Du mythe ancien au mythe moderne loanna Constandulaki-Chantzou* C h a q u e été, l'actualité du mythe devient évidente au moment de la saison du théâtre d'Epidaure, lorsque les grandes figures mythiques et leurs poignants dilemmes ressuscitent sur scène. De plus, le mythe constitue le domaine de recherche par excellence en Littérature Comparée, étant donné qu'il a eu le privilège de dépasser le temps historique et de perdurer à l'échelle universelle. Comme le remarque pertinemment Jean Chevalier, «le mythe condense en une seule histoire une multitude de situations analogues; au-delà de ces images mouvementées et colorées comme des dessins animés, il permet de découvrir des types de relations constants, c'est-à-dire des structures». Le rôle du comparatiste consiste précisément à étudier le processus de transfert du mythe à travers les siècles et à travers les diverses cultures, ses survivances et ses représentations, les divergences et les convergences dans l'imaginaire aussi bien européen qu'universel du XXème siècle. C'est là que, précisément, nous constatons respectivement l'importance fondamentale du texte incontournable et du récepteur aussi bien au niveau du créateur qu'à celui du lecteur / spectateur modernes. Ces figures mythiques, chacune de manière différente, sont en relation avec le sacré et l'interdit. Dans tous ces grands textes, nous sommes en présence « d ' u n système de forces antagonistes», comme dirait Gilbert Durand. Le héros / protagoniste se trouve piégé dans un engrenage de forces violentes émanant d ' u n groupe compact, solidaire. En conflit avec son entourage, il doit se mesurer ou s'opposer à un ou plusieurs personnages / adversaires. Ses différends avec ceux-là ne peuvent être tranchés que par la violence, mettant ainsi en lumière toutes les forces obscures de l'inconscient humain. Ces figures archaïques, admirées ou contestées, remettent en question des valeurs éthiques dans le devenir * Professeur au Département de Langue et de Littérature Françaises de Γ Université d' Athènes. 135 IOANNA CONSTANDULAKI-CHANTZOU historique et politique d'une même aire culturelle. Quoique éloignées dans le temps, elles nous sont étrangement proches grâce à leur aura emblématique. Par leur portée diachronique, les mythes fondateurs de la civilisation gréco-latine deviennent des mythes modernes universels. Comment le texte moderne réussit-il à renouer avec la matrice archaïque ? Les spectacles actuels -fondés sur des traductions en grec moderne (comme dans d'autres langues: européennes, asiatiques...)- par leur processus de focalisation, confirment que le lecteur / spectateur du mythe rencontre les archétypes à travers la voie de la traduction de qualité. Si, à travers le temps, l'histoire de tel héros ou de telle héroïne s'est diversifiée, il /elle demeure dans l'imaginaire collectif un symbole. Le symbole de tel vice ou de telle vertu. Ainsi, Hélène / la beauté infidèle, 'Edipe / l'inceste, Médée / l'infanticide, Oreste / le matricide, Antigone / le devoir... Le personnage qui dit «Je» est ambivalent puisqu' apparemment c'est le héros /l'héroïne qui parle, tandis qu' en réalité c'est u n créateur ancré aussi bien dans son siècle que dans les siècles lointains. C'est un langage créé, imaginé, qui est attribué au héros / à l'héroïne choisi(e). Comme si l'écrivain avait pu entrer dans la peau du personnage, dans le for intérieur de celui-ci. Les symboles réinventés par la puissance imageante des artistes, des poètes, des musiciens, des peintres, des sculpteurs, des cinéastes... se trouvent en étroite relation avec l'imaginaire européen et universel, ce qui nous amène à certaines remarques. Nous savons bien ce que doivent la musique et les arts plastiques de la Renaissance et du XVIIe siècle classique comme d'ailleurs les siècles suivants jusqu' au nôtre, à l'antiquité. L artiste se fonde sur des textes. Il effectue un choix, un «découpage» chronologique parmi les faits qu'il veut représenter. Il s'efforce de reconstituer le fil de l'existence de son personnage et de lui donner la cohérence d ' u n e vie humaine de son époque. Aussi bien au théâtre qu'à l'opéra, le texte est sous-tendu et renforcé par le spectacle vivant sur scène. Celui-ci est enrichi grâce au décor et à la mise en scène, et, dans le cas de l'opéra, sensiblement amplifié par la 136 Du MYTHE ANCIEN AU MYTHE MODERNE musique. Si bien que la distance temporelle est