92 CLEOPATRA
N° 10 – Air
CLÉOPÂTRE
Tutto può donna vezzosa,
s’amorosa
scioglie il labbro, o gira il guardo.
Ogni colpo piaga un petto,
se difetto
non v’ha quel che scocca il dardo.
Tutto può donna vezzosa,
s’amorosa
scioglie il labbro, o gira il guardo.
(Mentre Cleopatra vuol partire, vien ritenuta da Nireno.)
Une femme belle peut tout
si, d’un air tendre,
elle ouvre la bouche ou tourne les yeux.
Chaque coup atteint un cœur,
si ce qui décoche le dard
est sans défaut.
Une femme belle peut tout
si, d’un air tendre,
elle ouvre la bouche ou tourne les yeux.
(Cléopâtre veut sortir, mais Nirenus la retient.)
Recitativo
93 NIRENO
Ferma, Cleopatra, osserva, qual femmina dolente con
grave passo e lacrimoso ciglio quivi si porta.
Récitatif
NIRENUS
Attends, Cléopâtre, et regarde qui est cette femme à l’air
douloureux qui s’approche d’un pas accablé et les cils
mouillés de larmes.
« Tutto può donna vezzosa »
Dominique Visse (Nirenus) et Rosemary Joshua (Cléopâtre), mise en scène de Ursel et Karl-Ernst Herrmann,
Opéra d’Amsterdam 2008. M. Borggreve.
L’Avant-Scène Opéra n° 97
25
Sylvie Mamy
L’Italie au cœur
De Venise à Haymarket
1706 : Haendel part pour l’Italie. Pendant trois ans, il s’y imprègne de
rencontres artistiques, de personnalités musicales, d’expériences
esthétiques. Ainsi ce compositeur allemand deviendra-t-il un des grands
représentants de l’opera seria italien en Angleterre, à compter de son
Rinaldo créé à Londres en 1711. Treize ans plus tard, Giulio Cesare est
un coup de maître – musical et politique.
Haendel n’a guère plus de vingt ans lorsque, en
décembre 1706, il quitte son Allemagne natale et
entreprend, sur l’invitation du Prince Ferdinando
de' Medici, le voyage d’Italie. Dans la Péninsule, le
jeune Saxon se mêle aux milieux les plus aristocratiques de Florence, de Rome, de Naples et de Venise
que la Guerre de Succession d’Espagne (qui met en
jeu le Vice-Royaume napolitain) divise en deux camps
antagonistes: les partisans des Bourbons d’une part,
ceux des Habsbourg de l’autre. Ainsi, comme ses
confrères italiens, le compositeur allemand est ballotté des deux côtés du monde politique. Pour les
défenseurs de la cause franco-espagnole (le Grand
Duc de Toscane, la Reine Marie-Christine de Suède,
le Pape Clément XI, les cardinaux Ottoboni et
Colonna, le marquis Ruspoli – condottiere qui s’arme
contre les troupes impériales), Haendel compose
Rodrigo (représenté à Florence en 1707), les cantates
Mentre il tutto è furore et Oh come chiare e belle,
ainsi que l’Oratorio per la Resurrezione… Pour le
parti autrichien, en revanche, il écrit la musique de
Aci, Galatea e Polifemo, sérénade exécutée à Naples
en juillet 1708 qui célèbre à la fois les noces du duc
d’Alvito et l’accession du cardinal vénitien Vincenzo
Grimani au trône du Vice-Royaume napolitain. C’est
le même Grimani (représentant diplomatique de
l’Empereur au Vatican et donc tombé en disgrâce
auprès du souverain pontife francophile) qui écrit
72
L’Avant-Scène Opéra n° 97
le livret (anonyme !) d’Agrippina, satire anti-papale
mise en musique par Haendel et représentée à Venise
pendant la saison du carnaval de 1709-1710 sur la
scène du prestigieux Théâtre San Giovanni Grisostomo dont la famille du cardinal est propriétaire.
On peut donc dire que toutes les œuvres composées
par Haendel en Italie sont, pour qui sait lire, des transpositions allégoriques des épisodes belliqueux de la
course pour la succession au trône d’Espagne et au
Vice-Royaume parthénopéen 1.
Le stage italien
À Rome, Haendel participe aux « réunions » académiques où, depuis la vague de répressions théâtrales exercées par Innocent XII, se concentre l’essentiel des activités musicales de cette ville. Dans ces
cercles raffinés, se côtoient et dialoguent (dans un
langage souvent ésotérique) les aristocrates et cardinaux réactionnaires, les poètes liés (comme C.S.
Capece) au mouvement de réforme littéraire de
l’Arcadie, les musiciens et chanteurs virtuoses, les
compositeurs comme Caldara, Pasquini et Steffani
(probablement croisé par Haendel les années précédentes à Hanovre et à Hambourg) et comme, surtout, les deux figures centrales de la musique italienne à l’âge du baroque tardif : Corelli et
Alessandro Scarlatti.
Discographie
Concluant sans vraie joie sur l’état
de la discographie de Jules César en
1987 – sept intégrales, ce qui était
quand même exceptionnel pour un
opéra de Haendel alors –, j’appelais
de mes vœux une version moderne
sur instruments anciens menée
comme la musicologie baroque l’imposait déjà, et qui puisse associer à
ce parti nécessaire des voix au brio
digne de la partition la plus superbement vocale de Haendel. Cinq ans
plus tard, la situation avait déjà
considérablement évolué, avec la
parution des leçons de Nikolaus Harnoncourt et, surtout, de René Jacobs.
