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NRP ILE DES ESCLAVES mars21 seq1 marivaux-1

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Séquence 1re Séries générales et technologiques
Séquence 1re
Séries technologiques
Marivaux,
L’Île des esclaves
Par Françoise Rio, professeure de Lettres au lycée Jeanne d’Albret (Saint-Germain-en-Laye)
Objet d’étude : Le théâtre du xviie au xxie siècle
Parcours associé : Maîtres et valets
Présentation
Sommaire
Étape 1. À l’abordage : découvrir L’Île et ses
personnages
Séance 1 : Il était une fois L’Île des esclaves (activité
d’appropriation et de contraction de la pièce)
Séance 2 : La règle du jeu (explication linéaire de la tirade
de Trivelin, scène 2)
Séance 3 : Les personnages en mots et en images (activité
d’appropriation)
Étape 2. L’île de la sensibilité : une comédie
thérapeutique
Séance 4 : L’épreuve du portrait (explication linéaire
de la scène 3)
Séance 5 : Jeu de rôles et cure de larmes (entraînement
à l’essai)
Séance 6 : Le triomphe de la sensibilité (explication linéaire,
scène 11)
Séance 7 : L’impossibilité d’une île : une utopie des
Lumières ? (Histoire littéraire)
Les
+ numériques
Dans cette séquence, vous pourrez exploiter
les ressources multimédia suivantes, disponibles sur
le site NRP dans l’espace « Ressources abonnés ».
Rendez-vous sur http://www.nrp-lycee.com.
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Séance 1. Analyse du résumé de la pièce par
La Barre de Beaumarchais
Séance 2. Inventer des situations de « monde à
l’envers
» SEPTEMBRE 2017
NRP
LYCÉE
Séance 6. Explication linéaire de la scène 11
NRP LYCÉE
MAI 2021
La Barre de Beaumarchais, journaliste contemporain de
Marivaux, présentait L’Île des esclaves comme un « petit bijou »
(dans l’une de ses Lettres sérieuses et badines, 1733, voir séance 1).
Cette comédie en onze scènes réalise en effet la prouesse d’être à
la fois l’une des plus brèves pièces du dramaturge, d’une écriture
très accessible aux jeunes lecteurs, et d’offrir un condensé de son
esthétique théâtrale et des questions philosophiques dans l’air du
temps des Lumières naissantes.
À la suite d’un naufrage, Iphicrate, seigneur grec, et son esclave
Arlequin accostent sur une île en même temps qu’Euphrosine
et son esclave Cléanthis : ils découvrent un monde à l’envers où
maîtres et esclaves échangent leurs conditions. Le titre, l’argument
et la scène d’exposition ouvrent la piste d’une robinsonnade utopique que la suite de la pièce va cependant déjouer. L’esclavage
dont il s’agit n’est pas celui de la Grèce antique ou de la traite
moderne, mais la transposition du rapport entre maîtres et serviteurs, topos théâtral dont Marivaux exploite les vertus comiques
et satiriques en s’inspirant de la commedia dell’arte. L’inversion
des rôles permet de multiples jeux de théâtre dans le théâtre qui
se donnent comme une épreuve thérapeutique : le but n’est pas
encore de renverser l’ordre social mais d’éveiller l’empathie pour
humaniser les relations de pouvoir. Contrairement aux autres comédies de Marivaux, ce n’est pas l’amour qui est au centre de l’intrigue
– hormis une ébauche parodique dans les scènes 6 à 8 – mais bien
un cheminement vers le triomphe du cœur et de la sensibilité.
Destinée aux classes de premières technologiques, la séquence
vise à analyser les étapes de ce cheminement. Tout en exerçant les
futurs bacheliers aux exercices de l’EAF, elle privilégie les travaux en
binômes ou en groupes pour favoriser l’appropriation de la pièce
et la réflexion sur les questions théâtrales et philosophiques qu’elle
soulève.
Séries technologiques
Séquence 1re
ÉTAPE 1. À l’abordage : découvrir L’Île et ses personnages
Il était une fois L’Île des
esclaves
SÉANCE 1
Support : L’ensemble de la pièce et le résumé de La Barre de
Beaumarchais, extrait des Lettres sérieuses et badines (1733)
Modalité : Résumé oral de l’intrigue par les élèves en groupes
Objectifs :
– S’assurer de la compréhension littérale de la pièce
– S’initier à la contraction de texte
– S’exercer à la prise de parole expressive
Durée : 2 heures
Préparation de la séance
Un délai d’une dizaine de jours est nécessaire pour préparer à la
maison le travail individuel de lecture puis de réalisation collective
d’une présentation de la pièce. Les élèves se répartissent au préalable par groupes de quatre à neuf selon l’effectif de la classe. Chaque
groupe tire au sort une modalité de présentation orale de l’action de
L’Île des esclaves, sous forme par exemple de :
– conte, commençant par « Il était une fois … »
– article de critique théâtrale, datant de 1725 ou bien d’aujourd’hui
– interview croisée des cinq protagonistes
– présentation d’un jeu de rôles, d’une émission de télé-réalité ou
d’un jeu-vidéo inspirés du dispositif de la pièce.