annulée, les passions originelles colportées et le processus tautologique, quant au récepteur, accompli. Le mythe de portée universelle connaît une brillante réactivation dans la création littéraire et artistique du XXe siècle. Dans ce contexte, le rôle du Groupe des Six est déterminant durant la première moitié du XXe siècle. Darius Milhaud compose les opéras Les Euménides, Médée, les opéras-minutes L'Enlèvement d'Europe, L'Abandon d'Ariane, La Délivrance de Thésée et les musiques de scène L'Orestie d'Eschyle, Agamemnon, Les Choéphores, Protée. Eric Satie s'inspire des textes de Platon, traduits par Victor Cousin, pour son Socrate. Germaine Taillefer crée La Cantate du Narcisse d'après Paul Valéry, Arthur Honegger Phèdre et Antigone, enfin, Georges Auric Phèdre. Mais aussi comment ne pas citer le ballet et la suite pour orchestre Daphnis et Chloé de Maurice Ravel comme l'oratorio Oedipus Rex d'Igor Stravinsky, son mélodrame Persephone (sur un texte d'André Gide) et son ballet Orpheus. Au théâtre, Jean Giraudoux dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, met en scène la vie politique internationale des années '30 : en 1933, Hitler devient chancelier du Reich et, en 1935 —lorsque Jouvet monte la pièce— l'Italie mussolinienne entre en guerre avec l'Ethiopie. La Ile guerre mondiale se profile à l'horizon. Ainsi, le mythe d'Antigone, d'après la pièce de Sophocle, revient sur scène grâce à Cocteau, Brecht et Anouilh (en passant par les versions de Rotrou de 1638 et d'Alfieri en 1776). Plus particulièrement, en 1944, l'Antigone d'Anouilh devient une figure emblématique de la Résistance, tandis que Créon représente l'Etat vichyste et le compromis. Nous pouvons ainsi apprécier et évaluer la manière dont un symbole grec, par exemple, fonctionne dans un contexte national et idéologique différent. Dans son Electre, Jean Giraudoux —après Crébillon (en 1708), Perez Galdós (en 1901), Hugo von Hofmannsthal (en 1905), Eugene O'Neill (en 1932)- donne une nouvelle version du mythe que nous ont laissé Homère, Eschyle, Sophocle et Euripide. En 1943, Jean-Paul Sartre renouvelle ce 137 IOANNA C O N S T A N D U L A K I - C H A N T Z O U même mythe dans sa pièce Les Mouches et, justifiant le crime d'Oreste contre l'abus de pouvoir et la tyrannie, lui attribue une dimension philosophique relative à la notion fondamentale de la liberté. Après Γ Hippolyte d' Euripide, Racine, Yannis Ritsos et Jules Dassin réactivent le personnage de Phèdre. Il en est de même du personnage de Pygmalion renouvelé par Bernard Shaw et le film de My fair lady. Nous devons une nouvelle Médée à Pier Paolo Pasolini, le grand cinéaste italien et à Maria Callas. Celle-ci a d'ailleurs interprété cette héroïne, d'après l'opéra de Cherubini, aussi bien à Londres en 1951 qu'à Epidaure en 1961, parmi d'autres représentations. Il y a aussi eu une Médée japonaise et récemment, grâce au grand metteur en scène grec d'origine chypriote Michalis Kakoyannis, une Médée espagnole interprétée par Nouria Espert. Ces dernières années, le Mégaron (le Palais de la Musique à Athènes) a consacré des cycles entiers aux mythes d' Hélène, d'Electre, d'Andromaque. «Les mythes sont faits pour que l'imagination les anime» remarquait Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe. Nous pouvons nous interroger sur le sens de cette modernisation des mythes. La richesse et l'ambiguïté du mythe même permet de multiples interprétations. Traitant de l'universel, il traite du particulier. Le mythe invite à une pluralité de lectures, selon les circonstances de sa réactualisation. Ces figures hors du commun, à demi occultées par la distance temporelle et tout un potentiel de facteurs que nous ignorons, baignent dans un clair-obscur qui contribue à constituer une sorte de «cristallisation» quant à l'imaginaire du XXe siècle. Si la réinterprétation des mythes renouvelle les textes et les arts, inversement, les textes et les arts renouvellent les mythes. Par sa souplesse, son adaptabilité à chaque siècle, à chaque créateur / récepteur, le mythe perdure en évoluant, ouvrant ainsi des perspectives toujours nouvelles. Si dans les sociétés archaïques les divers mythes constituent u n code commun, de même, dans le monde moderne, il existe un code commun d ' u n e extrême richesse, transmis de siècle en siècle grâce à Mnémosyne. En paraphrasant Jean Cocteau, nous pourrions dire que «le mythe à la longue devient vérité». ,38