Religion et religiosité au Maroc de SIDI MOHAMED BEN ABDELLAH Mustapha HMIMOU Dans cet article nous voyagerons dans le temps en compagnie du négociant et diplomate français Chénier au Maroc de Sidi Mohamed ben Abdallah (1757-1790) au XVIIIe siècle. Nous partirons avec lui pour découvrir une des faces de la vie au quotidien de nos ancêtres, telle qu'il l’a vue et l’a décrite dans son livre pour les lecteurs français de son temps. Il s’agit de leur religiosité et de leur pratique religieuse. Il lui a réservé un long chapitre de son ouvrage. Il y a évoqué leur rite, leurs superstitions, leur culte des saints, leurs fêtes religieuses, l'aumône, l'hospitalité et le mérite de leur résignation. Rite et superstition : Chénier dit que les Maures, pour dire les Marocains, suivent le rite malékite et observent la tradition rapportée dans le recueil de l’imam Al-Boukhari. Et comme il a fait un long séjour en Turquie, il s’y réfère souvent pour faire des comparaisons. En matière de religiosité il dit que les Marocains diffèrent légèrement dans la pratique. En plus de la mosquée où l’on prie, ils ont des chapelles ou confréries dédiés à des rites particuliers. On y récite chaque soir des passages du Coran ainsi que des prières propres. Il s’agit bien sûr des Zaouïas. Il trouve pourtant que leur religiosité est entachée d’un certain extrémisme, mêlé à des pratiques superstitieuses qui, selon lui, n’ont rien à voir avec la religion authentique, et dit qu’elles étaient gardées des anciennes religions ou reçues d'autres pays. Il ajoute enfin que c’est à cause de l'ignorance et de la crédulité que ces peuples ont confondues ces pratiques avec la vraie religion. Il s’agit surtout du culte des saints. Culte des saints : Selon Chénier, la superstition se manifeste chez les marocains, surtout par le culte exagéré des saints. Ils leur vouent la plus grande dévotion. Il dit avoir vu des gens qui semblent prier en se martyrisant et en se faisant du mal. Chose appréciée d’ailleurs par la population. Selon Chénier toujours une telle sainteté est plutôt une profession assez lucrative. Et il s’agit en général d’un héritage transmis de père en fils et parfois de maître à serviteur. Il dit qu’un saint bien effronté se fait passer avec aplomb pour un bon saint, tout comme le tailleur qui se vante d’être un bon tailleur. Il ajoute que leur nombre est d’autant plus grand que celui des idiots, des imbéciles voire des fous. Mais leurs prétendus miracles, ne sont faits que par les plus malins parmi eux. S’adressant à ses lecteurs français, il ajoute qu’il plait à ces peuples de croire que ces saints sont sous l'influence de l'esprit divin. C’est pourquoi Ils s'occupent d'eux par charité, ce qui les honore, commente Chénier. Et les malins en profitent en se faisant passer pour des aliénés et recevoir les mêmes soins. 1 Puis l’auteur dit avoir entendu parler d’une secte dans le sud dont les adeptes, dans l'extase de leurs transes violentes, dansent et s’agitent, dans une ivresse qui tourne à la folie, se précipitent sur tout ce qu'ils trouvent devant eux, et le déchirent en morceaux. Il raconte aussi qu’un groupe de ces fous ont déchiqueté un âne à belles dents et en ont dévoré la chair. Ainsi, ces témoins étrangers ne se sont pas limités dans leurs témoignages à ce qu'ils ont vu, mais ils ont même écrit ce qu'ils ont entendu. Et peut y avoir une certaine exagération à laquelle il leur plait d’y croire. Chénier ajoute que le respect des gens pour ces fourbes enragés est étonnant. Ils en prennent soin, les nourrissent, et apaisent leur fureur dans leurs moments de rage. Selon lui, la plupart sont des hypocrites qui méritent d'être punis pour les tromperies qu'ils font en profitant de la candeur des gens. A côté, affirme Chénier, il y a d’autres saints qui jouissent auprès des marocains d’un grand crédit du fait de leur grand savoir religieux, leur honnête abnégation et leur sincère piété. Ce sont les plus calmes. Il en vient généralement en ville, à cheval, devancé par un étendard, et suivi d'une foule de gens à pied qui accourent pour s’en approcher et baiser ses habits. Et ils se croient absous de leurs péchés d’avoir la main de ce saint passée sur la tête. Chénier ajoute que les demeures et les territoires de ces saints, morts ou vivants, sont depuis des temps immémoriaux, des asiles sacrés inviolables. S’y rendent les