Quelle que soit la modalité attribuée, la présentation devra comporter une dizaine de citations exactes de la pièce.
Déroulement de la séance
Ce travail vise à faciliter la compréhension de l’intrigue tout en
entraînant les élèves à diverses modalités de « contraction » d’un
texte et à la prise de parole en public. Face aux quatre présentations
collectives, les spectateurs se répartissent différents rôles : un ou deux
élèves frappent des mains dès qu’ils identifient une citation de la pièce ;
d’autres servent de miroirs aux orateurs en commentant avec bienveillance l’aisance verbale, la posture et la gestuelle, la force de conviction
et la pertinence du contenu.
À l’issue de la séance, on donne à lire à voix haute ou à la maison le
résumé de L’Île des esclaves par Antoine de La Barre de Beaumarchais,
« journaliste » contemporain de Marivaux, qui recommande la pièce à
l’un des destinataires de ses Lettres sérieuses et badines (1733). Ce texte
et son analyse sont proposés en supplément numérique.
Stéphanie Lagarde et Alex Descas dans L’Île des esclaves de Marivaux, mise en scène d’Irina Brook au théâtre de l’Atelier, 30 janvier 2005.
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Séquence 1re Séries technologiques
SÉANCE 2
La règle du jeu
Support : La tirade de Trivelin, scène 2, de « Ne m’interrompez
point, mes enfants » à « pour toute votre vie. »
Modalité : Explication linéaire menée en classe à partir de
questions préalables
Objectifs :
– Comprendre la dimension utopique et morale de l’inversion
des rôles entre maîtres et esclaves
– S’entraîner à l’épreuve orale du bac
Durée : 1 à 2 heures
➔➔Questions préparatoires
1. Qui est Trivelin ? Qu’a-t-il fait sur scène avant de prononcer cette
tirade ?
2. Cherchez quel type de personnage porte habituellement le nom
de Trivelin dans la commedia dell’arte et montrez comment Marivaux
renouvelle ici cette tradition.
3. Quels termes dans cette tirade donnent à Trivelin une position
d’autorité ?
4. Comment comprenez-vous la comparaison de l’esclavage des
maîtres à « un cours d’humanité » ?
5. Quelle autre métaphore filée Trivelin emploie-t-il à la fin de sa
tirade pour justifier l’échange des rôles ?
➔➔Explication linéaire
Présentation du personnage
La tirade de Trivelin achève l’exposition de la pièce en expliquant
l’histoire et les lois de l’île aux nouveaux arrivés, rescapés d’un naufrage. Il apparaît au début de la scène 2, accompagné de « cinq ou six
insulaires » : il retire son épée à Iphicrate pour la donner à Arlequin
et ordonne l’échange des rôles et des noms entre maître et esclave.
Sans nommer exactement sa fonction, il s’apparente à l’un des gouverneurs de l’île en déclarant notamment : « ce sont là nos lois, et ma
charge dans la république est de les faire observer en ce canton-ci. » Son
nom est, comme celui d’Arlequin, emprunté à la commedia dell’arte
où Trivelin est l’un des zannis, personnages-types de valets rusés et
trompeurs. Marivaux a repris ce personnage traditionnel dans trois
de ses pièces antérieures (Arlequin poli par l’amour, 1720 ; La Double
Inconstance, 1723 ; La Fausse Suivante, 1724) mais il renouvelle ici son
rôle en en faisant l’un des chefs de l’île, véritable meneur et metteur
en scène du jeu de rôles.
La composition d’un discours didactique
Trivelin affirme son autorité dès le début de la tirade au moyen de
l’impératif « Ne m’interrompez point » et de l’apostrophe paternaliste
« mes enfants ». Il manifeste également sa domination tout au long de
son discours en multipliant les injonctions et en opposant le pronom
« nous » (désignant les anciens esclaves devenus maîtres de l’île) à
« vous » (les maîtres réduits en esclavage). Sa parole est celle d’un
maître, au double sens de chef et de pédagogue. Après avoir rappelé
l’histoire de l’île, Trivelin en explique les lois et la mission civilisatrice
puisqu’il s’agit de passer de la « barbarie » à l’ « humanité ».
