De l’exercice du pouvoir par SIDI MOHAMED BEN ABDELLAH Mustapha HMIMOU Dans cet article, nous voyagerons à nouveau dans le temps avec le diplomate français Chénier au Maroc de Sidi Mohamed ben Abdallah (1757-1790) au XVIIIe siècle. Et ce après avoir vu lu son témoignage sur la religiosité des Marocains à cette époque. Nous partirons avec lui afin de découvrir l’exercice du pouvoir par le sultan tel qu'il l'a vécu de près en tant que commerçant et en tant que diplomate, et l'a décrit dans son livre pour ses lecteurs français de son temps. Sujet que les chroniqueurs et les historiographes marocains n'auraient pas prêté attention et n'auraient parce que c'était pour eux une chose ordinaire dont ils ne savaient rien d'autre de différent, alors ils ne s’y sont pas arrêtés. A la différence de cet étranger qui fut commerçant, diplomate et intellectuel confirmé, du fait qu’il a écrit un ouvrage sur l'histoire du Maroc en trois tomes. Il était sans aucun doute familier avec les divers systèmes de gouvernement en Europe jusqu'à son époque. Notamment la monarchie élective de Rome antique puis son régime républicain où le pouvoir était partagé entre le Sénat et deux consuls élus par les patriciens puis par la plèbe aussi pour un mandat d'un an. A son époque, Chénier a connu le système de gouvernement de la République de Venise, celui de la République néerlandaise des sept provinces et la monarchie parlementaire de Grande-Bretagne avec la Chambre des lords et à la Chambre des communes, en plus du nouveau système républicain des États-Unis dès 1776 et enfin la monarchie de son propre pays, qui à l'époque, et autant qu'avant la révolution, le pouvoir législatif au mains du roi était soumis au contrôle du Parlement de Paris en tant qu'organe judiciaire suprême qui avait le choix d’admettre l’enregistrement de ses édits et ses ordonnances pour avoir force lois dans le pays ou les lui renvoyait afin qu'il puisse les reconsidérer, à moins qu’il ne vienne en personne pour les faire enregistrer de force dans ce qu’on appelait un lit de justice. Ainsi l’idée même de contrepouvoir existait dans les esprits de l’élite française grâce à l’enseignement de la très riche histoire politique des nations depuis l’antiquité. La révolution française de 1789 avait pour socle surtout cette riche culture politique chez la très large et puissante bourgeoisie savante qui en était l’instigatrice principale. C’est à la lumière de toute cette culture politique que Chénier a décrit pour ses lecteurs français le mode d’exercice du pouvoir par Sidi Mohamed Ben Abdullah. La terminologie utilisée dans son discours avec ses lecteurs à son époque ne nous est pas étrangère aujourd'hui, comme elle l'était pour nos ancêtres à son époque qui ne connaissaient que le système de gouvernement dans lequel ils vivaient. Leur parler du 1 pouvoir absolu, de la liberté, de la souveraineté, des trois pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif, de la codification etc… c'est comme parler à un aveugle des couleurs. Avec Chénier ce chapitre est donc édifiant pour tout marocain d’aujourd’hui. Soustendu par l’endémique lutte pour le pouvoir tous azimuts dans le monde musulman, ce fut ce mode d’exercice du pouvoir par tout souverain, qui fut la cause politique et culturelle du retard qu’a pris le monde arabo-musulman par rapport à l’Occident. Du régime politique : Chénier commence par dire à ses lecteurs français que le système de gouvernement au Maroc est le plus autoritaire qu'on puisse imaginer. Jugement qui n’aurait pas traversé l’esprit d’aucun marocain de son époque. Jugement qui pourrait paraitre assez sévère à bon nombre de marocains d’aujourd’hui. Et ce, faute d’un cursus aux collèges et aux lycées en histoire des peuples et des nations et surtout de leurs histoires politiques. Sinon, ils auraient su que l’humanité a vécu depuis l’antiquité, des monarchies électives, des aristocraties, des oligarchies et même des démocraties où a prévalu de puissants contrepouvoirs par la seule force de la loi et non pas celle l’épée. Et à ce sujet les seules œuvres de Machiavel sont assez édifiantes. Il s’agit en l’occurrence de son « Discours sur la première décade de Tite-Live » qui est hélas moins célèbre que « Le Prince ». C’est ainsi, de par cette même