caravanes de passage pour leur sureté, sans que cela ne leur coûte rien. S‘y abritent les persécutés et victimes potentiels d’oppression, de tyrannie et des aléas de toute émeute ou révolution. Et s’y réfugient même des criminels pour échapper au châtiment des autorités. Le pouvoir du souverain et celui de ses représentants s’arrêtent aux limites de ces sanctuaires. Et selon Chénier toujours, il est de son intérêt de préserver ces croyances superstitieuses parmi ses peuples. Mais ce qu’il ne dit pas c’est qu’en violant la sacralité de ces lieux il risque de soulever contre lui des révoltes. Cependant ces saints n’échappent pas non plus aux pratiques superstitieuses. Chénier dit que les Marocains en invoquent certains pour guérir des maladies, d'autres les prient pour la fertilité de leurs terres, ou pour le succès de leurs entreprises. Les Marocains de la campagne surtout, s’engagent à leur faire don d'une partie des prémices de leurs récoltes. Et ils ne manquent jamais d’aller leur rendre visite en pèlerinage, et leur offrir comme promis les prémices de leurs fruits en guise de reconnaissance. Il y a aussi des saints qui prétendent eux-mêmes défaire la magie noire et soigner les morsures venimeuses. Et ce sont plutôt ceux-là les plus populaires, car on croit à leurs soi-disant prodiges. Et il y a même des saints à qui des femmes dédient des oraisons pour avoir des enfants. Chénier rapporte à ce sujet l’anecdote de la tombe d’un saint dans la montagne, près de Fès, qu’à la fois les Berbères et les Juifs prétendent être le leur. Et l’on raconte qu’en fait il s’agit d’un juif enterré là bien avant l’arrivée des arabes. Les femmes berbères et juives qui désirent avoir des enfants montent jusqu'à cette tombe au sommet de la montagne, parce que près de ce sanctuaire, il y a un arbre qui renaît depuis plusieurs siècles de son tronc. Ce qui leur fait croire que ce saint possède la baraka de la fertilité. 2 Or ces pratiques ne se limitaient pas au petit peuple. Elles s’étendaient aussi à l’élite au pouvoir. Chénier qui, de par ses activités de négociant et sa fonction diplomatique, la côtoyait de très près, explique de telles mœurs en son sein par la rigueur du mode de gouvernement qui règne toujours par la terreur. C’est ainsi que l’âme timide de ces collaborateurs cède fatalement à toutes les faiblesses dont elle est susceptible. Et il rapporte que l’on en voit certains aller avec des offrandes, trop loin de chez eux, invoquer la baraka de tel ou tel Saint afin d’obtenir, par son intercession, les grâces du Souverain, sa confiance, ou quelques privilèges ou bénéfices matériels. Chénier ajoute que parmi l’élite savante, les prédicateurs, les savants de la charia, les juges, et tous les intellectuels, jouissent d’une sainteté chez les Marocains. Leur vénération s’étend aussi à ceux qui, de toute condition sociale, ont fait le pèlerinage à La Mecque. Une telle vénération couvrait même au chameau qui a fait le voyage. Il était glorifié et entretenu sans travail, avec en prime le pâturage franc partout où il se trouve. Chénier a remarqué que la même vénération s'étendait également au clergé chrétien sur place. Il l’explique par le fait que le Coran y a fait allusion pour les louer 1 et par le fait qu’au VIIe siècle, le calife Omar a recommandé le respect des moines qui se trouvaient à Jérusalem à l'époque. Des fêtes religieuses : Selon le témoignage de Chénier, il parait que les usages des fêtes n’ont pas trop changé depuis son époque. Et ce du fait peut être qu’ils sont bien codifiés. Il s’agit en l’occurrence de la fête du sacrifice, celle de la fin du jeûne du ramadan, celle du Mouloud et celle du nouvel an de l’hégire. Chénier a toutefois noté que les Marocains, parce qu'ils sont soit plus pieux, soit moins enclins au travail, célèbrent chacune de ces fêtes pendant huit jours, au lieu de tout juste trois en Turquie. Il relevé aussi un bout de superstition dans la fête du sacrifice quand il dit que le mouton égorgé par l’empereur, juste après la célébration de la fête par la prière publique hors de la ville, est vite transporté à son palais par un cavalier. Et s'il palpite encore quand il arrive, cela est interprété de bon augure. Et ajoute enfin que comme ce n'est qu'un usage superstitieux, on n'en connait ni l'origine ni le motif. Il commenté aussi la fête du nouvel an de l’hégire. Et dit qu’elle est consacrée à faire les aumônes. Il s’agit de la zakat qui est plutôt une obligation bien codifiée, de sorte que le musulman qui s’en sait redevable est tenu de la calculer soit même au bout de chaque année lunaire pour la verser en général discrètement à ceux qui sont en droit de la recevoir. Quand Chénier confond la zakat avec les cadeaux du nouvel an chez les chrétiens l’on a un exemple du genre d’explication et de comparaison fausse et sommaire qui prête à sourire, et qu’un étranger de l’époque recevait au Maroc d’un interprète musulman illettré ou d’un juif ou d’un autre européen, juste pour simplifier. 