Le récit des origines : de l’île de la vengeance …
L’historique de l’île, raconté au passé simple, est introduit par une
subordonnée circonstancielle de temps qui fait référence aux « pères »
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Arlequin et Colombine, xviiie siècle, musée théâtral du Burcado,
Rome.
fondateurs, des esclaves mus par des sentiments négatifs : « irrités
de la cruauté de leurs maîtres », « dans le ressentiment des outrages ». Ils
obéissent d’abord à un désir de « vengeance » qui les conduit à « ôter
la vie à tous les maîtres » abordant leur île tout en libérant les esclaves.
Cette loi du talion, d’une violence sans merci, est abolie par la génération suivante au nom de la « raison ».
…à l’ile de la raison qui adoucit les mœurs
Trivelin souligne l’opposition entre le passé et le présent de l’île
au moyen du balancement répété entre deux tournures négatives
et deux propositions affirmatives. À l’action vindicative se substitue
la visée thérapeutique désignée par le verbe « nous vous corrigeons »
dont on soulignera la polysémie. « Corriger » signifie à la fois amender, rectifier les défauts, et châtier tout en renvoyant implicitement
à la fonction de la comédie qui, selon la déclaration de Molière dans
la préface de Tartuffe, doit « corriger les vices des hommes ». De même,
il ne s’agit plus de tuer les maîtres mais de « détruire » la « barbarie »
en leurs cœurs.
Une morale de la souffrance
Trivelin explique ensuite la finalité morale et affective de l’inversion des rôles. On remarquera à cet égard le rôle des deux compléments de but introduits par « pour » et « afin que ». L’épreuve nécessite
Séquence 1re
Séries technologiques
d’en passer par la souffrance de l’esclavage et de l’humiliation pour
gagner en empathie (« vous rendre sensibles aux maux qu’on y éprouve »)
et guérir de l’orgueil. L’adjectif « superbe » qui est employé à deux
reprises dans cette tirade signifie dans la langue classique « orgueilleux ». Il s’agit d’accéder à la morale par la voie du sentiment et de
prendre la place d’un autre pour mieux se voir et se « corriger » soimême, comme le souligne ici le jeu en miroir des pronoms « nous »
et « vous ».
Une leçon d’humanité
L’épanorthose « Votre esclavage, ou plutôt votre cours d’humanité » résume la visée paradoxale des lois de l’île et file la métaphore
de la pédagogie qui apparaît également dans l’emploi des mots
« maîtres » et « progrès » (« si vos maîtres sont contents de vos progrès »).
Cette éducation - qu’on serait tenté de nommer « rééducation » si
l’histoire du xxe siècle n’avait pas entaché tragiquement ce terme – a
une durée d’avance fixée à « trois ans » au bout desquels deux issues
sont prévues : les bons élèves peuvent quitter l’île et donc retrouver
leur condition première, mais en étant « devenus meilleurs » ; les mauvais se voient contraints d’épouser une insulaire qui a probablement
pour tâche de poursuivre le « cours d’humanité » dans les liens du
mariage ! Or, la pièce ne tient pas le programme de Trivelin puisqu’il
suffira de onze scènes pour que, la cure achevée en moins d’une journée, les quatre naufragés repartent vers Athènes « deux jours » plus
tard (voir la tirade finale de Trivelin scène 11). C’est dire le caractère
purement hypothétique de cette république des esclaves, écrin d’un
apologue théâtral et d’un éloge des sentiments. On remarquera ici
la chaîne sémantique entre les mots « humanité », « meilleurs », « charité », « bonté ».
Une cure salutaire
Dans une sorte de péroraison de son discours, Trivelin joue à
nouveau du paradoxe en invitant ses destinataires à se réjouir de
leur sort plutôt qu’à s’en plaindre. Il recourt cette fois à la métaphore
des « malades » qu’il convient de « guérir » en les métamorphosant
de « durs, injustes et superbes » qu’ils étaient en « humains, raisonnables
et généreux ». Ces trois adjectifs pourraient également qualifier l’attitude même de Trivelin envers les maîtres « malades » qu’il entend
soigner : son discours mêle en effet la fermeté à la mansuétude, loin
de la brutalité dont faisaient preuve les premiers insulaires. Ainsi, la
cure prodiguée sur l’île repose sur la croyance en la perfectibilité du
cœur humain, qu’un certain courant de la philosophie des Lumières
va développer au fil du siècle.
On invitera les élèves à dégager en conclusion les principaux traits
de la tirade qui consacre le rôle de Trivelin en meneur de jeu et son
autorité bienveillante à l’égard des maîtres transformés en esclaves.
Ce jeu de rôles s’inspire du principe du « monde à l’envers » hérité des
Saturnales antiques et du carnaval médiéval pour humaniser le cœur
des maîtres en leur faisant vivre durant une période limitée la condition
de leurs esclaves. Enfin, la tirade confirme le cadre utopique de la pièce
en évoquant un passé légendaire de l’île et une vague référence à la
Grèce sans plus préciser son cadre spatio-temporel.