culture politique que Chénier justifie ces propos en disant que le souverain marocain n’est soumis à aucun principe immuable qui puisse entrer en conflit avec sa volonté ou qui puisse servir de base à la confiance publique. Assuré à priori de l'obéissance absolue de son peuple, il rassemble tous les pouvoirs en sa main. Ainsi tout dépend de son entière volonté. C'est lui qui légifère et change les lois selon son humeur, ses envies et ses intérêts. C'est là où le pouvoir suprême se joue de tout et semble n'avoir rien à craindre. Et une fois de plus, aucun chroniqueur marocain de la même époque que Chénier, et même très longtemps après, ne saurait apporter le même témoignage, puisqu’il ne connaissait que le régime politique autochtone de nature autoritaire endémique et croyait par méprise qu’il était le même partout au monde. Pour ample explication Chénier ajoute en s’adressant toujours à ses lecteurs français : le sujet marocain n'a rien à lui, pas même son opinion ni son existence. Son maître le dépouille de son bien et de sa vie quand il lui plait, il n'en est que le dépositaire. La fortune et le sort des hommes, dans un gouvernement aussi despotique, n'ont rien d'assuré. La richesse y est elle-même un crime capital, dont le despote punit le possesseur au gré de son avarice et de sa volonté. Cependant Chénier se trompe lourdement quand il dit que « .. dont le despote punit le possesseur au gré de son avarice et de sa volonté ». Sinon il aurait su que, faute d’une loi fondamentale reconnue par tous et qui confirme que le trône lui revient de droit sans nul autre, le souverain du Maroc était tout le temps à la merci d’un coup de force pour le détrôner au bénéfice d’un autre prince de la même famille, ou d’un tout nouveau prétendant, fondateur potentiel d’une nouvelle dynastie. 2 A l’inverse de Chénier, ce souverain ne savait que trop bien la lutte acharnée pour le pouvoir qui a prévalu entre ses oncles dont son père, après la mort de son puissant aïeul Moulay Ismaïl, comme ce fut le cas par exemple, entre les fils du non moins puissant et auguste sultan saadien Ahmed Almansour Addahbi. Sinon, en France par exemple, la dynastie capétienne a régné neuf siècles sans nul concurrent et sans interruption, depuis 987 jusqu’en 1892. Puis elle fut restaurée deux fois après la révolution. Et si aujourd’hui la France décide de restaurer la monarchie le trône reviendrait de droit à un capétien de la branche Bourbon sans nul autre, comme c’est le cas de nos jours avec la monarchie espagnole restaurée depuis 1975. Au Maroc, le nerf de la force pour conserver le trône et assurer la stabilité politique du pays ce fut l’argent. Ce qui faisait, comme le rapporte Chénier, que toute richesse amassée hors de son trésor constituait pour le souverain une menace éventuelle pour son trône, et constitue donc un crime capital à punir si vite par confiscation, non pas du tout par avarice ou cupidité, comme le croyait Chénier, mais plutôt pour assurer la sécurité de son trône et par là la stabilité politique du pays. Pourtant ce témoignage de Chénier, comme bien d’autres à venir, demeureront si édifiants pour tout marocain d’aujourd’hui et de toute époque à venir, qui par méprise continue à croire que le passé de son pays était bien meilleur que son présent. Et la suite lui prouvera encore plutôt le contraire. Puis Chénier d’ajouter qu’il peut y avoir en Asie des Gouvernements aussi arbitraires et aussi despotiques que celui du Maroc. Mais ils ne sauraient l'être davantage. Pour justifier ses propos une fois de plus il dit qu’en Turquie par exemple le sultan, considéré comme un Prince absolu, ne l'est pas tout à fait. Et là, il a eu le grand mérite de comparer le Maroc à la même époque, non pas avec les pays européens, mais plutôt avec la Turquie musulmane, qu’il ne connaissait que trop bien pour y avoir vécu assez longtemps, comme négociant et même comme notable dans sa communauté française. Il précise alors que le sultan turc est lié lui-même par les lois de l'état. Il s’agit en l’occurrence des lois établies pour la première fois par le sultan Soliman Ier (1520 – 1566). S’il est appelé « le Magnifique » en Occident, il est plutôt désigné par « le Législateur » en Orient. La loi suprême de l'Empire turc était la charia sacrée