1 Il s’agit peut-être des deux versets 82 et 83 du chapitre Al-Maaida. 3 Chénier ajoute que ce jour du nouvel an de l’hégire, beaucoup de gens sont empressées de recevoir, mais ceux qui sont en état de donner se tiennent enfermés par économie. Et ce n’est pas invraisemblable si la zakat se faisait d’une manière ostentatoire dans les rues ou sur la place publique. De nos jours les choses se passent plutôt et comme il convient, dans la plus grande discrétion. De l'aumône et l'hospitalité : Chénier a bien noté que l’hospitalité tout comme l’aumône relèvent toutes les deux de la pratique religieuse au Maroc comme chez tous les musulmans. il estime cependant que la générosité est plus élevée chez les Turcs au point que l’on ne voit chez eux que très peu de mendiants. Et il dit aussi qu’en matière d’hospitalité, les maisons en Turquie sont ouvertes à l'heure du repas à ceux qui veulent en profiter. Ce qui nous parait assez exagéré. et il ajoute que l’on trouve le même usage parmi les Marocains aisés. De la résignation : Chénier trouve que les musulmans semblent avoir sur les autres religions l'avantage d'une plus grande sujétion aux décrets du destin. Ils se sentent moins affectés par les aléas de la fortune, comme la perte de leurs biens ou de leurs bonnes situations. Il s’agit chez eux d’une plus grande soumission aux volontés divine. Ils croient fermement que tout, sans exception, est prédéterminé par ses décrets immuables. Puis commentant ce privilège, il trouve que Malgré cette conviction qui devait être une protection contre toute superstition, les musulmans et notamment les Marocains, s’y livrent complètement. Et il accuse les gens du culte, qu’il confond une fois de plus avec les prêtres chez lui, d'entretenir ces faiblesses afin d’augmenter leur crédit et de bonifier l’intérêt pour leurs talismans contre les maladies, les maléfices et l'influence des génies. Décrivant ces amulettes, il dit qu’il s’agit de petits parchemins de passages du Coran, courus dans des morceaux de cuir, de forme ronde, carrée ou triangulaire, que les clients superstitieux portent sur eux, ou font porter à leurs enfants, et même à leur bestiaux pour prévenir les mauvais présages. Et une fois de plus Chénier précise que ces peuples peuvent avoir adopté ces superstitions avant ou après l’islam auquel elles sont non seulement étrangères mais plutôt antinomiques avec la foi en la prédestination. le lecteur marocain pourrait se demander, à juste titre d’ailleurs, en quoi ce témoignage pourrait être édifiant puisqu’il ne rapporte que des faits qui subsistent encore dans son pays. en réponse il convient de dire qu’il prouve surtout que ces pratiques, qualifiées par l’auteur lui-même, d’étrangères à l’islam authentique, sont plutôt séculaires, et que pour cela ces époques passés ne méritent donc pas d’être si glorifiées comme le laissent croire les divers programmes scolaires et médiatiques. Il prouve surtout qu’en matière de religiosité du peuple, le présent est infiniment bien meilleur. Ces pratiques superstitieuses subsistent encore, mais elles sont en passe de devenir de plus en plus marginales d’une génération à une autre, grâce au système éducatif moderne et aux multiples médias démocratisés. Il prouve en l’occurrence que la modernité a été plutôt bénéfique en la matière, et non pas du tout corruptrice tous azimuts des mœurs, comme certains le prétendent pour justifier tout fanatisme religieux. 4 L’auteur Chénier a fini ce chapitre de la religiosité du peuple marocain par l’évocation du rite de l’inhumation de ses morts. Il n’y rapporte rien de spécial qui diffère du même rite d’aujourd’hui. Et il passe au système de gouvernement. Source : Témoignages d'Européens du passé précolonial marocain . 5