Les personnages en mots
et en images
SÉANCE 3
Support : L’intégralité de la pièce
Modalité : Activité collective d’appropriation
Objectifs :
– Parcourir l’intégralité de la pièce pour cerner les caractéristiques des cinq personnages
– Se documenter sur la tradition de la commedia dell’arte
– Présenter oralement une réalisation collective
Durée : 2 heures
➔➔Réalisation des affiches
En classe ou au CDI, les élèves se répartissent en cinq groupes.
Chaque groupe tire au sort le nom d’un des cinq personnages de la
pièce, dont il s’agira de présenter le rôle et les caractéristiques sur une
affiche (format A3) selon les consignes suivantes :
1. Au milieu de la page, écrivez le nom du personnage et dessinez son visage ou sa silhouette tels que vous l’imaginez. Si aucun
élève de votre groupe ne dessine suffisamment bien, décrivez en
quelques mots à quoi ressemblerait le comédien ou la comédienne
que vous choisiriez pour interpréter ce personnage ou collez la photographie d’un acteur ou actrice d’aujourd’hui qui pourrait l’incarner.
Les groupes chargés de présenter Trivelin et Arlequin chercheront
quels étaient le costume et les caractéristiques traditionnelles de
ces deux personnages inspirés de la commedia dell’arte. Les autres
indiqueront le sens étymologique des noms grecs d’Iphicrate (« qui
règne par la force »), d’Euphrosine (« emplie de joie ») et de Cléanthis
(nom composé des mots kleos, « gloire », et anthos, « fleur »).
2. À différents endroits de l’affiche, caractérisez ce personnage
à l’aide d‘une dizaine de mots-clés (adjectifs, noms communs ou
verbes) qui synthétisent les traits de son caractère.
3. Associez à ces mots-clés des citations qui illustrent les traits
de caractère ou le rôle du personnage, ses sentiments, ses idées ou
ses valeurs, sa manière de parler, ou les jugements que les autres
personnages portent sur lui.
4. À un autre endroit de l’affiche, indiquez le sort final du personnage.
➔➔Restitution orale
Chaque groupe présente à l’ensemble de la classe son affiche
exposée au tableau ou photographiée pour être projetée. Les élèves
veilleront à se répartir équitablement la parole pour justifier leur choix
d’illustrations, de mots-clés et de citations qui donneront lieu à une
lecture expressive à voix haute ou à une ébauche de jeu théâtral.
En prolongement, on pourra travailler sur la thématique du
« monde inversé » à partir des gravures et de l’invention de saynètes
proposées en ressource numérique.
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Séquence 1re Séries technologiques
ÉTAPE 2. L’île de la sensibilité : une comédie thérapeutique
SÉANCE 4
L’épreuve du portrait
Support : Extrait de la scène 3, de « Madame, au contraire, a-telle mal reposé ? » à « Je ne sais où j’en suis » + projection d’un
extrait de la mise en scène d’Irina Brook sur le site https://www.
nathan.fr/classetheatre/ile-des-esclaves.html.
Modalité : Explication linéaire
Objectifs :
– Analyser la visée satirique et morale du « théâtre dans le
théâtre »
– S’entraîner au jeu théâtral et à l’épreuve orale du bac
Durée : 1 à 2 heures
➔➔Du texte à la scène
Avant de mener l’explication linéaire, on fera jouer la scène par
les élèves, en leur montrant également la captation de la mise en
scène d’Irina Brook. C’est la meilleure façon de prendre conscience
de la virtuosité de l’écriture, des jeux sur la polyphonie et le théâtre
dans le théâtre, et de la puissance comique de la caricature.
L’extrait disponible à l’adresse indiquée correspond à un passage
antérieur au texte proposé mais permet néanmoins d’observer le dispositif choisi, qui fait d’Euphrosine la risible marionnette de Cléanthis.
➔➔Explication linéaire
Présentation de l’extrait
Après que Trivelin a expliqué les lois de l’île et les règles du jeu de
rôles dans la scène 2, la cure peut véritablement commencer dans la
scène 3 où Cléanthis exprime son ressentiment contre Euphrosine. Le
meneur de jeu déclare alors : « Venons maintenant à l’examen de son
caractère : il est nécessaire que vous m’en donniez un portrait, qui se doit
faire devant la personne qu’on peint, afin qu’elle se connaisse, qu’elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu’elle se corrige ». Cléanthis livre un
portrait de sa maîtresse en jeune coquette narcissique, futile, exclusivement préoccupée par son image et son souci de plaire dans une
société mondaine contemporaine de Marivaux et non de l’Antiquité
grecque. L’extrait proposé est le deuxième volet d’un diptyque qui
évoque les bons puis les mauvais matins de Cléanthis dont l’humeur
varie selon la qualité de son sommeil. L’art du portrait s’appuie sur la
mise en abyme de la comédie pour faire ressortir les vertus satiriques
et thérapeutiques du jeu de l’imitation.