Dix-huit ans se sont écoulés depuis,
et le paysage a définitivement
changé, comme d’ailleurs l’état discographique de toute l’œuvre de
Haendel, qui n’est plus le désert d’antan.Vingt et une versions discographiques publiées à ce jour et six sélections proposent aujourd’hui un
portrait très éclaté de l’œuvre, sans
compter, fait plus marquant encore,
six versions vidéographiques qui justifient désormais la rédaction d’une
vidéographie parallèle. Jules César
fait, en matière de nombre de versions, toujours figure d’exception,
restant, hors les œuvres de Monteverdi, le plus enregistré des opéras
« baroques ».
Au fait, qui n’a donc dans sa discothèque, au hasard de quelque récital prestigieux, une de ces voix féminines majeures disant le plaisir d’une
écriture vocale faite pour les plus
grandes (l’exigence du souffle, entre
autres), et surtout si payante qu’on
ne pourrait, semble-t-il, se passer d’y
sacrifier quand on est grande justement. Voici Jules César indispensable
non plus à lui-même, non plus à la
gloire de Haendel, mais bien au
rayonnement des chanteurs.
Il n’en fut pas toujours ainsi, car
il serait faux de croire que pour ce
chant-là, il se soit maintenu une quelconque tradition. Tout un temps,
deux siècles, hors Le Messie et Samson peut-être, Haendel « was despised ». Il fallut, pour Jules César
comme pour Rodelinda et une vingtaine d’autres opéras, le travail
insensé d’Oskar Hagen à Göttingen
100
L’Avant-Scène Opéra n° 97
dès après la Première Guerre mondiale pour que survienne – en 1922
– la résurrection. Version abominablement édulcorée, arrangée, traduite, ajoutée autant que retranchée, mais version suffisamment
actuelle pour faire de « Es blaut die
Nacht » un tube et enflammer l’Allemagne de joie et de respect.
On y dit encore le faste des représentations berlinoises, avec Roswaenge, Runger, Klose ou, plus tard,
à Vienne cette fois, ce que firent
Schoeffler, Dermota, Hoengen. Rien
n’en reste, bien sûr. Au 78 tours, on
rencontrera Hans Hotter, la Cornelia de Emmy Leisner, la Cléopâtre de
Friedel Beckmann, c’est à peu près
tout. Et si rien là ne faisait vraiment
l’Histoire, on créait toutefois un premier standard, non « authentique »,
mais déjà bien élevé.
Qu’on se rassure sur les absents,
notre oreille aujourd’hui historiquement plus scrupuleuse ne supporterait plus guère ces géniales
adaptations: osez donc écouter, bien
plus tardive pourtant, et en direct de
Pompei, rien moins, Renata Tebaldi
swinguer « V’adoro, pupille » sur
fond d’orchestre napolitain, et vous
comprendrez aisément ce qu’il y a de
définitivement populaire dans
l’opéra de Haendel. Mais voyez plutôt Schwarzkopf dans le même air,
sur un rarissime Rococo – non réédité
semble-t-il – après lequel il faut courir, voler même : achèvement vocal,
frémissement d’émotion, un accomplissement, rien d’autre! C’est pourtant une chanteuse universelle qui
donne cette leçon. Universelle, c’està-dire non spécialisée, non
« baroque » ; mais c’était en des
années où cette terminologie n’avait
pas encore de sens. C’est bien cela
qui a changé dans le paysage.
Faut-il pour autant envoyer au
rebut notre passé lointain, nos
amours glorieuses, Della Casa et
Sutherland, et Seefried et Troyanos,
et Baker et Ludwig même? Profonde
erreur ! Si nos écoles baroquisantes
ont réussi d’incontestables démonstrations sur des œuvres de moindre
ampleur, il n’en reste pas moins vrai
qu’à ce niveau d’œuvre, le challenge
Pierre Flinois
interprétatif demeure toujours à
relever. Revenez, Mesdames, car c’est
bien pour vous qu’on écrivait un jour
de 1724 cette musique de stars: vous
vous appeliez Francesca Cuzzoni, et
Senesino, castrat certes, mais alto, et
surtout gloire absolue du chant orné,
coqueluche des salons et des
théâtres. Mais quoi, César, Cléopâtre,
c’est Rome et l’Égypte en deux
monstres sacrés incarnés qu’il faut ici
faire chanter. Et vous voudriez y
imposer quelque petite voix aigrelette des premiers temps du baroque
retrouvé ? Oh, il n’est plus question
ici de chant, mais bien de carrure
vocale. Et d’opéra, et non d’oratorio ; d’éblouissements donc. De fait,
quelques versions ont depuis quinze
ans réussi à proposer ce mélange
détonnant d’un style renouvelant
l’authenticité et d’une gloire vocale
impérative. Question de patience,
enfin récompensée. Voici donc l’histoire de cette lente résurrection,
enfin aboutie.
Nous n’avons pu nous procurer la
sélection Jochum 1955, non plus que
les intégrales Bonynge 1969, Mackerras 1979, Jenkins 2005 et Klosiewicz 2009. À suivre, donc.
1950-1967,
les années prébaroques
Peut-on écouter encore les premiers témoignages des années prébaroques ? Swarowsky, et Goehr
avant lui, les pionniers d’une époque
d’exploration, de redécouverte: dans
des conceptions raides des solistes,
suisses, viennois ou américains,
propres en tout cas (les meilleurs
sont à chaque fois Sesto, Friedrich
Brückner-Rübberger et Herbert
Handt) mais qui n’arrivent pas un
instant à susciter l’intérêt, à marquer d’un moindre souvenir. Estimables pour les informations qu’elles
offraient (avec énormes coupures
d’airs, et dans les airs, de da capo, et
sans récitatifs même) en un temps de
vide absolu, ces versions sont aujourd’hui obsolètes et plus évidemment
encore en-nuyeuses. Et introuvables
en tout cas en CD.
Inécoutables aussi les live d’alors :
Téléchargement