en tant que loi divine, et qui ne pouvait être modifiée par le sultan. Or le domaine législatif appelé Kanoun dépendait de la seule volonté du souverain. Il couvrait le droit pénal, fiscal et foncier. Soliman rassembla toutes les décisions faites par les neuf sultans précédents, et après avoir éliminé les doublons et choisi entre les textes contradictoires, il élabora un code légal qui ne violait pas les lois basiques de l'islam. Et c'est à travers cette structure légale que Soliman a réformé sa législation pour l'adapter à l'évolution rapide de son Empire. Il s’agit du code de lois dit kanun‐Osmani c’est à dire « lois ottomanes ». Ce code a duré plus de trois cents ans. De ce fait tout sultan 3 n'a plus de droit absolu sur la liberté et sur les biens de tout sujet que selon les lois de ce code qui sert à la fois de fondement à sa puissance souveraine, et de limites à son pouvoir. Pour ample explication Chénier dit que si le sultan turc oserait braver ce code, il cesserait d'avoir un droit à la souveraineté. Les peuples ne le respectent plus parce que la loi ne le reconnait plus légitime. Le corps des gens de loi à Constantinople, qui réunit le sacerdoce à la jurisprudence oppose une barrière à l'arbitraire du Souverain. C’était le contrepouvoir. Ce corps législatif influe sur les opérations civiles et politique décide de la guerre et de la paix, et le sort du Sultan a quelquefois dépendu de ses résolutions et de ses caprices. Pouvoir des savants en théologie : Au Maroc, les gens de loi, soit les érudits en théologie, ajoute Chénier, n'influent en rien sur le Gouvernement. Il n'y a aucun contrepouvoir. Si les Empereurs les consultent quelques fois c'est juste pour donner à leurs décisions plus de validité dans les moments difficiles. Tandis qu’en Turquie cette formalité est indispensable. Le Mufti doit donner son avis sur tout ce qui concerne l'Etat. Au Maroc, la volonté du Souverain ne connait point de bornes. Il fait la guerre et la paix à son gré. Ses décisions ne sont point subordonnées à un Conseil ou à un Divan comme en Turquie. Elles dépendent de sa convenance et de sa volonté. Il fait ce qu'il lui plait. Chénier précise toutefois, que le souverain ne peut aller jusqu’à commettre le sacrilège. Il ne violera pas ouvertement les convenances sacrées par la religion. Ce serait transgresser l'ordre de toutes choses et anéantir par là même son pouvoir. Tout serait perdu s’il cesse de respecter les préjugés sacrés. De la cour impériale : Chénier dit que la cour royale en Europe, qui est le centre de l'administration de l'État, est dite au Maroc Makhzen. Et littéralement le mot veut dire magasin. Il subsiste jusqu’à nos jours pour désigner tous les départements régaliens de l’Etat marocain moderne. Et quiconque attaché de près ou de loin au service du Souverain était dit makhezni. Et il précise que ses tâches ne sont qu'honorifiques. Les divers avantages qu'il en retire en sont tout le revenu. En d’autres termes, tout makhezni, quel que soit son rang, n’était pas rémunéré par le trésor du sultan. Il devait s’arranger pour se faire indemniser directement par les sujets du sultan. C’est ce que Chénier confirme en disant : Les secrétaires et les agents du prince, qui sont en grand nombre, n'ont ni état, ni rémunérations. Les voyages et les frais qu'ils font pour le service sont entièrement gratuits. Et le souverain s'en remet à leur adresse pour trouver les moyens de s'en dédommager. Parlant du sultan Sidi Mohamed à son époque, Chénier rapporte qu’il se présentait en audience publique à cheval à l'ombre d'un parasol porté par un écuyer, et entouré de ses principaux officiers et d'un nombre de soldats armés. Et ce parasol était l’unique signe distinctif de la royauté. Une telle audience est dite mechouar. On y annonce les courriers qui sont expédiés au souverain. On y rend compte pour lui les dépêches. Et ainsi en un 4 instant il sait ce qui se passe dans ses états, et donne les ordres nécessaires pour exécuter ses volontés. De l’absence de ministres : Selon Chénier toujours, l'Empereur n'a point de Ministres. Or, hormis la police et une certaine forme de justice, le pays n’avait pas de services publics en contrepartie des impôts. Comme un peu partout au monde il n’y avait au Maroc ni enseignement public