L’épreuve du miroir
La question directe sur laquelle s’ouvre la tirade évoque le
deuxième terme de l’alternative des bons et des mauvais réveils d’Euphrosine, désignée par le mot « Madame » qui souligne la relation
hiérarchique entre la maîtresse et sa domestique. Comme dans sa
tirade précédente, Cléanthis alterne avec virtuosité le récit, rédigé
au présent de narration, et le discours rapporté au style direct qui
François Boucher, La Toilette,
et sa servante, coll. ThyssenBornemisza, 1742, Madrid.
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NRP LYCÉE
MAI 2021
Séries technologiques
lui permet d’imiter sa maîtresse. Sur scène, ce jeu de théâtre dans le
théâtre est servi par l’intonation, la gestuelle et les mimiques de la
comédienne, qui peut accentuer la dimension parodique pour mieux
ridiculiser la coquette.
La référence au miroir est chargée de sens : l’objet symbolise le
narcissisme d’Euphrosine qui veut observer sur son visage les dégâts
d’une mauvaise nuit et exprime sa consternation par les deux propositions exclamatives « comme me voilà faite ! que je suis mal bâtie ! ».
Cependant, le miroir renvoie aussi à la fonction de la servante qui
singe sa maîtresse.
L’ironie de Cléanthis se manifeste notamment par son emploi
subtil et polysémique du pronom « on » : dans le discours rapporté d’Euphrosine, « on » désigne la domestique sommée d’apporter un miroir, alors que dans la phrase suivante (« Cependant on se
mire, on éprouve son visage de toutes les façons »), le pronom désigne
Euphrosine. La parataxe, marquée par l’enchaînement rapide de
brèves propositions juxtaposées, accentue la vivacité satirique du
portrait ainsi esquissé à petites touches : la servante manifeste un vrai
talent d’actrice pour nous donner à voir ces matins tragi-comiques
où « rien ne réussit » à sa maîtresse.
La comédie mondaine
L’adverbe « Cependant » annonce un retournement de l’action dans cette micro-comédie burlesque : une visite impromptue
contraint « Madame » à improviser une saynète pour éviter de donner
à ses prétendues « bonnes amies » le plaisir de croire qu’elle s’enlaidit. En quelques phrases, dont la variété des modalités (déclaratives,
interrogatives ou négatives) contribue à la virtuosité, Cléanthis
dénonce l’artifice des relations sociales dans ce monde des petitsmaîtres esclaves du « que va-t-on penser », où il faut toujours sauver
la face, au prix du mensonge.
La servante, lucide interprète de sa maîtresse
À grand renfort d’hyperboles, Euphrosine exagère la gravité
de ses insomnies pour expliquer à l’une de ses amies sa mauvaise
mine. Cependant, Cléanthis, en fine connaisseuse de sa maîtresse,
sait décrypter le double sens de ses propos, comme l’annoncent
les mots « Et cela veut dire … ». La coquette ferait ainsi entendre aux
« Messieurs » qu’il suffit d’attendre le lendemain pour que sa mine
chiffonnée soit rafraîchie. Cléanthis fait valoir son don de « pénétration » en le présentant comme l’apanage des esclaves aux yeux de qui
leurs maîtres ne sont que de « pauvres gens ». L’emploi renforcé des
pronoms personnels (« moi », « nous autres esclaves », « pour nous »)
souligne la relation dialectique autant que le mépris de l’esclave
envers sa maîtresse.
En exhortant Euphrosine à « profiter » avec « courage » de ce portrait, Trivelin manifeste sa compassion teintée de fermeté : il reste
ainsi dans son rôle de meneur de jeu qui cherche à faire advenir la
vérité du cœur et des rancoeurs. La réplique d’Euphrosine (« je ne sais
où j’en suis » , formule récurrente dans le théâtre de Marivaux pour
dire le vacillement des fausses certitudes) prouve l’effet salutaire de
l’épreuve du miroir tendu par sa servante.
Ainsi, ce moment de mise en abyme de la comédie illustre avec
talent le pouvoir libérateur du jeu théâtral. Jouant à elle seule divers
personnages, Cléanthis s’inspire du jeu d’improvisation à partir
d’un canevas qui caractérisait la commedia dell’arte. En montrant
les maîtres comme esclaves de la tyrannie du paraître et du regard
d’autrui, la servante s’affranchit de sa propre aliénation. De son côté,
Euphrosine peut se « corriger » de sa coquetterie en se voyant à travers les yeux de sa domestique. Pour finir, on pourra éventuellement
Séquence 1re
replacer ce texte dans la tradition littéraire du portrait satirique
des coquettes et des petits-maîtres, en faisant lire des extraits des
Caractères de la Bruyère (portraits de Lise ou d’Arrias), de la scène II,
4 du Misanthrope de Molière ou des Lettres persanes (lettres 56, 99 ou
110) de Montesquieu.
SÉANCE 5
Jeu de rôles et cure de larmes
Support : La pièce dans son intégralité
Modalité : Recherche d’arguments et d’exemples pour élaborer un essai
Objectifs :
– Observer les effets de l’inversion des rôles et du théâtre dans
le théâtre
– Comprendre l’éloge de la sensibilité mis en œuvre dans la
pièce
– S’exercer à l’argumentation en vue de l’épreuve de l’essai à
l’écrit du bac
Durée : 1 heure
Sujet de l’essai
En quoi jouer le rôle d’un autre permet-il de mieux se connaître
soi-même ? Vous répondrez à cette question en vous fondant sur L’Île
des esclaves ainsi que sur d’autres expériences de votre choix.
Déroulement
Un premier temps du travail est consacré à l’analyse de l’énoncé.
– La question ouverte appelle un plan analytique qui propose
diverses réponses possibles sans chercher à contester la thèse affirmée.
– L’énoncé repose sur un paradoxe, souligné par l’antithèse entre
« un autre » et « soi-même ».
– L’expression « jouer un rôle » ne se limite pas au théâtre mais peut
désigner d’autres formes de jeu (par exemple, jeu de rôles, jeu vidéo,
psychodrame …).
– On peut enfin s’interroger sur les divers modes et effets de la
connaissance de soi : par une approche intellectuelle ou par l’expérience sensible, pour mieux se comprendre, s’accepter, s’amender, se
transformer …
On donne ensuite un temps de réflexion individuelle durant lequel
chaque élève va chercher deux ou trois arguments assortis d’exemples
puisés dans L’Île des esclaves, et au moins un exemple emprunté à
d’autres expériences de jeu.
La restitution se fera soit oralement, en cercle ou en chaîne de
parole permettant à chaque élève de proposer une idée qu’un secrétaire de séance inscrira au tableau, soit par écrit à l’aide du mur collaboratif sur l’ENT.
➔➔Exemple de réponse
I. Jouer le rôle d’un autre permet d’expérimenter
une autre vie que la nôtre
1. Le jeu de rôles suscite des émotions fortes, du rire aux
larmes, qui bouleversent les repères : jubilation (Arlequin), revanche
(Cléanthis), souffrance de l’humiliation (Iphicrate et Euphrosine).
À comparer au plaisir des vies par procuration que peut éprouver un
acteur de théâtre ou de cinéma ou un joueur en tous genres.
2. Il permet de s’affranchir de sa condition dans un espace-temps
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Séquence 1re Séries technologiques
limité : l’espace utopique et clos de l’Ile des esclaves, où la cure est censée durer trois ans, figure cette limite que Trivelin rappelle souvent
(« consolez-vous, cela finira plus tôt que vous ne pensez », sc. 3) et qui
ouvre les possibles (« tout vous est permis à présent » dit Trivelin à
Arlequin sc. 2). À comparer à l’expérience du « monde inversé » dans le
rite romain des Saturnales ou du carnaval.
3. Il vise à gagner en empathie en éprouvant la condition d’autrui :
« Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce
qu’il est permis de faire souffrir aux autres » dit Arlequin à Iphicrate dans
la sc. 1, en anticipant sur la déclaration de Trivelin : « nous vous jetons
dans l’esclavage pour vous rendre sensible aux maux qu’on y éprouve »
(sc. 2).
II. Jouer à être un autre donne accès à notre
propre altérité
1. Dépasser ses limites grâce à l’artifice
En imitant sa maîtresse, Cléanthis se découvre des talents de
comédienne (sc. 3) et de dame précieuse quand elle parodie les codes
de la galanterie mondaine avec Arlequin (« Traitons l’amour à la grande
manière puisque nous sommes devenus maîtres », sc. 6). Le jeu permet
ainsi de s’approprier un langage étranger comme le dit d’ailleurs
Cléanthis au sujet d’Euphrosine : « Mais à présent il faut parler raison ;
c’est un langage étranger pour Madame ; elle l’apprendra avec le temps »
(sc. 3). Nombreux sont les comédiens pleins d’éloquence qui affirment
être à l’origine de grands timides.