ni santé publique ni même travaux publics. Et ce jusqu’au début de l’époque coloniale. Au centre du pouvoir le souverain voit tout par lui-même ajoute Chénier. Il s’occupe de tout ce qui se passe d’important dans sa capitale ou très loin dans ses provinces. Toutes les personnes qui sont à son service ne sont que les instruments d’exécution de ses volontés. Leurs tâches n’ont rien de fixe ni de suivi. L’un achève ce que l'autre a commencé. Et les ordres du même jour peuvent être souvent si contradictoires que celui qui les reçoit ne sait lequel il faut exécuter. De la réception des étrangers : Chénier se plaint toutefois de ces mêmes audiences publiques où le même sultan recevait en même temps des consuls, des négociants ou autres étrangers, dont il faisait partie. Leurs affaires s'y traitaient publiquement. Et il arrivait que Sidi Mohamed leur ordonnait de venir jusqu’à la cour à Marrakech ou à Fès. Et après leur avoir fait faire de longs voyages chers et pénibles, il les renvoyait sans qu'ils ne puissent en retirer aucun avantage pour leur pays, si bien qu’ils se demandaient pourquoi ils ont été ainsi mandés sans nécessité. L’administration provinciale : Parlant des caïds à la campagne et des pachas en ville, qu’il désigne comme gouverneurs, Chénier dit qu’ils s’occupent exclusivement de la police de leur circonscription, et qu’ils s’arrangent pour y accroitre leurs revenus par leur autorité en tirant parti surtout des altercations de leurs sujets. Chénier prend, peut être à dessein, le soin de ne pas qualifier les Marocains de citoyens, mais plutôt de sujets. Mais il a omis de signaler, comme le feront plus loin, d’autres témoins, que les pachas et les caïds s’occupaient surtout de la perception de diverses taxes et impôts. C’est par ce biais qu’ils arrivaient à amasser des richesses. Et il affirme une fois de plus que quand ces caïds et pachas amassent de grande fortunes, l'Empereur s’arrange toujours pour le savoir et prend le soin de les en dépouiller. De notre part nous en avons précisé ci-haut la raison politique. Toute richesse amassée par ses sujets représentait une menace pour son trône. Cependant Chénier n’y voit plutôt qu’un acte de justice qui tourne au bénéfice du trésor. Et portant il dit une fois de plus que dans ce Gouvernement, l'argent est à la fois le crime et la rémission du coupable. Des campagnes militaires du souverains : Et pour maintenir la paix dans son état, dit Chénier, Sidi Mohamed prend le soin d’apparaitre de temps en temps dans ses vastes provinces. De tels déplacements sont souvent dus aux plaintes de ses sujets contre ses agents d’autorité ou aux différends hostilités intertribales qui constituent pour le souverain des occasions pour leur faire payer des amendes. les différends qui nécessitent son 5 intervention se terminent toujours par lui verser quelques compensations en argent. Et ce ne sont pas ces divisions qu’il craint. Elles attirent juste son attention du moment. Au contraire, il est utile pour son autorité de les provoquer, ajoute Chénier, tant qu'ils renforcent le financement de son trésor. Ce sont plutôt les sporadiques et brusques révoltes contre son pouvoir dans ses provinces qui suscitent toute son attention. Voilà quinze ans qu’il était sur le trône, raconte Chénier, lorsqu’en 1772 il vit renaître le genre de révolutions qui avaient bouleversé le règne de ces prédécesseurs. Et il doit y faire face en personne. Chénier raconte enfin un événement dont il était témoin lors d’une audience royale en 1775, et qui l’a marqué. Il dit en l’occurrence : J’étais à l'audience publique à Meknės, lorsque l'empereur fit assommer à coups de bâton un gouverneur de la province du Rif. il lui fit ensuite couper les mains, et jeter son corps dans la campagne. Enfin, tout agité, il descendit de son cheval pour baiser la terre, et faire honneur à Dieu de cet acte de justice. Quand il fut remonté à cheval, il me fit approcher et me donna une audience assez longue. Chénier ajoute que ce Gouverneur fut puni ainsi comme traitre. Il a été soupçonné d'avoir quel qu’intelligence avec le Gouverneur de Melillia pendant le siège de cette place. Et il avait montré une désobéissance manifeste aux ordres du sultan. Source : Témoignages d'Européens du passé précolonial marocain . 6