2. Se voir dans le regard des autres
La cure de rééducation des maîtres passe par l’épreuve de leurs
portraits que Trivelin demande aux esclaves de faire : « il est nécessaire
que vous m’en donniez un portrait, qui se doit faire devant la personne
qu’on peint, afin qu’elle se connaisse, qu’elle rougisse de ses ridicules, si elle
en a, et qu’elle se corrige » (sc.3). Cléanthis va ainsi dépeindre Euphrosine
en coquette hypocrite, esclave de son désir de plaire, tandis que dans
la scène 5 Arlequin se moque des grotesques « extravagances » d’Iphicrate. « Nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres
d’une pénétration ! … Oh ! ce sont de pauvres gens pour nous », affirme
Cléanthis (sc. 3). Face au miroir critique de leurs serviteurs, les petitsmaîtres font fi de leur amour-propre pour prendre conscience de leurs
travers et de leurs misères. Ces deux scènes de portraits sont des mises
en abyme de la comédie chargée de corriger les mœurs par le rire,
selon la formule consacrée.
3. Mieux se connaître pour devenir meilleur
L’inversion des rôles dans L’Île des esclaves ne vise pas à renverser
l’ordre social mais à ouvrir les cœurs pour humaniser les relations de
domination. C’est cette visée affective et morale qu’annonce Trivelin
dès la sc. 2 : « nous vous jetons dans l’esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu’on y éprouve ; nous vous humilions, afin que, nous
trouvant superbes, vous vous reprochiez de l’avoir été ». Il espère également qu’Euphrosine « [abjurera] un jour toutes ces folies qui font qu’on
n’aime que soi, et qui ont distrait votre bon cœur d’une infinité d’attentions
plus louables » (sc. 4). Les embrassades baignées des larmes des quatre
naufragés dans les scènes finales marqueront l’achèvement du « cours
d’humanité » et le triomphe de la sensibilité.
SÉANCE 6
Le triomphe de la sensibilité
Support : Scène 11 en entier
Modalité : Explication linéaire (à l’oral ou par écrit)
Objectif : Étudier le dénouement de la pièce et la « leçon »
qu’elle suggère
Durée : 1 à 2 heures selon la modalité retenue
En fonction de la progression et du niveau de la classe, on choisira soit de proposer cette explication linéaire en évaluation écrite
individuelle soit d’en partager l’élaboration entre les élèves en vue
d’une présentation orale.
Dans le second cas, on découpe la scène en une dizaine ou quinzaine d’unités à inscrire sur des papiers que les élèves, répartis en
binômes, tirent au sort. Après une lecture individuelle de l’intégralité
de la scène, chaque binôme dispose de cinq minutes pour ébaucher
un commentaire de la phrase ou réplique qui lui a été attribuée. La
mutualisation permettra ensuite de présenter oralement l’explication
linéaire.
Le développement rédigé de cette explication est disponible en
ressource numérique.
L’impossibilité d’une île : une
utopie des Lumières ?
SÉANCE 7
Supports : La pièce dans son intégralité + documents sur les
Lumières
Modalité : Classe inversée + réflexion collective en classe
Objectifs : Relire la pièce au prisme des idéaux des Lumières
Durée : 1 heure en classe
En classe inversée, chaque élève fait une recherche documentaire
sur le mouvement des Lumières et contribue à un mur collaboratif créé
sur l’ENT. Sur celui-ci on propose des mots-clés à définir brièvement par
rapport au contexte des Lumières, afin de chercher dans quelle mesure
la pièce de Marivaux y fait écho. Voici quelques-unes des notions que
l’on peut ainsi aborder.
UTOPIE
Genre littéraire florissant en Europe depuis l’ouvrage fondateur
de l’humaniste anglais Thomas More, Utopia (mot issu du grec signifiant « nulle part ») qui décrivait en 1516 une société idéale sur une
île imaginaire, envers critique du monde réel. Marivaux s’inspire de ce
modèle en imaginant une inversion des relations de pouvoir dans un
lieu insulaire fictif et atemporel mais il ne détaille pas les conditions de
vie sur cette île, qui apparaît davantage comme le cadre d’un expérience morale et théâtrale.
EXPÉRIMENTATION
Portés par les progrès scientifiques et techniques qui modifient la
représentation du monde, les penseurs des Lumières font valoir l’esprit
d’examen et l’expérimentation, inspirés de la démarche scientifique,
contre le dogmatisme et les préjugés. C’est bien ce goût pour l’expérience méthodique que l’on retrouve dans L’Île des esclaves, conçue
comme un laboratoire de transformation des cœurs humains.
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NRP LYCÉE
MAI 2021
Séquence 1re
Séries technologiques
GAIETÉ
Trait mythique de l’art de vivre dans la France des Lumières, la
gaieté étincelle sous la plume ironique des écrivains et triomphe souvent sur la scène du théâtre ou de l’opéra. Arlequin, qui a toujours le
mot pour rire, incarne cette gaieté dans L’Île des esclaves. À l’origine, la
comédie s’achevait par un « divertissement » chanté et dansé assez
comparable au vaudeville qui, soixante ans plus tard, clôt Le Mariage
de Figaro où « Tout finit par des chansons ».
CRITIQUE DES ABUS DE POUVOIR
En dénonçant l’absolutisme, la justice arbitraire, le fanatisme, l’iniquité des privilèges, ou les diverses formes de barbarie dont l’esclavage, les écrivains des Lumières mettent à mal les figures de l’autorité.
Il faut souligner la prudence de Marivaux qui n’a rien d’un révolutionnaire : l’inversion des rôles entre maîtres et esclaves ne vise qu’à « corriger » la violence des rapports sociaux sans abolir la domination des uns
sur les autres puisque l’ordre hiérarchique est rétabli à la fin de la pièce.
MÉRITE
La promotion du mérite individuel contre les privilèges de
naissance se développe tout au long du siècle pour culminer dans
le fameux monologue de Figaro qui s’imagine déclarer au comte
Almaviva : « Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la
peine de naître, et rien de plus. » (Le Mariage de Figaro, V, 3). Or, Marivaux
ouvre la voie à ce débat en affirmant que le rang social est le fait du
hasard et que, maître ou esclave, chacun doit être reconnu dans sa
dignité d’être humain : « la différence des conditions n’est qu’une épreuve
que les dieux font sur nous ; je ne vous en dis pas davantage » déclare
finalement Trivelin (sc.11) en incitant peut-être à réfléchir davantage.
PROGRÈS
Illustration pour la première édition de l’Utopie
de Thomas More, 1516.
RAISON
Maître mot du xviiie siècle, la raison motive la métaphore même
des Lumières. « Le vrai philosophe est donc un honnête homme qui agit
en tout par raison », lit-on dans l’article « Philosophe » de l’Encyclopédie.
L’Île des esclaves est à sa façon une Île de la raison, pour reprendre le titre
d’une autre comédie utopique de Marivaux : dans la sc. 2, Cléanthis
qualifie les insulaires de gens « raisonnables » et Trivelin explique à propos de la coutume originelle, « la vengeance avait dicté cette loi ; vingt
ans après, la raison l’abolit, et en dicta une plus douce […] nous ne prenons
que trois ans pour vous rendre sains, c’est-à-dire humains, raisonnables
et généreux pour toute votre vie ». « Mais à présent, il faut parler raison ;
c’est un langage étranger pour Madame ; elle l’apprendra avec le temps
» déclare Cléanthis dans la scène 3 avant d’affirmer plus tard : « Il faut
avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison » (sc. 10).
Dans la lignée des humanistes de la Renaissance, les philosophes
des Lumières affirment leur foi en la perfectibilité morale des hommes ;
certains pensent que le progrès des sciences et des techniques contribue à l’émergence d’une société plus heureuse et plus juste. Si cette
question fait débat (notamment entre Voltaire et Rousseau), tout porte
à croire que les hommes peuvent faire leur histoire au lieu de la subir, et
sont les artisans de leur destin, à condition de développer l’éducation.
Or, c’est bien cette croyance en la perfectibilité morale et en la capacité
de changement du « cœur » humain sinon de l’ordre social, qui anime
l’épreuve thérapeutique de l’inversion des rôles dans L’Île des esclaves.
En conclusion de ce parcours notionnel, on invitera les élèves
à réfléchir au mélange d’audace et de prudence idéologique qui
caractérise cette pièce assez singulière en 1725. Si les revendications
en matière d’égalité restent limitées, parce que Marivaux œuvre en
moraliste et non en politique, on peut méditer sur la formule rappelée
par Frédéric Deloffre : « Il ne faut pas oublier que, suivant un mot de Paul
Janet, c’est toujours la morale qui commence la ruine des institutions »
(notice de L’Île des esclaves dans Marivaux, Théâtre complet, Classiques
Garnier, p. 510, 1996).
SENSIBILITÉ
Le culte de la raison s’accompagne d’une culture de la sensibilité grandissante au cours du siècle, sous l’influence de Rousseau,
Bernardin de Saint-Pierre, Diderot ou bien sûr Marivaux. La sensibilité,
fondée sur l’expression authentique des sentiments et des émotions,
est considérée comme la source de la vertu et du bonheur. Ainsi, la
souffrance, la honte, l’empathie et l’effusion des larmes sont les ressorts
du « cours d’humanité » dispensé dans L’Ile des esclaves.
MAI 2021
NRP LYCÉE
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